Les Historiens modernes de l’Écosse - John Hill Burton

Les Historiens modernes de l’Écosse - John Hill Burton
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 71 (p. 208-233).
HISTORIENS MODERNES
DE L'ECOSSE

JOHN HILL BURTON

I. History of Scotland front Agricola’s invasion to the revolution of 1688, by John Hill Burton. — II. History of Scotland from the revolution to the extinction of the last jacobile insurrection (1689-1745), par le même. — III. The Scot abroad and the ancient league with France, par le même. — IV. History of civilization in England and France, Spain and Scotland, by Henry Thomas Buckle. — V. History of Normandy and of England, by Francis Palgrave.

L’Ecosse est féconde en historiens. Au moment même où elle en perd un dans la personne de sir Archibald Alison, elle en retrouve un autre dans celle de M. Burton. Légistes, biographes, économistes, historiens tous deux, quoiqu’ils aient exploré les mêmes régions, ils ne s’y rencontrent guère, et les différences dans leurs jugemens marquent bien ce que les générations ont fait de chemin depuis quarante ans. Alison a combattu toutes les idées politiques, économiques et financières qui ont triomphé en ce siècle. Il annonçait la déchéance de la Grande-Bretagne comme résultat fatal de l’abandon des traditions vraiment anglaises. Il datait la ruine publique de la réforme de 1832 ; on serait tenté de croire qu’il est mort afin de ne pas voir celle de 1867. Deux motifs ont fait lire ses volumineuses histoires dans toute l’Europe : d’abord la commodité d’un ouvrage qui raconte les événemens contemporains avec clarté, qui met en ordre les souvenirs de tous et tient en réserve des chapitres spéciaux pour toutes les études, ensuite la passion qui échauffe l’auteur, et rend la narration vivante même pour ceux qu’elle irrite. L’imagination ne saurait avoir sa part dans l’histoire contemporaine, les faits, comme dit Joubert, n’y sont pas malléables ; mais la passion en est le charme en même temps que le danger. C’est le cas pour Alison. Son œuvre est née en 1814 du spectacle de notre défaite et du triomphe de nos ennemis. Dans une revue où les alliés étalèrent sous les yeux des Parisiens attristés et surtout d’étrangers curieux l’orgueil et la menace de leurs légions victorieuses, un jeune Écossais perdu dans la foule s’enivra de cette mise en scène et conçut la pensée de raconter les événemens inouïs qui avaient amené l’Europe à Paris. Ce jeune homme était Alison. Quand il écrivit cette œuvre de défiance et d’inimitié, où était la vieille alliance de l’Ecosse et de la France ? où était la sympathie qui avait si longtemps uni les deux nations ?

M. Burton paraît aussi sage ami du progrès et juge impartial des opinions que M. Alison se montre rétrograde dans ses doctrines et passionné dans ses récits ; par ses sentimens pour notre pays, il est tout l’opposé de son devancier. Comme il est proprement l’historien de la nationalité écossaise, il ne peut oublier tant de sacrifices réciproques, tant de preuves d’amitié données sur le champ de bataille, la dette du sang toujours payée sans retard, quelle que fût l’échéance : exemple d’une fidélité peut-être unique dans l’histoire, celui de deux peuples qui durant trois cents ans ont refusé d’accéder à tout traité où leurs deux signatures n’étaient pas côte à côte ! D’ailleurs l’intérêt de la Grande-Bretagne n’est plus en jeu. Il n’y a plus de dangers publics ni de griefs communs qui effacent la mémoire des vieilles amitiés comme du temps de Walter Scott et d’Alison. On peut être un bon et loyal Écossais tout en se souvenant davantage de Bannockburn ou de Flodden et un peu moins de Waterloo. Le patriotisme écossais jaillissant du milieu de la poudre des archives et portant de nouvelles lumières dans l’obscurité du passé, c’est là ce qui nous a le plus frappé dans la lecture de cette histoire d’Ecosse qui succède à tant d’autres et vient peut-être les remplacer. Nous nous proposons surtout d’apprécier l’écrivain, ses sentimens patriotiques, son tour d’esprit, sa méthode ; puis, de l’écrivain passant au livre, nous en dégagerons l’idée générale, qui est l’histoire d’une nationalité.


I

John Hill Burton, élevé pour le barreau, avocat depuis 1831, nommé en 1854 secrétaire du conseil d’administration des prisons (prison board) d’Ecosse, était déjà l’auteur d’ouvrages nombreux, dont le litre seul indique sa patrie particulière et inscrit, pour ainsi dire, à côté de son nom le lieu de sa naissance. C’est la Vie et la Correspondance de David Hume, ce sont les Biographies de lord Lovat et de Duncan Forbes, Écossais qui jouèrent un rôle très actif dans les entreprises du prétendant, ce sont des analyses des Procès politiques de l’histoire d’Ecosse et l’histoire des Écossais sur le continent (The Scot abroad) ; c’est enfin un ouvrage plus considérable, une Histoire d’Ecosse depuis la révolution jusqu’à la dernière insurrection, de 1688 à 1745. Voici maintenant l’Histoire d’Ecosse depuis les origines jusqu’à la déchéance de Marie Stuart, c’est-à-dire jusqu’en 1568, nouvel édifice en face de l’ancien, avec lequel il est destiné à former un ensemble. Il ne reste plus que cent vingt ans à combler entre les deux, et l’Ecosse aura une histoire non-seulement nouvelle, mais complète. M. Burton aura suivi le procédé de son illustre devancier Hume, qui commençait par les siècles plus rapprochés et continuait en remontant les âges.

Les ouvrages de M. Burton, et en particulier sa nouvelle histoire d’Ecosse, nous attachent par cette veine de patriotisme qui en fait la vie. Ne lui demandez pas cependant les beaux récits mélancoliques de Walter Scott, ne cherchez pas dans son livre les héroïques douleurs et les romanesques destinées ; ces accens-là ne sont pas à son usage. Il n’a rien du jacobite. Ces lairds pauvres, orgueilleux et fidèles, qui avaient fait contre la maison d’Orange le serment d’Annibal, lui sont absolument étrangers. Il serait plutôt le petit-fils de ces patriotes des classes moyennes qui tendaient à la séparation, mais sans le prétendant, qui ne chérissaient pas plus les Jacques que les George, qui se seraient volontiers formés en une petite république, et qui, ne le pouvant pas, se rallièrent franchement dès que le parlement tyrannique d’Angleterre eut recours à la douceur.

Deux races se partagent l’Écosse, celle des hautes et celle des basses terres, une diagonale tirée du sud-ouest au nord-est les sépare. Durant des siècles, les populations vivant au nord de cette diagonale ont pratiqué presque annuellement le brigandage chez les autres : elles fondaient tout à coup sur leurs voisines quand celles-ci avaient eu le temps de réparer leurs désastres antérieurs, et elles revenaient cacher dans les montagnes moissons, troupeaux, tout le butin de l’expédition. On les appelait, on les appelle encore, aujourd’hui que la montagne ne sert plus à receler les larcins, les highlanders. Le pibroch qu’il a fait entendre par le monde entier à la suite des armées anglaises, le costume pittoresque dont tous les Écossais aujourd’hui se font dans l’occasion une patriotique parure, le plaid aux couleurs variées, dont l’origine est un problème historique obscur, sont réclamés par le highlander comme sa propriété exclusive ; sa langue est gaélique comme celle des Irlandais. Les habitans des plaines, lowlanders, longtemps placés entre les Ravages périodiques des Anglais et les pillages réguliers des montagnards, mal défendus par la nature, ne pouvant fonder ni villes fortes ni centres puissans, vainquirent leur misère à force de labeurs et d’activité. Ce sont eux qui composent le fonds résistant et durable de la nationalité écossaise. Ni l’Anglais, dont le cœur ne bat point au souvenir de Robert Bruce, ni le highlander, qui descend des loups ravisseurs du nord, ne peuvent bien entrer dans les sentimens de cette nationalité. Une bien petite différence dans la langue élève quelquefois un mur entre deux nations. Les hommes de ces plaines prétendent avoir parlé, avoir écrit l’anglo-saxon le plus pur, le vrai idiome teutonique, sans aucun emprunt celtique, sans aucune souillure normande. Aujourd’hui cette barrière de la langue disparaît. L’anglais a prévalu, l’écossais proprement dit a ses heures comptées, et le docte Jamieson est venu à temps, il y a une trentaine d’années, pour en écrire le dictionnaire. Sauf la langue de M. Burton, qui nous paraît être de l’anglais fort pur et fort agréable, on aime à deviner en lui un vrai lowlander, un Écossais de la vieille roche, bon frère d’adoption de ses frères anglais, mais fier, maintenant ses avantages et ne cédant rien sur les droits et préséances. Les tenans et champions de l’antique cause nationale ne font jamais défaut de l’autre côté de la Tweed. John Bull aime sa sœur Margaret ; seulement il n’oublie pas assez qu’au moment où leurs fortunes furent mises en commun il était six ou sept fois plus riche qu’elle. Margaret n’a pas moins bonne mémoire que son frère ; elle lui prouve qu’ils sont d’aussi bonne maison l’un que l’autre, que durant leurs procès il a reçu d’elle plus d’un coup sensible, et qu’en fin de compte il n’a pas à se repentir du marché.

