Les Historiettes/Tome 1/6

Texte établi par Monmerqué, de Chateaugiron, Taschereau, 
A. Levavasseur
(Tome 1p. 34-42).


M. DE BELLEGARDE[1],
ET BEAUCOUP DE CHOSES DE HENRI III.


Les gens qui connoissoient bien M. de Bellegarde (comme M. de Racan) disent qu’on a cru trois choses de lui qui n’étoient point : la première, que c’étoit un poltron ; la seconde, qu’il étoit fort galant ; la troisième, qu’il étoit fort libéral. À la vérité, il ne recherchoit pas le péril, mais il ne manquoit nullement de cœur ; dans la suite nous en verrons des preuves. Il avoit le port agréable, étoit bien fait, et rioit de fort bonne grâce. Son abord plaisoit ; mais hors quelques petites choses qu’il disoit assez bien, tout le reste n’étoit rien qui vaille. Ses gens étoient toujours déchirés, et hors que ce fût pour quelque entrée, ou pour quelque autre chose semblable, il n’eût pas voulu faire un sou de dépense ; mais dans les occasions d’éclat, la vanité l’emportoit. Il n’étoit point trop bel homme de cheval, à moins que d’être armé, car cela le faisoit tenir plus droit. Il étoit grand et fort, et portoit fort bien ses armes. Je n’ai que faire de dire que sa beauté lui servit fort à faire sa fortune auprès de Henri III. On sait ce que dit un courtisan de ce temps-là, à qui on reprochoit qu’il ne s’avançoit pas comme Bellegarde. « Hé ! dit-il, il n’a garde qu’il ne s’avance ; on le pousse assez… » Il avoit la voix belle, et chantoit bien, mais il n’en fit jamais son capital, et cessa de chanter d’assez bonne heure.

Une dame d’Auvergne, sœur de madame de Senneterre, de la maison de La Chastre, se mit en tête d’être galantisée par ce M. de Bellegarde, dont elle entendoit tant parler, et un jour qu’il passoit assez près du lieu où elle demeuroit, elle l’envoya prier de venir loger chez elle. Il y alla ; elle se fit toute la plus jolie qu’elle put ; … et il repartit le lendemain matin. Au bout de trente ans il la revit à Paris ; elle étoit effroyablement changée ; il ne voulut pas croire que ce fût elle, et craignoit que le monde ne s’imaginât que cette femme-là ne pouvoit jamais avoir été passable.

Jamais il n’y eut un homme plus propre ; il étoit de même pour les paroles. Il ne pouvoit entendre nommer un pet. Une nuit il eut une forte colique venteuse ; il appela ses gens et se mit à se promener, et, en se promenant, il pétoit ; Yvrande, garçon d’esprit, qui étoit à lui, y vint comme les autres, mais il se cacha ; M. de Bellegarde l’aperçut à la fin : « Ah ! vous voilà, lui dit-il, y a-t-il long-temps que vous y êtes ? — Dès le premier, monsieur, dès le premier. » M. de Bellegarde se mit à rire, et cela acheva de le guérir.

Un jour que le dernier cardinal de Guise, qui étoit archevêque de Reims, vint fort frisé dîner chez M. de Bellegarde, le même Yvrande alla dire tout bas ces quatre vers à M. le Grand (on appeloit ainsi M. de Bellegarde) :

Les prélats des siècles passés
Étoient un peu plus en servage,

Ils n’étoient bouclés ni frisés,
Et......... rarement leur page.

Malgré toute cette grande propreté dont nous venons de parler, dès trente-cinq ans M. de Bellegarde avoit la roupie au nez ; avec le temps cette incommodité augmenta. Cela choquoit fort le feu roi Louis XIII, qui pourtant n’osoit le lui dire, car on lui portoit quelque respect. Le Roi dit à M. de Bassompierre qu’il le lui dît. M. de Bassompierre s’en excusa. « Mais, Sire, dit-il au Roi, ordonnez en riant à tout le monde de se moucher, la première fois que M. de Bellegarde y sera. » Le Roi le fit, mais M. de Bellegarde se douta d’où venoit ce conseil, et dit au Roi : « Il est vrai, Sire, que j’ai cette incommodité, mais vous la pouvez bien souffrir, puisque vous souffrez les pieds de M. de Bassompierre. » Or, M. de Bassompierre avoit le pied fin. On empêcha que cette brouillerie n’allât plus loin.

