LES
HISTORIENS ANGLAIS

II.[1]
W.-E.-H. LECKY.

I. The leaders of the Irish opinion, 1861. — II. History of the rise and influence of the Rationalism, 2 vol., 1865. — III. History of the European morals from Augustus to Charlemagne, 2 vol., 1869. — IV. History of England in the eighteenth century, 6 vol., 1878-82-87.


I.

Un matin de février 1881, l’express de Londres déposa à la petite station d’Ecclefechan, située un peu au-delà de la frontière d’Ecosse, un cercueil escorté de quelques hommes en deuil. Rien n’était prêt, dans ce misérable lieu, pour revêtir de solennité ou seulement de dignité cette arrivée funèbre. On posa le cercueil à terre, sous un hangar, et la neige, qui fouettait l’air, eut bientôt moucheté de blanc le drap noir qui couvrait les restes de Thomas Carlyle. L’heure venue, le petit cortège se mit en route vers le cimetière. Là, sans prières, sans discours, au milieu de ce silence qui avait été l’expression suprême de sa doctrine, on descendit dans sa boue natale le corps du premier penseur religieux de ce temps, pendant qu’un vieux paysan, qui avait joué avec lui dans son enfance, murmurait en secouant la tête : « Pauvre Tom Caërl ! quel dommage qu’il ait été un impie ! » Et l’on voit, dans les journaux de l’époque, que deux gentlemen semblaient conduire cette pompe et représenter l’histoire en deuil : c’étaient Froude et Lecky.

J’ai esquissé, dans une précédente étude, la physionomie de M. Froude; j’essaie aujourd’hui de faire connaître M. Lecky. Les amateurs de contrastes ne peuvent en désirer un plus complet. Autant le premier de ces deux hommes est âpre, amer, brutal, autant le second est doux, serein, pacifique. L’un s’absorbe dans un passé qui ne revivra pas ; l’autre marche les yeux fixés vers un avenir qui ne viendra jamais. M. Froude croit à l’effort individuel, à l’action intermittente de quelques êtres privilégiés, porteurs d’une mission divine, et qui rayonnent, çà et là, dans l’histoire. M. Lecky croit à la vertu des principes, au progrès indéfini des institutions, dont la marche lente, mais constante et sûre, a ses lois, comme celle des glaciers. Si les doctrines, les méthodes s’opposent, l’antithèse n’est pas moins violente lorsqu’on envisage la carrière des deux écrivains. M. Froude a changé plusieurs fois de maître et de visées ; il a failli se consacrer à l’église, puis au professorat; il s’est cherché dans le roman, dans la polémique, dans le journalisme. Aucun de ces tâtonnemens, aucune de ces anxiétés chez M. Lecky. Il est entré sans hésitation dans la voie qu’il suit encore ; son âge mûr bâtit sur les plans qu’a tracés sa jeunesse. Ainsi, les caractères qui frappent d’abord en lui sont l’unité, la simplicité, la continuité de pensée, la force contenue d’une intelligence maîtresse d’elle-même, qui fait ce qu’elle veut, sait où elle va, et n’a, depuis qu’elle s’exerce, perdu ni une heure ni un effort.

De l’existence personnelle de M. Lecky, je sais très peu de chose, et n’ai point cherché à sortir de cette ignorance. Les dictionnaires biographiques m’apprennent qu’il est né en 1838, et qu’il a pris ses grades universitaires à Trinity-College, Dublin; là s’arrêtent leurs confidences. Je ne me plains pas de cette sécheresse : je la bénis. C’est un plaisir devenu si rare aujourd’hui de pouvoir lire un livre sans en connaître l’auteur, de juger une œuvre directement et en elle-même, sans avoir à étudier ce composé d’organes et de tissus, de nerfs et de muscles d’où elle est sortie, sans la commenter à l’aide de la physiologie, de l’ethnographie et de la climatologie, sans mettre enjeu l’atavisme et les diathèses héréditaires !

Je ne dirai rien du premier livre de l’historien sur les grands Irlandais, Swift, Flood, Grattan, O’Connell, si ce n’est que Flood, par son talent artificiel et son caractère médiocre, ne paraissait pas appelé à l’honneur de figurer en pareille compagnie. L’auteur semble attacher peu d’importance à son premier né, puisqu’il laisse, depuis tant d’années, le public en réclamer inutilement une nouvelle édition. Il considère sans doute, avec raison, que ses vues historiques sur l’Irlande sont exposées d’une manière plus mûre, plus exacte et plus complète au quatrième et au sixième volume de son Histoire du XVIIIe siècle. En racontant les destinées de l’ancien parlement de Dublin, j’ai fait des emprunts si considérables à tout ce que M. Lecky a écrit sur l’Irlande, que je suis dispensé d’y revenir aujourd’hui.

Les quatre biographies des grands Irlandais ne trahissaient les vingt-trois ans de l’auteur que par la générosité juvénile de quelques illusions patriotiques. La phrase était ample, nourrie, sobrement colorée ; elle avait déjà cette clarté magistrale, et, par endroits, cette émotion austère et contenue qui est le charme des talens graves. Surtout on y sentait déjà que l’ordre serait la qualité maîtresse du jeune écrivain, qu’en lui un précieux instrument de classification et de généralisation était donné à la science historique.

Je me persuade qu’en s’occupant des questions irlandaises, M. Lecky remplissait un devoir plutôt qu’il ne cédait à un instinct. Sa vocation, — Et il le savait déjà, — était d’étudier, dans leur éternelle connexité à travers l’histoire, les problèmes religieux et les problèmes sociaux. De prodigieuses lectures, faites avec méthode, l’y avaient préparé. Familier avec la double antiquité, surtout avec les moralistes, il connaissait intimement les pères et les conciles. Il avait lu tous les théologiens anglais du XVIIe et du XVIIIe siècle, qui forment, à eux seuls, une bibliothèque : car l’anglicanisme compte d’autant plus de théologiens qu’il n’a jamais eu de théologie. Nos philosophes. Voltaire, Rousseau, Mably, Raynal, Condillac, devaient être sans cesse sous sa main, si j’en juge par les copieux extraits qu’il en donne dans tous ses ouvrages. Il avait reçu des leçons encore plus directes de trois ou quatre grands esprits, dont les tendances diverses se corrigent et s’harmonisent en lui : Adam Smith, Edmond Burke, Jeremy Bentham, Auguste Comte. Parmi les contemporains, ceux qu’il devait lire le plus volontiers étaient sans doute Milman et Buckle.

Le doyen Milman est beaucoup moins connu parmi nous qu’il ne mérite de l’être. Voici par quelles paroles touchantes M. Lecky caractérise et honore le maître de sa jeunesse : « Harmonie et symétrie des facultés ; rien de ce qui fait prendre le génie pour une maladie splendide de l’âme... Fervent amour du vrai, large tolérance, mâles et généreux jugemens sur les hommes et les choses ; dédain des triomphes bruyans et de la popularité qu’on achète en caressant les sectaires ; tendre respect du passé, uni au sentiment vif et pénétrant de la vie moderne. » Le portrait, bien qu’un peu flatté et rédigé en style d’épitaphe, est ressemblant.

Quant à Buckle, il est probable qu’il y a encore, en France et en Allemagne, des gens qui s’attardent à le lire. Pour ma part, je ne puis ouvrir son livre sans être stupéfié de l’immense et méthodique travail de cette fourmi pensante, qui ramasse et emmagasine, brin à brin, des millions de faits, et qui espère construire un Colisée ou un Sérapéum avec des miettes, avec des poussières accumulées. Pauvre Buckle! Un esprit si ingénieux et si faux ! Tant de patience et tant de présomption ! Tant de solennité dans l’enfantillage ! Tant de candeur dans le pédantisme! Encore une fois, pauvre Buckle! Il est mort jeune, il est mort à la peine, mais il est mort convaincu qu’il avait été le Bacon des sciences historiques. Pour lui, en effet, l’histoire doit être une science comme la physique ou l’histoire naturelle. Jusqu’à lui, on a observé des phénomènes, raconté des faits, et l’on s’est cru arrivé. Erreur! on n’a fait que colliger des matériaux, réunir des élémens d’induction : il est temps de tirer des conclusions, de découvrir des lois. Deux petites choses barrent le chemin à Buckle : la volonté divine et la volonté humaine. Il les élimine doucement toutes deux, et les remplace par une fatalité scientifique qui embrasse le monde physique et le monde moral.

Découvrir les lois de l’histoire! L’aventure a tenté beaucoup d’hommes avant Buckle; elle en tentera bien d’autres après lui. M. Lecky, plus qu’un autre, se sentait de l’inclination vers ce genre d’entreprises. Mais pouvait-il admettre, avec Buckle, que l’activité humaine n’a d’autres régulateurs que les influences du climat et de la nourriture; que le bien et le mal ne sont que le flux et le reflux d’une marée qui monte et décroit dans d’étroites et infranchissables limites, que la production de la vertu et du crime est plus régulière que celle du blé et varie suivant des moyennes constantes? Et s’il avait pu admettre tout cela, est-ce que le système ne se réfutait pas lui-même par les erreurs grossières, les ignorances énormes que Buckle propose à ses disciples comme échantillons décisifs d’inductions historiques? Oui, des ignorances! Cet homme, qui avait rangé dans sa cervelle la moitié des volumes du British-Museum, savait tout, hormis ce que tout le monde sait. Sur les grands faits de l’histoire, comme la réforme ou la révolution française, il ne voyait pas ce que voit, du premier coup d’œil, un écolier d’Eton ou de Louis-le-Grand <[2]. J’ai le droit de dire que M. Lecky apercevait ces erreurs, puisqu’il en a rectifié deux, et des plus grosses, dans les derniers volumes de son Histoire du XVIIIe siècle.

On voit maintenant à quoi lui servirent Milman et Buckle. Le premier marquait le but à atteindre; le second montrait l’écueil à éviter. Il résolut d’être ce qu’eût été Buckle s’il avait cru à l’âme, ce qu’eût été Milman s’il n’avait pas porté l’habit de clergyman.

Lorsqu’on veut rendre compte de ces deux œuvres importantes, parues à quatre ans de distance : l’Origine et l’influence du rationalisme, l’Histoire de la morale européenne d’Auguste à Charlemagne, on est tenté d’intervertir l’ordre de publication et de parler de la seconde avant d’aborder la première. Mais, en y regardant de plus près, on s’aperçoit que, de ces deux livres, celui qui a paru d’abord devait réellement être pensé et écrit avant l’autre. Combien d’intelligences ont suivi la même route ! On est jeune, on s’élance fièrement dans la vie intellectuelle ; on voit s’ouvrir, devant la raison victorieuse, des perspectives indéfinies. Puis, après un premier mécompte, — il y en a dans le domaine de la pensée pure comme dans tous les autres ! — un sentiment de justice, précurseur du regret, nous fait remonter vers les progrès réalisés avant nous, vers les générations qui ont cru au lieu de raisonner, et n’en ont pas moins agi. On s’attarde dans ces anciennes étapes de l’humanité, on voudrait les revivre!... M. Lecky comprend et exprime si bien ce sentiment qu’on peut bien se demander si, dans une certaine mesure, il ne le partage pas.

Dans son premier livre, l’historien raconte Comment ont été successivement sécularisés ou, pour employer un mot plus neuf, laïcisés l’un après l’autre, l’art, la loi, le gouvernement; comment, en un mot, la société civile s’est séparée de la société religieuse, qui l’avait longtemps portée dans son sein, nourrie de sa substance, fait vivre de sa vie. Lente et mystérieuse opération, visible pour nous qui la regardons à des siècles de distance, invisible pour ceux qui ont été contemporains du phénomène ! Comment les hommes ont-ils, par exemple, cessé de croire à la sorcellerie et aux miracles? Est-ce à la suite de quelque grand déchirement dans les consciences, de quelque grande bataille d’opinion où ceci a vaincu cela? Non, mais par une transformation imperceptible et continue, qui, à la longue, a créé aux âmes une nouvelle atmosphère, et cette atmosphère, c’est le rationalisme. Ne pas croire aux miracles a d’abord été l’excentricité dangereuse de quelques-uns, puis le signe distinctif des classes éclairées ; aujourd’hui, les ignorans rejettent sans preuves les miracles, comme, sans preuves, ils les admettaient autrefois.