Grâce à Dieu et au bon esprit de la race saxonne, les questions de nationalité ne réveillent plus les vieilles haines. Elles ne sortent pas du domaine de l’histoire, et sur ce terrain paisible elles ne servent qu’à nourrir le zèle et à tenir en haleine les défenseurs de la vérité. Cependant il y a quelque ressemblance entre les combats d’érudition que se livrent les savans des deux pays et les anciennes batailles de la frontière où les deux peuples se prenaient corps à corps. De temps en temps, quelque plume anglaise engagée dans telle ou telle expédition historique se permet pour le besoin de sa cause une de ces excursions brillantes, une de ces chevauchées dont parle Froissart et qui laissaient l’Ecosse entamée ou meurtrie pour plusieurs années. Après un intervalle dont la durée dépend de l’importance de l’entreprise, quelque plume écossaise ne manque pas d’exercer des représailles, et avec des armes solides, sinon toujours éclatantes, fait sur le territoire de l’adversaire une de ces trouées peu chevaleresques, mais redoutables, que les Écossais appelaient des raids et dont les vieilles chroniques sont remplies. M. Burton a fait beaucoup mieux qu’un raid ou qu’une chevauchée. Son livre est une grande et belle histoire qui a les proportions et la grâce sérieuse d’un monument ; mais je n’en aurai pas diminué le mérite lorsque j’aurai montré qu’il a profité çà et là de l’occasion pour une riposte heureuse ou habile. Ces petites guerres de la science en dessinent la physionomie et l’esprit.

L’auteur original d’une Histoire de la civilisation d’Angleterre, M. Buckle, et le célèbre archéologue, le docteur en féodalité le plus savant peut-être de la Grande-Bretagne, sir Francis Palgrave, ont tous les deux fait sur le terrain de M. Burton une campagne dont celui-ci a gardé le souvenir. Le premier exagère la pauvreté, la pénurie de l’Écosse avant le XVIe siècle, c’est-à-dire avant le temps où, tombée sous la tutelle de l’Angleterre, elle s’associait peu à peu aux profits de son opulente voisine. Le second, dans ses Documens sur l’histoire d’Écosse, croyant découvrir dans le chaos de l’heptarchie et des petites royautés pictes, gaéliques et norses une tendance constante à une monarchie universelle, a tout simplement exhumé une vieille prétention des Plantagenets et fait de l’Écosse un fief de l’Angleterre. Ainsi l’un a blessé l’amour-propre national, très vif de l’autre côté de la Tweed ; l’autre recommence un procès qui met en péril ce que ce pays a estimé par-dessus toute chose, son droit d’égalité. Quelques instans accordés à leurs discussions nous permettront d’entrevoir dans quels pièges l’histoire est sujette à tomber de nos jours et aussi de quelles ressources elle dispose pour s’en tirer.

Pourquoi Buckle, que notre auteur ne nomme pas, mais qu’il a eu certainement en vue plusieurs fois, exagère-t-il la pauvreté écossaise ? C’est qu’en Écosse les terreurs religieuses, le penchant à la superstition, le dévouement absolu au clergé, trouvaient, suivant lui, une explication naturelle dans une complète indigence. Ce n’est qu’un peuple malheureux qui se fait de la vie une menace perpétuelle et de la nature une source inépuisable d’épouvantes. Une nation de misérables vit dans l’effroi et le tremblement. Pour justifier des superstitions sans exemple, il faut un dénûment sans égal. Là-dessus Buckle ramasse tous les faits particuliers épars dans les chroniques, les dévastations, les descriptions d’horribles disettes, les loups et autres bêtes sauvages errant autour des demeures des hommes, les crimes enfantés par la famine, un ménage de cannibales découvert dans le voisinage de Perth. Il compte le petit nombre des habitans dans les villes, recueille les témoignages des voyageurs sur l’héréditaire malpropreté des Écossais. Aucun détail ne lui paraît trop petit ni ne le rebute : il n’y avait pas une manufacture de savon dans toute l’Écosse au milieu du dernier siècle ; changer de linge était une marque de luxe, et dans certains cantons, à défaut de savon, une propreté personnelle relative était obtenue par des moyens que la plume se refuse à indiquer.

Cette peinture de la misère écossaise est certainement chargée. Sans doute les ancêtres des Douglas et des Hamilton approchaient fort de la simplicité du roi Évandre, et les chevaliers français, lorsqu’ils venaient leur prêter main-forte, étaient contraints de se passer « de leurs beaux hostels, de leurs bons mols lits pour reposer, comme dit Froissart, et quand ils se trouvoient en cette povreté, si commençoient-ils à rire et à dire : En quel pays nous a cy amenés notre chef ? » M. Burton lui-même, qui, en sa qualité de légiste, ne croit la cause entendue qu’après avoir prêté l’oreille aux deux plaidoyers, fait une place au témoignage défavorable du très riche et très noble seigneur Ænéas Sylvius Piccolomini. — L’Ecosse, avec ses maisons couvertes de chaume, devait sembler en effet un pays très pauvre à ce prince de l’église, à ce pape futur, à ce Toscan lettré, qui avait vécu au milieu des marbres de Sienne, de Florence et de Rome ; mais un étranger ne mesure la pauvreté d’un pays que par comparaison. Piccolomini jugeait qu’un peuple devait toucher aux bornes mêmes de la misère quand il se chauffait avec une sorte d’odieux charbon tiré des entrailles de la terre, et il confondait mendians et bienfaiteurs dans une compassion commune quand il voyait les uns exercer la charité en donnant de ce charbon et les autres s’estimer heureux d’en recevoir. Après cela, M. Burton met en regard d’Ænéas Sylvius l’ambassadeur espagnol Pedro de Ayala, qui montre pour l’Ecosse beaucoup moins de pitié. Ces relations d’ambassadeurs aux XVe et XVIe siècles renouvellent et rajeunissent de tous côtés les annales de l’Europe. Le rapport que d’Ayala envoyait à ses souverains Ferdinand et Isabelle est un filon de la précieuse mine des archives de Simancas. En sa qualité d’érudit dont l’horizon ne se borne pas à la Grande-Bretagne, M. Burton n’a pas manqué d’en rapporter ce qui sert à l’histoire de son pays. Peu importe sans doute que l’Ecosse poissonneuse, piscinata Scotia, dit le vieux proverbe, pût fournir l’Italie, la France, la Flandre et l’Angleterre de saumon, de hareng et de stock-fish (sorte de morue sèche). Que les produits de la terre y fussent bons et abondans, les troupeaux innombrables, cela n’est pas d’un intérêt bien vif pour l’histoire. Ce qui vaut la peine d’un éclaircissement, c’est de montrer que l’on retrouve dans le peuple écossais d’autrefois celui d’aujourd’hui, laborieux, entreprenant, cherchant et faisant fortune dès que les circonstances le permettaient, ne subissant que malgré lui et pour un temps le joug pesant de la misère.

Tout semble se tenir dans le passé quand il est envisagé à la lumière artificielle d’un système ; ce qu’on a appelé la portion fixe de l’histoire s’accroît démesurément, l’imprévu s’amoindrit et finit par disparaître. Ce qui a été devait être pour telles et telles raisons ; avec cette formule on explique tout. Rien ne semble plus engageant, rien aussi n’est plus périlleux que cette rigueur scientifique. Elle plaît parce que l’ordre même factice et la clarté même incertaine nous séduisent d’abord, puis cela sent son philosophe et son grand esprit, et le lecteur est de moitié dans cette satisfaction ; mais, si ces procédés marquent une puissance intellectuelle que nous ne prétendons pas contester, ils ne sont pas moins, si l’on y réfléchit, une preuve de la faiblesse de l’intelligence humaine, et ils appellent constamment le contrôle et la vérification. Lorsque le bon sens qui se défie et qui regarde de près a prononcé, alors seulement il y a des jugemens acquis, et l’on s’aperçoit que l’imprévu reprend sa place dans l’histoire. Voilà aussi le caractère des résultats auxquels on parvient après une lecture attentive de MM.. Buckle et Burton sur l’histoire d’Ecosse. Quoique M. Burton soit certainement un penseur en même temps qu’un historien, l’ambition d’être un grand esprit et un philosophe est plutôt du côté de Buckle, et nous ne disons pas que cette ambition ait été tout-à-fait déçue. Le rôle du bon sens, que M. Burton s’est réservé, n’est pas le moins beau. Son patriotisme écossais ne lui a pas été d’un petit secours, et il me semble en général être arrivé à ce qu’on peut regarder comme des jugemens acquis.

