Les Historiens allemands de la révolution française

LES
HISTORIENS ALLEMANDS
DE LA REVOLUTION FRANCAISE

M. HENRI DE SYBEL

Geschichte der Revolutionszeit von 1789 bis 1795, tomes I-III, 3e édition.


Il faut convenir qu’en racontant la révolution française les historiens étrangers ont sur nous un grand avantage. Ils peuvent considérer avec une tranquillité philosophique des événemens dont le souvenir nous trouble encore comme celui d’une tragédie de famille. Quel esprit sincère oserait se flatter parmi nous de les apprécier sans émotion, sans être à son insu dominé par ses craintes ou ses regrets ? Au bout de quatre-vingts ans, la distance, loin de les diminuer, semble les grandir encore ; on dirait, à la passion que ces événemens allument chez tous ceux qui les abordent, qu’ils sont d’hier. La vérité est qu’ils sont d’aujourd’hui, nous n’en sommes pas sortis. Si des conquêtes ont été faites, que nul ne conteste plus ouvertement, d’autres non moins précieuses ont été perdues, regagnées, perdues de nouveau, en sorte que la moitié de la révolution semble rester à accomplir. Il n’y a pas une des idées ou des utopies qui nous obsèdent, des inquiétudes auxquelles nous sommes en proie, pas un des maux dont nous nous plaignons, qui ne nous reporte à la révolution, qui n’y ait son origine et sa date. Ajoutez l’image toujours présente d’égaremens inouïs qui suffirait à faire vaciller la raison la plus ferme. Les étrangers, qui n’ont pas de pareils souvenirs et que la révolution ne menace plus, devraient la considérer avec plus de sang-froid. Comment se fait-il que la justice ne leur soit pas plus facile qu’à nous ? La révolution aurait-elle remué à de si grandes profondeurs non-seulement les institutions sociales, mais la conscience même, que celle-ci n’ait pu jusqu’à présent retrouver son équilibre ? Il n’en est pas moins curieux d’interroger les historiens étrangers, les Allemands surtout, que les contre-coups de la catastrophe ont atteints de plus près ; leurs points de vue, leurs jugemens, leurs erreurs, ne sont pas les nôtres ; ils portent dans cette étude un genre d’intérêt et un tempérament d’esprit qui leur est propre, d’autres habitudes de pensée, d’autres systèmes historiques. Après tout, la révolution est sortie du fond de notre histoire, elle a mis en jeu, avec les passions communes à tous les hommes, ce qu’il y a de plus intime et de plus particulier dans l’organisation morale de la France ; elle nous a été, si je puis dire, naturelle en un certain sens. Peut-être ne comprendrons-nous jamais parfaitement ce qu’elle eut de prodigieux et de singulier, à moins de regarder attentivement aux surprises et aux méprises des étrangers et de prêter une oreille tranquille à leurs accusations.

M. H. de Sybel, professeur à l’université de Bonn, est un des écrivains contemporains qui se sont occupés de la révolution avec le plus de talent et qui la jugent le plus sévèrement. D’un tempérament froid, M. de Sybel, qui est un élève de Léopold Ranke, se pique comme son maître d’ignorer l’enthousiasme et de ne juger que sur les faits étudiés avec scrupule et d’après les documens les plus authentiques. À cette précieuse qualité, il joint, ce qui n’est nullement indifférent dans un historien de nos révolutions modernes, une assez longue expérience personnelle de la politique active. Il a été pendant plusieurs années député au parlement prussien, où il a siégé, jusqu’en 1866, dans les rangs de la majorité opposante et compté parmi les orateurs écoutés de son parti. Après les victoires de la Prusse, il a fait, ainsi que beaucoup de ses collègues, quelques-uns professeurs comme lui, une conversion dont il n’y a pas à s’étonner. Les professeurs allemands, que nous nous figurons volontiers comme de purs spéculatifs, sont gens fort pratiques et qui résistent peu à l’autorité de l’événement. Libéraux jusqu’à la veille de Sadowa, ministériels convaincus le lendemain, la plupart ont abjuré sans difficulté toute opposition à un gouvernement si heureux. Ainsi a fait M. de Sybel. Il n’en porte pas moins dans ses écrits le ton sérieux et décisif qui convient aux esprits sûrs d’eux-mêmes, et il n’hésite pas plus dans ses jugemens que s’il n’avait jamais changé. Retiré temporairement de la politique active, il poursuit le grand ouvrage dont le quatrième volume est annoncé et qu’il avait conçu dès 1848. Cette date est à remarquer. Les mouvemens qui ébranlèrent cette année-là toute l’Europe se rattachaient sous plus d’un rapport, on ne peut le nier, à celui de 1789. Cette secousse n’ayant manifesté de toutes parts qu’une profonde perturbation d’idées et produit, au lieu d’un progrès dans la liberté, qu’une réaction déplorable et une catastrophe pour le droit, — la révolution, étudiée à cette lumière, n’y a pas gagné. De cette époque a commencé dans beaucoup d’esprits jusque-là sincèrement persuadés du bienfait de la révolution un travail latent de défiance, puis une révision qui, faite par des intelligences aigries et sous l’empire d’un état politique affligeant, s’est enhardie graduellement dans la rigueur et a fini par aboutir à ce qu’on pourrait prendre pour d’éclatantes défections. Il est temps sans doute de se défaire d’un enthousiasme hors de saison, de choisir librement dans l’héritage de la révolution, de la juger en toute franchise, de repousser une solidarité fatale, ne fût-ce que pour décourager ainsi le rêve d’une imitation absurde, si de tels rêves hantaient encore quelques cervelles ; mais il faut nous garder aussi de répandre dans les jugemens que nous portons sur elle l’amertume de nos déceptions. La politique la plus prudente et la meilleure conduite ne prémunissent pas toujours un peuple contre ses propres défaillances et ne le mettent pas nécessairement à l’abri de toutes les surprises. Il ne serait pas juste de rendre la révolution responsable de ce qui doit être imputé aux fautes commises pendant un laps de soixante années ou aux crimes réitérés de l’usurpation. On connaît des historiens qui n’ont raconté l’histoire de la révolution que pour y chercher leur propre apologie, pour lui faire honneur d’idées qu’elle n’a point connues, de systèmes qu’elle a non-seulement repoussés, mais impitoyablement réprimés dès qu’ils ont paru au grand jour. D’autres veulent y découvrir au contraire la source des mécomptes de la France et des dangers qu’ils prévoient pour elle. M. de Sybel y cherche les premières manifestations d’une politique qu’il condamne, et il va sans dire qu’il les y trouve. Ce sont là autant d’écarts à la vraie méthode. On doit juger la révolution en elle-même, sur ce qu’elle a voulu et sur ce qu’elle a fait.

Un procédé si périlleux ne devait pas être employé par un écrivain qui fait profession de n’écouter que les faits et qui surtout a le bonheur de n’avoir point de théorie personnelle à défendre. M. de Sybel n’est ni un utopiste ni un improvisateur, comme le prouve assez son ouvrage, commencé depuis plus de quinze ans ; c’est un chercheur patient et difficile, qui ne se contente pas des sources imprimées ; il court après les documens originaux, il fait grand bruit de ceux qu’il aurait consultés et qui le mettraient à même de présenter sous un jour nouveau, le seul vrai bien entendu, beaucoup de faits importans. En France, les archives de la guerre, celles de l’empire, même les archives presque impénétrables des affaires étrangères, lui ont été ouvertes, et les correspondances des généraux en chef, les dépêches secrètes des commissaires de la convention, les papiers du comité de salut public, ont passé sous ses yeux. Il a fouillé les archives hollandaises de Leyde et les dépôts du State-paper office de Londres, où il a trouvé des trésors. Les archives d’état du royaume de Prusse et plusieurs bibliothèques nationales riches en documens inconnus lui ont donné la clé de bien des mystères. A vrai dire cependant, le nouveau n’est peut-être pas dans son livre en proportion de la peine méritoire qu’il s’est donnée, et cela n’a rien d’extraordinaire. Les actes officiels et les monumens manuscrits, privés ou publics, sont les élémens premiers de l’histoire ; nous faisons le cas qu’il faut des lettres, des dépêches, des papiers de tout genre qui peuvent aider à déterminer plus exactement la part de chaque acteur dans le drame commun ; mais ce qui importe davantage, leur rôle d’ensemble, le caractère, le sens, la portée, la moralité des événemens auxquels ils ont contribué, sont assez connus par ce qu’on sait de leur conduite patente, publique, incontestable, pour qu’à la distance où nous sommes on puisse les apprécier avec sûreté. J’ajouterai que les nouveautés introduites dans cette histoire par l’auteur perdent beaucoup de leur prix pour une autre raison : le livre de M. de Sybel ne contient que de très rares indications de sources et presque aucune citation textuelle. Que veut-il que nous fassions de ses découvertes ? Quand on prétend renouveler une histoire aussi connue, il faut se présenter pièces en main. Nous ne mettons pas sa sincérité en question, nous ne saurions douter de son intelligence : il a bien vu, bien compris, bien raconté, nous voulons le croire ; mais la science, qui n’est pas tenue comme nous à la politesse, ne s’accommode pas de ces actes de foi, elle veut tout voir pour tout vérifier. Ces documens inédits que l’auteur a eu le privilège, refusé à ses lecteurs, d’examiner de ses yeux, il faut qu’il en cite l’essentiel, autrement ils sont comme non avenus. M. de Sybel a voulu faire un livre élégant, littéraire, dégagé de tout appareil pédantesque ; ce n’était pas en vérité le moment, quand on venait s’inscrire en faux contre tant d’opinions accréditées, de déroger aux bonnes vieilles habitudes allemandes. Je n’irai pas au surplus discuter des assertions dont la preuve nous demeure cachée. Il me suffira d’indiquer le point de vue général de l’auteur, d’examiner la manière dont il comprend et apprécie les principes mêmes de la révolution, et de relever quelques-uns des jugemens qu’il porte sur les événemens ou les personnages les plus importans. C’est déjà beaucoup ; mais avec M. de Sybel nous côtoyons toujours de si près l’histoire contemporaine, à travers ses opinions sur un passé encore bien voisin de nous, on aperçoit si clairement son opinion sur l’Allemagne et la France actuelles, on devine si bien les sentimens qui sont ceux de ses compatriotes, que je n’ai pas le courage d’en finir trop vite avec lui. Ce n’est pas le moment d’ignorer ce que les Allemands pensent et d’eux et de nous.