Le rationalisme n’est pas le christianisme vaincu, mais le christianisme réformé. Par ce mot, M. Lecky donne à entendre que le protestantisme a un instant joué ce rôle, mais qu’il l’a perdu, le jour où il s’est arrêté à cette insuffisante et pitoyable doctrine « que les miracles avaient cessé.» M. Lecky laisse entrevoir, — ceci n’est qu’une concession prudente faite à l’esprit de son temps et de son pays, surtout à de précieuses amitiés, — que la religion protestante, avec un Milman ou un Kingsley, peut reconquérir le terrain perdu par un Butler ou un Paley. Quoi qu’il en soit, le christianisme sera progressif ou ne sera pas. L’écrivain croit voir (il y a vingt-cinq ans, ne l’oublions pas !) les deux écoles qui discutent pour et contre les preuves historiques de la religion chrétienne, tomber dans le discrédit; il voit se dégager chaque jour le christianisme, qui n’est que Dieu reflété dans la conscience. « Les dogmes passeront; le christianisme, débarrassé de l’intolérance et de l’esprit sectaire qui l’ont longtemps défiguré, s’élevant au-dessus de la sphère des controverses, brillera dans toute sa splendeur morale et prendra sa position véritable et définitive, comme religion individuelle et non dogmatique : ce sera un idéal et non un système. » L’image qui vient de s’esquisser dans cette phrase se précise et se poétise à la fois dans un autre endroit du livre : « La vérité religieuse est le soleil : les dogmes sont les nuages qui l’obscurcissent. L’insecte qui ne vit qu’un moment peut croire que cette ombre est éternelle ; pourtant ces nuages se meuvent et varient au moindre souffle qui traverse l’atmosphère. Ils se confondent, puis se séparent pour prendre des formes et des dimensions nouvelles. A mesure que le soleil, au-dessus d’eux, croît en puissance, il les traverse et enfin les absorbe. Ils pâlissent, s’enfuient, disparaissent, et, bien au-delà de la place qu’ils ont occupée, le regard plonge et se perd dans l’infinité glorieuse. »

Dans son premier livre, M. Lecky avait écrit ces mots : « Jusqu’aux croisades, le christianisme a été un bienfait sans mélange, an unmixed blessing. » Les deux volumes sur l’Histoire de la morale européenne d’Auguste à Charlemagne sont le développement et la justification de cette phrase. Le rationalisme a donné au monde la liberté intellectuelle ; le christianisme lui avait apporté la loi morale : l’œuvre double de l’historien se résume en ces deux affirmations.

Avant de faire l’histoire de la morale, il semble nécessaire de la définir et d’en indiquer les caractères. M. Lecky a donc jeté en tête de son livre une analyse ingénieuse et complète des différens systèmes qu’il ramène à deux : la morale du dévoûment et la morale de l’intérêt, en d’autres termes la morale chrétienne et la morale utilitaire. Lorsqu’il s’agit de poser le caractère obligatoire de la loi morale ou d’identifier l’idée du beau avec l’idée du bien, M. Lecky raisonne et conclut avec les spiritualistes. Mais voici en quoi il s’éloigne d’eux. Lorsque les spiritualistes ont réfuté le benthamisme, ils supposent la notion de l’intérêt foudroyée, rejetée dans le néant, comme si elle ne s’était jamais produite ou n’avait jamais contenu une parcelle de vérité. M. Lecky se garde bien de commettre la même faute. L’utilitarisme n’est plus une doctrine, mais un fait. Nos sociétés, qu’on le déplore ou qu’on s’en applaudisse, sont utilitaires. Il faut donc, en même temps qu’on réfute la doctrine, accepter le fait, et le réconcilier avec un idéal chrétien de dévoûment, de sacrifice et de vertu. Cette conciliation est nécessaire pour que la religion ne devienne pas une pure forme, la morale une curiosité historique, une loi tombée en désuétude, ou, pis encore ! pour que la société ne se forme pas une morale des appétits, inavouée mais souveraine, qui, pour n’être écrite nulle part, n’en serait pas moins obéie partout. C’est pourquoi M. Lecky, après avoir refusé la première place à la notion de l’intérêt, lui accorde la seconde. Il la subordonne à l’idée morale, comme la raison et les sens se subordonnent à la conscience. Cet esprit, éminemment réglé, veut voir dans l’homme, — Et tant pis pour l’homme si c’est une illusion! — une hiérarchie de besoins, de facultés et de devoirs, sorte de pyramide au sommet de laquelle rayonne l’idée de la beauté morale.

À cette partie théorique, riche en aperçus originaux et en subtiles analyses, succède l’histoire proprement dite. C’est ainsi qu’entre en jeu le rare instrument de classification, la machine à ranger les faits, que j’ai déjà fait pressentir. Comme Peau-d’Ane regarde avec stupeur les écheveaux se débrouiller d’eux-mêmes autour d’elle, le lecteur est étonné de voir se coordonner et s’expliquer les élémens complexes et disparates de la morale antique, sans que l’ordre logique ait jamais à récriminer contre l’ordre chronologique. Le stoïcisme agissant, exclusivement romain, de Cicéron et de Panétius, cède la place au stoïcisme sentimental, qui procède de l’influence hellénique, et que caractérisent les noms de Plutarque et de Sénèque. Cette époque a son point culminant dans Marc-Aurèle, et finit presque aussitôt avec les rhéteurs dans la casuistique et la sophistique. Et, dans ce grand vide laissé par la disparition du stoïcisme, se produit un réveil religieux, qui trouve un aliment dans le néoplatonisme combiné avec les dogmes égyptiens. La masse humaine répudie avec violence la triste et hautaine croyance de Posidonius et de Caton ; l’horreur de la mort, que le stoïcisme regardait comme une délivrance, éclate pour la première fois avec une passion, une énergie irrésistibles ; la notion d’une autre vie s’empare de toutes les âmes.

Les uns pratiquent le sabbat des juifs; les autres adorent Mithra, Isis et Sérapis. La pompe des processions séduit les yeux ; l’attrait des rites nocturnes saisit les imaginations. En hiver, au point du jour, les femmes romaines brisent la glace du Tibre pour faire les ablutions sacrées ou font à genoux le tour du champ de Tarquin. L’antique, l’étrange Pythagore, est remis à la mode. C’est à ce moment que le christianisme s’offre à l’humanité, avec des élémens de puissance et d’attraction jusque-là inconnus. « A la différence du judaïsme, il ne portait point d’entraves locales et s’adaptait aux besoins de toutes les nations et de toutes les classes. A la différence du stoïcisme, il faisait appel aux affections de la manière la plus vive et offrait tout le charme d’un culte. A la différence des croyances orientales, il alliait aux mystérieux attraits de ses dogmes un pur et noble système de morale, et se montrait prêt à le réaliser dans la pratique. Il inaugurait l’universelle fusion des classes, la fraternité des races; il proclamait la sainteté de l’amour. Pour l’esclave, c’était la religion des souffrans et des opprimés. Pour le philosophe, c’était à la fois la haute morale des derniers stoïciens et les plus beaux rêves de l’école platonicienne, développés et précisés. A un monde altéré de prodiges, la religion chrétienne apportait une histoire pleine de merveilles... A un monde qui sentait le corps social tomber en ruines et que l’avenir inquiétait, elle prophétisait la prochaine destruction du globe, avec la gloire sans fin pour ses adeptes et l’éternelle douleur pour ses ennemis. A un monde las de contempler ce froid idéal que Caton avait incarné et que Lucain avait chanté, elle présentait un idéal de compassion et d’amour. A un monde, enfin, déchiré par le conflit des philosophies et des dogmes, elle imposait sa doctrine, non plus comme une spéculation humaine, mais comme une révélation divine, dont l’autorité était dans la foi bien plus que dans la raison. » A tous ces élémens de succès, il faut ajouter, avec l’historien, que l’église était un corps admirablement organisé et cimenté par un dévoûment qui dépassait celui du patriotisme. « Ainsi, conclut M. Lecky, l’établissement du christianisme, bien loin d’être un miracle, est le mieux préparé, le plus logique, le plus nécessaire de tous les grands faits de l’histoire. »

Sont-ce là des découvertes? Ces idées sont-elles neuves ? Assurément non. L’étaient-elles il y a dix-huit ans? Pas davantage. Où donc est le mérite de l’écrivain ? Il consiste, si je ne me trompe, dans l’ampleur, dans la netteté, toutes didactiques, de l’expression, dans ces énumérations si vastes et si complètes, enfin dans cet art de résumer éloquemment qui paraissait autrefois le secret des maîtres.

Lorsqu’on voit, comme M. Lecky, le vide que le christianisme est venu combler dans l’âme humaine, comment ne pas voir le vide qu’il y laisserait en se retirant? S’il ne s’agit que de rendre l’humanité heureuse, s’écrie l’historien-philosophe, rendez-nous les vieilles croyances! « Créant des besoins qu’elles peuvent seules satisfaire et des craintes qu’elles peuvent seules calmer, elles font sentir toute leur puissance consolatrice dans ces heures de langueur et de trouble où elle est le plus nécessaire. Nous devons bien plus à nos illusions qu’à notre science. Notre imagination, qui bâtit toujours, fait plus pour notre bonheur que notre raison, qui détruit sans cesse. L’amulette que le sauvage presse sur sa poitrine, l’image de piété qui est censée protéger une pauvre chaumière, donnent à l’âme une consolation plus réelle, aux heures sombres, aux heures de souffrance, que les plus grandioses théories de la philosophie. Quel est le premier besoin du cœur ? C’est de trouver où se prendre, où s’appuyer. Quelle est la première condition du bonheur pour les âmes ordinaires? C’est d’être affranchies du doute... Il n’y a pas d’erreur plus grave que de s’imaginer que les croyances douces resteront quand les croyances terribles auront disparu. » Non, non, tout périra ensemble, et « celui qui introduit dans le monde la conscience de notre ignorance et le déchirement du doute, celui-là se condamne lui-même et condamne les autres à des tortures qui survivront longtemps à la période de crise et de transformation. « D’où vient, disait la femme de Luther, que, dans notre ancienne foi, nous pouvions prier avec tant de ferveur et de joie, tandis que, dans notre foi nouvelle, nos prières sont si rares et si froides? » Et Sérapion, l’innocent et candide hérétique, le pauvre vieux moine, qui adorait un Dieu tout humain! Lorsqu’on l’eut détrompé, il s’inclina humblement devant l’autorité de l’église, puis il s’agenouilla au pied de l’autel, mais il ne put prier et fondit en larmes, en s’écriant : « Vous m’avez privé de mon Dieu! » Et le cri de ce vieillard, le plus simple, le plus naïf et le meilleur des idolâtres, retentit à travers les âges, et on croit entendre la foule humaine, révoltée contre les penseurs impérieux qui la guident, s’écrier avec Sérapion : « Vous m’avez privé de mon Dieu ! »

A part l’infirmité de ma traduction, et à ne considérer que l’accent qui l’anime, cette curieuse page fera songer plus d’un lecteur à M. Renan. Pourtant la comparaison serait décevante, à la fois flatteuse et injuste pour M. Lecky. C’est un peu la mode de parler cavalièrement de M. Renan. Les jeunes gens qui ont leur chemin à faire et leur « grand homme » à éreinter, le prennent volontiers pour cible. Ils le raillent sur sa virtuosité; comme s’il était défendu d’être à la fois un penseur, un érudit hors ligne et un virtuose! Je ne m’associerai pas à ces légèretés de la jeune critique envers un de nos maîtres, mais je dois à M. Lecky de déclarer qu’il n’est pas un esprit négatif. C’est un positiviste chrétien : il est positiviste, puisqu’il supprime la métaphysique et le surnaturel, et il se croit chrétien, parce qu’il rend justice à la grandeur historique du christianisme et qu’il donne à sa morale la prééminence sur toutes les autres. Et si je dis qu’il est moitié positiviste, moitié chrétien, cela ne signifie pas qu’il n’est, au vrai, ni l’un ni l’autre, mais qu’il entend être, vigoureusement et nettement, l’un et l’autre, et que du mélange des deux, il fait sortir l’idée du progrès. Il nous reste à voir quelle application il a faite de cette théorie à l’histoire de son pays.


II.

Le terrain choisi par M. Lecky pour ses expériences historico-philosophiques fut le XVIIIe siècle. Ce n’était pas une terre vierge, tant s’en faut, et l’explorateur devait s’attendre à trouver « des pas dans son île. » Mais ces empreintes étaient-elles de nature à le décourager? Quelqu’un avait-il pris possession du sujet de façon à rebuter à jamais les nouveaux arrivans?