De Buckle à sir Francis Palgrave, il y a la distance d’un philosophe à un archéologue. M. Palgrave a pourtant son système, seulement il n’aspire nullement à faire de l’histoire quelque chose de fixe et de déterminé, obéissant à l’historien comme à la Providence même et craignant de se montrer rebelle à celui qui possède le secret de son mystérieux organisme. Beaucoup plus sobre et plus circonscrit, beaucoup plus Anglais, M. Palgrave se contente d’une idée particulière et personnelle dans un livre. Certains politiques à idée fixe bien connus chez nos voisins, sans prétendre avoir une théorie complète de gouvernement, professent, par exemple, le scrutin secret, font des motions pour le scrutin secret, ne diffèrent de la masse des membres des communes que par le dévouement au scrutin secret. C’est leur idée, et voilà tout. De même M. Palgrave a une idée sur l’histoire de la Grande-Bretagne : c’est la suzeraineté d’un roi, d’un lord supérieur aux autres chefs contemporains. On peut, avec une idée fixe de ce genre, être aussi profondément savant qu’honnête homme, et malgré son paradoxe M. Palgrave ménage sans cesse à ses lecteurs les plus curieuses trouvailles d’archéologie. Autrefois la prétendue suzeraineté de l’Angleterre sur l’Ecosse était un moyen de domination pour la première, un grief sanglant pour la seconde, une source de divisions et de haines entre les deux. Ainsi le parlement anglais, exhumant au commencement du siècle dernier des chartes forgées qui établissaient le vasselage de l’Écosse, poussait aveuglément le parlement écossais à la séparation. Aujourd’hui la suzeraineté de l’Angleterre n’est qu’un argument pour un archéologue ; M. Palgrave en a besoin, et il ne s’en fait faute. En vertu de son thème favori sur une imitation de l’empire romain, qui aurait succédé à ce même empire au moins dans les îles britanniques, il lui faut une succession de chefs bretons suprêmes ou bretwaldas. Ces chefs bretons se seraient appelés du nom tantôt d’imperator, tantôt de basileus. Quand il y en a plusieurs à la fois, c’est à cause de la multiplicité des prétendans ; quand il en manque, M. Palgrave suppose des lacunes dans l’histoire. Naturellement ces chefs suprêmes ont toujours été Anglais. Ont-ils régné à la fois sur le Danemark et l’Angleterre, comme Canut le Grand, ils sont portés au compte de l’Angleterre, non du Danemark. Se rencontre-t-il un basileus en Écosse, c’est autre chose ; ce n’est plus un chef breton suprême, un bretwalda, c’est un prince ambitieux qui aspirait à être bretwalda. Si Guillaume de Normandie envahit l’Angleterre, il n’y a pas de difficulté, le titre de bretwalda, auquel il n’a jamais songé de sa vie, fait partie de sa conquête. Il le lègue sans le savoir à ses descendans, et lorsqu’un Edouard Ier se fait déclarer lord supérieur par les compétiteurs à la couronne d’Écosse, il ne fait que régulariser une position datant de huit siècles. On voit combien le vasselage primitif de l’Écosse était nécessaire à sir Francis Palgrave. La question n’a pas le même danger qu’il y a cent cinquante ans. On ne s’en est pas ému au nord de la Tweed plus qu’il ne convient. Cependant M. Burton, en entrant dans la carrière, a rencontré tout d’abord ce champion de la cause adverse, et le combat qu’il engage avec lui marque aussitôt le but de son expédition.

Écossais par le cœur comme par la tendance de ses écrits, tel est donc le premier trait, le plus saillant et le plus vif, de la physionomie de M. Burton. Le second, qui n’est guère moins frappant, est un tour d’esprit de légiste, un ensemble d’habitudes judiciaires qui s’accusent en maint endroit, surtout pour un lecteur peu accoutumé à trouver dans la peinture du passé l’instruction de véritables procès accompagnée d’analyses et de comptes-rendus méthodiques. On nous permettra d’insister sur cette manière d’écrire l’histoire, fort éloignée du goût français. Ces habitudes judiciaires convertissent l’histoire en tribunal et le public en jury. Ne les confondez pas avec la pratique intéressée de l’avocat plaidant, qui n’est rare en aucun pays, même entre personnes étrangères au barreau. Écrire l’histoire pour le besoin d’une cause est un péché favori, je le crains bien, sous toutes les latitudes. Pour prendre un exemple dans notre sujet même, combien de plaidoyers n’ont pas fait écrire la vie et la mort de Marie Stuart ! Les habitudes judiciaires dont je parle, et qui paraissent rarement dans nos historiens, ne sont pas seulement des discussions de droit écrit et de textes de lois ; ce sont encore des controverses, des examens du pour et du contre à propos des choses et des personnes. Ces amples informations auraient chez nous deux écueils, l’impatience du lecteur et le soupçon de vouloir faire étalage du soin qu’on s’est donné. Il y a quelques semaines, on lisait ici même[1], dans une étude signée d’un grand maître, en quelles dispositions d’esprit M. de Barante préparait une histoire du parlement de Paris, un riche sujet pour la discussion. Il lisait tout, mais avec l’intention de ne pas se faire honneur de ce qu’il avait lu. Parcourez notre école historique, combien trouverez-vous d’analyses de débats complets ? Même lorsqu’elle prend sous sa protection les vieux légistes du moyen âge, elle professe je ne sais quel dédain pour le légiste, et lorsqu’un historien français l’a été, avant d’écrire il a eu soin de dépouiller plus ou moins la toge, comme Montesquieu.

Notre double préjugé contre les longs débats introduits dans l’histoire est peu partagé par nos voisins. L’impatience du lecteur britannique, outre qu’elle est étrangère à son tempérament, est moins à redouter dans ce genre d’écrit qu’en tout autre. Il y a longtemps que lord Clarendon, le premier en date et en dignité, a fait contracter à l’histoire anglaise le goût de marcher lentement et majestueusement, accompagnée d’un gros bagage de dépêches et de documens officiels. Quant au soupçon qui pèserait sur l’écrivain d’étaler sa peine et son labeur, il ne vient pas à la pensée d’un public qui ne prétend pas comme le nôtre n’avoir pour lui que le plaisir, qui ne se hâte pas de donner gain de cause à celui qui plaît davantage, et qui se résigne à être moins vite au fait afin d’être mieux en mesure de se décider par lui-même. La multiplicité des détails où il est entraîné par des habitudes judiciaires n’est donc pas ici un écueil pour l’historien, qui puise encore dans ces habitudes un discernement précieux. Connaître les affaires est sans doute la grande condition pour écrire l’histoire. — Gibbon siégea au parlement et vécut dans l’intimité de certains hommes d’état français. Hume était sous-secrétaire d’état après avoir été secrétaire de légation. Un puissant parti ecclésiastique de l’Ecosse reconnut pour chef Robertson, qui le gouverna. Les fonctions d’orateur parlementaire, de gouverneur de l’Inde et de payeur-général n’ont pas été inutiles à Macaulay. Ces grands historiens toutefois n’ont pas toujours été curieux des choses petites ou peu connues que l’on veut aujourd’hui savoir ; ils aimaient, je ne les en blâme pas, ils aimaient trop la lumière et le grand jour pour s’en aller fouiller les recoins obscurs. Avec son esprit vraiment puissant et qui savait tirer de justes conclusions des informations les plus minces, Robertson se tirait des difficultés et s’affranchissait de la corvée ennuyeuse en disant : « Cette époque est remplie de fables et d’obscurité. » Une phrase bien tournée l’exemptait d’une année de recherches. On est devenu plus exigeant, on veut connaître ce que c’est qu’un thane, un abthane, un ogtiern, un cynghellior, et autres noms barbares avec lesquels les Saxons, les Scots, les Bretons, désignaient les rangs administratifs. Pour deviner ces énigmes, ce n’est pas une mauvaise préparation, suivant M. Burton lui-même, qui en sait quelque chose, que d’avoir vécu dans le monde de la plaidoirie anglaise ou écossaise, et d’avoir appris à démêler les questions qui se rapportent à la trésorerie ou au board of trade, à décider quelles affaires seront menées à bonne fin dans une cour de common-law ou dans la court of chancery.

