Les Historiettes/Tome 1/15

Texte établi par Monmerqué, de Chateaugiron, Taschereau, 
A. Levavasseur
(Tome 1p. 92-96).


LA COMTESSE DE MORET. M. DE CESY.


Madame de Moret étoit de la maison de Bueil[1] ; n’ayant ni père ni mère, elle fut nourrie chez madame la princesse de Condé, Charlotte de La Trémouille. Elle étoit là en bonne école. Henri IV, qui ne cherchoit que de belles filles, et qui, quoique vieux, étoit plus fou sur ce chapitre-là qu’il n’avoit été dans sa jeunesse, la fit marchander, et on conclut à trente mille écus. Mais madame la princesse de Condé souhaita que, par bienséance, on la mariât en figure, si j’ose ainsi dire. Césy, de la maison de Harlay, homme bien fait, et qui parloit agréablement, mais qui avoit mangé tout son bien, s’offre à l’épouser. On les maria un matin. Le Roi, impatient et ne goûtant pas trop qu’un autre eût un pucelage qu’il payoit, ne voulut pas permettre que Césy couchât avec sa femme, et la vit dès ce soir-là[2]. Césy, lâche comme un courtisan ruiné, prétendoit ravoir sa femme le lendemain, résolu de tout souffrir pour faire fortune ; mais elle n’y voulut jamais consentir. On rompit le mariage à condition que Césy auroit les trente mille écus.

Il se maria après avec Béthune, fille de la Reine, aussi laide que l’autre étoit belle. Ses trente mille écus ne durèrent pas long-temps, et depuis, pour se remettre, il demanda l’ambassade de Turquie, où, contre l’ordinaire, il mena sa femme ; mais il ne craignoit pas autrement que le Grand-Seigneur la fît enlever pour la mettre dans le sérail.

En passant à Turin il laissa sa fille à madame de Savoie[3]. Elle étoit belle et y fut comme favorite ; mais il fallut la renvoyer parce qu’elle contrefaisoit le bossu[4], qui étoit amoureux de sa belle-fille. Elle y avoit fait quelque fortune ; au retour elle épousa M. de Courtenay[5]. Le bossu étoit galant. En une collation qu’il donna à Madame, toute la vaisselle d’argent étoit en forme de guitare, parce qu’elle aimoit cet instrument.

Césy fit tant de sortes de friponneries en Turquie, que tout le commerce cessa, et il fallut, au bout de dix-huit ans, y envoyer M. de Marcheville, qui eut bien de la peine à le tirer de là. Il demeura huit ou neuf ans à Venise, avant que de rentrer en France. Enfin, de retour à Paris, il reparut avec un train assez raisonnable, car il avoit mis quelque chose à part pour ses vieux jours. Au sortir d’une maladie, en avril 1612, il alloit presque toutes les après-dînées faire planter sa chaise[6] sur les degrés de la pompe du Pont-Rouge pour y prendre l’air ; il y donnoit rendez-vous aux gens. On m’a assuré qu’au commencement de la régence de la Reine, on compta entre ceux qu’on disoit être en passe de gouverneur du Roi, un homme tel que je viens de le dépeindre.

Madame de Moret eut un fils qui fut d’église[7]. On l’avoit fort bien instruit ; il étoit bien fait : on dit que de tous les enfants d’Henri IV, c’étoit celui qui lui ressembloit le plus. Il avoit l’esprit agréable[8]. Sa jeunesse fut assez déréglée, mais on dit qu’il avoit fort profité aux voyages qu’il avoit faits durant deux ans, au retour desquels il se jeta dans le parti de Monsieur, et fut tué au combat où M. de Montmorency fut pris[9].

J’ai ouï conter à Venise qu’une célèbre courtisane lui voulut faire payer la qualité, et que, pour l’attraper, il fit dorer des réales d’Espagne qui ressemblaient à des pistoles ; ils étoient convenus à trois cents. Les nobles vénitiens ne trouvèrent cela nullement bon ; il en pensa arriver du désordre. Ils disoient : « Ne pouvons-nous point être princes à meilleur titre que lui, en devenant doges, et ne descendons-nous pas presque tous de princes, puisqu’il n’y a guère de familles nobles qui n’aient eu un doge ? »