Le récit de Macaulay s’arrête, on le sait, au seuil du XVIIIe siècle. L’histoire de l’archidiacre Coxe n’est qu’une lourde et plate apologie de Walpole. L’Histoire parlementaire résume fidèlement les grands débats des chambres, mais laisse dans l’ombre, comme de raison, les faits militaires et les négociations diplomatiques. Il y a cinquante ans, lord Stanhope (alors lord Mahon) écrivit une histoire d’Angleterre au XVIIIe siècle, laquelle, faute de mieux, est restée classique. Elle s’ouvre par un rapide résumé du règne d’Anne Stuart, et se poursuit sans interruption de 1714, date de l’accession des Brunswick, jusqu’au traité de Versailles, qui termine la guerre d’Amérique. Cette histoire manque des deux choses que l’on prise le plus aujourd’hui, l’érudition et la philosophie. L’auteur est un bon homme et un grand seigneur, petit-fils, neveu ou cousin de ceux dont il raconte les actes, invinciblement attaché à la tradition, profondément respectueux des personnes royales. Il juge les hommes d’après le succès, sequitur fortunam. ., et odit damnatos. Quiconque échoue s’est trompé, et quiconque s’est trompé a tort. Il voit tout par les yeux de son parti, comme s’il prononçait un discours dans le parlement au lieu d’écrire un livre sur des événemens passés : dans cette histoire, le bon Dieu lui-même est un whig modéré. Le style est clair, mais uniformément médiocre et quelque peu suranné. Çà et là, quelques innocens sarcasmes comme on s’en permet dans la bonne compagnie. Tel celui-ci : « Le peuple attend tout de son idole lorsqu’elle arrive au pouvoir, par exemple d’augmenter le revenu public en diminuant les impôts. » Ou encore celui-ci : « Swift avait accusé la duchesse de Somerset d’avoir les cheveux rouges et d’avoir fait mourir son premier mari. La seconde de ces accusations était mensongère, la première n’était que trop fondée. Or une femme pardonne plus malaisément une vérité désagréable sur sa personne qu’une accusation calomnieuse contre son caractère. » Ce qui domine, remplit, inspire tout l’ouvrage, c’est la joie naïve d’être Anglais, d’appartenir à la première nation du monde, tandis que d’autres, pauvres gens! naissent Français ou Allemands, Espagnols ou Italiens ; c’est une conviction sereine que la Providence arrange toute chose au mieux des intérêts britanniques, et que, jusqu’aux vices des rois, jusqu’aux sottises des ministres, jusqu’aux stupides entraînemens de la foule, tout doit, en fin de compte, porter un fruit, produire un progrès pour le peuple élu.

Si j’ajoute qu’à l’époque où écrivait Stanhope, ni le British-Museum, ni le Record-office, ni les Archives des grandes familles, ni les Archives continentales n’avaient encore livré la dixième partie de leurs secrets, on comprendra que M. Lecky pût légitimement se croire appelé à écrire une nouvelle histoire du XVIIIe siècle. En prenant pour lui et en racontant avec détail les menues intrigues ministérielles, les conspirations de cour et de parlement, les allées et venues des agens diplomatiques, les mouvemens des armées, la vie législative au jour le jour et les mille petits incidens sans portée et sans lendemain dont est faite l’existence nationale, Stanhope avait laissé d’avance à son successeur les larges perspectives historiques, et l’étude de ces grands courans d’opinion qui transforment les institutions et les mœurs. L’annaliste avait déblayé le terrain pour l’historien véritable.

Il est aisé de dire les causes qui nous ramènent toujours, nous autres Français, à l’étude curieuse et passionnée de notre XVIIIe siècle. C’est d’abord une raison d’esthétique, et bien des gens, qui ne s’en doutent guère, y sont très sensibles. Le XVIIIe siècle les intéresse, comme toute action dramatique bien conçue ; c’est une pièce suivant notre goût présent, une haute comédie qui se tourne en drame. Sur beaucoup, — Et j’avoue être de ceux-là, — ce siècle magique exerce un autre genre d’attrait : c’est, dans l’histoire de notre société, une heure délicieuse et qui ne sonnera pas deux fois; c’est le point culminant de notre langue et de notre race, le moment où la France a été le plus française. Enfin, pour le grand nombre, le XVIIIe siècle a le mérite suprême d’avoir préparé celui-ci. Nous sommes sortis de ses entrailles : il nous a conçus dans l’ivresse et enfantés dans la souffrance. Mauvais ou bons, nous sommes ce qu’il nous a faits. Mais le XVIIIe siècle anglais, où chercher son unité, sa signification, son attrait? Où trouver le fait saillant qui caractérise le siècle?

Les victoires de Marlborough? Mais leurs conséquences ont été, en partie, annulées par la bataille de Denain. La fondation de l’empire des Indes? C’est un pur accident, l’œuvre personnelle de deux hommes de génie. Clive et Warren Hastings. L’extension des colonies américaines? Mais, presque aussitôt après, ces colonies se disloquent ; la plus belle partie en est irrévocablement perdue pour la métropole. La découverte de l’Australie? Mais qui donc, en 1788, prévoit l’immense portée de cette découverte? Cherchons maintenant à l’intérieur du royaume. Certes, le réveil religieux, provoqué par les Wesleys et par Whitefield, est un fait social considérable dont je ne veux pas amoindrir la portée; il rouvre des sources d’émotion intime, taries ou bouchées pendant soixante-dix ans, pour ces classes de petite bourgeoisie qui sont les réservoirs de la force nationale. Mais enfin le revival de 1750 n’est pas un progrès suivant le cœur de M. Lecky : c’est un rajeunissement de la vieille foi, un pas en arrière, un retour au passé. Sera-ce la littérature ou l’art qui donnera au XVIIIe siècle anglais son originalité? L’art, avec Hogarth, suit, d’un crayon lourd et sans grâce, les contours de la réalité, et reproduit avec une cruelle exactitude les scènes les plus vulgaires de la vie. Ou bien, avec Reynolds, il compose, suivant de mystérieuses recettes, et enferme dans de petites fioles étiquetées le teint de toutes les jolies femmes de l’Angleterre : de ces fioles sortiront ces chairs roses et nacrées que vous admirez encore et qui mirent tant de guinées sonnantes dans la poche du peintre. Si l’art veut s’élever plus haut avec Barry, on lui tourne le dos et il meurt de faim. La littérature? Elle est toute d’emprunts et de reflets. Un comédien, Garrick, ose ressusciter Shakspeare, mais avec quelles précautions et sous quels déguisemens ! Pendant vingt-cinq ans, Johnson, un vieux pédant à moitié fou, est le dictateur des lettres anglaises. Pour trouver un accent original, il faut aller chercher dans leur boutique De Foë et Richardson, en qui s’annonce le génie de l’observation morale, ou surprendre derrière sa charrue Burus, le paysan du comté d’Ayr, qui compose des chansons sublimes, rythmées par le pas de ses bœufs. Le reste vaut à peine l’honneur d’être nommé.

Demanderons-nous à l’Angleterre du XVIIIe siècle cette élégance de mœurs, cette fleur de civilisation mondaine qui s’épanouit dans nos salons français du même temps? Nous ne trouverions rien de semblable. Portez les yeux en haut, regardez les princes, qui sont les leaders naturels de la société anglaise. Il y en a eu de plus infâmes, il n’y en a pas eu de plus vulgaires ni de plus bas que les deux premiers rois hanovriens. Le premier déteste ses sujets et n’entend pas un mot d’anglais ; le second le baragouine à grand’peine ; tous deux sont des étrangers dans leur propre royaume. « George Ier, nous dit Macaulay, n’aimait que deux choses : le punch et les grosses femmes. » Son fils, un petit rougeaud aux sourcils blancs, exhale une odeur de corps de garde encore plus prononcée que son beau-frère, Frédéric-Guillaume de Prusse. On le surnomme le capitaine George : le « caporal George » eût suffi. Sa femme, Caroline d’Anspach, mêle ses jurons aux siens... Autour d’eux, comme dans les vieilles cours allemandes, l’extrême étiquette alterne avec l’extrême grossièreté. Une des filles d’honneur voyant approcher le roi, qui, en amour, ne connaît que l’éloquence des mains, et ne se trouvant pas en humeur ou en condition de céder, croise les bras sur sa poitrine et crie : « A bas les pattes ! » Une autre, impatientée de voir qu’il fait sonner des guinées dans sa main en la regardant, prend les pièces d’or, les lui jette au nez. Une troisième retire la chaise du roi au moment où il va s’asseoir : voilà sa majesté par terre, et toutes de rire ! Ces filles sont courtisées à peu près comme celles qui versent à boire aux Lascars et aux Maltais dans les cabarets de Wapping ; elles reçoivent et rendent le feu de cent regards impurs, qui disert tous clairement la même pensée. Dans leurs rangs, les scandales sont fréquens. Une d’elles étant devenue enceinte, trois hommes, dont deux princes du sang, se disputent la paternité de l’enfant. En regard des maîtresses de Louis XV, placez celles des deux premiers George. La d’Aiguillon a du cœur, la Pompadour a de l’esprit. Quelle qualité découvrir chez la Schulembourg, bombardée duchesse de Kendal, et chez la Kilmansegg, fagotée en comtesse Darlington, deux vieilles créatures rapaces et dégoûtantes, qui s’enrichissent de la ruine publique, au moment du krach de 1720? Et quelle piteuse figure fait, à la cour de George II, cette pauvre lady Suffolk, maîtresse du mari et souffre-douleurs de la femme ! Lorsqu’à la fin, fourbue, malade, infirme, lasse de sa double servitude, de sa double ignominie, elle demande en pleurant son congé, la reine la retient impitoyablement à la chaîne. Il faut que le roi s’écrie : « Ne me débarrassera-t-on pas à la fin de cette vieille sourde? »

Aucune croyance religieuse, aucun sentiment de famille. George Ier est, pendant trente-six ans, le geôlier de sa femme, Sophie-Dorothée. Il hait mortellement son fils, qui le rendra au sien. Caroline souhaite malheur à son premier-né, Frédéric, prince de Galles : « Est-ce que la mort ne nous délivrera pas de cette canaille? » Cette même Caroline a un chapelain, qui, le matin, marmotte une prière, dans l’antichambre, devant la statue de Vénus : la reine, à qui on passe la chemise dans le cabinet de toilette voisin, est censée écouter à travers la porte entre-bâillée, et les femmes de chambre répondent amen. Lorsqu’elle va mourir, Walpole insiste auprès du roi pour qu’elle reçoive les sacremens : « Faites-en la farce, dit-il avec bonhomie;.. L’archevêque lui jouera cela très bien. Ce sera très court, et ne fera à la reine ni bien ni mal, mais cela fera plaisir à ces braves gens qui nous regarderaient comme des athées si nous ne faisions pas semblant d’être aussi bêtes qu’eux ! » Thackeray demande qu’on lui montre, dans cette cour, un seul honnête homme, une seule honnête femme. Il se répond à lui-même que cet honnête homme et cette honnête femme sont introuvables. Et voici, sur ce vilain monde, son verdict final: « Ni dignité, ni savoir, ni moralité, ni esprit. »

Les hommes d’état se présentent, en pleine ivresse, à la table du conseil ou aux délibérations du parlement. Il faut humecter longtemps, avec des compresses d’eau froide, les tempes du chef de l’opposition, qui doit prononcer un grand discours et qui ne peut se tenir sur ses jambes. Le chef du cabinet dit à son collègue, assis à côté de lui sur le banc des ministres : « Où diable s’est fourré le speaker? Je ne puis pas le voir. » Et le collègue, qui est dans le même état, répond : « Moi, j’en vois deux ! » Interrogez les souvenirs de Gibbon : il vous dira qu’on boit jour et nuit à l’université d’Oxford. Les professeurs s’enivrent avec leurs élèves, les seigneurs avec leurs fermiers, les médecins avec leurs malades, les pasteurs avec leurs ouailles, les pères avec leurs filles : à minuit, toute l’Angleterre roule sous la table. Dirai-je les jeux des mohocks, ces jeunes gens de grande famille qui arrêtaient les femmes le soir dans les lieux déserts, les dépouillaient, les suspendaient par les pieds, ou les enfermaient dans des tonneaux pour les faire rouler sur des pentes rapides ? Raconterai-je les cérémonies impies et obscènes de cette confrérie que préside Francis Dashwood, un moment chancelier de l’échiquier sous George III, et où lord Sandwich, plusieurs fois chef de l’amirauté, administre la communion à un chien suivant tous les rites de l’église anglicane? Les femmes trichent au jeu, s’entassent au « combat de coqs » avec la populace de Londres. Beaucoup descendent si bas dans la débauche que l’œil attristé du moraliste ne peut plus les suivre: il faudrait un pornographe de profession pour décrire les amours d’une lady Vane, d’une lady Macclesfield, d’une duchesse de Kingston.