I

Rien ne choque plus vivement M. de Sybel que la place excessive qu’on a laissé la révolution française usurper dans l’histoire. Il se propose, avant tout de remettre en lumière à côté d’elle les événemens contemporains qu’elle a trop éclipsés, de compléter le tableau dont on n’a montré jusqu’à présent qu’une partie, partie principale sans doute, mais qu’on ne saurait isoler des autres sans fausser l’ensemble. Il veut présenter enfin dans leur juste rapport trois faits inséparables, qui dépendent les uns des autres, procèdent de causes analogues et aboutissent à un résultat commun. Ces trois faits sont la révolution démocratique qui renverse la monarchie en France, l’anéantissement de la Pologne par suite des deux derniers partages et la dissolution de l’empire germanique. Déterminés également par la marche générale des choses qui amenait la fin du moyen âge, ils signalent la chute du régime féodal et l’avènement des grands états militaires qui caractérisent l’Europe moderne. Tel est le point de vue où se place M. de Sybel pour refaire non pas l’histoire de la révolution française seulement, mais celle de l’époque révolutionnaire tout entière.

Laissons de côté ce que cette idée présente tout d’abord d’assez étrange. Le double partage de la Pologne et la révolution française mis sur la même ligne comme des faits qui dériveraient des mêmes principes et tendraient à même fin, l’établissement du régime militaire en Europe donné pour la conclusion naturelle de la révolution, ce sont là des paradoxes à coup sûr plus hasardés que spécieux. Que la révolution n’ait point fait ce qu’elle a voulu, et que même elle ait fait tout le contraire, qu’elle ait abordé à l’occident lorsqu’elle croyait marcher à l’orient, on peut le soutenir à la rigueur, et cette thèse a trouvé plus d’un partisan ; mais on ne s’était pas avisé de nier jusqu’ici que ce qu’elle cherchait précisément, son but, sa folie, si l’on veut, était de subordonner la force et d’établir dans le monde un régime civil et libéral. C’est là au surplus une querelle à vider plus tard avec M. de Sybel. Le seul point à noter en ce moment est la place que le partage de la Pologne occupe dans son tableau ; cette place est presque égale à celle de la révolution française. Eh bien ! le premier de ces deux événemens a beau être important, et il l’est sans contredit, l’auteur a beau le grossir encore, en suivre pas à pas la préparation dans les souterrains de la diplomatie où il se complaît, la place qui lui est donnée forme une disproportion évidente. Ce jeu de pirates couronnés reste, malgré le succès qu’il obtient à la fin, d’un faible intérêt à côté de la partie qui s’ouvre bientôt entre eux et la révolution française. Dès que celle-ci s’annonce, elle efface tout, et l’on est singulièrement dépaysé lorsque des grands débats de la convention l’on se voit transporté parmi les Tauenzien, les Buchholz et les Thugut, sur le théâtre des rivalités royales et des savantes jongleries.

Le préjugé qui depuis longtemps identifie l’histoire de l’Europe et celle de la France pendant la période révolutionnaire n’est pas uniquement un préjugé français, il est partagé par les Allemands eux-mêmes ; M. de Sybel, forcé de le reconnaître, s’en indigne et les gourmande sévèrement à ce sujet. Combien, à l’en croire, ce préjugé n’a-t-il pas répandu d’erreurs ! Combien d’illusions préjudiciables à l’honneur allemand n’a-t-il pas consacrées ! Grâce à ce préjugé, la France, qui presque seule a parlé jusqu’à présent, a pu faire en Europe une opinion à sa guise ; tort plus grave et plus inattendu, les envahisseurs de la Pologne ont laissé contre la coutume la parole exclusivement aux vaincus, et ceux-ci en ont abusé pour donner le change au monde à leur profit, et capter aux dépens de la justice la pitié publique ! L’Allemagne, l’innocente Allemagne, a, par son mutisme volontaire, encouragé trop longtemps la calomnie ; l’heure est venue pour elle de rompre le silence, et M. de Sybel se fait fort, en reprenant au point de vue national une histoire profondément altérée, d’y rétablir enfin la vérité à l’aide des documens que la Providence (le mot y est) lui avait réservés ! Nous ne demandons pas mieux que de le suivre dans cette voie, et d’abord, puisque le point de vue national domine tout chez lui, il ne sera pas inutile de le définir avec un peu plus de précision et de chercher quelles sont les règles morales dont il conduit l’historien à faire application dans la politique. Nous n’avons pour cela qu’à voir quelle idée il se fait de la Prusse, de son rôle, des droits que ce rôle lui confère, et de quelle manière il apprécie l’affaire qui lui tient le plus au cœur, le partage de la Pologne. Nous arriverons par ce détour à nous expliquer parfaitement les sévérités qu’il prodigue à la révolution française.

On n’accusera pas M. de Sybel de n’avoir pas cru d’assez bonne heure aux destinées de la Prusse. Plus de quinze années avant le jour qui devait lui donner raison, il ne craignait pas d’identifier la Prusse et l’Allemagne, de confondre le point de vue prussien et le point de vue national. Depuis son origine, la Prusse est le bras de l’Allemagne ; elle est devenue avec le temps le vrai type de l’état moderne, deux gloires qui ne sont pas médiocres et prouvent assez clairement la mission historique dont elle se dit investie. Dès le temps où les Germains disputent aux Slaves les plaines de l’Elbe et de la Vistule, avant même d’être réunis en corps de peuple, les Prussiens opposent les premiers leur poitrine à l’effort des ennemis du nord. Leur rôle grandit encore au XVIe siècle : la Prusse occidentale joue contre Sigismond de Pologne le rôle des Pays-Bas contre Philippe II, et si les orgueilleuses espérances de ce prince sont brisées, si le joug catholique qu’il voulait imposer non-seulement à son pays natal, mais à la Suède, à la Moscovie, à l’Allemagne septentrionale, forteresse du protestantisme, est à jamais repoussé, c’est au futur état prussien qu’on le doit. Au siècle suivant, la mort seule dérobe à Frédéric-Guillaume la gloire d’être avec le prince d’Orange le rempart de l’Allemagne et de l’Europe contre Louis XIV. Quant à Frédéric II, il n’est pas seulement un grand homme, il est l’épée d’Israël ; il arrondit et foi’tifie le premier des états allemands, il affranchit l’Allemagne de la domination polonaise et soustrait au joug de l’étranger un million d’Allemands. S’il y a dans l’affaire quelque chose d’un peu insolite, son excuse est dans le bon sentiment qui l’animait : la première idée de ses plans de ce côté lui vint du désir de dédommager la Russie, obligée de renoncer à la proie qu’elle comptait saisir en Turquie ; rien assurément n’était plus juste. Toujours est-il qu’avec lui l’Allemagne commence à se sentir et frémit de joie en se voyant au nord sous la protection de la Prusse. Cette fonction d’avant-garde, ce rôle de bras libérateur, la Prusse en a été chargée dès l’origine, et n’a cessé de le remplir jusqu’à nos jours.

Ce n’est pas tout, la Prusse a, la première sur le continent, offert le type de l’état représentatif moderne, et c’est à Frédéric-Guillaume, fondateur de la grandeur prussienne, que revient l’honneur de l’avoir réalisé. Il est vrai que cette représentation ne réside ni dans les états, attachés au contraire à la défense obstinée des intérêts locaux, ni dans les classes supérieures, uniquement attentives à maintenir leurs privilèges, ni dans le peuple, qui n’est pas encore éveillé à la conscience politique. Où réside-t-elle donc ? Elle est « exclusivement dans la royauté et dans ses serviteurs, » en sorte que la Prusse représentative est en même temps une monarchie absolue. Ne riez pas, ne dites pas qu’à ce titre la France du XVIIe siècle est aussi un état représentatif, au sens où l’entendait Louis XIV. M. de Sybel parle sérieusement : l’idée créatrice de l’unité et le principe de la force nationale résident dans le roi, par conséquent il représente aussi bien le pays que le parlement d’Angleterre ou le congrès des États-Unis. Frédéric II a de plus le mérite particulier, d’avoir émancipé la politique en la dégageant des liens d’une église dominante ; il a constitué l’état laïque. A regarder la Prusse telle que ses rois l’ont faite à la veille de la révolution française, M. de Sybel trouve un peuple qui n’a ni garanties ni droits, mais qui s’en passe et n’est pas malheureux ; un reste de régime féodal qui se fait sentir d’un bout à l’autre du pays, mais tempéré par des institutions nationales, par une administration exacte et régulière ; une royauté absolue dont le caractère se révèle tantôt par les brutalités du père de Frédéric II, tantôt par l’arbitraire et le règne des favoris comme sous son fils, mais une royauté qui n’en est pas moins la fidèle dépositaire des intérêts de la patrie allemande. Avec cela, qu’a-t-on besoin de la révolution française ? On voit en quoi consiste ce que M. de Sybel appelle le point de vue national. La vraie politique, le véritable droit social, sont connus et pratiqués en Europe longtemps avant la révolution française. Où cela ? En Prusse. La révolution n’a été qu’un trouble-fête, elle a commis le crime d’arrêter pour soixante ans et plus, par la perturbation qu’elle a jetée dans le monde, le plein épanouissement de l’état moderne dont la Prusse offrait l’incomparable modèle !