Henri IV se refroidissant, madame de Moret s’avisa de faire la dévote. Elle n’avoit que du linge uni, une grande pointe, une robe de serge, les mains nues : c’étoit pour les montrer, car elle les avoit belles. Jusque là elle avoit été un peu goinfre, mais fort agréable. Henri IV fut tué avant qu’elle eût achevé sa farce. Elle joua un autre personnage ensuite, car elle feignit de devenir aveugle. On croit que c’étoit pour faire pitié à la Reine-mère. Enfin elle fit semblant que M. de Mayerne, médecin célèbre, qui étoit fort son ami, lui avoit fait recouvrer la vue d’un œil, mais il ne paroissoit point que l’autre fût plus malade. Elle se remit à faire l’amour tout de nouveau. M. de Vardes se laissa attraper et l’épousa. Il y a six à sept ans qu’elle est morte empoisonnée par mégarde et sans y porter d’autre dessein[10]. On a dit que c’étoit un valet qui l’a empoisonnée, et on soupçonne le mari, qui a retiré chez lui une demoiselle de bon lieu, qu’il pourroit bien avoir envie d’épouser. J’ai su depuis qu’on avoit fait un quiproquo chez l’apothicaire, et qu’on avoit donné du sublimé pour du cristal minéral. Elle en mourut. On lui trouva deux abcès qui l’eussent fait mourir subitement.

  1. Jacqueline de Bueil, comtesse de Bourbon-Moret.
  2. Ce fait, indiqué dans les Amours du grand Alcandre, est rapporté à la date du 5 octobre 1604 dans le Journal de l’Estoile, tom. 47, pag. 476 de la première série des Mémoires relatifs à l’histoire de France. Barclay, dans l’ingénieuse satire de l’Euphormion, rapporte de la manière la plus spirituelle les conditions du mariage de Jacqueline qu’il désigne sous le nom de Casina. Nous en rapporterons ce passage : Nescio quis antistes in candidâ veste connubii legem ad hunc modum recitavit, novam sanè, et quam ideo in tabulâ descripserat, ne inter pronunciandum laberetur : Ut tu Oympio hanc Casinam conjugem tuam nec attigeris, nec osculum retuleris, nisi peregrè proficiscens et trinundinum abfuturus, ut à sinu curiosam abstineas manum, nec adsis molestus noctium arbiter, aut antè sextam diei horam uxoris thalamum temerariâ manu recludas ; si quam intereà prolem tibi genuerint Dii, illam protinus tollas, et gratuito hœrede felicissimam augeas domum. Si hœc faxis, tum tibi in uxoris nomen venire licebit, bonisque avibus juncto per exterarum gentium urbes celeberrimis itineribus volitare. (Euphormionis Lusinini, sive Joannis Barclaii satiricon. Lugd. Bat. apud Elzevirios 1637, pag. 196.) Plus d’un de nos lecteurs recourra à l’ouvrage que nous citons pour y voir les conditions imposées à l’épouse. La longueur de cette note ne nous a pas permis de les insérer ici.
  3. Chrétienne de France, fille de Henri IV.
  4. Le duc de Savoie.
  5. C’étoit ce qu’il lui falloit, car elle fait assez la princesse. Les Courtenay, depuis quelques années, ont prétendu être princes du sang. (T.)
  6. Des chaises des rues. (T.) — Le Pont-Rouge étoit établi devant la galerie du Louvre, en face de la rue de Beaune.
  7. Antoine de Bourbon, comte de Moret, né à Fontainebleau en 1607, légitimé en 1608. Il étoit abbé de Savigny, de Saint-Victor de Marseille, de Saint-Étienne de Caen et de Signy ; il n’en porta pas moins les armes.
  8. Il devint amoureux terriblement de madame de Chevreuse. M. de Chevreuse en étoit fort jaloux. En ce temps-là, madame de Chevreuse et Buckingham prièrent madame de Rambouillet de leur faire entendre mademoiselle Paulet, la plus belle voix de son temps. M. de Moret se trouva par hasard à l’hôtel de Rambouillet, où ils se devoient rendre. Quand l’heure vint, elle le pria de se retirer, parce qu’elle ne vouloit point que M. de Chevreuse, son voisin, pût l’accuser de quelque chose. M. de Moret fit ce qu’il put pour la fléchir, mais il s’en alla enfin, et ne lui en voulut aucunement.

    Un jour, chez madame des Loges, il jugeait de bien des choses d’esprit en jeune homme de qualité, Gombauld lui fit cette épigramme :

    Vous choquez la nature et l’art,
    Vous qui êtes né d’un crime ;
    Mais pensez-vous que d’un bâtard
    Le jugement soit légitime ?

    Il étoit d’une comédie que les enfants d’Henri IV jouèrent ; il n’y eut que lui qui fit bien. (T.)

  9. Au combat de Castelnaudary. L’opinion que le comte de Moret fut tué sur le champ de bataille, ou mourut de ses blessures quelques heures après, est la plus générale. D’autres cependant ont cru qu’ayant été pansé secrètement et guéri de ses blessures, il passa en Italie, se fit ermite, parcourut divers pays sans se faire connoître, vint enfin prendre retraite à l’ermitage des Gardelles, près de Saumur, sous le nom de frère Jean-Baptiste, et y mourut le 24 décembre 1692. Cette version sent bien le roman.
  10. On voit par ce passage que la comtesse de Moret mourut vers l’an 1650. Nous avons vainement cherché cette date ailleurs.