Vers la fin du siècle, sous un roi honnête homme, la décence et la politesse font des progrès, mais on s’aperçoit toujours que, selon le mot de Chesterfield, les grâces ne sont pas natives de la Grande-Bretagne. Est-ce vraiment de la conversation, ces propos qui s’échangent à la table de Reynolds, ou à Bath, dans le Pump-room ? Comparés à « la Paroisse,» au salon du Deffand, ou même à la chambrette de Mlle de Lespinasse, où il s’est dit tant de jolies choses, que sont les bureaux d’esprit où nous conduit miss Burney, sinon des potinières de province? Et quand je cherche l’équivalent de ces soupers inimitables où l’éloquence et l’esprit coulaient à torrens, et dont le souvenir échauffait jusqu’au froid Talleyrand, je découvre dans une salle de la « Tête du Turc, » au milieu d’un nuage de tabac, une douzaine d’hommes, la pipe aux dents, entourés de pots de bière vides. C’est l’élite intellectuelle du pays. Je referme bien vite la porte, et je m’éloigne, renonçant à trouver parmi ces gens-là cette science de vivre, cet art de causer, ce génie de la sociabilité, qui rendaient si séduisante notre vieille France, à la veille du jour où elle disparut.


III.

Ainsi revient forcément la question : où est l’intérêt, où est la grandeur du XVIIIe siècle anglais ? Il est temps de répondre avec M. Lecky. Le XVIIIe siècle anglais est intéressant, et il est grand, parce qu’il a fait l’Angleterre aristocratique et libre, qui s’est si magnifiquement épanouie pendant la première moitié du XIXe, comme le XVIIIe siècle français a fait la France démocratique et égalitaire où nous vivons. Seulement la France est reconnaissante et l’Angleterre est oublieuse. La France continue et souvent exagère l’œuvre de Rousseau et des encyclopédistes; l’Angleterre marche depuis trente ans au rebours de la pensée de Burke et des deux Pitt. Elle fait plus : elle ignore tout ce qu’elle doit au XVIIIe siècle pour dater ses libertés et ses gloires de la révolution de 1688. M. Lecky a détruit la légende de 1688, rendu à cet événement tant célébré ses proportions vraies. Beaucoup de gens regretteront une erreur à laquelle ils s’étaient habitués depuis l’enfance. En France surtout, nous aimons les dates décisives, les périodes nettes, bien coupées. Cela flatte notre goût pour la symétrie, cela est d’une belle ordonnance, cela est commode pour apprendre l’histoire aux enfans: car les révolutions qui durent un jour se gravent mieux dans la mémoire que celles qui durent un siècle. Et pourtant cet acte d’intelligence et de courage sera le mérite durable du beau livre de M. Lecky.

Cette révolution n’est donc pas née d’une explosion du sentiment populaire contre les théories du droit divin, comme on nous l’enseignait jadis, d’après Macaulay, et comme aimait à le professer chez nous l’école doctrinaire, charmée d’établir un parallèle flatteur entre 1830 et 1688. Non, 1688 a été fait en haine de la religion romaine et de l’influence française. Double haine qui se ramène à une seule : car la grande, l’unique objection des Anglais au catholicisme, — on ne saurait trop le répéter et le maintenir contre toutes leurs affirmations, — c’est que cette religion a pour chef un prêtre italien, et qu’elle a, au XVIIe siècle, pour principal champion le roi de France. Jacques ou Guillaume, au fond, qu’importe! On ne renverse pas le premier parce que c’est un incapable et un fou, on ne choisit pas le second parce qu’il est le souverain le plus intelligent et le plus éclairé de son époque : on remplace un prince catholique par un prince protestant, un pensionnaire de Louis XIV par un ennemi de la France. Rien ne ressemble moins à l’enthousiasme que les marchandages qui précèdent l’avènement du prince d’Orange, et que Burnet, tout gascon qu’il est, se voit obligé de nous raconter. Accepté avec répugnance, il est servi avec une mauvaise volonté évidente. Comme le prince Albert, Guillaume reste jusqu’à la fin un intrus, et ces temps-là étant plus rudes que les nôtres, on le lui fait durement sentir.. Ses ennemis siègent dans son conseil, ses défenseurs, rares et clairsemés, ont, comme le pauvre De Foë, pour récompense le pilori. De là l’amère tristesse du couple royal, mise en lumière par la publication récente des lettres de la reine Marie, tristesse qui est compliquée en elle par d’horribles scrupules religieux, par les remords cuisans et mérités d’une fille qui a détrôné son père.

Il n’y a, comme le remarque très bien M. Lecky, que deux politiques extérieures pour l’Angleterre : ou bien une paix qui développe le travail et la richesse, ou bien une guerre qui assure, en cas de succès, des avantages maritimes et coloniaux. Guillaume n’apportait à ses nouveaux sujets ni cette paix ni cette guerre. Engagée dans une grande lutte continentale, l’Angleterre vit son commerce tomber à rien, ses impôts monter, en vingt ans, de 2 millions de livres à 6; sa dette publique passer de 1,600,000 liv. à 52 millions. Elle n’avait fait que changer de sujétion ; au lieu de servir l’ambition française, elle servait les intérêts hollandais[3], et voilà les premiers fruits de cette glorieuse révolution!

Elle avait été faite contre les vœux des cinq sixièmes de la nation; mais combien ne devint-elle pas plus impopulaire, lorsqu’on vit se développer ses coûteux résultats? On l’étaya avec trois mensonges, que l’on choisit énormes et stupides, l’expérience ayant démontré aux hommes d’état que ce sont ceux-là qui servent le mieux en politique. Aux gens d’église et aux dévots, on répétait que le prétendant, étant catholique, persécuterait les protestans. Jacques III avait répondu : « La fidélité que je garde à mon Dieu peut faire voir quelle fidélité je garderais à mon peuple, si j’avais juré de respecter ses lois et ses croyances. Ce que les Anglais me demandent, je le demande aux Anglais : la tolérance. » Mais le gouvernement avait grand soin que ce noble langage ne parvînt pas à son adresse. Aux gens de commerce et de finance, on assurait que, si le chevalier de Saint-George montait sur le trône, la banque d’Angleterre serait désavouée, que la dette publique, démesurément grossie sous Guillaume et sous Anne, ne serait pas reconnue. Avec le peuple, on employait d’autres moyens. On lui contait que le prétendant était un enfant supposé. C’était, disait-on, le fils d’un meunier, et le confesseur de la reine, Petre, l’avait lui-même introduit dans le lit de son auguste pénitente au moyen d’une bassinoire. Aussi, dans les caricatures du temps, l’enfant est-il représenté tenant à la main, en guise de hochet, un petit moulin à vent qui rappelle l’origine paternelle. J’ai vu le moulin et la bassinoire, j’ai tenu dans mes mains une de ces grossières gravures, sur les marges de laquelle les doigts des portefaix et des laquais de l’an 1700 avaient imprimé leur trace.

Hé bien! malgré toutes ces fables, en 1710, reine, clergé, gentry, peuple, toute la nation, excepté quelques nobles et la classe commerçante, était favorable au retour des Stuarts. Sans les divisions d’Oxford et de Bolingbroke, sans la mort subite d’Anne, enfin si Queensbury, — un de ces médiocres auxquels le caprice du hasard donne parfois un rôle décisif dans les grandes crises politiques, — n’avait paru inopinément dans la salle du conseil, traînant derrière lui ses deux compères, l’ordre de succession était changé, et la fameuse révolution, annulée par une autre, tombait au rang des simples accidens historiques.

La haute valeur personnelle de Guillaume III est peut-être ce qui a égaré l’histoire sur l’événement dont il a été le héros. D’ordinaire on juge l’homme d’après l’œuvre; cette fois, on a jugé l’œuvre d’après l’homme, et ainsi on ne s’est trompé qu’à demi, car Guillaume était, en effet, capable de concevoir le vaste système politique que l’on rattache à la révolution de 1688. Mais il était le seul, ou à peu près, dans son royaume, qui en fût capable. Il y avait alors des whigs, qui tenaient pour l’omnipotence parlementaire contre la prérogative royale, des tories qui combattaient pour l’aristocratie foncière et l’église établie : il n’y avait, en Angleterre, qu’un seul libéral, et ce libéral était le roi. Il voulait organiser la liberté, proclamer la tolérance, non-seulement pour les dissidens, qui l’avaient porté au trône, mais pour les catholiques, qui l’avaient combattu ; on ne l’écouta point, on ne le comprit pas. Quelque chose de ces utopies constitutionnelles passa dans les déductions majestueuses de Locke, dans le plaidoyer passionné de Burnet, dans les rêveries, parfois sublimes, de Daniel De Foë, et de tous ces élémens on a fabriqué la légende de 1688. Et le bill des droits? Et le Toleration Act? Et l’Act of Settlement? Qu’en faites-vous? me demandera-t-on. Ce qu’en firent les contemporains : de vieux papiers, une lettre morte. Le peu qu’en laissa subsister le parlement tory de 1710, le parlement whig de 1714 acheva de le détruire. Des lois plus sévères que jamais frappèrent les catholiques, et quant aux ministres dissidens, après un demi-siècle de paix religieuse, ils suppliaient en vain Walpole d’adoucir pour eux les rigueurs du Test. « Le temps n’est pas venu, répondait Walpole de sa voix la plus caressante. Les ministres insistaient : « Mais ce temps, quand viendra-t-il? — Vous tenez à le savoir?.. Hé bien!.. jamais!.. » Pour retrouver la tolérance comprise et pratiquée comme l’avait rêvée Guillaume, savez-vous jusqu’où il faut aller? M. Lecky vous répond : jusqu’à lord John Russell et jusqu’à la génération de 1832.

Peut-être y a-t-il plus de différence, au point de vue de l’autorité personnelle, entre Guillaume III et la reine Victoria qu’entre Louis XIV et M. Carnot. La reine Victoria a un conseil des ministres qui délibère hors de sa présence. Le chef de ce conseil, en qui s’incarne la politique ministérielle, maintient dans le cabinet l’unité de vues, en chassant successivement les collègues qui ont cessé de penser comme lui. En fait, sinon en droit, il peut dissoudre le parlement, et le parlement, à son tour, peut le renverser. La reine est censée désigner son successeur; mais ce choix est une formalité dérisoire, puisqu’il ne peut se porter que sur une seule personne, et qu’il est guidé, — c’est l’usage nouveau qui s’est introduit depuis quarante ou cinquante ans, — par le ministre qui sort du pouvoir. La reine a un conseil privé, qui ne se réunit jamais. Le titre de Pricy Councillor est une dignité toute platonique ; elle confère à celui qui en est revêtu le titre de « Très Honorable, » qui flatte l’oreille dans les débats parlementaires. La reine jouit d’une immense influence, mais cette influence est toute morale, sentimentale, mondaine, officieuse : c’est l’influence que doit posséder la plus grande dame du pays auprès d’un gouvernement qui, jusqu’ici et malgré tout, est encore aristocratique.

Guillaume III choisissait ses ministres indistinctement dans les différens partis, en tenant compte, néanmoins, de certaines personnalités qui s’imposaient. Les départemens ministériels étaient isolés les uns des autres, chaque ministre étant responsable de ses actes et devant le parlement et devant le roi. Le ministère n’était point une entité politique, un corps organisé et vivant, ayant une âme, mû par une volonté, obéissant à des principes, exécutant un programme. Seule, la pensée royale lui donnait l’unité, lui imprimait le mouvement. Le conseil des ministres n’existait pas par lui-même; il s’absorbait, se noyait, pour ainsi dire, dans le conseil privé, expression permanente du gouvernement aristocratique, institution mal définie, mais tellement vivace qu’elle avait fait sentir son autorité même sous Henry VIII et sous Elisabeth. Nous voilà bien loin du jeu de bascule parlementaire, de la rotation régulière des partis, que nous associons depuis cent ans, avec raison, à la notion du gouvernement anglais, et, sans raison, au souvenir de la révolution de 1688.