Veut- on savoir maintenant quels sont, en fait de morale politique, les principes de l’historien ? Il suffit de voir comment il explique et justifie le partage de la Pologne. A part son importance propre, cet événement est d’autant plus curieux qu’il amène un rapprochement naturel entre les procédés de la politique monarchique et ceux de la politique populaire. La révolution française a le tort, très grave il est vrai, surtout aux yeux d’un homme comme M. de Sybel, d’avoir échoué, tandis que le complot des souverains du nord a réussi, que leur œuvre subsiste et paraît définitive. M. de Sybel parle tout couramment de l’anéantissement de la Pologne comme d’un fait sur lequel il n’y a pas à revenir. Cette différence de succès est chose à considérer sans doute, mais elle ne change rien au caractère de l’entreprise, ni à la moralité des mobiles qui en ont dirigé l’exécution.

M. de Sybel a eu beau s’étendre à satiété sur les négociations embrouillées par le mensonge et l’équivoque qui précédèrent l’exécution du complot tramé contre la Pologne, il n’a pu découvrir dans les pièces diplomatiques qu’il a interrogées une seule démarche qui n’ajoute à l’odieux de l’entreprise. On ne se rappelle pas assez ce qu’étaient les souverains qui, au moment même où ils la consommaient, se donnaient pour les libérateurs de la France et les champions du droit. Ce n’est pas la première fois qu’on en fait la remarque, on est en général trop porté à oublier que la politique royale a entassé plus de ruines, fait verser plus de larmes et porté plus d’atteintes à la justice, toujours sous les apparences de l’ordre social à maintenir, que les explosions populaires ; elle a l’art seulement de mettre dans son action un sang-froid meurtrier qui effraie moins que les emportemens désordonnés de la démocratie. L’œuvre méditée contre la Pologne s’accomplit sans bruit. Ce n’est pas le lieu de la raconter ici ; tout ce que je puis dire, c’est que, lorsqu’après quinze ans d’un recueillement salutaire la Pologne entreprit en 1788 de porter remède aux vices de la constitution qui avait préparé sa ruine, elle semblait entièrement renouvelée. On trouverait difficilement dans l’histoire un aussi remarquable exemple de patience, de modération, d’intégrité dans une assemblée délibérante, d’esprit politique et de patriotisme dans un peuple turbulent, comme aussi de lâche méchanceté dans un vieil oppresseur et de perfidie dans un soi-disant ami. Tandis que Catherine, en guerre avec la Turquie, ne peut s’opposer à ces réformes, le roi de Prusse, Frédéric-Guillaume II, encourage la diète à les accomplir. Il conclut avec elle en 1790 un traité d’alliance et de garantie réciproque, et pendant deux ans, soit par ses lettres, soit par l’intermédiaire de son agent à Varsovie, M. de Goltz, il la rassure et lui renouvelle ses protestations de loyale protection. Une année se passe, Catherine a conclu la paix de Jassy ; elle renoue aussitôt le fil de ses intrigues en Pologne, elle forme avec des traîtres la confédération de Targowitz « pour restaurer les libertés de la république, » et force le roi Stanislas à y entrer. La diète s’adresse au roi de Prusse pour réclamer de lui l’appui convenu ; celui-ci élude longtemps et finit par répondre qu’il n’a jamais songé à défendre une constitution adoptée sans son concours. Catherine a envahi les frontières de la Pologne depuis la Baltique jusqu’au Pont-Euxin, et se heurte contre la résistance inattendue de Poniatowski et de Kosciusko ; les Prussiens, qui viennent de faire la campagne de France, sont en pleine retraite ; le roi Frédéric-Guillaume se montre disposé à se séparer de la coalition, et laisse entendre dans l’entrevue de Verdun qu’il ne peut continuer la guerre, s’il n’est assuré d’une indemnité. On se comprend à demi-mot, et c’est aux dépens de la Pologne que se resserre l’alliance des souverains contre la révolution française. Ce qui suit n’offre plus qu’un dégoûtant mélange de perfidie et de brutalité. On vit en juin 1793 la Prusse et la Russie réunies faire voter à Grodno, par une diète formée de leurs partisans, sous la menace de l’emprisonnement, de l’exil et du canon, sous la pression de toutes les violences que les agens du despotisme sont si ingénieux à inventer, une cession de territoires déterminés par les envahisseurs eux-mêmes, avec la clause insultante d’une garantie des autres possessions de la république. On a dit, pour expliquer l’abstention de l’Autriche, que l’Alsace et la Lorraine devaient lui être abandonnées en compensation ; M. de Sybel, qui nous affirme après tant d’autres que les coalisés n’en voulaient pas à l’intégrité de notre territoire, qui a tant lu de correspondances secrètes et tant pénétré de mystères, devrait bien nous éclairer sur ce qu’il faut en croire. Ce qu’il y a de certain, c’est que les armées alliées refusèrent d’accepter la reddition de Strasbourg au nom de Louis XVII, et prirent possession de Valenciennes et de Condé au nom de l’Autriche.

On sait aujourd’hui ce que vaut la doctrine qui consiste à justifier par les vices du gouvernement d’un peuple et les divisions qui le déchirent un attentat à son indépendance ; nous avons appris par des leçons qu’on n’oublie point ce qu’elle cache de bas intérêts et de desseins inavouables. Quel gouvernement est assez sûr de sa propre, perfection pour avoir le droit d’agir en messie armé de la justice ? Ce n’est pas d’ailleurs à la pointe de l’épée que s’implantent chez un peuple les vertus politiques ; l’épée n’importe que désordre et servitude. On sait tout cela ; mais il n’en est pas moins instructif de voir l’impératrice de Russie faire marcher une armée en Pologne pour restaurer les libertés de la république[1] et pour arrêter le fatal progrès de l’esprit monarchique[2], tandis que le roi Frédéric-Guillaume II invoque la nécessité d’opposer une digue à une propagande anarchique et aux doctrines de désordre soutenues dans les clubs. Admirable entente de deux souverains, dont l’un va défendre les libertés républicaines, et l’autre étouffer un foyer de jacobinisme ! Qui oserait après cela reprocher trop durement à la révolution d’avoir eu dans ses principes une foi aveugle et cru qu’ils renfermaient la régénération universelle ? M. de Sybel n’en montre pas moins pour ceux qui ont exécuté la Pologne, pour la Prusse surtout, une extrême indulgence. J’admire l’adresse avec laquelle il pratique le système de bascule entre la raison morale et la raison d’état, entre l’intérêt et le droit, entre des procédés plus dignes des tyranneaux de la Romagne au XVIe siècle que de grands états du XVIIIe et les sophismes philosophiques les plus grossiers. Il a réponse à tous les reproches, et pour toute action odieuse une atténuation. Il s’afflige des brutalités qui ont accompagné l’événement ; mais y eut-il jamais agression justifiée par de plus pressans motifs de sécurité personnelle ? Forte, la Pologne avait toujours été une menace pour la Prusse ; faible, elle était une place d’armes de la Russie. il regrette ces violations du droit existant et des engagemens les plus formels ; mais la Pologne n’avait-elle pas la première brisé l’alliance en se rapprochant de l’Autriche et de la Russie, contre lesquelles cette alliance était dirigée ? Et la Prusse pouvait-elle se charger de défendre les propriétaires de serfs polonais, assister dans une imprudente abstention à l’agrandissement des deux puissances ses rivales ? Il gémit pathétiquement des violences commises dans le partage ; mais le partage a un défaut plus grave, il a été mal fait. Le roi de Prusse, moins sage que Frédéric II, a cette fois laissé trop prendre à la Russie, lorsque lui étaient si clairement tracés les territoires dévolus à la Prusse par la nature elle-même. « Pour le peuple qui possède Breslau, Posen et Kœnigsberg, il n’y a qu’une frontière sûre, et la nature l’a marquée en traits lumineux : c’est la ligne du Niémen, de la Narew et de la Vistule[3]. » On reconnaît ici la théorie des frontières naturelles dans toute la crudité de ses prétentions absolues. Que M. de Sybel signale ensuite d’un ton dévot le danger pour les états de s’ériger en instrumens d’une Providence sévère, il pouvait se dispenser de cette rhétorique. Quand on profite si largement de la spoliation, mieux vaut le faire sans tenter de la justifier et attendre en silence que le temps en couvre l’odieux de son voile d’oubli.

