Les Historiettes/Tome 1/43

Texte établi par Monmerqué, de Chateaugiron, Taschereau, 
A. Levavasseur
(Tome 1p. 275-281).


MADAME DE GIRONDE.


Revenons à la petite de Reniez. Son père, pour ôter cet objet de devant ses yeux, la donna à madame de Castel-Sagrat, sa sœur. Cette fille, dès l’âge de dix ans, fut admirée pour sa beauté et pour la vivacité de son esprit. Madame de Castel-Sagrat résolut de ne laisser point échapper un si bon parti, et de la marier à son second fils, qu’on appeloit le baron de Gironde, et elle les fit épouser que la fille n’avoit encore que onze ans, après avoir obtenu des dispenses du Roi, car ils étoient cousins-germains et huguenots. On dit que madame de Gironde eut de tous temps de l’aversion pour son mari, qui étoit un gros homme assez mal bâti ; mais cette aversion s’augmenta très-fort lorsqu’elle se vit cajolée des principaux et des mieux faits de la province ; car son mari l’ayant menée à Montauban, après les guerres de la religion, feu M. d’Épernon et M. de La Vallette, son fils, s’y rencontrèrent. Il y avoit aussi alors une autre dame, nommée madame d’Islemade, qui seule pouvoit disputer de beauté avec madame de Gironde. Le père se donna à celle-ci et le fils à l’autre, et toute la ville avec la noblesse des environs se partageant à leur exemple, ce fut comme une petite guerre civile, bien différente de celle dont on venoit de sortir. On dit pourtant que M. d’Épernon n’en eut aucune faveur que de bienséance.

La peste vint là-dessus qui interrompit toutes les galanteries, et madame de Gironde fut contrainte de se retirer à Reniez. Par malheur pour elle, un avocat du présidial de Montauban, nommé Crimel, se retira dans le village de Reniez. Cet homme étoit méchant, mais il avoit de l’esprit. Il fut bientôt familier avec madame de Gironde, qui en temps de peste ne pouvoit pas avoir beaucoup de compagnie ; et comme elle se plaignit à lui de son mariage, on dit qu’il lui mit dans la tête qu’elle se pouvoit démarier, et que l’espérance qu’il lui en donna la charma, de sorte que, pour le récompenser d’un si bon avis, elle lui donna tout ce que peut donner une dame.

La peste ayant cessé, elle revint à Montauban, où elle fut plus admirée et plus cajolée que jamais. Le marquis de Flamarens, le baron d’Aubais, le vicomte de Montpeiroux, et plusieurs autres gentilshommes de qualité, y accoururent et y demeurèrent long-temps pour l’amour d’elle. Ce fut alors qu’un de ces messieurs lui ayant donné les violons, comme il n’y avoit point de lieu commode chez elle, elle alla d’autorité, avec toute cette noblesse, se mettre en possession de la salle d’un des principaux de Montauban, quoiqu’il la lui eût refusée, en disant pour toutes raisons que cet homme lui avoit bien de l’obligation, et qu’elle faisoit tout ce qu’elle pouvoit pour le rendre honnête homme.

Cependant l’envie de se démarier s’accroissoit de jour en jour. Pour cela elle s’avise, pour n’être plus sous la puissance de son mari, de proposer à Gironde de la laisser aller voir ses oncles maternels pour leur demander qu’ils lui fissent raison des droits que sa mère avoit sur la maison de Panat. Elle y fut, et Cadaret, un des frères de sa mère, devint passionnément amoureux d’elle. Cet oncle la porta, plus que personne, à demander la dissolution de son mariage, et lui fit raison de ce qu’elle prétendoit. Après, le procès étant commencé, il l’accompagna à Castres, où on reconnut bientôt qu’il en étoit fort jaloux. Il falloit pourtant bien qu’il souffrît qu’elle fût cajolée, car elle ne s’en pouvoit passer, et ne marchoit point sans une foule d’amants, entre lesquels il y en avoit trois plus assidus que les autres : le baron de Marcellus, jeune gentilhomme de qualité, de la basse Guyenne, qui étoit à Castres pour un procès ; Rapin, jeune avocat plein d’esprit, et Ranchin, aujourd’hui conseiller à la chambre. Ce Ranchin a fait beaucoup de vers[1].