Les lecteurs les moins instruits, ceux qui n’ont étudié l’histoire de la reine Anne que dans le Verre d’eau d’Eugène Scribe, savent à merveille que, sous ce règne, les changemens de cabinet eurent pour cause des lubies féminines, des influences de favorites. A l’avènement des Brunswick, le ministère devient franchement whig. C’est qu’alors whig signifie Hanovrien, ami du roi ; tory veut dire rebelle, antidynastique. Les whigs entendaient bien rester toujours au pouvoir. En effet, ils y restèrent quarante-six ans; en politique, c’est un peu plus que l’éternité.

On suit difficilement l’histoire des partis sous le long ministère de Walpole. Ce ministre réconcilie avec la dynastie hanovrienne la gentry provinciale, parce que, étant sorti d’elle, il connaît ses sentimens, pratique ses mœurs et lui par le son langage. Il ramène l’église au gouvernement, parce que, en vingt ans, il la remplit d’évêques rationalistes, ou, pour parler la langue du temps, latitudinariens. Pendant ce temps, Wyndham, le porte-parole des tories, demande des parlemens triennaux, réclame contre l’intolérance, contre la vénalité des grades, adopte l’une après l’autre toutes les thèses libérales. Les deux partis ont changé de politique, comme les deux ours changent de tête dans un vaudeville célèbre. La tête ! Ce n’est plus la tête qui dirige. « Les partis, nous dit Pulteney[4], sont comme les serpens : c’est leur queue qui les met en mouvement. » Impossible d’analyser tout ce qui s’agite de sots préjugés et de passions sordides dans ces bas-fonds d’où part l’impulsion. La corruption est à son comble. Un siège au parlement vaut 1,000 guinées. Sur 550 membres que contient la chambre, j’en trouve 271 sous George Ier, 257 sous George II qui touchent des pensions ou détiennent des sinécures. Lorsqu’un scandale éclate, lorsque le parlement se prépare à juger un cas de corruption, soyez sûr que la majorité va frapper un innocent, et faire, au nom des principes, un nouvel abus de la force. La farce juridique se joue devant les banquettes, et les membres n’affluent qu’à l’heure de rendre le verdict. « Une fois, dit lord Hervey, on vota que quarante était plus que quatre-vingt-dix. « Il est interdit de rendre compte des débats du parlement ; les imprimeurs qui osent le faire sont sévèrement punis. « Si nous ne mettons un terme à un tel abus, s’écrie à ce sujet un des membres, tous nos discours seront imprimés, et nous serons l’assemblée la plus méprisable qui existe à la surface de la terre ! » Couper le bois, voler le charbon, tuer les lapins d’un membre du parlement, autant de petits délits qui deviennent des crimes, sous le nom de « violations de privilège. » Les membres invoquent le privilège contre un bottier insolent qui réclame sa facture, et leurs valets en font autant. Comme leur signature sur une lettre donne la franchise postale, ils se font un revenu de ce monopole exorbitant, et volent le trésor de leur mieux. Vraiment, s’il est une chose dont on doive s’étonner, c’est que ce parlement n’ait pas été plus infâme, et qu’il ait eu, par instans, quelque vague notion de la grandeur et des intérêts du pays !

Walpole tombe, une génération de médiocrités immorales et malfaisantes lui succède. On ne distingue plus dans la chambre des communes que des groupes suivant la bannière d’une grande famille : au lieu des whigs et des tories, il n’y a plus que « l’intérêt » de Newcastle, « l’intérêt » des Grenville, celui du duc de Bedford. Malheur à l’homme de talent qui prétend, comme le premier Pitt, voter et parler suivant sa conscience : on le tient à l’écart, ou bien on le confine dans les bas emplois ! Le public cesse de s’intéresser à la politique. Les électeurs ne savent plus pour qui voler, et attendent, au coin du feu, le courtier qui vient acheter leurs suffrages. C’est vers ce temps que lord Bath, dans une brochure restée célèbre[5], déclare que les partis ont cessé d’exister. Près de soixante-dix-ans se sont écoulés depuis la révolution de 1688, et cette révolution, — dans le sens où l’entendent les doctrinaires, — n’est pas encore commencée !


IV.

Walpole avait été l’homme de confiance de la royauté, le favori tout-puissant, en un mot le ministre d’ancien régime : Chatham[6] fut le ministre moderne, celui qui règne par la parole et s’appuie sur l’opinion. Newcastle hésitait à faire la guerre pour ne pas se séparer de son cuisinier français ! Une éruption de colère populaire l’oblige à capituler et impose Chatham au choix du roi. Rien de salutaire pour un grand pays comme une grande guerre ; elle fait battre plus vite le pouls de la nation, fouette le sang qui stagnait dans les veines du corps politique, réveille l’idée d’honneur, met en fuite les lâches et les incapables. C’est dans un moment semblable que Chatham devient l’âme, le dictateur de l’Angleterre : nous le savons, il n’a que trop bien usé de cette dictature. Collègues, adversaires, la haine de celui-ci, la paresse de celui-là, tout cède, tout plie, tout marche, tout obéit. A propos de l’intimidation qu’exerce Chatham, on cite des traits qui sont presque risibles ; nous croyons voir un maître d’école terrorisant une bande enfantine. Mais les contemporains ne riaient pas ; ils ne songèrent à rire que longtemps après.

Pourtant Chatham ne garda pas le pouvoir jusqu’à la fin de cette guerre glorieuse : un nouveau règne amena les tories au pouvoir. George III prétendait être lui-même le chef de ce parti, et, à sa tête, restaurer la prérogative royale, sinon comme sous les Stuarts, du moins comme sous Guillaume III, qui prenait ses ministres où bon lui semblait. Le plus pressé était de briser la féodalité parlementaire, qui s’était constituée sous Walpole, et qui mettait tout le pays légal entre les mains de trois ou quatre grands chefs whigs. C’est à quoi le roi travailla vingt ans, usant de la corruption, prodiguant les pairies, combattant une chose détestable par les pires moyens. Et, quand il eut réussi, vint un jeune ministre de vingt-trois ans, qui, par sa valeur personnelle, son ambition insatiable, son immense orgueil, rejeta le roi dans l’ombre, fonda pour jamais l’indépendance ministérielle. A quel moment? Il est facile de préciser cette heure brillante et décisive dans la vie du second Pitt comme dans l’histoire parlementaire des Anglais. Ce fut en 1788, lorsque la folie du roi rendit nécessaire la discussion d’un bill de régence. Pour la cour, pour le parlement, pour le public tout entier, la question politique se transformait, comme il arrive souvent, en une question de sentiment. D’un côté, un roi vertueux, populaire, déjà vieillissant, frappé d’un mal qui paraissait incurable ; de l’autre, un jeune débauché sans âme, qui s’était fait des amis de tous les ennemis de son père. La prise de possession de la régence par le prince de Galles, qui, en d’autres circonstances, eût semblé l’acte le plus simple et le plus correct du monde, faisait horreur comme une spoliation : on eût dit que le fils voulait arracher la couronne de la tête de son père, encore vivant. Pitt, tout en profitant de l’émotion créée par cette étrange manière de voir, éleva le débat bien au-dessus des questions de personnes, et l’éleva si haut dans la région des principes que, de ces nuits mémorables, data un nouveau droit constitutionnel. « La régence, demanda Pitt au parlement, est-elle un droit absolu ? N’est-elle qu’un dépôt, un fidéicommis ? » A quoi Fox, l’apôtre de la souveraineté populaire, converti pour un jour à l’idée dominante du torysme, s’empressa de répondre : « La régence est un droit, comme la royauté elle-même, dont elle est l’émanation. » A son tour, Pitt répliquait, lui, l’avocat de la prérogative, que la royauté n’est qu’un dépôt, que la souveraineté, imprescriptible et inaliénable, réside dans la nation, représentée par le parlement. Cette thèse eut gain de cause, et la régence fut enfermée dans des limites tellement étroites qu’elle devenait presque dérisoire. D’ailleurs, elle n’entra même pas en exercice : le roi guérit et reprit en main le pouvoir. Comprit-il que ce pouvoir était moralement amoindri ? Et que pensa-t-il de la singulière façon dont son jeune ministre avait défendu les droits souverains ? Nul ne sut ou ne voulut le dire à la postérité, qui doit s’en tenir à des conjectures. Les esprits étaient disposés de telle sorte que George III dut féliciter Pitt de l’énergie qu’il avait déployée, et, dès lors, rien ne fit plus obstacle aux volontés du ministre.

Pendant que les tories, par nécessité politique, inclinent leur principe devant celui des whigs, les whigs, de leur côté, rattachent plus énergiquement que jamais le principe aristocratique à la monarchie héréditaire, pour laquelle ils avaient paru se refroidir. Il en résulte un rapprochement et comme une fusion des deux partis. Qui opère ce miracle ? La révolution française. Par son contre-coup, par l’horreur qu’elle inspire, par la vive lumière qu’elle projette, aux yeux de l’Europe, sur les périls de la démocratie, elle achève la fixation de cette constitution anglaise, qui est dans les idées et dans les mœurs bien plus que dans les lois, sorte de nébuleuse politique dont nous suivons, avec M. Lecky, la condensation graduelle à travers les vicissitudes du XVIIIe siècle. C’est grâce à la plume et à la parole d’Edmund Burke que la cristallisation constitutionnelle atteint enfin son état définitif de netteté brillante et d’indestructible solidité.

Je sais bien que Burke n’était pas le premier Anglais de son temps, qu’il n’était même pas le premier dans son parti. Ses contemporains trouvaient dans ses discours comme dans ses écrits de l’enflure, du mauvais goût ; ils lui reprochaient cette irritabilité maladive qui, par momens, touchait à la folie. Bien inférieur à Fox comme débuter il n’avait pas, comme lui, cet esprit pratique, cette rapidité et cette sûreté de décision qui font les grands leaders. Mais il a vu clair là où Fox a été aveugle. Il a été, à une heure extraordinaire et solennelle, la conscience et la voix de l’Angleterre : fortune qui n’est jamais échue à son brillant émule. Ceux qui désirent connaître les jugemens et les prophéties[7], parfois saisissantes, de Burke, sur la révolution française, les trouveront dans ses fameuses Considérations sur ce grand sujet, dans son Appel des anciens aux nouveaux whigs, dans ses Pensées sur les affaires de France, ou Sur la conduite des alliés. Ce ne sont point des feuilles volantes que le vent emporte, des pamphlets dévorés d’une génération, inintelligibles à la génération suivante; ces ouvrages vivent, non-seulement par la forme, comme les Lettres de Junius, mais par les idées, qui sont le fond même du caractère national. Tout ce qui se passe dans le monde et ne rapporte pas un profit direct à l’Anglais doit le servir indirectement en lui procurant un spectacle et une leçon. Ainsi Burke, tirant, au jour le jour, la moralité de la révolution, apprenait à l’Angleterre à se mieux connaître. Pourquoi l’aristocratie française périt-elle? et pourquoi l’aristocratie anglaise doit-elle vivre? La noblesse française est une caste fermée, la noblesse anglaise une élite sans cesse renouvelée. En France, on vend des brevets de noblesse à quelques traitans enrichis. Est-ce une sélection sérieuse et suffisante? La grande loi de la vie, c’est la circulation, et les corps sociaux y sont soumis comme les organismes individuels. Il ne suffit pas de laisser entrer les élémens reconstituans, il faut faire sortir les élémens épuisés. L’aristocratie française revendique comme sien le plus humble cadet de famille et les enfans de ses arrière-petits-enfans, jusqu’à ce que le dernier descendant de ces races anémiées s’éteigne de misère et d’ennui dans sa gentilhommière. Il n’en va pas de même parmi la noblesse anglaise; on en sort plus facilement encore qu’on n’y pénètre. Si elle reçoit une lente et discrète adjonction de talens, dans la personne des gens de robe, elle se débarrasse de son trop-plein en laissant retomber dans la roture tout ce qui sort d’elle, hormis l’individu destiné à maintenir le nom et le titre. Même celui-là, le fils aîné du lord, qui sera lord à son tour, est d’abord un commoner, et dans cette première existence, qui est un apprentissage social et politique, il apprend à connaître les idées, les sentimens, les intérêts et les mœurs de la classe gouvernée. Ainsi cette aristocratie plonge ses racines au cœur de la nation, s’alimente de la sève populaire. A toutes les époques de l’histoire, on la trouve s’identifiant avec le peuple. La noblesse française se contente de payer de sa personne sur les champs de bataille. La noblesse anglaise paie tous les impôts : l’impôt de l’argent, l’impôt du sang, et surtout l’impôt du temps, le plus onéreux de tous. Elle a su persuader à la nation que gouverner n’est pas un privilège, mais une charge, et que la classe qui en assume, volontairement et gratuitement, le fardeau, mérite non la jalousie, mais la reconnaissance des autres classes.