Au surplus, en plaidant pour la Prusse, M. de Sybel n’entend pas se faire l’apologiste des complices de celle-ci, et malgré son indulgence il grossit volontiers leur part dans l’action commune. En général il ne ménage ni l’Autriche ni la Russie ; il prend un plaisir évident à trouver entre le tsarisme russe et la démocratie française des analogies inattendues, et l’on peut croire qu’il ne se propose pas précisément de faire de cette parenté un titre d’honneur ni pour l’un ni pour l’autre. Le septième livre de son histoire s’ouvre par un parallèle suivi entre les caractères de la politique russe et ceux de la politique révolutionnaire. « Tandis que partout ailleurs la liberté personnelle, manifestée par l’indépendance de la pensée et la sûreté de la propriété, est la tendance dominante du siècle, ici apparaissent deux puissances qui ramassent et absorbent dans une dictature de fer toutes les forces morales et matérielles du pays, et les emploient à soumettre le monde. Certes l’Europe eût été assez forte pour leur résister à toutes deux, si les chefs eussent compris le péril et su se maintenir unis. C’est le contraire qui est arrivé : dès lors, chaque faute commise par eux a dû tourner sur-le-champ en avantages pour leurs adversaires. De mois en mois, on a vu le règne de la liberté moderne perdre du terrain, jusqu’à ce qu’enfin les forces russes et les forces françaises se soient entre-choquées sur le continent inondé[4]. » La fantaisie des rapprochemens n’en a guère inspiré, que je sache, de plus superficiel et de plus bizarre. On se figurait généralement la révolution comme l’antagoniste naturelle du tsarisme, et la contre-révolution passait pour avoir en Russie son point d’appui et son foyer principal ; on pouvait le croire, du moins en considérant qu’à toutes les époques la réaction est partie de la Russie comme l’action de la France. M. de Sybel les enveloppe dans le même arrêt et voit en elles les deux faces du mauvais génie de l’Europe. Il ne faudrait pas encore une fois en conclure qu’on rencontrera en lui un adversaire systématique de la force. Il excelle au contraire, comme beaucoup de ses compatriotes, à en justifier après coup l’emploi et à trouver une explication rationnelle à ses triomphes. Un certain respect philosophique de la force préside habituellement à la manière dont on comprend l’histoire en Allemagne ; nulle part on ne s’entend mieux à élever de merveilleux systèmes de nécessités métaphysiques sur le plan que le succès a tracé : la force est l’architecte, les écrivains sont les maçons. Puisse cette disposition, plus dominante que jamais à cette heure, ne pas préparer à ceux qui s’y abandonnent de tristes déconvenues ! Il ne saurait dans tous les cas y en avoir de plus mauvaise pour aborder l’histoire d’un temps où la foi au droit abstrait, poussée jusqu’au délire, fit oublier à tout un peuple le respect dû à la consécration des siècles, à l’autorité des traditions et à l’ascendant qu’elle exerce sur la masse des hommes. M. de Sybel a pu croire la révolution aussi anéantie que la Pologne, il s’est trompé : si ses rêves sont à jamais condamnés, son esprit, en ce qu’il eut de légitime et de bon, n’est pas détruit, il gouverne le monde au contraire ; loin d’apparaître comme un accident local ou une maladie passagère, il fut et il est encore une puissance très salutaire, très nouvelle et très efficace, dont les bienfaits sont loin d’être épuisés.


II

Arrivé aux luttes intestines de la convention et aux premières victoires de la France sur l’étranger, c’est-à-dire au moment où la décision de la querelle est définitivement abandonnée à la force, l’historien résume enfin d’une manière générale son sentiment sur la révolution française. C’est la juger un peu tard peut-être, lorsqu’elle a déjà subi plus d’une déviation, lorsque de graves erreurs en ont altéré l’esprit, lorsque des forfaits ont mis aux prises d’irréconciliables passions et substitué partout des désirs de réaction ou de vengeance à l’unanimité de la pensée première. M. de Sybel ne se soucie point de faire cette distinction d’époques ; le mal remonte si haut et les fautes ou les crimes ont commencé de si bonne heure que ses sévérités s’étendent indifféremment à tous les âges de la révolution française et jusqu’à sa naissance. Il aperçoit, il est vrai, des causes profondes qui la rendaient inévitable ; mais ces causes sont de telle nature que, s’il en était sorti autre chose qu’une longue suite d’aberrations, c’eût été un vrai miracle. « L’exemple de la cour depuis François Ier jusqu’à Louis XV avait démoralisé les classes supérieures jusque dans la moelle des os ; la classe moyenne, de plus en plus dépouillée de droits politiques, était par suite devenue de plus en plus étrangère aux conditions de la vie publique ; la masse du peuple, rongée sans relâche par la faim et la misère, était tombée dans un profond avilissement[5]. » On se demande en lisant ces lignes par quel moyen une nation en proie depuis si longtemps aux vices et à l’oppression d’un régime byzantin eût pu se relever, si ce n’est par une énergique réaction sur elle-même, c’est-à-dire par une révolution. Placez l’initiative politique où vous voudrez, dans une classe d’élite, dans un grand ministre ou dans le prince, la régénération ne peut s’opérer miraculeusement ; il faut du moins que la nation n’y résiste pas par la dégradation de son état moral, et que tous les ressorts de la vie n’y soient pas détruits.

On sait comment, de son point de vue catholique, M. de Maistre considère la révolution française : elle a été d’autant plus salutaire qu’elle a été plus atroce et plus délirante ; les fautes dont s’étaient chargés toutes les classes et les souverains eux-mêmes exigeaient cette expiation par le sang, source mystérieuse et unique de renouvellement. M. de Sybel admet le même point de départ, mais pour arriver à une conclusion contraire : à tout prendre, la révolution a été mauvaise, quoiqu’elle ait peut-être, ajoute-t-il par inadvertance, accéléré d’un siècle pour toute l’Europe la chute du système féodal[6]. Personne ne songe à nier le triple effet de la corruption par l’exemple, par la misère et par l’arbitraire, et ne conteste le mal que l’ancien régime avait fait à la France. Nous ne fermons pas les yeux aux défaillances ou aux erreurs que peuvent offrir certaines pages de notre histoire, nous tâchons de nous en souvenir assez pour échapper à une infatuation ridicule, qui est le mensonge du patriotisme, et nous défendre de l’ingratitude à l’égard de ceux qui ont fait la révolution. Que dans cette révolution bien des erreurs et des fautes s’expliquent par l’éducation monarchique et catholique de la France, je ne refuserai pas de l’admettre, sans vouloir pour cela tout rapporter à une sorte de péché originel et décharger les individus de la juste responsabilité qui doit peser sur chacun d’eux. Ce que je nie, c’est que la corruption eût tout envahi. La classe moyenne n’avait pas désappris toute vertu ; si la monarchie la tenait de plus en plus éloignée des affaires, ses grands hommes, depuis trois siècles, la nourrissaient des vérités sociales qui devaient faire sa force au jour de l’action : aussi a-t-elle manifesté ce jour-là dans ses meilleurs représentans, n’en déplaise à M. de Sybel, une sûreté de vues, une décision de volonté, une rectitude pratique incomparables. Au-dessous de cette classe moyenne, il y avait un peuple, misérable sans doute et trop aigri par la triste imprévoyance des classes privilégiées, mais vivace et robuste, qui gardait au plus haut degré la dernière vertu politique qui résiste à l’ignorance, le sentiment national. Si le byzantinisme, pour parler comme M. de Sybel, avait fait du peuple français ce qu’il dit, la révolution ayant échoué, la France devrait avoir déjà disparu, ou n’être plus comptée pour rien ; il nous semble que depuis quatre-vingts ans elle a fait néanmoins quelque figure dans le monde, je ne dis pas par ses armes, c’est une gloire que je ne me soucie pas de revendiquer, mais par sa participation au labeur commun des peuples civilisés.