Une fois qu’on attendoit M. de Bellegarde à Nancy, où il devoit aller de la part du Roi, un conseiller d’état du duc de Lorraine revenoit d’un petit voyage à neuf heures du soir. Il se présenta aux portes pour voir si on lui ouvriroit. Il dit : « C’est M. le Grand. » On crut que c’étoit M. de Bellegarde. Voilà les tambours, les trompettes, grande quantité de flambeaux, des gens qui venoient demander où est M. le Grand. « Le voilà qui vient, » disoient les valets. Le duc l’envoya prier de venir au palais. Il y va bien étonné de tant d’honneurs, au lieu qu’on avoit accoutumé de n’ouvrir à personne à cette heure-là. Le duc lui dit : « Où est M. le Grand ? — Monseigneur, c’est moi, je suis le Grand. — Vous êtes un grand sot, » lui dit le duc, et il le quitta là, fort en colère de la bévue de ses gens.

Pour en revenir à ce que nous avons dit, qu’il ne manquoit point de cœur, je rapporterai ce que M. d’Angoulême, bâtard de France[2], dit de lui dans ses Mémoires au combat d’Arques : « Parmi ceux, dit-il, qui donnèrent le plus de marques de leur valeur, il faut nommer M. de Bellegarde, grand-écuyer, duquel le courage étoit accompagné d’une telle modestie, et l’humeur d’une si affable conversation, qu’il n’y en avoit point qui parmi les combats fît paroître plus d’assurance, ni dans la cour plus de gentillesse. Il vit un cavalier tout plein de plumes, qui demanda à faire le coup de pistolet pour l’amour des dames ; et comme il en étoit le plus chéri, il crut que c’étoit à lui que s’adressoit le cartel, en sorte que, sans attendre, il part de la main sur un genêt, nommé Frégouze, et attaque avec autant d’adresse que de hardiesse ce cavalier, lequel tirant M. de Bellegarde d’un peu loin, le manque ; mais lui, le serrant de près, lui rompit le bras gauche, si bien que, tournant le dos, le cavalier chercha son salut, en faisant retraite dans le premier escadron qu’il trouva des siens[3]. »

Il fit bien au combat de Fontaine-Françoise, et à La Rochelle. On l’avoit donné à Monsieur, depuis M. d’Orléans, pour lui servir de conseil, quand il fit faire son fort devant La Rochelle. M. de Bellegarde avoit ordre sur toutes choses d’empêcher qu’on ne se battît. Il sortit des gens de La Rochelle, M. de Bellegarde en étoit assez loin. Cinquante jeunes gentilshommes poussent à eux. Ces gens-là s’ouvrent et les enveloppent. M. le Grand y court en pourpoint, les rallie et les retire. En se retirant il vit quatre Rochellois qui emmenoient un cavalier, il les charge lui deuxième et le délivre.

Quant à sa galanterie, je pense que l’amour qu’il eut pour la reine Anne d’Autriche fut sa dernière amour. Il disoit quasi toujours : « Ah ! je suis mort. » On dit qu’un jour, comme il lui demandoit ce qu’elle feroit à un homme qui lui parleroit d’amour : « Je le tuerois, dit-elle. — Ah ! je suis mort, » s’écria-t-il. Elle ne tua pourtant pas Buckingham, qui fit quitter la place à notre courtisan d’Henri III. Voiture en fit un pont-breton[4], qui disoit :

L’astre de Roger
Ne luit plus au Louvre ;
Chacun le découvre,
Et dit qu’un berger,
Arrivé de Douvre,
L’a fait déloger.