Telles sont les idées de Burke, légèrement modernisées par M. Lecky ; telles sont aussi les idées que tout gentleman anglais a professées jusqu’à la réforme de 1832, pures et sans mélange, et depuis cette réforme jusqu’à l’évolution gladstonienne, additionnées d’une certaine dose de libéralisme continental. La marée montante de la démocratie les a presque submergées. Mais cette marée est aujourd’hui étale ; même certains signes me permettent d’affirmer qu’elle descend.

Il est curieux de comparer, en 1789, les sentimens des trois principaux hommes politiques de l’Angleterre à l’égard de notre révolution : Burke, hostile et sinistre ; Fox, enthousiaste, dithyrambique ; Pitt, froid, dédaigneux, presque indifférent. L’amitié du second fut, en ce qui nous touche, tout aussi impuissante que la haine du premier ; c’est au troisième qu’il était réservé de nous porter les coups les plus furieux, de nous infliger des blessures presque inguérissables. Arrêtons-nous un moment, avec M. Lecky, devant ce grand ennemi de la France. D’abord était-il si grand ? Et comment est-il devenu l’ennemi de la France ?

« Le principal défaut de Pitt, écrit M. Lecky, était l’orgueil. » Il n’y a qu’un mot à changer : c’était sa principale qualité. C’est celle-là, en effet, qui l’a recommandé aux Anglais de son temps, comme à ceux du nôtre. Il faut, comme l’on pense, un immense orgueil pour représenter et conduire quinze millions d’orgueilleux. Mais ne confondez pas un tel sentiment avec la grosse vanité ministérielle qu’on a pu voir en d’autres pays et en d’autres temps. L’orgueil d’un William Pitt est d’autre étoffe. Il ne veut ni honneurs, ni argent, ni femmes : il veut être le maître, et voilà tout. La physiologie de cet homme est mystérieuse ; elle serait curieuse à tenter, mais les documens font défaut. Il y a en lui un for intérieur où l’on ne pénètre pas : entrée interdite à l’histoire ! Sa seule débauche connue consiste à se griser, à portes closes, dans sa petite maison de Wimbledon, avec son compère et ami Dundas. L’ivresse venue, un valet de chambre se glisse dans la salle, ramasse respectueusement les deux ministres et les couche. À demain les affaires d’état. Il ignorait l’amour dans tous les sens du mot ; il songea à épouser Mlle Necker : c’est, je crois, tout dire d’un mot. Singulier phénomène que ce ministre vierge, qui, par certaines susceptibilités d’épiderme, certaines pudeurs baroques, sent la vieille fille plus que le vieux garçon ! Plus d’un trait de virilité manqua dans cette nature d’ailleurs si forte, si audacieuse, si résolue ! Comment faire comprendre le mélange de cette juvénilité excessive, qui va jusqu’à la gaminerie, avec cette hauteur extraordinaire d’allures qui tient le monde entier à distance? Moins de trois ans avant d’être premier ministre, il se mêle à une troupe d’émeutiers, casse à coups de pierre les carreaux de lord North. Chateaubriand trace de lui (vers 1795) un joli portrait. On le voit descendre à la porte du palais, d’un carrosse très simple. Il est vêtu de noir, comme un procureur. Pâle, le nez au vent, son chapeau sous le bras, il grimpe, quatre à quatre, les marches de l’escalier qui conduit chez le roi. Charles Napier, dans ses Souvenirs, nous fait entrer plus avant dans son intimité. Là, il joue avec les petits Stanhope, ses neveux; une des petites filles, soit dit en passant, sera cette Esther, plus qu’à demi folle, qui mourra sur un rocher du Liban, déguisée en reine de Palmyre. Les enfans poursuivent Pitt avec un bouchon brûlé pour lui noircir la figure : il se défend avec des coussins. Soudain, on annonce deux membres du cabinet. Pitt n’a qu’à passer une éponge mouillée sur sa figure pour reprendre, avec son teint naturel, l’expression souveraine qui lui appartient ; les enfans eux-mêmes sont stupéfaits de voir leur camarade changé en premier ministre.

Deux fois en sa vie parlementaire, nous le voyons s’émouvoir, donner des signes d’impatience, de chagrin. C’est d’abord au milieu des orageux débuts de son ministère. Harcelé par une opposition puissante, il s’emporte, le sang monte à ses joues blêmes, une lueur de rage passe dans ses yeux. Et Sheridan, du ton d’une bonne qui gronde un enfant: «Fi ! — s’écrie-t-il, — fi, le vilain petit garçon qui se fâche ! » Puis, vingt ans après, comme on accuse de concussion son vieil ami Dundas (devenu lord Melville), il se détourne pour cacher une larme. Larme unique, qui n’a point de pendant, dans cette vie desséchée par la politique ! Encore, à ce moment, est-il déjà sous la main de la mort; c’est la faiblesse nerveuse du déclin qui se trahit par un premier symptôme. A part ces deux défaillances, il a été impassible. On peut lui reprocher, dit M. Lecky, « un certain manque de cœur. » Mais l’historien ajoute aussitôt avec indulgence : « peut-être le cœur, s’il en avait eu, aurait-il gêné le fonctionnement des autres facultés. »

Il suit de là que son éloquence n’a point de vie, qu’elle n’entre pas en communication avec l’âme des foules. « Jamais une image, jamais une pensée originale. » Dès l’université, William Pitt collectionne des phrases. Pour lui, le plus grand orateur est celui qui possède le plus de mots. Peut-être avait-il raison ; peut-être cette misérable recette valait-elle toute la rhétorique des anciens et des modernes. Il continue son éducation dans la galerie du parlement. Il écoute chaque orateur et se dit : « Comment ferais-je pour mieux disposer ou exprimer ses argumens ? Comment m’y prendrais-je pour les réfuter? » Lorsqu’il descend à son tour dans l’arène, il est rompu à ce jeu qui consiste à démolir un adversaire rien qu’en dérangeant l’ordre dans lequel il a placé ses idées. Sa verbosité l’aide et lui nuit tour à tour : elle lui permet d’éviter une précision compromettante, elle lui prête ces formules ambiguës qui servent de refuges aux ministres dans les carrefours de la politique ; mais elle fatigue souvent l’auditoire. Son débit monotone gâte l’effet de sa voix musicale ; mais son grand talent, — Talent inappréciable chez un parlementaire, — c’est de connaître à merveille le tempérament de la chambre. Combien d’orateurs, mieux doués que lui, sont restés sans influence, faute de cette science ou de cet instinct !

Burke l’avait baptisé une médiocrité sublime, et si l’adjectif est trop flatteur, le substantif n’est pas trop cruel. Oui, il était médiocre, et, comme les médiocres, aimait à s’entourer de nullités. Il n’a pas suscité un seul homme, il n’a pas servi une seule grande idée. Un moment, Wilberforce crut pouvoir compter sur lui dans sa noble campagne contre l’esclavage. Pitt se déroba et laissa son ami sur la brèche. Bientôt Wilberforce, mis en quarantaine comme un radoteur et un « gêneur » parlementaire, se heurta à une sourde hostilité qui ajourna pour longtemps l’accomplissement de son rêve humanitaire. En matière de réforme électorale, Pitt nourrit un moment l’idée absurde de créer un fonds spécial pour racheter aux bourgs-pourris le droit de suffrage : comme si un monopole politique était assimilable à une propriété! En matière de tolérance, il promit aux catholiques irlandais la plénitude des droits civiques, et, lorsque le jour vint d’exécuter sa promesse, il s’abrita derrière l’obstination royale et laissa protester sa signature. Il a été l’entremetteur de ce mariage mal assorti qui s’appelle l’union de l’Angleterre et de l’Irlande, et qui va aboutir, de nos jours, à une séparation de corps, sinon à une séparation de biens. Sa politique financière? Elle a été très vantée; mais Hamilton, en Angleterre, et, chez nous, J.-B. Say, en ont fait justice ; il n’y a plus à y revenir. Elle peut se résumer ainsi : pendant dix ans, vaine et fausse économie d’après un plan[8] chimérique et enfantin ; pendant dix autres années, gaspillage a outrance. Pitt, nous dit-on, avait cette mémoire particulière qu’on pourrait appeler la mémoire des affaires ; il maniait les chiffres avec une merveilleuse prestesse. C’est là un joli talent parlementaire ; mais est-on un véritable financier parce qu’on le possède, ou pour avoir jeté dans le gouffre du déficit le maigre produit de deux ou trois impôts ridicules, tels que la taxe sur les chiens ou la taxe sur la poudre, qui n’eut d’autre résultat que de rendre aux cheveux des Anglais leur couleur naturelle et à la farine son usage logique? Fut-ce dans les soirées bachiques de Wimbledon ou en jouant avec les petites Stanhope que Pitt inventa de tels expédiens? Un jour viendra où Sheridan lui criera en plein parlement : « Aucun ministre n’a fait autant que vous pour augmenter les charges du pays ni pour diminuer ses libertés ! » La seconde partie de cette antithèse oratoire n’est que l’accusation banale que toutes les oppositions jettent à la face de tous les gouvernemens. La première est irréfutable.

M. Lecky loue sans réserves la politique extérieure de Pitt, jusqu’au moment où l’Angleterre entre dans la coalition. Ces éloges sont-ils mérités? Pour juger une politique, que faut-il? Mettre en regard le programme et l’exécution, comparer les intentions et les résultats. Donc, que voulut Pitt et que fit-il? Il voulait se placer à la tête d’une ligue de neutres, où la Prusse tiendrait le second rang après l’Angleterre et où la Hollande entrerait comme leur satellite. Cette ligue se donnerait pour mission de maintenir la paix continentale et l’équilibre européen. Elle devait protéger, même malgré elle, la monarchie autrichienne, puissance mal construite et qui se disloquait de toutes parts, conquérante sur le Danube, à peine en état de se défendre en Gallicie et aux Pays-Bas, compromise, d’ailleurs, par les réformes hâtives et maladroites d’un souverain philosophe, — La plus dangereuse espèce de souverain qui se puisse rencontrer ! La ligue anglo-prussienne devait, sans se brouiller avec personne, tenir en échec les deux grandes puissances du passé et de l’avenir : la France et la Russie. Pour ruiner l’influence de la première aux Pays-Bas, il fallait provoquer la restauration du prince d’Orange et la défaite des patriotes, connus par leurs sympathies françaises; il fallait surtout empêcher la création d’une Belgique vassale de la France, conception politique qui était déjà sur le tapis quarante-cinq ans avant l’heure où elle se réalisa. Enfin, pour tenir en bride la Russie, on garantirait l’intégrité de l’empire ottoman ; on stimulerait les ambitions de la Suède, qui avait à sa tête un prince hardi et passionné ; on essaierait de fermer les blessures de la Pologne mutilée et de faire vivre, tant bien que mal, ce reste de nation. Politique naïve, pour ne rien dire de pis! Il était malaisé d’imposer le statu quo et l’immobilité à cette Europe fiévreuse de 1789, travaillée à la fois par les fermens révolutionnaires et par les appétits monarchiques. Il était plus qu’étrange de choisir pour l’agent de cette politique pacifique la plus effrontément vorace de toutes les puissances. Pitt avait méconnu son temps et son allié. Bientôt le loup, déguisé en chien de garde, allait montrer ses crocs, dévorer les brebis et menacer le berger. Du temps de M. Viennet, on eût fait une fable sur cette histoire.