Elle parloit avec une liberté extraordinaire de sa beauté et de ses mourants[2] ; on la voyoit aller par la ville bizarrement habillée ; car quelquefois on lui a vu un habit de gaze, dans laquelle elle faisoit passer toutes sortes de fleurs, depuis le haut jusqu’au bas, et je vous laisse à penser si son mourant Ranchin manquoit à l’appeler Flore. Elle dit assez plaisamment à un garçon nommé Cayrol[3], qui lui promettoit de faire des vers sur elle, qu’elle ne prétendoit pas lui servir de porte-feuille. Elle disoit les choses fort agréablement ; mais ses lettres ne répondoient pas à sa conversation : sa mère écrivoit bien mieux.

Comme son procès tiroit en longueur, elle alla pour quelque temps à une terre de Belaire, que Cadaret lui avoit donnée pour ses prétentions. Là, Marcellus et Rapin l’allèrent voir. Ils arrivèrent assez tard ; mais à peine l’eurent-ils saluée, qu’on entendit heurter avec violence. C’étoit un gentilhomme du voisinage, qui venoit l’avertir que son mari s’avançoit avec vingt ou trente de ses amis pour l’enlever. Ils se mettent à tenir conseil. Le gentilhomme étoit d’avis qu’on se sauvât, parce que la maison ne valoit rien. Mais Rapin, qui ne connoissoit point ce gentilhomme, et qui espéroit qu’on ne les forceroit pas si aisément, fut d’avis de demeurer. Le baron, ayant su qu’il y avoit compagnie et qu’on étoit résolu de se défendre, ne voulut point exposer la vie de ses amis, et s’en retourna.

Cependant Marcellus, qui n’avoit eu qu’un amour de galanterie, commença à s’engager tout de bon. Elle le repaissoit de belles paroles ; car, en fine coquette, elle faisoit que chacun de ses amants croyoit être le plus heureux. Pour Rapin (il est gentilhomme), qu’elle voyoit cadet et d’assez bon sens pour conduire une entreprise, elle lui promit plusieurs fois de l’épouser s’il pouvoit la défaire de Gironde. Mais il lui répondit que quand avec sa beauté elle auroit une couronne à lui donner, elle ne l’obligeroit pas à faire une mauvaise action.

Afin de contenter en quelque sorte Marcellus, qui étoit fort alarmé de ce qu’elle sembloit favoriser plus que lui un certain chevalier de Verdelin, elle lui fit une promesse en ces termes : « Je promets au baron Marcellus de ne me remarier jamais, si je suis une fois libre ; et, si je change de résolution, que ce ne sera qu’en sa faveur. » En même temps cependant elle écrivoit au chevalier qu’il eût bonne espérance, et que pour ce misérable (parlant de Marcellus), il n’auroit qu’un morceau de papier pour son quartier d’hiver. Mais toutes ces coquetteries ne plaisoient point à son oncle de Cadaret, qui, par jalousie ou pour être las de la dame, comme quelques-uns ont dit, se joignit à Gironde et lui aida à l’enlever.

La voilà donc en la puissance de son mari, et prisonnière dans une tour de Castel-Sagrat. Là, ne trouvant point d’autre moyen d’en sortir, elle cajole madame de Castel-Sagrat, femme du frère aîné de Gironde, lui représente le tort qu’on lui a fait de la contraindre, à onze ans, à se marier avec un homme pour qui on savoit bien qu’elle avoit de l’aversion ; que sans doute le mariage seroit déclaré nul, et que si elle vouloit la mettre en liberté, elle épouseroit après M. de Gasques, son frère, qui peut-être ne trouveroit pas ailleurs un meilleur parti. Madame de Castel-Sagrat, gagnée, la fait évader ; mais les maris la suivirent et l’assiégèrent dans un château, nommé de Bèze, où, après avoir résisté quelques jours, elle fut contrainte de se rendre, et fut ramenée à Castel-Sagrat, où Gironde, peut-être las de se donner tant de peines pour une coureuse, ou peut-être déjà amoureux d’une autre personne, comme vous le verrez par la suite, consentit à la dissolution du mariage, moyennant deux mille écus pour les frais qu’il avoit faits.