Au fond, le grief sérieux de M. de Sybel contre la révolution française est la prétention qu’elle eut d’imposer ses idées au monde, qui n’en avait aucun besoin. Il veut bien reconnaître en elle, malgré tout, un des épisodes de la grande révolution qui a engendré le monde moderne, et qui tend à instituer partout sur les ruines des autorités factices le règne de la liberté, de la raison et du droit, Elle procède des mêmes principes que le combat de l’Allemagne contre la hiérarchie catholique, et que ceux de la Hollande contre l’Espagne, de l’Angleterre contre les Stuarts, de l’Amérique contre l’Angleterre. Seulement elle a eu le malheur de s’égarer dès les premiers pas, et l’on ne voit guère ce qui la caractérise aux yeux de M. de Sybel, si ce ne sont ses écarts mêmes ; en second lieu, elle a eu le tort d’affecter une portée universelle, tandis qu’elle était un fait exclusivement français, légitime en France, où il y avait des abus à détruire et des maux à réparer, mais qui ne devait point dépasser ses frontières. Cette opinion, qui n’est pas nouvelle, ne tient pas devant une observation attentive. A Dieu ne plaise que je prétende ériger, comme on l’a fait ridiculement, la révolution la moins mystique qui fut jamais en je ne sais quelle révélation ! Qui s’aviserait cependant de contester qu’il y ait en Europe quelque chose qu’on appelle les idées de la révolution, idées acceptées des uns, repoussées par les autres, et que personne ne peut méconnaître ? Qu’on y voie le résultat d’une servile imitation ou d’une maladie que la France aurait inoculée au monde, l’existence de ce courant n’en est pas moins incontestable, et la sainte-alliance des souverains sous la restauration, comme cette autre sainte-alliance formée à leur insu par tous ceux qui voudraient retenir le monde sur la pente où ces idées l’entraînent, en est un éclatant témoignage. C’est là une question de fait, non d’interprétation, et il n’y a pas de fait mieux constatée. Si maintenant vous en cherchez la raison, elle ne vous échappera pas longtemps. La révolution française a été provoquée par des causes particulières et par des nécessités locales, rien de plus certain ; mais dès le début elle ne s’annonce pas comme la revendication d’un droit national trop obscurci pour qu’il fût possible de le reconnaître facilement, si jamais il avait existé : elle se proclame au nom d’idées universelles comme la raison humaine. Ces idées, la France ne les a pas découvertes sans doute ; mais, la première entre les nations modernes, elle y a cru d’une foi assez ferme pour les adopter, en dépit d’une longue tradition d’obéissance, comme règles de sa politique, pour tenter de les appliquer à la rigueur et leur faire le sacrifice de ses institutions ; elle les a énoncées avec une force, formulées avec une clarté encore inconnues, et sans menaces ni propagande, par la seule énergie de ses affirmations lumineuses, elle les a fait pénétrer dans tous les esprits. Ils en sont hantés malgré eux ; ces idées n’ont pas à l’heure qu’il est d’adversaire qui n’en porte en lui l’ineffaçable empreinte. Ce qui était notion abstraite est entré dans la substance même de l’intelligence et devenu vivant. Voilà, réduit à ce que nous révèle l’examen le plus froidement impartial, ce qui constitue l’universalité de l’esprit de la révolution. Cet esprit ne diffère point des idées de justice qui s’agitaient, au moment où elle éclata, dans toutes les têtes pensantes ; il est, ce que toutes ces idées n’étaient point, un levier politique et social dont les peuples se sont emparés, et que les vieilles autorités n’ont pu, malgré bien des efforts, briser jusqu’à présent entre leurs mains.

Il y a des dons qu’il n’est pas possible de refuser ; le plus sage serait de les accepter de bonne grâce, si peu agréables qu’ils puissent être. M. de Sybel ne saurait en prendre son parti, et son orgueil national se révolte à la pensée de devoir quelque chose à la révolution française, fût-ce de simples idées. Sa mauvaise humeur se traduit dans un langage qu’on n’attendrait pas d’un libéral comme lui. « La vanité avec laquelle la révolution française (il ne s’agit ici que de ses principes) s’est considérée comme la libératrice universelle n’était pas seulement subversive de l’ordre européen, elle était encore un attentat à la liberté des autres états[7]. » C’est raisonner justement comme les souverains coalisés et parler comme le duc de Brunswick. Aussi M. de Sybel est-il très médiocrement admirateur de la déclaration des droits, ou, pour mieux dire, la juge-t-il avec une rigueur qu’il pousserait volontiers jusqu’à la raillerie, si la raillerie pouvait être le talent d’un écrivain aussi grave. Il avoue que cette idée était dans l’air, et que, sans parler du précédent fourni par le manifeste des Américains contre l’Angleterre, tout y poussait, spécialement le vœu de plusieurs cahiers qui en contenaient la proposition formelle. Privés de toute participation aux affaires, les esprits, dont il n’est pas toujours si facile qu’on le pense d’effacer la noble préoccupation de la chose publique, s’en livraient avec plus d’ardeur à la politique théorique ; tout le monde comprenait qu’un nouvel ordre de choses devait reposer sur de nouveaux principes, et l’on demandait avec instance que ces principes fussent formulés. — N’importe, M. de Sybel ne voit dans ces vœux qu’un symptôme alarmant de la maladie dont la France était travaillée, et qui consistait en ce que la nation était devenue peu à peu étrangère à ses institutions et n’avait plus pour elles le moindre attachement. Oui, c’est vrai, la France avait perdu toute foi dans le régime qu’elle subissait depuis des siècles, et c’est là certes une situation d’esprit pénible et menaçante. Il est dur pour une génération d’être amenée à la nécessité de tout dater d’elle-même : elle se voit privée par là d’une grande force et d’un frein puissant, le respect du passé : aussi n’est-ce jamais par un pur caprice qu’un peuple en arrive à rompre brusquement avec ses traditions et à désavouer son histoire. On a pu demander sans absurdité s’il y avait une constitution en France avant la révolution[8], comme si une nation pouvait vivre sans constitution, et l’on a pu répondre avec vérité qu’il n’y en avait point. Cela veut dire que la machine du gouvernement, formée de coutumes violées à chaque instant et d’envahissemens dissimulés, s’était usée à la longue, qu’entre les autorités établies et l’opinion publique il y avait un abîme, que les privilèges anciens et les prétentions nouvelles, « qui ne s’accordent jamais si bien ensemble que dans le silence, » éclairés par la lumière des discussions, se reconnaissaient incompatibles et avaient amené la France à un conflit inévitable. C’est ainsi que, pour se sauver elle-même, elle fut conduite à se poser avec un éclat inouï la plus terrible des questions, et se vit mise en demeure d’opter entre le maintien des droits consacrés par le temps et les exigences du droit idéal. Les entrailles de la société française furent ouvertes, pour ainsi dire, à la lumière, et tous les regards y cherchèrent avec angoisse la réponse au problème, problème redoutable assurément, et qu’on ne s’expliquerait pas qu’aucun peuple eût jamais abordé de gaîté de cœur, s’il avait pu l’éviter ; car, si les droits acquis par la faveur, le privilège ou la fraude choquent la raison, ils sont souvent possédés de bonne foi et par conséquent dignes de respect ; ils ont d’ailleurs quelque chose de précis qui tient en bride les ambitions perturbatrices et est la sauvegarde de l’ordre. Si le droit idéal impose par son autorité, s’il élève la dignité humaine et coupe court aux privilèges non justifiés, il abandonne la loi sociale à l’interprétation du sens individuel, il déchaîne et, qui pis est, il semble sanctifier le fanatisme ; souvent obscurci de nuages jusque dans les têtes les mieux faites, il livre la société aux folles expériences des cerveaux malades et à l’instabilité de toutes les espérances. Quelle intelligence une telle question ne ferait-elle pas vaciller ? Je ne m’étonne pas des incertitudes qu’on a reprochées injustement aux classes privilégiées, ni de leur acharnement à défendre d’abord des titres qu’elles tenaient pour inviolables, ni de l’illumination soudaine en apparence qui leur en fait faire d’un seul coup le sacrifice, ni de la pente qu’on remarque bientôt après jusque dans les plus ardens aux réformes et les plus impétueusement emportés vers la justice à revenir sur une abdication irréfléchie. Je ne m’étonne pas non plus qu’au milieu de ces perplexités ceux qui proclamèrent la révolution aient voulu d’abord jeter une ancre dans l’océan des idées : ce fut la déclaration des droits. Ils ne songèrent pas à formuler un dogme religieux, ils voulurent marquer une limite. Ils l’ont fait avec une puissance, une noblesse, une bonne foi dont on ne leur ôtera jamais l’honneur.

La société actuelle n’est plus, comme celle dont la révolution a marqué la fin, sous l’empire exclusif d’une doctrine maîtresse de toutes les consciences, qui avait tout fait à son image et dominait de l’autorité de ses dogmes absolus les institutions publiques et la vie tout entière. La raison a sa part reconnue dans l’aménagement sans cesse renouvelé des sociétés, et il n’y a plus à opposer à un système inflexible une nouvelle conception de l’existence humaine. Toute déclaration des droits serait aujourd’hui une reproduction hors de propos. On n’ignore point d’ailleurs ce que l’intelligence court de risques à vouloir tracer dans le vague infini le plan de la cité du droit ; mais, si cette entreprise a ses difficultés et ses périls, il n’est pas juste pour cela d’abuser de quelques définitions insuffisantes ou fausses, comme le fait M. de Sybel dans une critique exagérée de la déclaration de La Fayette, pour dénier toute opportunité à celle de 89, que dis-je ? pour lui imputer d’avoir ouvert le champ à toutes les folies. Ces folies ont eu d’autres causes moins accidentelles, et la déclaration était un monument élevé précisément pour leur servir de digue. Dans tout le cours de la révolution, sous des dénominations et des formes diverses, deux partis apparaissent constamment aux prises. On voit d’un côté tous ceux qui, les premiers sacrifices une fois faits et lorsque le droit idéal a été proclamé, voudraient en attendre du temps la réalisation progressive, et laisser beaucoup d’abus apparens ou réels disparaître par degrés sous l’action lente, bien que continue, de la raison publique. Constitutionnels, feuillans, girondins, quel que soit le régime dont ils veulent doter la France, ils s’accordent tous dans cette grande pensée, qu’il faut à la société des institutions fixes, et que l’homme ne peut établir d’emblée tout ce qu’il conçoit, remplacer par son action improvisée le cours et la collaboration des siècles. La sagesse était, on peut le dire, de leur côté, et il sera à jamais regrettable qu’ils n’aient pas eu le dernier mot. En face de ces partis se trouvent ceux qui, dans l’aveugle impétuosité de leurs désirs, s’élancent au travers de tous les obstacles à l’assaut du droit idéal qui leur apparaît obscurément, c’est-à-dire les rationalistes à outrance, qui ne croient rien de fait lorsqu’il reste quelque chose à faire. Tandis que les premiers placent toujours à portée de la vue et de la puissance humaines le droit réalisable, les autres en poursuivent l’image mobile jusqu’aux confins du royaume des rêves. Ces deux grands partis, qui enveloppent toutes les dissidences secondaires, se sont heurtés et combattus à toutes les époques de la révolution ; on a vu cette division poindre dans la constituante, s’accentuer dans la législative, atteindre dans la convention le dernier degré de la violence. A plus d’une reprise, les partis ont paru changer de rôle ; tels qui la veille étaient les défenseurs du droit idéal se sont trouvés le lendemain, mais déjà trop tard, former en face d’adversaires plus emportés le parti des politiques. Il s’est rencontré à la fin une faction de rationalistes que l’ivresse de la logique avait conduits à cette monstrueuse contradiction de rendre impossible ou de repousser expressément toute forme politique, parce qu’ils croyaient y voir une limitation du droit idéal, comme si le droit ne se dérobait pas à toutes les prises de la raison dès qu’on le sépare absolument des réalités qui en sont la substance, comme s’il pouvait même exister un droit quelconque en dehors d’un ordre de choses établi et d’institutions acceptées et tutélaires. Ce sont ces excès, ce sont les conséquences déplorables qu’ils ont produites, que les législateurs de la constituante voulaient prévenir par cette déclaration des droits, devenue, quoi qu’on en dise, la charte désormais indestructible des peuples policés, et qui, tout en ne parlant que de droits, impliquait si clairement le devoir souverain de respecter chez tous le droit qu’il était permis à chacun de revendiquer.