La première partie du programme s’exécuta avec une précision toute prussienne. Les baïonnettes allemandes rendirent au prince d’Orange sa quasi-royauté, et la France, déjà paralysée par ses embarras intérieurs, n’osa bouger. La campagne des neutres contre l’influence moscovite donna de moins brillans résultats. Gustave III, qu’on avait lancé contre la Russie[9], se lassa vite de servir de jouet aux intrigues anglo-prussiennes, et conclut une paix séparée à Waréla. Je ne trouve pas davantage la main de Pitt dans le traité de Sistova, qui scella la réconciliation de l’Autriche avec la Turquie : ce traité s’explique suffisamment par le changement de souverain en Autriche et par les approches de la révolution française. Le traité d’Iassy, dicté à la Porte par Catherine II, est un échec direct pour la politique anglaise. Alors comme aujourd’hui, la Turquie aimait mieux s’abandonner à la merci de sa puissante ennemie que faire fonds sur une protectrice lointaine et douteuse. Chose plus grave : l’Angleterre était presque brouillée avec son alliée, la Prusse. Cette puissance se distinguait déjà par une gloutonnerie territoriale sans exemple depuis les Romains. Elle avait quelque chose à prendre à tout le monde : Dantzig et Thorn à la Pologne, la haute Silésie et la Gallicie à l’Autriche ; à l’ouest, ses mains crochues s’allongeaient vers Berg et Juliers, et peut-être déjà vers l’Alsace, où les protestans conspiraient contre nous, et que les princes émigrés proposaient au plus offrant d’une façon si lolle et si criminelle. Tout cela n’est pas nouveau pour nous, mais tout cela a été contesté, âprement et insolemment, dans le meilleur goût Berlinois. S’il y a en Europe quelques bonnes âmes auxquelles le plaidoyer de Sybel ait inspiré des doutes favorables à la Prusse, je les prie de lire, dans le cinquième volume de M. Lecky, les fragments qu’il donne de la correspondance d’Ewart, alors envoyé anglais à Berlin, avec son ministre Grenville et avec le sous-secrétaire d’état Bland Burges. Cette correspondance est instructive, douce à lire pour des Français. L’aigreur des deux alliés, qui s’étonnent réciproquement de ne pas trouver chez les autres les vertus chevaleresques et désintéressées dont ils sont eux-mêmes dépourvus, appartient à ce haut comique des chancelleries qui attend encore son Molière. Dans toute alliance politique comme dans toute amitié privée, il y a un égoïste et une dupe. L’Angleterre, de temps immémorial, s’est adjugé le premier de ces deux rôles ; la Prusse ne voulait à aucun prix du second : de là, froideur et mésintelligence. Voilà pourquoi le gouvernement de George III, au printemps de 1792, au moment où se nouait la coalition, demeurait à l’écart, isolé, impuissant, mal vu et malveillant, dans une attitude expectante et boudeuse.

Les ministres de Louis XVI crurent faire merveille en profitant de ces dispositions ; ils expédièrent au ministère britannique Talleyrand, escorté de Biron. Triste choix que cet évêque, fraîchement laïcisé, et ce grand seigneur insolvable, que ses créanciers guettaient au coin de Piccadilly ! Au bout de quelques heures, Biron était à la prison pour dettes, et Talleyrand, qui venait proposer une alliance offensive et défensive, n’obtenait même pas une déclaration de neutralité. Ainsi le grand intrigant échoua dans sa première intrigue : disons-le pour la consolation des débutans. Avec une impudence bien supérieure à son talent, il se déclara, dans une lettre au ministre Delessart, enchanté de sa réception. Être toujours satisfait, n’est-ce pas le premier commandement du diplomate, en même temps que l’instinct naturel du fat ? Ce fut à la suggestion de Talleyrand qu’on accrédita à Londres Chauvelin, dont les impertinences et les maladresses sont devenues légendaires. Tout en tenant Chauvelin à distance, le ministère anglais maintenait énergiquement cette neutralité qu’il refusait de proclamer tout haut ; il y retenait avec lui la Hollande, qui, seule, recevait encore ses inspirations. Vers ce temps, Pitt disait à Burke : « Nous irons comme cela jusqu’au jour du jugement ! » Et, dans le parlement, lorsqu’il se promettait une période de paix indéfinie pour l’accomplissement de ses plans financiers, il s’étonnait et s’indignait presque qu’on pût douter. Après le 20 juin, lord Gower, ambassadeur d’Angleterre à Paris, demanda à son gouvernement de l’autoriser à faire une démarche auprès des ministres de Louis XVI pour assurer la sécurité personnelle du roi : cette autorisation lui fut péremptoirement refusée. L’ambassadeur fut rappelé quelques jours après le 10 août, mais sans précipitation et de manière à éviter toute apparence de rupture. Sa mission avait pris fin, devait-il dire, puisque le gouvernement auprès duquel il était accrédité, avait cessé d’exister. Mais, en se retirant, il devait protester des intentions pacifiques du cabinet de Saint-James. Chauvelin, demeuré à Londres, continuait à être reçu officieusement, bien qu’on lui refusât les honneurs et le traitement d’un ambassadeur.

La France, — s’il est permis d’appeler de ce nom la minorité jacobine qui s’était saisie du pouvoir après le 10 août, — était alors servie, à l’étranger, par des agens bien singuliers, et il faut courir jusqu’à Paschal Grousset pour trouver de pareils diplomates. Talleyrand avait recommencé ses intrigues; Chauvelin, dont le civisme ne connaissait plus de bornes, représentait la république française auprès de M. Fox, faute de pouvoir la représenter auprès de George III. Au-dessous d’eux s’agitent des personnalités subalternes, plus ou moins grotesques : un Noël, un Mourgues, sans oublier Randon de Lucenay, le franc-tireur diplomatique, qui agit à ses frais et sans mandat. Moitié diplomates, moitié mouchards, ils s’espionnent, se querellent, se dénoncent, envoient au ministre abasourdi des rapports et des contre-rapports. Ils ne se ressemblent que par un point : leur parfaite ignorance du caractère anglais, leur inintelligence absolue de la situation. A La Haye, c’est mieux encore : deux misérables profitent de leur position officielle pour vendre à lord Auckland les secrets du gouvernement français. Au milieu de tant de sottise et de tant de bassesse, une seule physionomie se détache et se relève ; un seul homme, par son honnêteté, son intelligence, sa tenue cligne et simple, fit une impression favorable sur Pitt et eut entre les mains une dernière chance de nous conserver la neutralité, peut-être l’alliance de l’Angleterre. C’était Maret, le futur secrétaire du conseil de Napoléon, le futur duc de Bassano[10]. Malheureusement Maret venait quinze jours trop tard. Dumouriez avait conquis la Belgique et menaçait la Hollande. Le 16 novembre, le ministère français proclamait la liberté des bouches de la Meuse et de l’Escaut; le 19, un ridicule décret de la Convention appelait tous les peuples à la révolte. Dès le 23, une dépêche de Grenville à lord Auckland faisait, pour la première fois, pressentir la guerre comme inévitable. Ici, les dates disent tout; elles marquent l’instant précis, le moment psychologique où Pitt change de vues et de projets, où, après avoir rêvé d’être le ministre de la paix, il se décide ou se résigne à devenir le ministre de la guerre. Je sais qu’après de nouvelles provocations, il y eut encore, du côté de la France, quelques tentatives de rapprochement ; mais, de part et d’autre, la sincérité fait défaut, les partis sont pris, et la mort même du roi, si profonde que soit l’horreur qu’elle excite, ne fait plus que fournir au cabinet anglais un prétexte sentimental pour colorer sa rupture. C’est ici que M. Lecky prend congé du lecteur. Il me serait facile de pousser cette étude au-delà des limites de son livre. Je pourrais montrer combien Pitt fut inférieur, dans son nouveau rôle, à l’illustre lord Chatham, qui, en 1759, avait organisé la victoire ; je le ferais voir, incapable de choisir entre les plans comme entre les hommes, et laissant au hasard ou au génie de Nelson le soin de ménager à l’amour-propre anglais quelques compensations glorieuses dans une longue série de coûteux revers. J’irais jusqu’à son lit de mort, et, dans le délire de l’agonie, on l’entendrait se condamner lui-même en murmurant: « mon pays! Dans quel état je laisse mon pays! » Mais à quoi bon? N’ai-je pas prouvé qu’il suivit les événemens et ne fut pas le maître de sa vie, qu’il fut tout le contraire de ce qu’il avait voulu être? Demandez à M. de Bismarck, demandez à l’ombre de Cavour, si c’est là un grand ministre !


V.

On connaît maintenant la pensée du livre ; reste à expliquer en quelques mots la méthode de l’écrivain. Elle consiste à suivre de très loin l’ordre chronologique, à grouper les faits en les rattachant aux grandes questions politiques et sociales, à chercher la loi, la moralité, la philosophie de tous les incidens de l’histoire. Les whigs ou les tories entrent-ils au pouvoir? l’auteur s’interrompt pour nous offrir un résumé de leurs principes, un abrégé de leur histoire. L’église d’Angleterre est-elle mentionnée ? Nous sommes édifiés aussitôt sur ses mérites et ses faiblesses. L’aristocratie entre-t-elle en scène? Suit une dissertation sur l’aristocratie en général et sur l’aristocratie anglaise en particulier, sur les bienfaits et les méfaits du gouvernement aristocratique. Sous forme d’histoire, c’est un dictionnaire des sciences politiques. Quant au détail des événemens, M. Lecky n’y entre point; de minimis non curat : «Mon chancelier vous dira le reste.» Ici, « mon chancelier » s’appelle Coxe, lord Stanhope, Adolphus Ward, un qui l’on voudra.

Aussi bien, c’est la mode, et le divorce est consommé entre l’histoire qui raconte et l’histoire qui juge. A l’une les succès de librairie, à l’autre les triomphes académiques : on lit l’une, on couronne l’autre. La première descend toujours, la seconde continue à monter ; si bien que celle-ci ne voit plus les faits et que celle-là s’y noie. L’histoire ad narrandum vit d’indiscrétions, écoute aux portes, interroge les maîtresses et les concierges, fait, de son mieux, du reportage rétrospectif. L’histoire ad probandum vit de je ne sais quoi, et souvent meurt d’inanition, au sein de sa gravité et de sa gloire. Tel n’est pas le cas de M. Lecky ; mais il n’a pas su se préserver des défauts inhérens au genre historique qu’il a choisi. Ce genre, comme tous ceux qui emploient uniquement l’abstraction et la généralisation, est excellemment didactique et judiciaire : les autres qualités de l’esprit en demeurent éternellement absentes. Il y a entre les événemens petits et grands de la vie nationale une solidarité étrange ; un refrain de café-concert peut contribuer autant qu’un livre sublime à provoquer une grande guerre. La révolution française compte parmi ses causes le Contrat social et le vaudeville intitulé : Jeannot ou les battus paient l’amende. L’historien philosophe est condamné à ignorer ces choses. Un peuple étant un être vivant, pour le démonter et étudier, comme dans une pièce anatomique, les différentes parties de son organisme, il faut commencer par le tuer : c’est ce que fait l’historien philosophe. Il traite de même les individus : il les décompose, les analyse, les juge, mais ne les peint jamais. Je citerai en exemple les pages sur Chatham. Addison n’a rien écrit de plus fin ni Macaulay de plus brillant, et, si elles étaient habilement traduites dans notre langue, M. Lecky serait immédiatement reconnu parmi nous comme un des maîtres du style. Tous les morceaux y sont : il n’y manque que la vie.

M. Lecky fait cependant des infidélités à son système ; elles ne sont pas toutes également heureuses. Il a en dédain les commérages des mémoires, le bavardage des épistoliers; rarement on voit, au bas de ses pages, les noms d’Hervey, de Walpole, de Selwryn, de Wraxall, de Mme d’Arblay. Alors, pourquoi faire une exception en faveur de Chesterfield et de la duchesse de Marlborough? M. Lecky ne se refuse pas l’anecdote lorsqu’il la croit inédite; il daigne descendre au menu détail des faits lorsqu’il juge que ses prédécesseurs ont été incomplets ou inexacts[11]. De là, dans son œuvre, des disproportions et des inconséquences. C’est ainsi que nous suivons d’assez près les actions militaires des années 1702, 1703 et 1704 ; puis, une ligne nous met au courant de ce qui s’est passé de 1704 à 1710. S’attend-on, dans un livre qui ne raconte rien, à trouver une description minutieuse de la façon dont les anciens rois de France touchaient les écrouelles, un tableau animé du siège de Barcelone en 1714, un récit, heure par heure, des fameuses émeutes de 1782, connues sous le nom de Gordon riots? Ce qui étonnerait plus encore le lecteur français, et ce qui a choqué même les Anglais, peu délicats sur les questions d’art et de goût, c’est un certain chapitre-capharnaüm, ou chapitre « de débarras, » que M. Lecky a relégué à la fin de son ouvrage, et où il a jeté, un peu pêle-mêle, tous les petits faits qu’il regrettait de n’avoir pu loger dans les interstices de sa philosophie. Il y a, d’ordinaire, dans les maisons de campagne, une grande pièce délabrée, où l’on entasse les malles hors d’usage, les bêches rouillées, les râteaux édentés, les tableaux crevés, et quelquefois la récolte de pommes de l’été dernier. Le dernier chapitre de M. Lecky ressemble à ces chambres-là.

