Les Historiettes/Tome 1/4

Texte établi par Monmerqué, de Chateaugiron, Taschereau, 
A. Levavasseur
(Tome 1p. 22-25).


LE MARÉCHAL DE ROQUELAURE[1].


C’étoit un simple gentilhomme gascon, qui fut cadet aux gardes avec feu M. d’Épernon. Il se donna à Henri IV, comme l’autre à Henri III, et le suivit dans toutes ses adversités. Lui et M. d’Épernon ont toujours été fort bien ensemble, et on disoit à Bordeaux : « M. de Roquelaure et M. d’Épernon, qui toque l’un toque l’autre. »

On dit qu’ayant fait sommer je ne sais quelle ville, on lui vint dire qu’ils ne se vouloient pas rendre : « Eh bien, répondit-il, que s’en esten, » c’est-à-dire, qu’ils s’en abstiennent ; mais cela n’a point de grâce comme en gascon ; c’est plutôt : « Eh bien, qu’ils ne se rendent donc pas. »

Il disoit que tous les courtisans étoient des traîtres, et quand il entroit dans l’antichambre du Roi : « Oh ! s’écrioit-il, que voici de gens de bien ! »

Quand le connétable de Castille vint à Paris, Henri IV le fit traiter, et le connétable de France étoit vis-à-vis de lui ; chaque Espagnol avoit ainsi un François de l’autre côté de la table. Le nonce du pape, qui fut depuis le pape Urbain, étoit au haut bout. Un Espagnol, qui étoit vis-à-vis du maréchal de Roquelaure, faisoit de gros rots en disant : « La sanita del cuerpo, señor mareschal. » Le maréchal s’ennuya de cela, et tout d’un coup, comme l’autre réitéroit, il tourna le c.., et fit un gros pet, en disant : « La sanita del culo, señor Espagnol. » Il étoit assez sujet aux vents. Un jour il fut obligé de sortir en grande hâte du cabinet de Marie de Médicis ; mais il ne put si bien faire qu’elle n’entendît le bruit. Elle lui cria : « Lho sentito, segnor mareschal. » Lui, qui ne savoit pas l’italien, lui répondit sans se déferrer : « Votre Majesté a donc bon nez, madame ? »

Le Roi lui demanda pourquoi il avoit si bon appétit quand il n’étoit que roi de Navarre, et qu’il n’avoit quasi rien à manger, et pourquoi à cette heure qu’il étoit roi de France, paisible il ne trouvoit rien à son goût : « C’est, lui dit le maréchal, qu’alors vous étiez excommunié, et un excommunié mange comme un diable. »

Il perdit un œil d’une épine qui lui perça la prunelle, comme il étoit à la portière du carrosse, en allant voir madame de Maubuisson, sœur de madame de Beaufort. Or, un jour qu’il étoit en carrosse avec Henri IV, il s’avisa, en passant, de demander à une vendeuse de maquereaux si elle connoissoit bien les mâles d’avec les femelles. « Jésus ! dit-elle, il n’y a rien de plus aisé, les mâles sont borgnes. » On l’accusoit d’avoir fait quelquefois le ruffian[2] à son maître.

Le Roi se plaisoit à lui faire des niches. Il avoit juré de ne plus voir des ballets, à cause qu’il falloit attendre trop long-temps. Sa Majesté, pour l’attraper, en alla faire danser un chez lui-même ; il n’y eut pas moyen de fuir, mais il se mit en telle posture qu’il avoit son bon œil caché. On n’y prit pas garde, et après il dit au Roi, qu’avec toute sa puissance il ne lui avoit pu faire voir un ballet en dépit de lui. Il se trouva du même temps à la cour un gentilhomme nommé Roquelaure et borgne comme lui ; ils n’étoient point parens.

Une autre fois le Roi le tenoit entre ses jambes, tandis qu’il faisoit jouer à Gros-Guillaume la farce du Gentilhomme Gascon. À tout bout de champ, pour divertir son maître, le maréchal faisoit semblant de vouloir se lever, pour aller battre Gros-Guillaume, et Gros-Guillaume disoit : « Cousis, ne bous fâchez. » Il arriva qu’après la mort du Roi, les comédiens n’osant jouer à Paris, tant tout le monde y étoit dans la consternation, s’en allèrent dans les provinces, et enfin à Bordeaux. Le maréchal y étoit lieutenant de roi ; il fallut demander permission. « Je vous la donne, leur dit-il, à condition que vous jouerez la farce du Gentilhomme Gascon. » Ils crurent qu’on les roueroit de coups de bâton au sortir de là ; ils voulurent faire leurs excuses. « Jouez, jouez seulement, » leur dit-il. Le maréchal y alla ; mais le souvenir d’un si bon maître lui causa une telle douleur qu’il fut contraint de sortir tout en larmes dès le commencement de la farce.

Ce fut lui qui dit à un capitaine qui avoit gagné un gouvernement en changeant de religion, qu’il falloit bien que celle qu’il avoit quittée fût la meilleure, puisqu’il avoit pris du retour.

Il fut marié deux fois. En allant pour accommoder deux gentilshommes qui prétendoient une même fille, il les mit d’accord, en la prenant pour lui. Elle étoit belle, mais elle n’avoit point de bien. Il ne voulut jamais qu’elle vît la cour, et quand le Roi lui disoit pourquoi il ne l’amenoit pas, il ne répondoit autre chose, sinon : « Sire, elle n’a pas de sabattous » (de souliers).

  1. Antoine, baron de Roquelaure, d’une ancienne famille de l’Armagnac, né vers 1543, mort à Lectoure, le 9 juin 1625, dans sa quatre-vingt-deuxième année.
  2. Du mot italien ruffiano, proxénète de la nature la plus honteuse.