Un jour Du Moustier[5] le trouva de la plus méchante humeur du monde ; il s’habilloit, et s’étoit fait apporter sa boîte aux rubans ; il n’y en avoit point trouvé de jaune. « En voilà, dit-il, de toutes les couleurs, il n’y en manque que de celle qu’il me faut aujourd’hui. Ne suis-je pas malheureux ? je ne trouve jamais ce dont j’ai affaire. » Madame de Rambouillet, à qui on avoit fait ce conte, dit qu’apparemment il tenoit cela d’Henri III, dont M. Bertaut, le poète, alors lecteur du Roi, depuis évêque de Seez, contoit une chose toute pareille. « Une après-dîner, disoit-il, que Henri III étoit sur son lit assez chagrin, il regardoit une image de Notre-Dame qui étoit dans des Heures, dont la reliure ne lui plaisoit pas, et il en avoit d’autres, où il la vouloit faire mettre : « Bertaut, me dit-il, comment ferions-nous pour la faire passer dans ces autres Heures ? coupe-la. » Je pris des ciseaux, et invoquai en tremblant l’Adresse et tous ses artifices, mais je ne pus m’empêcher d’y faire quelques dents. « Ah ! dit le Roi, ma pauvre petite image ! ce maladroit l’a toute gâtée ! Ah ! le fâcheux ! Ah ! qui m’a donné cet homme-là ! » Il en dit par où il en savoit. M. de Joyeuse arrive, il lui fait des plaintes de Bertaut, Bertaut n’étoit bon qu’à noyer. Dans ces entrefaites, voilà, ajoutoit M. Bertaut, un ambassadeur qui arrive. « Ah ! l’importun ambassadeur, dit le Roi, il prend toujours si mal son temps. Donnez-moi pourtant mon manteau. » Il va dans la chambre de l’audience. Vous eussiez dit que c’étoit un Dieu, tant il avoit de majesté. » On conclut de là que ce prince étoit merveilleusement mol et efféminé, mais qu’il se surmontoit en quelques rencontres. Il étoit libéral, et faisoit les choses de fort bonne grâce. Ce même M. Bertaut l’alla voir un jour ; mais quoiqu’à son goût il se fût fort paré, le Roi, d’un ton chagrin, lui dit : « Bertaut, comme vous voilà fait ! Combien avez-vous de pension ? — Tant, Sire. — Je vous donne le double, et soyez mieux habillé[6]. »

Allant à la foire Saint-Germain, il trouva un jeune garçon endormi ; un assez bon prieuré vaquoit, plusieurs personnes étoient après, à qui l’auroit. « Je le veux donner, dit-il, à ce garçon, afin qu’il se puisse vanter que le bien lui est venu en dormant. » Ce jeune garçon s’appeloit Benoise[7] ; il le prit en affection et le fit secrétaire du cabinet. Ce Benoise avoit soin de lui tenir toujours des plumes bien taillées, car le Roi écrivoit assez souvent. Un jour, pour essayer si une plume étoit bonne, Benoise avoit écrit au haut d’une feuille ces mots : Trésorier de mon épargne. Le Roi ayant trouvé cela, y ajouta : « Payez présentement à Benoise, mon secrétaire, la somme de trois mille écus, » et signa. Benoise trouva cette ordonnance et en fut payé.

On dit que Fernel[8] dit à Henri II, qu’il falloit se résoudre à voir la Reine durant ses mois, parce qu’il croyoit que la partie étoit trop foible, et que c’étoit ce qui l’empêchoit de concevoir. Le Roi eut de la peine à y consentir ; il le fit pourtant. Aussitôt les mois cessèrent. Fernel conclut que la Reine avoit conçu ; mais le premier enfant fut si malsain, qu’il ne put vivre jusques à vingt ans. Les autres ne sont pas morts faute de bons tempéraments.

Albert de Gondi, depuis maréchal et duc de Retz, avoit été premier gentilhomme de la chambre sous Charles IX ; Henri III étant parvenu à la couronne, il se douta bien, car il étoit bon courtisan, qu’on l’obligeroit à se défaire de sa charge, car c’est proprement une charge pour un homme qui plaît, et nullement pour un visage qui n’est point agréable. Il fut donc trouver le Roi et lui remit sa charge. Le Roi la donna à M. de Joyeuse, et le lendemain envoya un brevet de duc à madame de Retz, avec ce compliment, « qu’elle étoit de trop bonne maison pour n’avoir pas un rang que de moindres qu’elle avoient. » Et cela étoit bien plus galant que s’il se fût adressé au mari. La duchesse de Retz, de la maison de Clermont-Tallard de Tonnerre, étoit veuve du fils de M. l’amiral d’Annebault. Sa mère, madame de Dampierre[9], de la maison de Vivonne, ne pouvant l’empêcher d’épouser M. de Retz, lui donna sa malédiction. Cette mère avoit été dame d’honneur de la reine Élisabeth[10]. On conte d’elle une chose assez raisonnable. Elle avoit fait une de ses nièces fille d’honneur de la reine Louise, et s’étant aperçue que le Roi la cajoloit, un beau matin elle la met dans un carrosse et la renvoie à son père. Le Roi n’en osa rien dire. Cette dame étoit fort estimée, et on avoit du respect pour elle.