Pour trouver cette somme, la dame a recours à son fidèle Marcellus, et lui promet de l’épouser, dès que l’affaire sera achevée. Marcellus en tombe d’accord, mais pour assurance il demande d’être saisi cependant de la dispense de mariage, dont la suppression devoit faire dissoudre le mariage. On la lui met entre les mains, et il part aussitôt pour aller faire cette somme. À peine fut-il en son pays que sa maîtresse lui écrit de la venir retrouver en diligence, et de n’oublier pas d’apporter la dispense dont dépendoit toute l’affaire. Marcellus la va retrouver à Belaire ; aussitôt elle tâche par toutes les caresses imaginables de retirer sa dispense. Il n’y veut point entendre, et va loger dans une maison du village. Elle le fait suivre par une femme-de-chambre et par un garçon de dix à douze ans, qui le prient de souffrir au moins pour toute grâce que ce garçon puisse faire une copie de la dispense. Il y consentit enfin de peur de rompre. Mais comme ce garçon commençoit à copier, cinq ou six hommes armés entrent dans la chambre en criant : Tue, tue ! ils tirent leurs pistolets, qui apparemment n’étoient chargés que de poudre. Dans ce désordre, le garçon avec la femme-de-chambre se sauvent avec la dispense. Ces hommes se retirèrent aussi bientôt après, et laissèrent notre baron bien camus. À la chaude, il va rendre sa plainte, et, d’amant de madame de Gironde, devient son plus irréconciliable ennemi. Il la fait condamner à trois mille livres d’amende. Elle, cependant, croyoit avoir fait d’une pierre deux coups : s’être défaite de Marcellus, et avoir trouvé le moyen de rompre le mariage, sous le consentement de Gironde et sans lui donner de l’argent. Pour cet effet, elle change de religion, et sur l’exposition qu’elle fait au pape qu’elle a été mariée avec un cousin-germain sans dispense, et même avant l’âge porté par les lois, elle obtient un rescrit pour la dissolution du mariage, adressé à l’official de Montauban ; mais il se trouva que cette dispense, dont elle avoit l’original, étoit enregistrée au présidial d’Agen, de sorte qu’il fallut encore revenir capituler avec Gironde qui avoit aussi changé de religion ; lui s’en tint toujours à ses deux mille écus. Alors il fallut avoir recours à Gasques, frère, comme nous avons dit, de madame de Castel-Sagrat, qui voulut coucher avec elle avant que de donner son argent. Gironde se maria quelque temps après à la fille d’un chandelier de Castel-Sagrat, dont il étoit amoureux. Pour elle, bien qu’elle eût couché avec Gasques, elle étoit encore en doute si elle l’épouseroit, car Rapin lui ayant demandé un jour si tout de bon elle étoit mariée avec Gasques, elle répondit : « Selon ; » c’est-à-dire que si elle étoit grosse, elle l’épouseroit, mais qu’autrement elle tâcheroit à s’en défendre. Elle se trouva grosse, épousa Gasques, et peu après mourut en travail d’enfant.

  1. Ranchin étoit conseiller à la chambre de l’édit. Ses poésies, négligées, mais faciles, n’ont pas été réunies. On lui attribue le joli triolet qui commence par ces vers :

    Le premier jour du mois de mai
    Fut le plus heureux de ma vie.

  2. Ses amants, se mourant d’amour.
  3. Ce Cayrol est ici, et fait des vers pour attraper quelque chose du cardinal. (T.)