Le légiste distingué qui a écrit cet ouvrage se révèle particulièrement dans le récit des grands procès dont l’histoire d’Écosse est pleine. Il en est un surtout très remarquable et vraiment dramatique : c’est le débat sur la succession d’Ecosse devant Edouard Ier, vers la fin du XIIIe siècle. Mal connu, mal compris jusqu’ici, il méritait, pour cette seule raison, d’avoir une place dans ces pages. Comme il a exercé la plus grande influence sur la nationalité de l’Ecosse, et que nulle part peut-être l’auteur n’a mieux montré cette alliance heureuse du patriotisme et de la sagacité judiciaire qui fait son originalité, nous n’avons garde de priver notre travail de cette pièce à l’appui. Le mot de drame ne caractérise pas assez ce procès, où s’agitent comme autant d’acteurs l’ambition, l’intrigue, l’esprit du temps ; c’est une haute comédie politique tout entière tirée de pièces officielles, car les chroniqueurs, mal instruits ou infidèles, sont laissés de côté. La descendance des rois d’Ecosse s’était éteinte en 1290 dans la personne de Marguerite, la jeune fille de Norvège. Elle était morte à Orkney, sur la route, comme elle venait recueillir son royal héritage. Si nous en croyons l’histoire telle qu’elle est racontée, le roi d’Angleterre, Edouard Ier, invité par les états à siéger comme arbitre entre les compétiteurs à la couronne, se prononça en faveur de Baliol, à la condition pour celui-ci de lui rendre hommage comme roi d’Ecosse. Ainsi Baliol, traître à la patrie, l’aurait emporté sur les Bruce, bons et loyaux Écossais, incapables de trafiquer de l’indépendance de leur pays. Voilà ce que disent les historiens ; voyons ce que dit le procès. L’action s’engage dès l’abord, le roi impose à tous les compétiteurs la condition de le reconnaître pour suzerain. Il l’est en effet de plusieurs d’entre eux, et en particulier de Bruce et de Baliol, pour des fiefs situés en Angleterre ; mais suzerain du roi d’Écosse, il ne l’est pas. S’il l’était, il eût réclamé son droit dès le jour où la jeune Marguerite hérita de la couronne ; son devoir féodal l’obligeait de prendre la tutelle d’une mineure. Profitant de la position de protecteur qu’il avait en qualité de futur beau-père de la souveraine, il réunit ses barons sur la frontière, à Norham. Point d’Écossais convoqués. De leur côté, les prétendans ne peuvent pour le moment que reconnaître la suzeraineté du roi ; divisés entre eux, sur qui s’appuieraient-ils pour chicaner Edouard sur ce qui ne leur paraît encore qu’un vain titre ? Treize séances, du 1er mai au 3 août, trois mois sont consacrés à l’exposé des prétentions de chacun et à la reconnaissance du roi comme lord supérieur. La politique d’Edouard a besoin de temps. La seconde période du procès est marquée par un incident qui doit intriguer fort acteurs et spectateurs. Le roi a mis Baliol et Bruce en demeure de désigner chacun quarante conseillers, et lui-même en nomme vingt-quatre. Quelle sera la fonction de ces cent quatre personnages ? Le roi garde son secret. Nouvel ajournement du 3 août 1291 au mois de juin 1292. Assurément, comme juge, Edouard ne se hâte pas ; mais, comme lord supérieur, il emploie bien son temps. En renouvelant les pouvoirs des commissaires de gouvernement ou gardiens nommés par les états, il leur donne quelques nouveaux collègues. Il fait briser en quatre morceaux l’ancien sceau d’Écosse et en met un autre à la place ; il se fait prêter serment par les Écossais assistant aux audiences. Il se fait livrer les forteresses nationales. Les commissaires ou gardiens sont chargés de réclamer par toute l’Écosse le serment au nom du lord supérieur ; quinze jours de délai sont accordés et des localités fixées pour la prestation de ce serment. Enfin une commission est nommée pour fouiller les archives du pays en vue d’examiner les documens qui pourraient se rapporter non-seulement aux droits des prétendans, mais encore à ceux du lord supérieur.

Désormais la position du roi en Écosse est assurée ; le procès entre dans sa troisième période. C’est alors qu’Edouard Ier commence d’interroger les conseillers ; c’est aussi alors qu’on s’aperçoit qu’il ne les a pas mis sur le pied d’égalité. S’adressant aux quatre-vingts conseillers de Baliol et de Bruce, il leur demande d’après quelle loi ou coutume le jugement doit être prononcé, question inattendue, cas difficile et sans exemple dans le passé de l’Écosse. Les conseillers écossais demandent à consulter les conseillers anglais ; ceux-ci gardent le silence. Le roi déclare alors qu’il va faire prendre des informations dans le monde entier pour résoudre une question si difficile, et ajourne de nouveau le tribunal au 10 octobre de la même année. A la reprise des audiences, les vingt-quatre Conseillers anglais ont recouvré la parole. Aux trois questions précises que le roi a préparées, ils répondent nettement : 1° la question de succession à la Couronne d’Ecosse ne doit pas être résolue suivant la loi impériale ou romaine, elle doit l’être suivant la coutume, ce qui est synonyme de coutume anglaise ; 2° la succession à la couronne d’Ecosse ne doit pas être réglée autrement que la succession aux autres biens ; 3° ce n’est pas le descendant plus proche par la fille cadette, c’est le descendant plus éloigné par la fille aînée qui doit être appelé au trône. — Les conseillers écossais, pour lesquels ce sont autant de questions nationales, ne sont pas encore admis à parler. On se contente de demander aux deux compétiteurs si, après avoir entendu leurs conseillers, il font opposition aux solutions données par les conseillers du roi. Comme on pouvait le prévoir, les deux compétiteurs, invités à se prononcer, se soumettent d’avance à la décision du lord supérieur. Ils ne présentent qu’une observation en faveur de l’indivisibilité du royaume d’Ecosse ; remarquez qu’à ce moment chacun d’eux, conservant l’espoir d’être roi, ne veut partager avec personne. Ici Edouard prend la parole et déclare que Baliol, descendant plus éloigné de la famille royale par la fille aînée du roi David, paraît avoir les meilleurs titres. L’oracle s’est fait entendre. Alors seulement les conseillers écossais sont interrogés l’un après l’autre. Naturellement les quarante appartenant à Baliol approuvent cette opinion, les quarante appartenant à Bruce hésitent ; mais à quoi bon désormais ? ils finissent les uns après les autres par opiner du bonnet.

La comédie n’est pourtant pas achevée : ni le juge suprême ni les prétendans, excepté Baliol, ne sont pressés d’en finir. Les plaidoiries sur les droits respectifs des rivaux composent la quatrième partie de ce procès de succession. On y plaide aussi sur la question de l’indivisibilité. Tout à l’heure Bruce, espérant être roi, soutenait que la couronne n’était pas, comme un fief ordinaire, sujette à partage. Nous le voyons maintenant se ranger du parti de ceux qui veulent que l’Écosse soit divisée entre les descendans des filles du roi David. Tout ce qui précède montre assez qu’on se disputait la couronne comme une propriété ordinaire. Tant qu’on pouvait prétendre à la succession entière, on soutenait la thèse de l’indivisibilité ; la situation étant changée, on se trouve dans la position des héritiers déboutés de leurs prétentions de légataires universels et qui s’efforcent de conserver une part de la fortune qu’ils ne peuvent conquérir tout entière. C’est ici que Baliol reprend un air de dignité que la version des chroniqueurs ne permettait pas de prévoir. Il défend les derniers lambeaux de cette souveraineté que les compétiteurs et Bruce tout le premier déchirent à l’envi. Singulière fatalité des renommées ! ce sont les Baliol qui passent pour les traîtres et les félons[2], ce sont les Bruce qui sont célébrés comme les héros et les sauveurs de la patrie. Les malheurs inévitables de la position de Baliol ont couvert son nom d’infamie ; l’éclat du petit-fils de Bruce a revêtu tous les siens d’une brillante auréole, et cependant c’est la fortune qui a tout fait !

Je me trompe, une chose nouvelle est apparue, ou du moins a pris conscience d’elle-même à ce moment, et cette chose nouvelle a consacré la gloire de la famille qui s’est attachée à la faire triompher, l’opprobre de celle qu’on a accusée de l’avoir trahie. Le lecteur n’a-t-il pas remarqué que parmi tous ces candidats, tous ces plaideurs âpres au gain, devant ce juge qui se dit suprême et qui n’a d’autres titres que sa force, il manque quelqu’un de plus important, de plus indispensable que tous, il manque la nation même dont il s’agit ? On entend plus ou moins tout le monde, excepté l’Ecosse, dont on dispose sans qu’il y ait une seule voix pour parler en son nom. La nation écossaise existait cependant, mais endormie et ne se connaissant pas elle-même. Elle devait se réveiller quelques mois après, à la suite de ce vaste procès qui était pour Edouard Ier le réseau où il comptait prendre sa proie. Cette comédie, qui marche a pas comptés, finit brusquement. La question tranchée entre Baliol et Bruce, ce roi si patient juge sommairement les prétentions des autres. Il a fait reconnaître la loi anglaise en matière de succession royale, il a établi solidement son droit de suzeraineté ; Baliol a les mains liées, il est étroitement enchaîné au joug ; qu’y a-t-il de mieux à faire que de le proclamer roi, de recevoir son hommage et de renvoyer les autres plaideurs chez eux ?

N’est-il pas vrai que de telles analyses de procédures ouvrent dans l’histoire des points de vue nouveaux, et ne sommes-nous pas fondés à dire qu’il fallait dans le même homme un archéologue et un légiste pour en tirer tout ce qu’elles contenaient ? Tout le monde sait que Bothwell, le troisième époux de Marie Stuart, fut acquitté par le jury sur le chef du meurtre du roi Henry Darnley. De ce jugement, qui donne un démenti à la vérité, les uns ont fait une nouvelle accusation contre Bothwell et Marie, sa complice, les autres une apologie pour Marie et pour Bothwell lui-même. M. Burton, avec sa méthode judiciaire, réduit ce verdict à sa véritable valeur, et prouve clairement que, devant les questions qui lui étaient posées, le jury ne pouvait faire d’autre réponse. Nous aurions pu choisir cet exemple ; nous avons dû préférer celui qui se rapportait le plus directement à l’objet de ce travail, la nationalité écossaise, qui est l’inspiration première du livre de M. Burton.