Madame de Retz, malgré la malédiction de sa mère, ne laissa pas d’avoir bon nombre d’enfants. Le marquis de Bellisle, son fils aîné, épousa une fille de la maison de Longueville, qui étoit belle et bien faite ; elle voulut venger la mort de son mari, tué au Mont-Saint-Michel, et après cela elle se fit religieuse, fut abbesse de Fontevrault, et puis fondatrice du Calvaire. Elle fit cette réformation, et mourut comme une sainte.

Le cardinal de Richelieu fit exiler M. de Bellegarde à Saint-Fargeau, où il demeura huit ou neuf ans. Feu M. le Prince, qui eut son gouvernement de Bourgogne, voulut aussi avoir Seurre, que M. de Bellegarde avoit acheté à madame de Mercœur pour en faire une duché, et lui donner son nom. La chose étoit faite de façon que la duché devoit aller à M. de Termes, son frère, et à ses fils, s’il en avoit alors. Il fut tué à Montauban. M. de Termes mourut le premier, et ne laissa qu’une fille que M. de Bellegarde maria à M. de Montespan. Feu M. le Prince acheta donc Bellegarde, et M. de Bellegarde acheta Choisy, dans la forêt d’Orléans, terre de la maison de L’Hospital, à laquelle il donna le nom de Bellegarde. C’est sur cela que M. de Bellegarde d’aujourd’hui, qui est fils de la sœur et s’appelle Gondrin en son nom (on l’appeloit au commencement Montespan), prétend être duc. Il n’a point d’enfant ; mais ses frères, les marquis d’Antin et Termes-Pardaillan, en ont. Il est vrai que ce sont de pauvres garçons pour l’esprit. L’archevêque de Sens est aussi son frère.

Nous avons vu revenir M. de Bellegarde à la cour, après la mort du cardinal de Richelieu, et il a porté le deuil de ce prince (Louis XIII), qui ne pouvoit souffrir sa roupie. Il est vrai qu’il mourut bientôt après.

  1. Roger de Saint-Lary, duc de Bellegarde, grand-écuyer de France, né vers 1563, mort le 13 juillet 1646.
  2. Voir ci-après son Historiette.
  3. Mémoires très-particuliers du duc d’Angoulême pour servir à l’histoire du règne de Henri III et Henri IV. (T.) — Tallemant cite ces Mémoires d’après la première édition qui en fut publiée à Paris, en 1662. (Voyez la Collection des Mémoires relatifs à l’Histoire de France, première série, tom. 44, pag. 566.) On y remarque quelques différences de langage.
  4. Espèce de chanson du temps.
  5. Peintre de portraits dont on lira l’Historiette plus bas.
  6. La Biographie universelle, tom. II, pag. 228, donne pour acteurs à cette scène Henri IV et Desportes, ce qui n’a nulle vraisemblance, car Desportes, titulaire de plusieurs abbayes, jouissoit d’un revenu considérable (voir ci-après son Historiette), et n’avoit pas besoin qu’on doublât son revenu pour être vêtu convenablement.
  7. De là est venu M. Benoise de Paris. (T.)
  8. Célèbre médecin et mathématicien, né en 1497, mort le 26 avril 1558.
  9. Madame de Dampierre étoit tante de Brantôme, qui en a parlé fréquemment dans ses Mémoires.
  10. Élisabeth d’Autriche, femme de Charles IX. Brantôme en a tracé un charmant portrait dans ses Dames Illustres (Tom. 5 de l’édition Foucault de 1823).