Les Historiettes/Tome 1/59

Texte établi par Monmerqué, de Chateaugiron, Taschereau, 
A. Levavasseur
(Tome 1p. 327-330).


LA PRINCESSE D’ORANGE, LA MÈRE[1].


Elle est de la maison de Solms, une fort bonne maison d’Allemagne. Elle vint en Hollande avec la reine de Bohème, non pas en qualité de fille d’honneur, mais toutefois nourrie à ses dépens. M. d’Hauterive de l’Aubespine[2], frère de feu M. de Châteauneuf, depuis gouverneur de Bréda, se mit à lui en conter[3], et en dit beaucoup de bien au prince Maurice, qui, craignant que son frère ne s’alliât à quelque maison qui lui fût à charge, et qui l’engageât dans quelque parti, lui dit qu’il falloit qu’il l’épousât ou qu’il l’épouseroit lui-même. Le prince Maurice avoit raison, car il étoit bien las de ses cousins, les Châtillon, qu’il avoit sur les bras. Ainsi la voilà femme de celui qui devoit succéder au prince Maurice, elle qui n’avoit pas sept mille écus pour tout bien, qui étoit petite et médiocrement jolie. Elle ne fut pas long-temps à apprendre à faire la princesse, car Maurice mourut bientôt après[4]. On conte une chose assez notable de la fin de ce grand homme. Étant à l’extrémité, il fit venir un ministre et un prêtre, et les fit disputer de la religion ; et après les avoir ouïs assez long-temps : « Je vois bien, dit-il, qu’il n’y a rien de certain que les mathématiques[5]. » Et ayant dit cela, se tourna de l’autre côté et expira.

Notre princesse gouverna enfin son mari, et se méconnut tellement qu’elle traita avec une ingratitude étrange la reine de Bohème, sans qui elle seroit morte de faim, et qui avoit travaillé à son mariage comme si c’eût été sa fille. Mais la feue Reine-mère[6], qui étoit la plus glorieuse personne du monde, vengea un peu cette pauvre reine, car elle ne se démasqua ni pour le prince d’Orange ni pour la princesse. Il est vrai qu’elle ne traita pas trop bien cette reine même, car elle ne baisa point ses filles. La reine de Bohème en eut un dépit étrange, et ne la reconduisit que jusqu’à la porte de son antichambre. La Reine-mère fut si sottement fière, qu’à Anvers, où on la reçut admirablement bien, elle ne daigna se démasquer que dans la grande église. Ce fut pourtant elle qui fit le mariage de la princesse d’Angleterre avec le feu prince d’Orange[7]. Il est vrai qu’elle ne leur fit pas là un grand service.

Pour revenir à la princesse d’Orange, elle traita fort mal son fils, après la mort de son mari, et elle fut cause que sa belle-fille et sa fille, qu’elle avoit mariée avec l’Électeur de Brandebourg, ne se voyoient point quand elles étoient toutes deux en Hollande, car elle vouloit que l’Électrice passât la première, parce qu’un électeur est plus qu’un prince d’Orange, et n’avoit point égard à une royauté abattue, ou du moins qu’on alloit abattre. On n’a jamais vu une femme si avare ; ni elle ni son mari autrefois n’ont jamais assisté ni le feu roi d’Angleterre[8], ni celui-ci[9], ou du moins ç’a été si peu de chose que cela ne vaut pas la peine qu’on en fasse mention. Durant la vie de son fils, elle a pris à toutes mains. Elle tire du roi d’Espagne, elle tire du roi de France, et est à qui plus lui donne. Elle, Kunt et Pauw gouvernoient tout.

Depuis la mort de son fils, elle et sa belle-fille sont plus mal que jamais. Il semble qu’elle s’attache entièrement à l’Électeur de Brandebourg, car elle laisse ruiner le petit prince d’Orange. Quatre ou cinq Anglois affamés pillent la mère, qui est tutrice. Les États, et surtout la province de Hollande, ne sont pas fâchés que la maison de Nassau ne soit plus si puissante[10]. Si cela continue, il sera gueux, lui qui avoit douze cent mille livres de rente.

  1. Émilie de Solms, fille de Jean-Albert, comte de Solms-Brunsfelds, femme de Henri-Frédéric de Nassau, prince d’Orange, mourut en 1675.
  2. François de l’Aubespine, marquis d’Hauterive, gouverneur de Bréda, mourut en 1670.
  3. On fait deux ou trois plaisants contes de ce M. d’Hauterive. Il avoit un cuisinier qui épiçoit toujours trop. Il le menaça long-temps de l’envoyer aux Moluques chercher des épiceries, puisqu’il aimoit tant à épicer. Enfin cet homme ne se corrigeant point pour tout cela, il lui commanda de faire des pâtés et de les porter dans un vaisseau qui alloit aux Indes orientales. Il feignoit que c’étoit un présent qu’il faisoit à quelqu’un de ce navire. Cependant il avoit donné le mot au capitaine de faire boire le cuisinier et de lever pendant ce temps-là les ancres. Ainsi le pauvre cuisinier fit le voyage, et après il faisoit tout trop doux, tant il avoit peur d’y retourner.

    Une fois il avoit un valet à tête frisée qui ne faisoit que coqueter tout le jour. Il le menaça de le faire tondre, s’il ne se tenoit davantage au logis. Enfin ce garçon ne se pouvant captiver, un beau matin il fit venir un barbier, et fit tondre le galant si ras que de six mois il ne sortit de sa garde-robe.

    La maison de l’Aubespine, dont est ce M. d’Hauterive, est, je pense, la meilleure de Paris. L’oncle de M. d’Hauterive et de M. de Châteauneuf étoit secrétaire d’État, et portoit l’épée. Il mourut sans enfants. Son frère, qui étoit un vieux conseiller d’État, fut son héritier. D’Hauterive prit l’épée et l’autre la robe. Étant venu à Paris pour la succession de M. de Châteauneuf, il donna un jour à dîner à M. de Turenne, et comme on étoit à table, au lieu de se moucher avec son mouchoir, il se presse une narine et fait autant de bruit qu’un pistolet. Rumigny, qui étoit auprès de M. de Turenne, s’écria à ce bruit : « Monsieur, n’êtes-vous point blessé ? » Ce fut un éclat de rire le plus grand du monde. (T.)

  4. Le prince Maurice mourut le 23 avril 1625.
  5. On conte d’un prince d’Allemagne fort adonné aux mathématiques, qui, interrogé à l’article de la mort par un confesseur s’il ne croyoit pas, etc. : « Nous autres mathématiciens, lui dit-il, croyons que 2 et 2 sont 4, et 4 et 4 sont 8. » (T.) C’est mot pour mot ce que dit Sganarelle de Don Juan, acte 3, scène 2 du Festin de Pierre, dans les exemplaires non cartonnés de l’édition des Œuvres de Molière de 1682.
  6. Marie de Médicis.
  7. Henriette-Marie Stuart, fille de Charles Ier, épousa Guillaume, fils de la princesse d’Orange et de Frédéric-Henri dont l’Historiette suit celle-ci. Ce prince mourut en 1650, laissant sa femme enceinte d’un fils qui régna en Angleterre sous le nom de Guillaume III.
  8. Charles Ier.
  9. Charles II.
  10. À cause de l’entreprise du dernier mort sur Amsterdam ; apparemment il se vouloit faire souverain. On a cru même qu’il avoit été empoisonné dans sa petite-vérole ; d’autres disent que la limonade l’a tué. (T.)