Érudit avec la sagacité d’un habile avocat, historien avec la méthode précise du jurisconsulte, champion fidèle de l’Ecosse sans excès ni passion, tel est M. John Hill Burton. Ses qualités d’écrivain résident surtout dans le tour d’esprit que nous avons essayé de reproduire, en lui, le légiste et l’érudit sont aussi agréables et de la même manière que le narrateur. Autrefois le style était presque l’affaire capitale en histoire. Lord Clarendon rapporte qu’au commencement du XVIIe siècle les hommes de haute condition se distinguaient par leur attitude imposante. Une grande dignité dans les manières et une certaine raideur dans le cérémonial étaient admirablement propres à tenir les inférieurs à distance. Il en est de même de son ouvrage et en général de l’histoire dans les deux siècles qui ont précédé le nôtre. Elle tient à distance les autres genres de prose, qui en général chez nos voisins n’ont pas craint d’être populaires. A l’exception de Hume, dont la grâce sans apprêt a été longtemps un objet d’envie, tous les historiens anglais et écossais sont les aristocrates de la prose. Gibbon et Robertson ne sortent guère de leurs périodes pompeuses. Ce style, que l’imitation même de Voltaire n’a pu détendre, tenait à ce préjugé que les peintures de mœurs, les particularités, les anecdotes, étaient au-dessous de la majesté de l’histoire. Ce qui est vivant et varié, ce qui donne la couleur et le mouvement était laissé à la biographie, cette lecture favorite des Anglais. L’histoire se condamnait à l’abstinence par étiquette. Macaulay, en réclamant pour elle les mêmes libertés que pour la biographie et même pour le roman, a fait dans le domaine des Gibbon et des Robertson une révolution véritable. On peut même dire que Carlyle, quoiqu’il n’ait pas voulu faire école, a prétendu pousser plus avant et a travesti l’histoire en la rendant humoristique. Nous nous plaignions dernièrement qu’il eût été suivi dans cette voie, et que les caprices du speech politique fussent admis dans plus d’un ouvrage d’histoire. Il y a donc lieu de revenir à une juste mesure, et, sauf quelques tons trop familiers qu’il fera bien d’effacer, nous croyons que M. Burton l’a rencontrée. Certes rien ne vise moins à la majesté que sa manière discursive et facile, et nous n’avions pas besoin d’en être averti par quelques lignes de son Scot abroad, où il compare le style de Clarendon au sac de laine pesant et solennel du haut duquel le chancelier d’Angleterre préside la chambre des lords ; mais s’il ne guinde pas l’histoire sur un théâtre, il ne la ravale pas non plus, comme on le fait quelquefois, à la fantaisie et à la parade. Il n’a pas l’élégance et le fini qui font les parfaits écrivains, il a l’abondance des pensées qui nourrit le raisonnement et l’entrain qui est le sel du récit.


II

Tous les historiens de l’Écosse ont mérité plus ou moins le reproche adressé par Augustin Thierry à Robertson. Il semble, à les lire, qu’il n’y ait pas de nation dans leur pays, qu’il n’y ait qu’un mélange confus, un chaos d’hommes avant le XIVe siècle, et qu’à ce moment l’Ecosse toute constituée, tout armée, soit parvenue à une maturité subite. Le génie perçant de notre grand historien, voyant plus loin dans les romans de Walter Scott que Walter Scott lui-même, s’assura de bonne heure qu’il n’en était pas ainsi. Ni l’Histoire d’Ecosse de l’auteur de Bob-Roy, ouvrage hâtif, besogne escomptée par des créanciers à un courageux vieillard, ni celle de Tytler, très étudiée, mais très prolixe, n’ont mis en lumière ce qu’entrevoyait Augustin Thierry. La nation écossaise existe et se reconnaît bien avant le XIVe siècle, quoiqu’elle ne parvienne à la libre disposition d’elle-même et à l’unité que longtemps après. C’est là réellement la pensée générale de l’ouvrage de M. Burton ; là est l’opportunité de son livre. Le mouvement des nationalités provoque aujourd’hui la curiosité de tous les hommes qui pensent. En voici une qui a son commencement et sa fin. L’œuvre de cette nation est terminée, l’étude en peut être complète. Si tout n’y est pas à l’abri du blâme, on peut dire cependant que le hasard et la violence n’y ont qu’une faible part. C’est librement, spontanément que cette nationalité a commencé, qu’elle a duré, qu’elle a fini.

Quelles sont les origines de la nationalité écossaise ? C’est à peu près demander où commence le Nil. La respectable liste de rois pictes par laquelle débute de temps immémorial toute histoire d’Ecosse, au lieu de marquer les commencemens de la nation, ne sert qu’à les cacher. Ces listes de rois étaient opposées par les Écossais aux généalogies que les rois d’Angleterre prenaient toutes faites dans le roman de Brut. C’est ainsi que les deux peuples, en lutte continue depuis le XIVe siècle, ont fait assaut de dignité. C’étaient comme des substructions par lesquelles ils donnaient à leurs maisons royales des assises de plus en plus profondes. Les Écossais s’arrêtèrent à un Fergus fictif qui aurait vécu du temps d’Alexandre le Grand. les Anglais, plus hardis, firent remonter leurs rois au siècle de Samuel, comme on le voit dans une déclaration du roi Edouard Ier au souverain pontife. Il est vrai que cette liste triomphante présentait des solutions de continuité qu’on ne pouvait reprocher à la liste écossaise. Au fond, la dynastie ou les dynasties pictes, même dans la chronologie plus modeste qui ne commence qu’au Ve siècle après Jésus-Christ, sont moins sûres que les dynasties égyptiennes. C’est à la chute du royaume ou des royaumes pictes vers le milieu du IXe siècle que le nom d’Écosse apparaît dans l’histoire. Encore le pays au nord de la Tweed partageait-il ce nom avec l’Irlande. Toutes ces contrées, formées d’îles et de portions d’îles, portaient le nom de pays des Scots. Les Irlandais n’ont pas alors d’autre dénomination, et ce n’est qu’à partir du XIIIe siècle, à peu près cent ans avant le procès de succession, que les Écossais ont gardé pour eux seuls ce nom qu’ils devaient illustrer dans l’Europe entière. À un certain moment du IXe siècle et par suite des conquêtes d’un roi Kenneth, venu de l’ouest, le pays fut uni sous le nom générique de Scots, puis se divisa encore en highlands sous des princes et chefs de clans et en lowlands sous des rois, pour se réunir encore et définitivement au XVe siècle, deux cents ans avant l’annexion de l’Écosse à l’Angleterre. La différence de langage et de race entre les highlands et les lowlands ne les empêcha pas de se réunir en corps de nation, la ressemblance de langage et de race entre les Écossais et les Anglais ne les empêcha pas de rester séparés et ennemis durant des siècles. Dans les deux cas, ce sont l’utilité, la convenance et le temps, ce ne sont pas la race et le langage qui ont cimenté la nationalité.

Tout ce qui en Écosse précède l’époque de la conquête de l’Angleterre par les Normands est d’une trop grande obscurité pour nous apporter la plus faible lumière sur l’esprit de la nation. Une seule idée éclaire un peu ces ténèbres, la conformité presque certaine des mœurs, de la vie et du gouvernement entre les Scots et les Saxons. Les différences entre les deux peuples semblent avoir commencé après la conquête de l’Angleterre par les Normands. À ce moment, la balance entre les deux civilisations a beaucoup changé. Une association de la barbarie contre une force et une domination déjà policée, tel est le caractère des efforts des Écossais de toute origine contre la royauté anglo-normande. Chose singulière, ils désignent leurs ennemis du nom de Français. Ce nom, qui leur devint cher dans les siècles suivans par nos fidèles services, fut d’abord l’objet de leur haine nationale. Les uns, les plus civilisés, avaient épousé la querelle des Saxons fugitifs qui grossissaient leurs rangs ; les autres, poussés par leur instinct de barbares, combattaient, comme il arrive toujours, une civilisation plus avancée. Quelques-uns même, indépendans de la royauté d’Écosse ; tels que les highlanders et les insulaires, s’associaient à elle dans l’occasion, afin de vaincre l’ennemi commun, l’homme policé, et, pour tout dire, afin de le piller.

