Les Historiettes/Tome 1/10

Texte établi par Monmerqué, de Chateaugiron, Taschereau, 
A. Levavasseur
(Tome 1p. 59-61).


LE CARDINAL DU PERRON[1].


Le cardinal du Perron étoit fils d’un ministre nommé David[2]. Il changea de religion et vint à Paris, où il fit connoissance avec l’abbé de Tiron[3], qui en faisoit cas à cause de son esprit. Du Perron étoit fort colère et fort vindicatif. En un cabaret, il prit querelle avec un homme, et quelque temps après, ayant rencontré ce même homme, il le fit tenir par trois ou quatre autres qu’il avoit avec lui et le poignarda. Le voilà en prison. Desportes, alors en grand crédit, composa avec les parents du mort pour deux mille écus qu’il prêta à du Perron. Ses vers lui acquirent de la réputation, et aussi la facilité qu’il avoit à parler. Il fit un jour un discours devant Henri III, pour prouver qu’il y avoit un Dieu, et, après l’avoir fait, il offrit de prouver, par un discours tout contraire, qu’il n’y en avoit point. Cela déplut au Roi, et il fut comme chassé de la cour.

Dans cette misère, une fois que le Roi alloit au bois de Vincennes, il se tint sur le chemin, et comme il vit le carrosse du Roi à portée de sa voix, il se mit à crier : « Sire, ayez pitié du pauvre du Perron ; » et il continua jusqu’à ce qu’il l’eut perdu de vue. Quelques personnes persuadèrent au Roi, comme apparemment c’étoit la vérité, que le pauvre homme n’avoit offert de faire ce discours opposé à l’autre, que pour faire parade de son esprit ; qu’il avoit le fonds bon et qu’il ne péchoit que par emportement. Il suivit le Roi à Tours, et s’adonna, car c’étoit son talent, à lire les livres de controverse. Il fut fait évêque d’Évreux (en 1591), et ce fut lui qui instruisit Henri IV en la religion catholique. On le fit quelque temps après archevêque de Sens, et enfin cardinal (en 1604). Le pape y eut de la répugnance, et disoit : « Non bastava al figlio d’un eretico d’esser vescovo ; vuol ancora esser cardinale. »

À propos du pape, l’archevêque de Reims, Léonor de Valencay[4], dans un Traité de la puissance du pape[5], dit que le cardinal du Perron souffrit qu’on lui donnât un coup de gaule dans la cérémonie de l’absolution de Henri IV, et que ce fut sur la parole qu’on lui donna de l’avancer, comme en effet il fut fait cardinal ensuite. Henri IV ne le sut que quatre mois avant de mourir, et on raconte qu’il disoit qu’il se ressentiroit de ce coup de gaule. Vous verrez que ce coup de gaule, auquel M. du Perron consentit, fit résoudre le pape. Il vainquit enfin la répugnance qu’il avoit à le faire cardinal.

Il rapporta la v..... de Rome et en mourut. En mourant, il ne voulut jamais dire autre chose, quand il prit l’hostie, sinon qu’il la prenoit comme les apôtres l’avoient prise. On disoit qu’il avoit voulu mourir en fourbe, comme il avoit vécu. C’étoit un fort bel homme. Il dit une fois une assez plaisante chose d’un prédicateur qui disoit : M. saint Augustin, M. saint Jérôme, etc. : « Vraiment, dit-il, il paroît bien que cet honnête homme n’a pas grande familiarité avec les Pères, car il les appelle encore monsieur. »

  1. Du Perron (Jacques Davy, cardinal) né le 25 novembre 1556, d’une famille protestante réfugiée, mort le 5 septembre 1618.
  2. Quand le cardinal fut grand seigneur, il signa d’Avit pour se dépayser et faire croire qu’il étoit d’une maison qui s’appeloit Avit.
  3. Le poète Desportes, dont l’Historiette précède immédiatement celle-ci.
  4. Léonor d’Estampes-Valencay, évêque de Chartres, transféré à l’archevêché de Reims en 1641. Son Historiette se trouve plus bas.
  5. Il ne paroît pas que Léonor d’Estampes ait publié sur cette matière un traité ex professo ; c’est plutôt dans une déclaration qu’en 1626 il fit conjointement avec l’évêque de Soissons, qu’il aura avancé ce fait. (Voyez la Bibliothèque chartraine de Liron. Paris, 1719, in-4o, pag. 245.)