M. Lecky est un impassible. Il ne perd jamais son sang-froid, ne se laisse entraîner par l’humour à aucune exagération de langage, ne se grise pas de sa propre fermentation intellectuelle comme Carlyle, Michelet ou Taine. Une seule fois il m’a étonné, c’est quand il dit à peu près ceci : « l’esprit de l’homme a deux modes, la stupidité et la folie ; le conservatisme exprime très bien le premier de ces modes et le libéralisme répond au second.» Quand il a écrit ces choses surprenantes, il avait dû causer avec Carlyle, ou bien il était dans un de ces jours où la bile colore les objets. Ces jours-là sont les seuls où certaines gens aient du talent ; mais quand on a du talent tous les jours, comme M. Lecky, il faut, en pareil cas, poser la plume et fermer avec soin son encrier. C’est, du reste, en dix volumes, le seul écart de cet esprit si calme et si réglé. Il est toujours tempéré, sage, impartial. Cette impartialité, j’en conviens, m’a fait passer de mauvais momens ; elle me semble, dans son éternelle et bénigne indulgence, confiner à l’immoralité. Faut-il toujours mettre en balance des vertus et des vices? N’y a-t-il pas des défauts que rien ne rachète, des dons de générosité et de magnanimité que rien n’oblitère? Ne faut-il pas, dans la vie comme dans l’histoire, en croire la sympathie et l’antipathie qui nous poussent à rejeter ou à accepter en bloc certains caractères ? A quoi bon une demi-réhabilitation de George II, le soudard égoïste, de Caroline, la mère sans entrailles, l’épouse cynique, qui dresse les maîtresses de son mari et les donne pour institutrices à ses filles ; ou de ce Marlborough, qui vendit son honneur et la vie de ses soldats, et dont l’existence fut une suite de prostitutions et de trahisons? j’oserai dire aux historiens : gardez-vous de cette fade et fausse impartialité qui cherche, au microscope, des circonstances atténuantes dans un crime et des vertus égarées dans une âme de coquin. Soyez injustes, violens, passionnés, pourvu que vous soyez exacts. Laissez parler vos colères, si elles sont honnêtes. Soyez des partisans plutôt que des philosophes, si, en devenant des philosophes, vous deviez cesser d’être des hommes ! En Angleterre, on reproche à M. Lecky comme un hors-d’œuvre les pages nombreuses et excellentes que, dans ses deux derniers volumes, il a consacrées à la révolution française. Au fond, on lui en veut d’avoir reconnu le caractère humain, œcuménique de cette révolution. Pour comprendre ce sentiment, il faut savoir, — les Français qui vivent à l’étranger le savent trop ! — Combien la culture française est déconsidérée en Europe. On ne nous cite plus, on ne nous compte plus ; nos vrais livres ne passent pas la frontière, et les journaux étrangers ne laissent parvenir jusqu’à leurs lecteurs que des échos de coulisses ou de cours d’assises. Il semble que ce ne soit pas nos généraux, mais nos écrivains qui aient été battus à Sedan et à Reichshoffen. On ne se contente pas de s’apitoyer hypocritement sur notre décadence, on cherche à oublier ou à ignorer que nous avons tenu l’hégémonie intellectuelle et pensé pour le genre humain.

Ce sentiment n’est peut-être nulle part plus accusé qu’en Angleterre ; il se fait jour dans toutes les classes de la société. La modiste du West-End, qui donnait son cœur à un coiffeur français, le donne maintenant à un tailleur allemand. Dans les grandes familles, où l’on entretient une institutrice, la Berlinoise a remplacé la Parisienne. On trouve que la Fraülein mange plus que « mademoiselle,» mais qu’elle tient moins de place dans la maison. Les choses iront de ce train jusqu’au jour où, dans une grande plaine, aujourd’hui paisible et inconnue, deux cent mille hommes se rangeront de part et d’autre, et où, le soir, les clairons allemands sonneront la retraite vers l’Est. Le lendemain de ce jour-là, par une conséquence grotesque de ces vicissitudes tragiques, « mademoiselle » reprendra la chambre de la Fraülein, et, dans le cœur changeant de la modiste, l’artiste en cheveux remplacera le créateur de gilets. En attendant, le docteur Stubbs a inventé une théorie qui flatte la vanité nationale : il s’est avisé que les Anglais étaient plus Allemands que les Allemands. Le Teuton de Berlin a bien son petit mérite comme artilleur et comme philologue ; mais le vrai Teuton, le Teuton à l’état pur, c’est l’Anglo Saxon. Pour prix de sa découverte, M. Stubbs est devenu évêque de Chester.

M. Lecky, lui, n’est qu’un Teuton mélangé, si même il contient quelque élément teutonique. Sait-il l’allemand? Il est permis d’en douter, puisqu’il ne cite jamais Ranke et Sybel que dans des traductions. Il a, au contraire, avec nous des affinités de nature et d’éducation. Sans parler de cette culture gréco-latine qui le prédispose à nous comprendre, notre langue lui est familière, et l’étude de nos chefs-d’œuvre a influé sur la formation de son idéal littéraire. Tout jeune, il a vécu dans l’intimité de Voltaire, de Rousseau et des encyclopédistes. Il a lu presque tous les ouvrages importans qui ont paru, depuis quinze ans, sur l’histoire de la révolution française (je ne nomme personne, parce qu’il y aurait trop de noms à citer), et il rend justice tout haut à ce labeur extraordinaire de toute une génération d’historiens. La révolution, telle que Carlyle l’a peinte, est une sarabande monstrueuse, où les passions et les appétits se déchaînent comme les démons de Callot; c’est le chaudron des sorcières de Macbeth, où bouillonnent des ingrédiens terribles et ridicules : on y voit surnager, dans une vapeur de soufre, des têtes coupées et des trônes brisés, pêle-mêle avec des assignats déchirés et des perruques de conseillers au parlement. M. Lecky, estimant que les éruptions volcaniques ont elles-mêmes leurs lois, a étudié la révolution dans ses causes lointaines et dans ses causes immédiates, non comme un mauvais rêve, mais comme une des grandes crises logiques de l’histoire; ceux qui liront Lecky, après Carlyle, auront successivement le drame et la philosophie de la révolution.

M. Lecky mérite donc le respect et la sympathie des lecteurs français. Bien que je l’aie librement critiqué et que je diffère d’avis avec lui sur bien des points, j’engage les étudians à méditer ses beaux travaux historiques. Sera-t-il une des lumières de l’avenir? En vérité, je ne le crois pas. Chaque penseur a son heure, et la sienne est passée. Quelques rares esprits, qui touchent déjà au déclin, rejoignent et dépassent d’un bond la génération qui les a laissés en arrière. Je doute que M. Lecky ménage à ses admirateurs et à ses adversaires le spectacle d’une semblable transformation. Il date d’un temps déjà éloigné de nous : temps d’illusions bienveillantes et de tiédeur générale, où, dans le monde philosophique et religieux, la somnolence parut de l’apaisement. Dieu merci, cette trêve malsaine n’existe plus. De nouveau, c’est la guerre entre les deux élémens irréconciliables, entre la raison divine et ses ennemis. Malheur aux porteurs de messages concilians qui s’aventureront entre les camps opposés! Ils seront fusillés à la fois par les deux armées. Si je ne me trompe, après avoir eu soif de liberté, ce monde commence à avoir soif d’obéissance ; il cherche son maître, et son maître le cherche. Le jour va poindre, et avec cette aube rafraîchissante et délicieuse finiront nos longues courses errantes dans l’aridité, la solitude et la nuit. En attendant, il ne faut pas maudire les hommes de bonne volonté qui ont fécondé cette aridité, peuplé cette solitude, éclairé cette nuit de quelques rayons d’en haut. Ils ont fait plus qu’on ne croit, plus qu’ils ne pensent eux-mêmes, pour ramener l’humanité aux croyances où elle trouvera le repos. Telle doctrine qui a été, pour beaucoup, la dernière station avant le néant, peut-être, pour quelques-uns, la première station de retour vers la vérité.


AUGUSTIN FILON.

  1. Voyez la Revue du 1er septembre 1887.
  2. Toutes les erreurs de Buckle ne tiennent pas à la fausseté de son jugement. Composant son ouvrage de 1850 à 1860, il condensait les travaux de la génération qui a écrit et pensé de 1820 à 1850. Sa statistique était empruntée à Dufau et à Quételet; sa physiologie était celle de Bichat, d’Esquirol et de Burdach; en ce qui touche l’histoire de la philosophie, il se référait à Cousin et à Tennemann. Plus d’un, parmi ces auteurs, a perdu de l’autorité : la valeur du livre de Buckle a diminué d’autant.
  3. On ruina l’industrie des toiles en Irlande au profit des Hollandais. Voir Molyneux et Swift.
  4. Pulteney, plus tard lord Bath, était un des chefs du parti whig indépendant.
  5. Hints from an honest man.
  6. Il n’est devenu lord Chatham que de longues années après. Je le désigne ainsi pour éviter toute confusion avec son fils, William Pitt, qui porte le même nom et le même prénom que lui.
  7. Burke croyait que la révolution annulerait pour longtemps et peut-être pour toujours la puissance militaire de la France : on sait s’il s’est trompé. Mais il ne se trompait pas lorsqu’il annonçait les excès de la révolution, et qu’un despote en sortirait. Sur ce point, lui seul a vu clair et prédit juste, avec Catherine II qui écrivait ! « Quand viendra César?.. Oh! il viendra, gardez-vous d’en douter! »
  8. Ce plan, dû au docteur Price, consistait à former et à grossir, d’année en année, une caisse d’amortissement, dont les intérêts se composaient avec le capital, et devaient produire à la longue une somme suffisante pour le rachat total des rentes. On ne voyait pas que tout cet argent sortait de la poche des contribuables, puisque c’était avec le produit des impôts que l’état se payait à lui-même l’intérêt du Sinking Fund.
  9. On admet généralement, avec M. Geffroy, que Gustave III ne se serait pas jeté dans cette guerre dangereuse, s’il n’y avait été poussé par l’Angleterre et la Prusse, et ce qui confirme cette hypothèse, c’est la promptitude avec laquelle les alliés s’interposèrent, lorsqu’une armée danoise, sortie de la Norvège, envahit la Suède et menaça Gothembourg. M. Lecky pense différemment. Il se réfère à la correspondance de Keene, consul anglais à Stockholm, qui est déposée au Record-office, et aux lettres échangées entre Fraser et Carmarthen (août 1788). Comme il ne cite pas une ligne de ces lettres, le lecteur n’est pas à même de juger entre les deux historiens. Nous demandons, en conséquence, la permission de nous en tenir à l’opinion consacrée. Voir Geffroy, Gustave III et la Cour de France, et Sorel, la Question d’Orient au XVIIIe siècle.
  10. Voir la Vie de Maret, duc de Bassano, par le baron Ernouf.
  11. Il n’est pas lui-même entièrement à l’abri de l’erreur. Lorsqu’il pense que les premières caricatures politiques employées par les whigs « sont probablement d’origine italienne, » cette suggestion est erronée. Il n’y a d’italien que le nom; les caricatures elles-mêmes ou les médailles caricaturales sont pour la plupart dessinées et gravées par des artistes hollandais. Les cartes comiques n’ont pas été inventées par Townshend, en 1756, comme le croit M. Lecky : j’en ai vu qui dataient du commencement de la restauration. Une erreur un peu plus grave consiste à attribuer à sir Francis Dashwood, chancelier de l’échiquier sous l’administration de lord Bute, le prénom de John. Dashwood a, en effet, donné son nom au fameux Franciscan Club, qui siégeait à l’abbaye de Medmonham.