La bataille de l’Étendard, en 1138, présente cette situation sous les traits les plus vifs. Les Anglo-Normands, rangés autour d’un drapeau qui est porté au centre de leur armée sur une sorte de chariot et surmonté de l’hostie consacrée, défendent avec un courage infatigable ce symbole de leur puissance et de leur civilisation. De toutes parts des hordes nombreuses, mais mal armées, au milieu desquelles une troupe plus régulière, celle du roi des Scots, assiègent la forteresse mouvante qui vient menacer leur liberté, recommencent vainement un perpétuel assaut, et se jettent dans le désordre et la confusion sans pouvoir entamer un ennemi couvert de fer. Voilà l’Angleterre et l’Ecosse aux prises dans la première moitié du XIIe siècle. Un discours mêlé par un témoin de la bataille à la relation qu’il en a faite en dit plus dans sa rhétorique anglo-normande que bien des pages d’histoire. S’il est de pure invention, ce que je ne crois pas, c’est une bonne fortune que le narrateur se soit piqué d’imiter Tacite et Quinte-Curce. Ce discours, qui met sous les yeux la scène entière, est prononcé par Walter Espec, vieux guerrier normand à la haute stature, aux cheveux noirs et à la barbe longue. Il parle du haut du chariot, sous le saint-sacrement. Pourquoi désespéreraient-ils de vaincre, lorsque la victoire leur a été accordée comme en fief par le Très-Haut ? Ne sont-ce pas leurs aïeux qui ont envahi une grande partie de la France avec une poignée de guerriers, qui en ont effacé non-seulement la race primitive, cum gente, mais encore le nom ? .. N’ont-ils pas conquis la Calabre, l’Apulie, la Sicile ? « Nous avons vu, oui, nous avons vu de nos yeux le roi de France avec toute son armée prendre la fuite devant nous… Qui donc ne serait tenté de rire plutôt que de trembler en voyant le vil Écossais à demi nu, seminudis natibus, se présenter à nous pour combattre ? .. (Voilà le petit jupon écossais excitant la gaîté de ces chevaliers de fer du XIIe siècle.) A nos lances, à nos épées, à nos flèches, ils n’opposent qu’un simple cuir[3], n’ayant qu’une peau de veau pour tout bouclier. L’excessive longueur de leurs piques aperçues de cette distance serait-elle pour nous un objet d’épouvante ? Ce n’est qu’un bois fragile et un fer émoussé ; quand il frappe, il se brise ; parez seulement avec un bâton, et voilà l’Écossais désarmé !… » Vient ensuite la description des affreuses cruautés dont ces barbares, surtout ceux du pays de Galloway (les anciens Pictes) se sont rendus coupables. Ils arrachent les enfans du ventre de leurs mères pour les tuer. Ils passent ensuite à leurs horribles banquets sans laver même leurs couteaux tout rouges du sang des victimes. Ils boivent le sang humain mêlé avec l’eau, et se félicitent d’avoir assez vécu pour se désaltérer du sang des Français… Un homme de Galloway entre dans une maison, y trouve des enfans, les prend un à un par les pieds, leur brise la tête contre les jambages de la porte et s’écrie : « Voyez combien de Français j’ai tués moi seul ! » Puis vient alors le catalogue des impiétés… « Que les Normands consacrent donc leurs mains dans le sang de ces pécheurs ![4]. »

À ce discours si expressif il en faut ajouter un autre non moins intéressant, que Robert de Brus adresse au roi d’Ecosse. Il était du côté des Anglais, mais, avec la permission de ses amis, il va trouver le roi pour le dissuader de suivre jusqu’au bout ses sauvages alliés ou sujets. Il lui rappelle que ses ennemis d’aujourd’hui sont ses amis d’autrefois, que grâce à eux sa couronne a été sauvée en mainte circonstance de ces rebelles et de ces mécréans, que les barons anglais et normands sont ses appuis naturels. Il lui remet en mémoire les protestations par lesquelles le roi s’est justifié des horribles excès de ses soldats. « Tu les as vus, tu as frémi, tu as pleuré, tu as frappé ta poitrine, tu t’es écrié que tout cela était contre tes instructions, contre ta volonté, contre tes ordres écrits. Montre aujourd’hui que tu disais la vérité… » Il s’efforce de ranimer en lui les souvenirs de l’amitié qui les attachait l’un à l’autre. Le roi l’a généreusement traité, a grossi ses biens. Ils ont vécu ensemble depuis la jeunesse, ensemble ils se sont assis à la table des festins, ensemble ils ont goûté les plaisirs de la chasse, « et je te verrai fuir misérablement ou mourir dans quelques heures ! » Le roi verse des larmes ; il se laisserait toucher sans l’intervention d’un neveu qui jette le cri de trahison. Robert de Brus est interrompu par les sanglots et ne peut ajouter une parole. Il retourne au camp des Anglais après avoir rompu régulièrement, patrio more, son serment d’allégeance.

Telle était la nation où s’agitait confusément une sorte de patriotisme, très différent sans doute suivant le degré de civilisation de chaque partie de ce peuple. Telle était aussi la situation de ces antiques rois d’Ecosse, que leurs goûts rapprochaient des Anglo-Normands, mais que la force des choses et leur intérêt rejetaient du côté de leurs grossiers sujets. N’est-t-il pas encore bien singulier que Robert de Brus, qui plaidait avec éloquence pour le parti de la civilisation anglo-normande contre la barbarie écossaise, fût l’ancêtre de cet autre Robert qui devait identifier sa cause et son nom avec la liberté écossaise affranchie de l’Angleterre ? Il ne faut pas se hâter de croire que le sentiment de la patrie fût dès lors bien précis et bien puissant. Dans la nationalité, il y a quelque chose de plus noble que la lutte d’une force barbare contre une force réglée et savante. Une haine commune n’est qu’un des élémens qui entrent dans l’idée de nation ; il y faut encore une destinée commune et le dévouement à cette destinée. De plus la civilisation est bien forte pour dissoudre les associations de la barbarie, l’une et l’autre ne s’allient qu’au prix de concessions réciproques ; c’est ce qui arriva pour l’Écosse. Durant les luttes obscures qui succédèrent à la bataille de l’Étendard, la nation accomplit sa lente et pénible croissance sous la tutelle de l’esprit féodal, sous le joug, même des hommes qui pactisaient avec les Anglo-Normands. Quand il y eût une sorte de balance entre les deux civilisations, deux barons, un Baliol et un Bruce, dont les ancêtres étaient pourtant du côté des Anglais à la bataille de l’Étendard, se disputèrent la couronne d’Écosse. La victoire de Robert Bruce, petit-fils du compétiteur de Baliol sous Edouard Ier, marqua le triomphe de la cause de tous. Ce qui n’avait été que résistance aveugle contre une civilisation supérieure devint nationalité ferme et résolue. Alors commence une seconde période où l’esprit féodal et la nationalité, tout en se combattant souvent l’un l’autre, dirigent l’Écosse et la poussent en avant. Dans la troisième et dernière période, qui commence au XVe siècle, la nationalité, incomparablement plus forte que l’esprit féodal, et l’entraînant bon gré mal gré, livra ses plus grandes batailles, puis signa la paix avec l’Angleterre, et prépara lentement, librement son union avec elle.

L’absence de députés écossais au tribunal d’Edouard Ier et la marche même du procès de succession nous ont prouvé déjà combien l’esprit féodal, à la fin du XIIIe siècle, recouvrait et cachait toute autre idée politique. De la nation écossaise, il n’en est pas plus fait mention que des fermiers et locataires dans une vente de biens. Jusqu’à quel point un peuple fier, ayant des états, un parlement, une classe moyenne entre les hauts barons et les vassaux infimes, pouvait-il souffrir qu’on disposât ainsi de lui sans lui ? Jusqu’à quel point ressentait-il l’insulte de cette procédure ? Nul ne bougea en Écosse, il ne s’était rien fait encore qui fut de nature à provoquer ni à justifier la résistance ; mais quand le peuple apprit par des faits que le roi d’Écosse n’était plus souverain et que les jugemens portés en son nom pouvaient être cassés par le roi d’Angleterre, quand il se vit humilié dans ses états et opprimé dans son roi, quand il eut à supporter des soldats étrangers, à payer des impôts anglais, il s’aperçut qu’il avait de nouveaux maîtres, et toute sa haine d’autrefois contre la dynastie normande se réveilla en lui, fortifiée du sentiment de son droit, que lui donnait un état social plus avancé. On profita du procès que Philippe le Bel faisait à son tour à l’orgueilleux Edouard, et voilà la vieille alliance de la France et de l’Ecosse qui se noue pour la première fois. Il ne faut pas s’y tromper, ce ne fut pas le contrat d’un prince avec un autre. Pour faire foi d’une volonté nationale, les barons, les prélats, les villes, apposèrent leur sceau à côté de celui du roi Jean Baliol sur ce vénérable traité qui a lié deux peuples durant deux siècles et demi. Baliol fut battu, bien pis encore, réduit à se soumettre ; mais il périt seul dans son naufrage. La nation grandit au milieu des revers, et parvint à cette exaltation sublime qui inspire le dévouement et le sacrifice ; elle eut son premier héros dans William Wallace. Elle remporta sa première victoire sur l’Angleterre, et connut l’orgueil national, qui manquait seul à son patriotisme.

Wallace avait-il une haute place dans le monde féodal ? S’il avait survécu, était-il assez fort pour contenir les grands barons ? La réponse à la première question serait malaisée à faire ; Wallace est tout juste assez connu pour appartenir également à la fiction et à l’histoire, et il est probable que sans l’appui de l’esprit féodal l’Ecosse eût fini par succomber. Les barons n’étaient plus assez puissans pour disposer de la nation, ils l’étaient trop pour qu’il fût possible à la nation de se passer d’eux. Elle était sans doute perdue, s’ils s’étaient mis d’accord contre elle. C’est là le moment solennel qui nous semble marquer une nouvelle période dans l’histoire de la nationalité. Il était réservé à Robert Bruce, au petit-fils de celui qui avait plaidé misérablement devant Edouard Ier d’abord la royauté indivisible avec la condition du vasselage, ensuite, le déchirement de l’Ecosse en trois ou quatre lambeaux, il était réservé au descendant des Robert de Brus, des barons normands établis dans le pays par la conquête, de signer l’alliance entre l’esprit féodal et la nationalité.