Ces législateurs entendaient donner aussi pour garantie et pour commentaire à la déclaration des droits des institutions capables de maîtriser à la fois les prétentions des classes émancipées et les tentatives réactionnaires de ceux que la révolution avait dépossédés. De là l’importance attachée par eux aux formes politiques, importance dont M. de Sybel, toujours difficile à contenter, trouve moyen de faire un nouveau reproche à la révolution. Du jour où la monarchie sans contrôle était apparue comme la cause du mal, on dut être porté naturellement à s’en éloigner, et d’étape en étape on ne s’arrêta que dans la démocratie absolue. Nul ne prétend soutenir que la révolution n’ait pas commis des fautes graves dans le choix et l’arrangement des formes politiques, et il est bien permis de regretter que, sous la double impulsion d’événemens funestes et du fanatisme d’une multitude irritée, elle en soit venue à n’avoir foi que dans le gouvernement des classes les plus nombreuses, force mobile et facile à séduire, parce qu’elle est passionnée, prompte à s’égarer, parce qu’elle ne saurait posséder ni l’expérience ni la prévoyance politiques. Au lieu de diminuer l’importance des formes politiques, ces méprises, la font mieux ressortir, et peu d’esprits réfléchis doutent à l’heure qu’il est qu’elles ne comptent parmi les plus fatales erreurs de la révolution. Plus sagement équilibrée et maniée avec plus de prudence, la machine politique aurait-elle suffi pour empêcher tous les cataclysmes et tous les crimes ? Personne n’oserait le dire ; mais elle eût certainement prévenu bien des chocs et écarté plus d’un péril. Il est extrêmement difficile de démêler dans les critiques de M. de Sybel quelle forme il eût estimée la plus convenable pour la France. Il oppose l’une à l’autre la centralisation et la démocratie, quoique toute notre histoire depuis la révolution montre assez clairement qu’elles ne sont point incompatibles, et plus la première lui paraît conforme à notre nature, plus il est décisif à soutenir que nous sommes incapables de la seconde : conclusion singulière, quand on songe qu’elle s’applique à un peuple auquel on a reproché, non sans raison, de trop sacrifier à l’égalité, et qui n’a pas d’instinct plus enraciné que son antipathie invincible contre les distinctions aristocratiques de l’ancien régime. On ne saurait se flatter de comprendre toujours parfaitement un écrivain qui se plaît à employer dans un sens particulier les mots les moins équivoques, et qui, par exemple, identifie la démocratie et la liberté. Si elles ne s’excluent pas l’une l’autre, elles ne sont pas non plus identiques, et l’expérience montre qu’elles peuvent se trouver chez un peuple en raison inverse l’une de l’autre. M. de Sybel a besoin de les confondre pour en faire l’apanage de la race anglo-saxonne et pour nous déclarer au contraire absolument inhabiles à les posséder. « Ses qualités et ses défauts, dit-il en parlant de la France, la poussent également vers une monarchie qui paraîtrait aux autres nations presque une tyrannie[9], » ce qui n’empêche pas M. de Sybel, qui est doué d’une merveilleuse adresse pour faire des mots ce qu’il lui plaît, de reconnaître qu’après tout nous sommes libres à notre façon. « Il n’est pas moins évident que, si la liberté d’un peuple consiste à vivre selon les lois de sa nature, les efforts que fait la France pour se donner un gouvernement démocratique (c’est-à-dire, dans la langue de l’historien, libéral) sont en contradiction avec sa liberté, » de telle sorte qu’à supposer, comme le fait précisément M. de Sybel, la France destituée d’esprit politique et portée à aimer une centralisation écrasante, sa liberté consisterait à vivre dans la servitude. M. de Sybel aurait-il voulu essayer ici du persiflage ? Je ne puis croire qu’il ait eu un seul moment cette malheureuse prétention, et j’aime mieux prendre cette étrange pensée pour une simple naïveté. Toujours est-il que son livre atteste d’un bout à l’autre combien le fait actuel impose à son esprit, et combien l’accident le plus aisément explicable par mille causes passagères est prompt à se transformer sous sa plume en un argument irréfragable. M. de Sybel pense moins à la révolution qu’à la trop longue éclipse que subit la liberté en France, lorsqu’il prononce d’un ton si tranchant que celle-ci ne saurait y vivre. Il devrait bien expliquer, s’il en est ainsi, pourquoi dès le premier jour où la France, après des siècles de silence, trouve une voix et peut émettre un vœu, c’est pour réclamer la liberté, comment il se fait que tous ses efforts tendent à la conquérir, et que, lorsque cette liberté lui est temporairement ravie, elle ressent un malaise que rien ne peut tromper, et menace constamment de troubler le monde par ses agitations. Sans abuser contre l’auteur de démarches que je n’ai pas à juger, il me pardonnera de croire qu’avant de mettre ainsi de son autorité privée les autres au ban de la liberté, il faudrait regarder plus près de soi si elle n’a pas à souffrir d’amères humiliations ; il ne me saura pas mauvais gré de lui rappeler que la France a donné plus d’une leçon de liberté au monde et sonné plus d’une fois le réveil des peuples quand l’Allemagne dormait encore d’un profond sommeil.

Il n’y a guère d’homme qui ne considère sa race comme la première de toutes, car il y a toujours une certaine douceur à se figurer qu’on appartient à l’aristocratie de l’espèce humaine ; on sait à cet égard la modestie des Allemands, et nous sommes faits à leurs dédains. Cependant la prétention de s’arroger le privilège de la liberté et d’en exclure les peuples d’une autre race est un lieu commun auquel il serait temps, ce me semble, de renoncer. S’il est un fait évident aujourd’hui en Europe, c’est la tendance des sociétés cultivées à s’arranger sur le même plan, à réclamer les mêmes garanties, à chercher et à pratiquer la liberté sous les mêmes conditions. Est-ce à dire qu’il y ait quelque part un mécanisme fait pour produire la liberté comme un métier produit un tissu ? Non, sans doute ; cela signifie seulement que, parvenus à un degré de culture analogue, modifiés par une solidarité d’affaires et une influence réciproque qui atténuent de plus en plus les diversités nationales, ayant des intérêts de même nature à protéger, les peuples ont besoin des mêmes sécurités ; il faut qu’ils puissent contrôler leurs gouvernemens, et ce contrôle ne saurait s’exercer dans nos grandes sociétés que par des procédés fort semblables. Les originalités de tempérament et d’esprit persisteront néanmoins dans le gouvernement comme ailleurs, les différens peuples continueront à présenter dans la pratique et les moyens de la liberté des nuances particulières et des degrés divers ; mais ils ne seront plus que les variétés d’un même type, qui est celui de la société libre moderne. Des faits éclatans dominent déjà toutes les différences ; les lumières se généralisent, l’esprit d’égalité juridique se répand ; on voit partout un nombre d’hommes chaque jour croissant s’intéresser aux affaires publiques et se faire admettre à y participer ; partout on voit les minorités les plus jalouses ouvrir leurs rangs ; des forces que rien ne peut contenir conspirent à installer la démocratie dans le monde. C’est la révolution française qui la première en a proclamé l’avènement sur le continent, et à la vue de son rêve en train de se réaliser peu à peu il n’est point permis de ne voir en elle qu’une entreprise avortée et de la ranger dès à présent dans l’histoire funèbre des échecs de la raison.