Qu’était ce Robert Bruce ? Il avait dix-sept ans lorsque son aïeul demandait avec l’âpreté d’un plaideur acharné son royal héritage. La conduite du grand-père fut très féodale et peu chevaleresque. Celle de son père avait été tout cela en même temps, mais singulièrement pacifique. Ce père était beau cavalier. Un jour il rencontra la veuve d’un comte mort à la croisade qui allait à la chasse au milieu d’une joyeuse compagnie de dames et d’écuyers. Le noble chevalier, salué par la comtesse, lui rendit son salut avec la familiarité que le bel usage du temps autorisait, mais s’excusa de prendre part à la chasse. La comtesse, jeune et belle, n’était pas accoutumée aux refus ; la liberté du veuvage n’ôtait rien à l’exercice de l’empire auquel elle prétendait. Saisissant les rênes du chevalier avec une douce violence, elle fit tourner bride à son cheval et emmena le captif dans un château, d’où elle sortit avec lui quinze jours après n’étant plus veuve. De ce mariage naquit le féodal, chevaleresque, et peu pacifique baron Robert Bruce, libérateur de l’Écosse et fondateur de la monarchie nationale et hautement indépendante. Il vivait à la cour d’Angleterre, où le retenaient certains soupçons d’Edouard Ier. Averti que le roi, dont le vin avait endormi la prudence, venait de prononcer sur lui de redoutables paroles, il s’enfuit de Londres durant la nuit comme un homme menacé de la mort. La neige couvrait le sol ; il partit avec des chevaux ferrés en sens inverse. Le premier homme qu’il rencontra en Écosse fut un lord Comyn, rival dangereux qui pouvait devenir un ennemi et un traître. Il le querelle dans une église, le blesse et le laisse achever par un de ses amis. Une fuite compromettante, un meurtre, un sacrilège, c’était plus qu’il n’en fallait pour le perdre. Robert Bruce chercha son salut sur le trône, et l’Écosse trouva dans le proscrit un grand roi. L’alliance de l’esprit féodal et de la nationalité fut scellée par le sang et consacrée par le malheur. Le frère de Robert Bruce, le mari et le beau-frère de sa sœur furent pendus et décapités par ordre d’Edouard. Trois des principaux barons subirent le supplice des traîtres, qui consistait à arracher au patient le cœur et les entrailles avant de le pendre au gibet. Jusque-là aucun sang noble ou normand n’avait été répandu par le bourreau. Entre tous ceux qui se groupèrent sous le drapeau écossais, la communauté des souffrances effaça la différence des origines.

Durant tout le XIVe siècle, les Écossais vécurent, sur la brèche, prenant part à nos victoires et à nos défaites, et, comme par une contagion de notre mauvaise fortune mal conduits quand nous l’étions nous-mêmes. Les drames historiques de Shakspeare rappellent en maint endroit le rôle de notre alliée, l’Écosse. Dans Henri V, un personnage rappelle ce vieux dicton des Anglais : « si vous voulez conquérir la France, Commencez par dompter l’Écosse. » Lorsque l’aigle anglaise fondait sur la France mal gardée, « la belette écossaise » venait se glisser dans son nid et dévorait la royale couvée. — L’Angleterre, dit encore le poète, était la ruche bien ordonnée, où toutes les classes des laborieuses et fidèles abeilles remplissaient leur devoir ; mais sitôt que le roi de la ruche prenait son essor pour des courses lointaines, les Écossais entraient au cœur du royaume ; « comme les flots dans une brèche ouverte. » Pendant cette période de l’histoire d’Écosse, la puissance de la nationalité naissante et celle de l’esprit féodal se font équilibre ; mais la première va grandissant, tandis que la seconde décline. Le roi David Bruce, héritier du trône, mais non du génie de son père, tombe au pouvoir des Anglais ; il eût donné sa couronne pour prix de sa rançon, si l’Écosse eût pu être donnée. Ce roi n’avait point renoncé à regarder son royaume comme une possession féodale. Le sentiment patriotique n’était pas plus vif chez les barons, c’est encore Shakspeare qui nous le montre. Dans la première partie de Henri IV, Archibald, comte de Douglas, un fier et vaillant Écossais prisonnier de Percy Hotspur, fait la guerre pour le compte de son vainqueur, comme s’il n’avait d’autre patrie que son comté et d’autre loi que son intérêt. C’était l’ordinaire au XIVe siècle. Ces grands feudataires passaient à l’ennemi et rentraient dans le devoir tour à tour, surtout ils se faisaient entre eux la guerre et se dépouillaient réciproquement durant les vicissitudes de la lutte des Baliol et des Bruce, entretenue avec soin par les Anglais. Il fallut un siècle et demi de ces déchiremens pour faire naître enfin au cœur de la nation le besoin et la passion de l’unité.

Le XVe siècle vit le triomphe de la nationalité sur l’esprit féodal. On peut dire qu’elle usa successivement la féodalité et la monarchie. Tour à tour l’esprit national servit aux rois pour les débarrasser de leurs barons les plus redoutables et aux barons pour se liguer contre les rois. L’arme dangereuse avec laquelle les Stuqrts, successeurs des Bruce, exterminaient les Douglas et les Boyd, c’était cette défiance éternelle d’un peuple contraint de veiller toujours sur ses frontières. Le prétexte dont les lords écossais couvrirent plus d’une fois leurs révoltes, c’étaient les relations vraies où prétendues du souverain avec l’Angleterre. Ainsi dans une place toujours assiégée les partis contraires se jettent à la face l’accusation de correspondre avec l’ennemi. De là tant de meurtres et de violences que l’on justifiait au nom du salut commun. Plusieurs familles puissantes furent traquées, exterminées entièrement ; toutes furent atteintes par des exécutions sanglantes ; presque tous les Stuarts périrent assassinés. Une seule force grandissait au milieu de ces vicissitudes, le sentiment national ; il a mûri dans le sang : aussi ne vit-on jamais de nation plus soupçonneuse. Sans doute il n’est pas de peuple ayant quelque respect de lui-même qui ne déteste le gouvernement ou même la prépondérance des étrangers ; les Écossais détestaient jusqu’à la vue des étrangers dans leur pays, fussent-ils des amis. Autant ils savaient se plier aux circonstances et à l’humeur d’autrui pour réussir au dehors, autant ils étaient chez eux intraitables. Notre alliance séculaire elle-même ne suffit pas pour nous mettre à l’abri de leurs ombrages. Si rien n’égalait leur bravoure et leur loyauté quand ils nous servaient sur le continent, en Écosse ils ne nous recevaient que par nécessité, et, la guerre finie, ce ne leur était pas un moindre plaisir de voir les Français s’embarquer que d’avoir vu fuir les Anglais. En 1517, ils tuèrent dans un guet-apens un capitaine français, La Bastie, chevalier accompli employé à la garde de la frontière par le régent d’Écosse, parce qu’il avait été investi d’un commandement dans le pays environnant. Isolés, cantonnés dans leur nationalité toujours menacée, ils avaient la politique très simple du chien de garde, qui saute à la gorge de tout étranger qui approche.

Au milieu de cette défiance universelle de tout ce qui n’était pas écossais, il y avait pourtant un parti anglais parmi les lords, ou plutôt l’Angleterre n’avait jamais cessé d’avoir des intelligences dans la place : son or, ses faveurs, ses promesses, étaient des tentations toujours prêtes pour ceux qui avaient à se plaindre des rois ou simplement de la fortune. Seulement le temps était passé où le lord entraînait avec lui ses vassaux sous le drapeau qu’il adoptait. L’attachement aux grandes familles et les préjugés de clan ne pouvaient plus rien contre l’unité nationale. Les amis de l’Angleterre n’étaient plus que des exceptions isolées, et leurs pratiques secrètes des complots impuissans. George Douglas, un de ces partisans cachés des Anglais que l’on appelait les Écossais garantis, assured Scots, disait à l’ambassadeur de Henri VIII, Sadler, que le jour où l’Angleterre ferait une démarche équivoque, il n’y aurait pas un enfant qui ne reçût à coups de pierres les Anglais et leurs partisans, que les femmes mêmes s’armeraient de leurs quenouilles, que les communes préféreraient la mort à la sujétion anglaise, qu’un grand nombre de nobles et que tout le clergé résisteraient. Ainsi l’esprit de suzeraineté et de vasselage était vaincu, la forteresse féodale entamée. L’esprit national y avait ouvert une large brèche ; aucune autorité n’était plus capable de contraindre le menu peuple à seconder une invasion anglaise. « Si les lords écossais sont obligés de réclamer du secours, écrivait Sadler à son roi en 1544, ce n’est pas le chiffre de cinq mille hommes qui pourra leur être bien utile, car l’entrée de cinq mille Anglais en ce pays causera la désertion de vingt mille Écossais qui se jetteront sur l’ennemi. Dès que les lords introduiront les Anglais, la plupart de leurs vassaux et amis, si ce n’est tous, les abandonneront. » Ailleurs l’ambassadeur de Henri VIII écrit encore : « Quand même tels ou tels nobles qui se donnent pour amis de votre majesté seraient réellement contens, comme ils le disent, de voir entre vos mains la suzeraineté de ce royaume, s’il faut dire ce que je pense, j’affirme à votre seigneurie que pas un d’entre eux n’a deux serviteurs ou deux amis qui partagent leur manière de voir, et qui prennent leur parti en cette affaire. » Comment une si forte répugnance se changea-t-elle en sympathie, et par suite de quels événemens le royaume des Bruce et des Stuarts est-il devenu simplement une province de la Grande-Bretagne ? Le beau travail de M. Burton, qui nous a servi jusqu’à présent de guide, s’arrête à la déchéance de Marie Stuart, c’est-à-dire au moment où le lien qui rattachait ce pays au nôtre s’est rompu. Nous indiquerons sommairement les évolutions successives par lesquelles la nationalité de l’Ecosse vint se confondre avec celle de l’Angleterre. Tant que nous ne montrâmes aucun dessein d’entreprise contre la liberté de l’Ecosse, la nation n’eut pas lieu de nous craindre. Elle ne nous aimait pas chez elle, mais elle savait que l’ennemi, ce n’était pas nous. La position cessa d’être la même au XVIe siècle. La France ayant acquis des proportions qui lui permettaient de tout ambitionner, ne se sentant plus ni l’alliée ni l’obligée de l’Ecosse, commença de prendre un ton protecteur avec ce peuple petit, mais fier entre tous. Après la bataille de Flodden, François Ier parla aux Écossais imprudens et divisés le langage d’un tuteur mécontent. Il les flatta encore quand il en eut besoin contre Henri VIII, et accorda une fille de France à leur roi Jacques V. Cependant le ton de supériorité fut repris par Henri II. Au moment même où celui-ci célébrait le mariage de son fils avec Marie Stuart, il donnait à tous les Écossais le droit de cité française en cadeau de noces. Ce présent, qui n’était après tout qu’un échange, avait le tort de rappeler fastueusement une des orgueilleuses faveurs de Rome envers ses alliés. En appelant Marie à partager un jour le trône de France, il signa publiquement toutes les conditions requises pour garantir la nationalité de son peuple ; mais il lui fit signer en secret des contrats qui livraient l’Ecosse comme une propriété privée à la maison de Valois. L’Ecosse était déjà traitée en pupille comme sa jeune reine, qu’on élevait en France, et qui, d’après une décision du parlement de Paris, devait atteindre sa majorité à douze ans. Toutes ces pièces étaient, il est vrai, tenues secrètes. Il n’importe ; on en soupçonnait au moins l’existence.

Notre politique nous faisait encore plus de tort que nos projets. Les princes d’Ecosse qui avaient vu la France en rapportaient les maximes de Louis XI et de François Ier, des traditions de pouvoir despotique, l’idée d’une monarchie puissante et riche, de vassaux domptés et officieux, mais prenant leur revanche sur les manans. Revenus de Saint-Germain, de Fontainebleau ou de Chambord, Holyrood leur paraissait bien pauvre, bien petit, surtout bien isolé. Avoir une cour, une armée régulière, disposer des biens de tous, telle était l’image que, grâce au régent duc d’Albany et au roi Jacques V, les Écossais se firent de la royauté française. Bientôt la mère de Marie Stuart, Marie de Lorraine, obéissant aux conseils des Guises, ses parens, employa l’argent et les soldats de la France contre les protestans écossais, et ne fit qu’en accroître le nombre. Ce ne fut pas la religion nouvelle qui mit sur ses gardes la nationalité, ce fut plutôt la nationalité qui donna gain de cause à la religion nouvelle. Dès lors la réforme s’ajouta au patriotisme pour nous combattre et nous repousser. Enfin les intrigues de Catherine de Médicis et le rôle de la France dans les guerres religieuses déterminèrent la rupture entre les deux peuples.

Cette amitié que nous perdions fut recueillie par l’Angleterre, et la terreur que nous inspirions aux Écossais devint de la confiance dans leurs anciens ennemis. Jusque-là les Anglais ne s’étaient fait connaître à l’Ecosse, que par des cruautés ou des perfidies ; leur politique désormais fut plus habile. Ce même George Douglas qui négociait secrètement avec les agens de Henri VIII leur avait montré le bon chemin pour réussir. Il leur recommandait la patience et la flatterie. « Les sujets des deux royaumes, disait-il, ayant la liberté de communiquer ensemble et de se voir sans demander de sauf-conduit, ne pourraient manquer d’établir entre eux des relations familières et amicales. Les gentilshommes d’Ecosse, fréquentant la cour d’Angleterre à la faveur de la paix, bien traités à Londres et à Windsor, se prêteraient aux vues de leurs puissans voisins. » Ces conseils ne portèrent pas d’abord tout leur fruit ; mais ce que l’avidité impatiente de Henri VIII ne fit pas, les artifices d’Elisabeth et la sagesse de ses conseillers l’accomplirent ; puis les dangers communs des deux pays resserrèrent des liens préparés par la politique. Vers la fin de la régence de Marie de Lorraine, une poignée d’Écossais combattirent côte à côte avec les Anglais et marquèrent la première date de la réconciliation. Dans les conférences qui amenèrent ce résultat, on vit, chose singulière, les obligés faire la loi à leurs protecteurs. L’inflexible fierté de l’Ecosse se refusait à négocier ailleurs que sur le banc de sable de la Tweed, entre les deux frontières. L’Angleterre tenait si fort à donner ses troupes et son argent, qu’elle en passa par où voulut l’Ecosse. Elle consentit même à franchir entièrement la Tweed et à traiter sur le sol écossais, les îles étant submergées et le fleuve se montrant aussi difficile d’humeur que les habitans. Les Anglais se firent humbles pour la circonstance, ils cédèrent ; ils donnèrent sans y regarder, comme des calculateurs habiles incapables de manquer par leur faute un bon placement.

Bien des traits resteraient encore à tracer qui peignent l’organisation particulière de la nationalité écossaise, et expliqueraient les progrès qu’elle a faits depuis les origines jusqu’en 1568. Un point qu’il faut indiquer, c’est la différence des institutions de l’Écosse et de l’Angleterre. L’Écosse, par exemple, n’a pas eu de charte des forêts ni de lois sur la chasse ; elle ne porte pas cette profonde marque de la tyrannie normande et du joug de l’aristocratie. Sa royauté n’était pas irresponsable, et les parlemens exprimaient leurs doléances sur la conduite des rois aussi bien que sur celle des ministres et officiers de la couronne ; l’expérience ne leur avait pas enseigné la fiction de l’inviolabilité. Ainsi que chez nous, les lois tombées en désuétude cessaient d’être des lois ; les citoyens ne pouvaient, comme cela arrive tous les jours en Angleterre, rendre leur force aux statuts séculaires en les invoquant. Par une autre ressemblance plus remarquable encore, leurs universités, organisées comme les nôtres, se divisaient en quatre nations ; elles avaient les mêmes classes d’étudians et leur donnaient les mêmes noms. Voilà autant de preuves visibles de nationalité. C’est au XVIIe siècle que l’Écosse devient le complément de la Grande-Bretagne. L’intérêt qui commandait aux deux peuples de ne faire qu’une nation, comme leurs deux territoires ne faisaient qu’une île, était évident. De profondes différences, l’inégalité de culture, une indépendance jalouse, la féodalité même, furent autant d’obstacles qui voilèrent cet intérêt durant des siècles. Tandis que l’esprit féodal en Écosse s’unissait au patriotisme pour augmenter l’éloignement entre les deux pays, d’un autre côté il poussait les rois d’Angleterre aux conquêtes continentales, au lieu de montrer à leur ambition l’œuvre réellement utile que leur avait préparée la nature. Esprit féodal, indépendance, inégalité, pauvreté fière, tout fut vaincu à la longue ou tourné à bien par la sagesse des deux peuples. La noblesse persuada aisément à l’Écosse de mieux accueillir les Anglais, quand les Stuarts finirent par se jeter dans les bras de la France, et l’Angleterre, ne songeant plus aux conquêtes lointaines, la conquête naturelle tomba d’elle-même entre ses mains. La fierté écossaise fut à couvert, puisqu’un roi d’Écosse parvint au trône d’Angleterre. L’indépendance fut maintenue autant que possible et dura un siècle encore avec le parlement d’Edimbourg. La pauvreté au moins relative céda volontiers la place à la richesse ; mais ce fut avec honneur. Ces divers obstacles une fois tombés, il ne resta plus devant les yeux des deux nations que l’intérêt commun, que durant tant de siècles elles n’avaient pas vu. L’Angleterre s’annexa l’Écosse comme l’Écosse s’était annexé les highlands, par la communauté des intérêts et non par celle de la race.


Louis ETIENNE.

  1. Voyez la Revue du 1er juillet.
  2. Dans son ouvrage intitulé The Scot abroad, M. Burton raconte que, dans les écoles du temps de son enfance, les maîtres avertissaient de ne pas confondre le nom de Baliol avec celui de Bélial.
  3. Nudum corium. Je crois qu’il faut l’entendre autrement que n’a fait Augustin Thierry.
  4. Des différences notables entre Augustin Thierry et M. Burton m’ont obligé de recourir au texte d’Ailred, et je me suis assuré que ce discours était prononcé par le guerrier Walter Espec au pied du saint-sacrement, non par un Raoul, évêque de Durham, sur une éminence. Augustin Thierry a suivi en ce point Matthieu Paris, mais il a mêlé au discours de Raoul, tiré de ce dernier, quelques traits de celui de Walter Espec, qui est dans Ailred. L’analyse des deux discours que j’extrais ici est puisée dans le texte même d’Ailred.