III

Je ne voudrais pas que le lecteur eût la pensée d’attribuer la longueur de cette discussion à un parti pris de chicaner un écrivain de talent ; je cherche sur quelle question importante je pourrais me trouver d’accord avec lui. Malheureusement le point de vue auquel il s’est placé fausse à ses yeux toutes les perspectives, et, de même qu’il lui a fait méconnaître le génie et le sens même de la révolution française, il l’induit sur les actes fondamentaux de cette révolution en des jugemens auxquels ne saurait souscrire quiconque n’ignore pas absolument l’histoire de ce temps. Jamais l’esprit de système n’eut un effet plus fâcheux et ne stérilisa au même degré les efforts d’une curiosité patiente dont il y avait lieu d’attendre quelque chose. Il a fallu, par exemple, toute l’illusion d’un esprit préoccupé pour conduire l’historien à cette conclusion étonnante, que la révolution française a créé en Europe l’état militaire. M. de Sybel ne se contente pas de dire, il faut bien le remarquer, qu’à force de fatiguer le pays de luttes civiles la révolution a fini par le jeter aux bras d’un dictateur et par l’enchaîner au service de son ambition. Il soutient que l’établissement de l’état militaire est sorti de la révolution comme son fruit naturel, et que le règne de l’armée en a été le résultat parce que la conquête en était le but. Avec la tranquille assurance du doctrinaire qui a toujours sous la main une théorie générale à l’appui d’une assertion particulière, il institue entre l’esprit de la révolution et l’esprit de conquête un rapprochement suivi qui s’achève par une identification complète de l’un et de l’autre. Le tableau qu’il fait des événemens roule tout entier sur ces deux idées, d’abord que la révolution a provoqué la guerre, qu’elle seule a pris l’offensive et qu’elle l’a prise sans nécessité, ensuite qu’elle a fait la guerre uniquement pour servir d’occasion et de prétexte à l’exécution d’un plan prémédité de longue main et parfaitement soutenu d’attaque contre la propriété. C’est le contre-pied des deux idées généralement admises jusqu’ici, que la cause immédiate de la guerre était dans les provocations de la coalition, et que les mesures d’exception prises à l’intérieur, l’extrême tension du gouvernement, s’expliquaient par les nécessités réelles ou imaginaires de la résistance. Notre éducation serait donc à refaire sur ces deux points, si les vues de M. de Sybel étaient aussi exactes qu’elles sont nouvelles.

Une question m’arrête au moment de l’examiner. Comment se fait-il que la grande, j’allais presque dire la seule question de cette histoire, semble être pour M. de Sybel de savoir qui de la France ou du reste de l’Europe a tiré le premier coup de fusil ? Son goût pour le détail des négociations diplomatiques, qui obscurcissent les choses les plus claires et prolongent à perte de vue les discussions, se donne ici libre carrière. Est-ce chez lui besoin impérieux de la vérité sur un point qui n’a rien d’essentiel ? Non, il a une autre pensée. Il faut justifier les souverains coalisés de tout dessein d’agression contre la France, il faut les défendre d’en avoir voulu un seul instant à sa liberté et à l’intégrité de son territoire, afin que celle-ci porte seule la responsabilité de cette longue guerre de vingt-trois ans et des flots de sang qu’elle a fait verser. Il faut surtout convaincre l’Allemagne que, libre ou asservie, état militaire ou foyer de la révolution, ce qui est tout un, la France est pour elle le danger permanent, et ôter à l’invasion du sol allemand par nos armées l’ombre même d’une excuse et la plus légère apparence de représailles. Le soulèvement national.de 1813 n’avait pas besoin, selon nous, de ce plaidoyer, car nous ne pensons pas qu’un peuple soit tenu d’accepter le châtiment, fût-il cent fois mérité, quand c’est la main de l’étranger qui l’inflige. M. de Sybel craint-il donc que l’Allemagne ne soit pas en sûreté, s’il n’élève entre elle et nous un rempart de rancunes et d’ineffaçables défiances ? Il serait assurément superflu de montrer une fois de plus que la lutte pouvait bien éclater à tel moment ou à tel autre, par le fait de l’Europe monarchique ou par celui de la révolution française, mais qu’elle était dans tous les cas inévitable. Nous ne faisons nulle difficulté de reconnaître qu’en dépit de la philosophie, qui de longue date y avait préparé les esprits, la révolution dut apparaître aux souverains comme un intolérable scandale, disons tout, comme une menace directe,. Le voisinage d’une démocratie libre, d’un peuple en révolution, ardent, communicatif, rayonnant encore de l’éclat qu’il venait de jeter pendant deux siècles dans toutes les sphères de la pensée, fier de l’ascendant qu’il avait exercé sur toute l’étendue de l’Europe par l’empire accepté de ses écrivains et par la connivence de la plupart des princes, un tel voisinage était certes un incontestable danger. On vit assez, vingt ans plus tard, à quel point la contagion avait été profonde, lorsque, pour soulever les peuples contre nous, il fallut qu’au désir de l’indépendance et à la haine de l’étranger les souverains ajoutassent l’aiguillon des idées de la révolution, des espérances de liberté, d’égalité, de justice, qu’elle avait fait briller la première ; ces idées, dont alors on se faisait un jouet, eurent plus de force que tout le reste pour éveiller le courage des nations. Dès le premier jour, les princes, en sentant le sol miné sous leurs trônes, s’étaient inquiétés à juste titre et avaient eu raison de croire que c’était leur procès qui se jugeait en France. M. de Sybel accordera bien en revanche qu’à moins d’être frappée d’un étrange aveuglement la révolution dut comprendre aussi ce qu’elle amassait contre elle d’indignations, et prévoir, avant même que les souverains eussent parlé, que leur hostilité ne resterait pas longtemps inactive et lui préparait de terribles assauts. Sans faire la part trop grande à une fatalité qui d’ailleurs n’a rien cette fois de mystérieux ni d’aveugle, il est permisse dire que le combat était inévitable. J’ajoute, et je prie qu’on ne m’attribue pas la moindre intention d’énoncer un paradoxe, qu’il est honorable pour la nature humaine, et qu’en fin de compte il est heureux que de tels combats aient lieu. Cela est honorable : une puissance établie qui désarmerait sans lutte à la première sommation serait la condamnation de qui l’exerce et l’opprobre de qui la subit ; cette facile abdication, ce prompt assentiment à la défaite, cette résignation à périr sans résister, seraient la marque d’une puissance dès longtemps convaincue qu’elle n’a aucune légitimité, ou incapable de combattre pour le droit ; le dernier titre au respect d’une institution qui va disparaître est de croire assez en elle-même pour ne vouloir tomber que sous les coups répétés du destin. Cela, dis-je, n’est pas moins heureux, car la lutte est le seul moyen de trouver le vrai point d’équilibre entre les autorités anciennes et les forces nouvelles qui se disputent le mondé, d’arriver aux transactions qui sont la loi des choses humaines, et sans lesquelles les sociétés seraient livrées à l’empire d’une puissance nécessairement écrasante dès qu’elle serait unique. Si douloureuses que soient ces luttes, elles coûtent moins cher encore à la dignité et à l’humanité qu’une domination sans limite et. sans contre-poids, et c’est assez pour nous en consoler. Il est heureux aussi que, dans cette lutte inégale entre l’institution monarchique et féodale, soutenue par les armes de la vieille Europe, et la raison humaine s’efforçant d’établir un meilleur ordre de choses, celle-ci ait eu pour elle l’indomptable énergie d’un seul peuple, son attachement furieux aux principes qu’il avait proclamés et à l’intégrité de la patrie. Ce n’est pas nous seulement, fils ou petits-fils de cette génération, qui devons la saluer avec reconnaissance, c’est tout esprit attaché à la liberté. Que serait-il advenu de celle-ci et pour combien de temps aurait-elle été retardée, si la France s’était laissé vaincre, si les souverains coalisés y étaient entrés triomphans pour y restaurer, dès 1792, ce que la révolution venait à peine d’abattre, et quels droits élémentaires serions-nous obligés de revendiquer encore à l’heure qu’il est ? Sans doute la vérité l’emporte à la longue et n’est jamais refoulée que pour un temps ; mais, quand nous avons laissé échapper l’occasion, la nature, qui dispose des siècles et se soucie peu de nos impatiences, ne se hâte pas toujours de la faire renaître.

La guerre est sortie de la situation qui avait mis en présence et, pour ainsi dire, enfermé dans un champ clos l’ancienne société et la nouvelle. Si pourtant on attache une si grande importance à savoir de quel côté est venue la première attaque, la réponse est facile, et il faut que la question soit bien simple pour qu’avec tout son art de faire sortir le doute de l’histoire en secouant sur les faits les plus avérés la poussière des archives qu’il a feuilletées, M. de Sybel ne soit pas parvenu à l’embrouiller. Ou bien il n’y a pas d’agression jusqu’à ce que les dernières voies de fait aient été commises, et dans ce cas jamais peuple n’eut le droit de s’armer contre un ennemi avant de le voir au cœur du pays, ou bien il faut avouer que la France avait le droit de déclarer la guerre aux souverains coalisés qui assiégeaient ses frontières. Qu’on dispute tant qu’on voudra sur l’opportunité de cette déclaration, que les publicistes recherchent encore quels étaient les prudens et les politiques de ceux qui, au commencement de 92, demandaient la guerre à grands cris ou de ceux qui voulaient l’ajourner, cela se conçoit à merveille ; la question fut longtemps débattue, on sait avec quelle passion, par des partis également dévoués à la révolution[10], et sans doute il y avait lieu d’hésiter, rien qu’à voir de quelles espérances l’approche de la guerre remplissait ses ennemis du dedans. Louis XVI put bien faire, sans changer de visage, à l’assemblée la proposition qui lui était dictée par ses ministres de déclarer la guerre à l’Autriche ; qui sait en effet s’il ne crut pas en ce moment voir poindre à l’horizon la voile de salut ? Vainqueur, il aurait eu à sa disposition l’armée qui lui manquait pour dompter les factieux ; vaincu, il devait s’attendre à trouver dans l’ennemi triomphant un libérateur. Toutefois on comprend aussi ceux qui, pénétrés d’une foi sans bornes dans la révolution et fatigués de la voir menacée de toutes parts, ne voulaient pas laisser refroidir dans les masses le premier feu du patriotisme. Toutes les opinions et toutes les perplexités étaient naturelles ; mais ce qui n’est pas douteux, ce qu’on n’a jamais mis en question, c’est le droit de la France de répondre par les armes aux provocations qui lui étaient adressées à chaque instant. Il n’y eut jamais de gouvernement qui ne se fût cru autorisé à commencer la guerre par les menées publiques ou couvertes auxquelles les souverains se livraient alors, par leurs déclarations délibérées dans des congrès, par les réunions de troupes qu’ils formaient pour donner du poids à leurs injonctions.

Une nature endormie et molle comme l’empereur Léopold II, un caractère indécis et fantasque comme le roi de Prusse, livré du matin au soir à mille influences contraires, jouet continuel de ses caprices, de ses vanités et de ses favoris, ne pouvaient mettre beaucoup de suite dans leurs desseins. M. de Sybel s’est imposé la tâche de tirer de leurs conversations et de leurs lettres la preuve qu’ils ne voulaient point faire la guerre à la France ; il n’a pas grand’peine du moins à les montrer souvent en contradiction avec eux-mêmes, il faire voir que la constance dans les projets n’est pas le propre de ceux qui ne consultent que les passions et l’intérêt. Ce qui surnage malgré tout, c’est la pensée constante de s’unir pour écraser la France. Aux documens les plus certains, aux actes publics qui font foi pour tout le monde, M. de Sybel oppose les variations quotidiennes des. intrigues de cabinet. Quelle valeur ont à ses yeux des actes comme la déclaration de Pavie[11] ou comme la lettre aux souverains[12], dans lesquelles l’empereur se fait le promoteur d’une croisade contre les scandaleuses usurpations dont la France est le théâtre et qui sont une insulte à tous les trônes ? Que lui importe qu’au mois de janvier 1791 le ministre de Prusse, M. de Goltz, soit chargé d’offrir à Louis XVI une armée de quatre-vingt mille hommes pour rétablir l’ordre en France comme la Prusse l’avait déjà fait naguère en Hollande ? Il répond à tout cela par des lettres secrètes, par des dépêches contradictoires, par le va-et-vient des conversations, qui prouvent uniquement les incertitudes, les peurs, les difficultés de s’entendre. En effet, les vieilles rivalités, les antipathies personnelles, les rancunes de famille, se mêlent encore chez les souverains à leur horreur de la révolution et en retardent l’explosion. C’est à une tradition de ce genre qu’obéissait la fille de Marie-Thérèse lorsqu’elle fit rejeter l’offre de la Prusse. A la fin, la haine de la révolution l’emporte, et la convention de Pilnitz[13] apprend au monde qu’après un demi-siècle d’inimitié les maisons d’Autriche et de Brandebourg se sont réconciliées contre nous en même temps qu’elle avertit la révolution que Léopold II et Frédéric-Guillaume vont « travailler de concert » à mettre le roi de France en état d’affermir dans sa pleine liberté les bases d’un gouvernement monarchique également conforme au droit des souverains et au bien-être de la nation française, et qu’en attendant leursdites majestés donneront à leurs troupes les ordres convenables, pour qu’elles soient prêtes à se mettre en mouvement. »

La France, qui ne voyait pas aussi clair que M. de Sybel dans le cœur des souverains, qui ne lisait pas leurs dépêches secrètes et n’était pas au fait de leurs indécisions, forcée de se conduire à la simple lumière du sens commun et de la vraisemblance, devait prendre au sérieux leurs démonstrations et s’armer au plus vite pour prévenir l’ennemi. Elle y était d’autant plus obligée que les souverains avaient des instigateurs bien impatiens, au dehors les émigrés, à l’intérieur la cour, la noblesse restée en France, le clergé. On a bientôt fait de déclarer ridicules ou purement simulés les soucis qu’une poignée d’émigrés causait à la révolution, de taxer de mesures démagogiques ou de défis calculés pour rendre la guerre inévitable toutes les démarches du gouvernement français. Il est très permis de penser que, parmi ces mesures, prises sous l’inspiration de la colère, plusieurs étaient contraires à la justice et surtout n’étaient point d’une politique prudente ; mais elles procédaient d’une agitation trop justifiée par l’état de choses pour n’être pas sincère. Il n’y a plus moyen d’en douter aujourd’hui, les ennemis de la révolution et de la France avaient des intelligences jusqu’avec le chef du gouvernement. Dès la fin de 1790, Louis XVI appelle les puissances étrangères à son secours[14], et c’est six mois après qu’il s’enfuit, décidé, assure-t-on, à s’arrêter à Montmédy, « parce qu’étant près des frontières, il serait plus à portée de s’opposer à toute espèce d’invasion. » La reine ne voulait ni de l’aide que lui offraient les constitutionnels, — le moyen de se jeter entre les bras des transfuges à qui elle ne pouvait pardonner d’avoir causé ses premiers malheurs ? — ni du secours des émigrés, — sa fierté n’avait-elle pas trop souffert déjà des allures quasi souveraines des princes pour qu’elle s’exposât à subir l’insolence de leurs caprices, si elle les acceptait pour sauveurs ? Elle n’acceptait, elle ne désirait que le secours de l’étranger. Dieu me garde d’affecter ici une indignation qui serait une absurdité, si elle n’était surtout une injustice ! Il ne faut pas demander à l’homme plus que la nature humaine ne peut donner ; je ne puis considérer dans une pareille situation les défaillances d’un caractère faible, je considère seulement avec un sentiment de pitié profonde et presque de respect les mortelles angoisses d’une conscience déchirée, et je dis que l’illusion était par trop grande de croire que Louis XVI pût être le gardien fidèle d’un régime où il ne voyait que démence et iniquité ; mais aussi que cette conspiration, dont on sentait le réseau se resserrer d’heure en heure et s’appesantir de toutes parts, ait précipité la guerre, il n’y a pas lieu d’en être surpris. Si la guerre ne tarde pas à prendre un caractère de propagande, il ne dépendait pas de la révolution qu’il en fût autrement ; si par exemple les populations rhénanes l’accueillent en libératrice, s’il se trouve dans Mayence un peuple tout prêt à secouer un joug étouffant pour se donner à la France, cela prouve uniquement que, vraies ou fausses, les idées de la révolution étaient une force qu’il n’appartenait pas à celle-ci de répudier.

Pour peu qu’il veuille bien y réfléchir encore, M. de Sybel nous accordera, je pense, une chose : c’est que la Prusse n’était pas plus fondée sous Frédéric II à envahir la Silésie, sous Frédéric-Guillaume à prendre sa part de la Pologne, sous Guillaume Ier à attaquer l’Autriche, que ne le fut la France à déclarer la guerre la première en 1792. Nous ne lui demanderons pas d’admirer l’énergie qu’elle y déploya et l’héroïsme de la nation dans cette crise ; ce sont des vérités qu’il n’est pas obligé de reconnaître, ou plutôt il ne le peut pas. Selon lui, le peuple, tout entier aux querelles des partis, n’eut jamais aucune idée du danger, et le gouvernement, parfaitement instruit de la faiblesse des souverains coalisés, n’y crut pas une minute. Telle est la thèse de l’historien, et il ne saurait en démordre sans abandonner tout son livre, elle lui est absolument nécessaire : il faut que le danger n’ait jamais été qu’une apparence et un prétexte pour qu’il puisse transformer les mesures révolutionnaires en un système complet de spoliation et de communisme.

M. de Sybel, entre autres découvertes, prend la peine de nous apprendre que la révolution française était une révolution sociale. Franchement les esprits sagaces s’en étaient un peu doutés ; ils soupçonnaient bien qu’en même temps qu’elle changeait le régime politique de la France, elle avait changé les assises mêmes de la société. En effet, par la suppression des privilèges, les classes que des barrières de tout genre séparaient jusque-là ont été mêlées de manière à ne former qu’une masse homogène ; l’équilibre de la propriété a été modifié par des mesures que le temps et l’opinion ont consacrées sans retour ; la terre mobilisée, le travail et le commerce affranchis ont développé la richesse industrielle, caractère des démocraties modernes, comme la richesse territoriale était celui des aristocraties d’autrefois ; la forme civile du mariage, la suppression du droit d’aînesse, la liberté de tous les cultes, placés sous un régime d’égale protection, ont posé les bases de la révolution au cœur même de la famille et de la conscience. On s’est efforcé quelquefois de réduire la portée de ces changemens ou de soutenir qu’une révolution n’était pas nécessaire pour les effectuer ; on ne les a jamais niés. M. de Sybel ne s’en soucie guère, et c’est en un sens bien différent qu’il nous dit que la révolution française a été une révolution sociale. Le but qu’elle a poursuivi n’a pas été, selon lui, de créer un état plus juste ni de remédier par des mesures héroïques à un régime qui allait aboutir à la banqueroute et à la ruine ; elle s’est proposé autre chose, à savoir, de réaliser la plus folle des utopies, la destruction de la propriété. Il lui faisait honneur d’avoir contribué à hâter la fin du régime féodal ; non, elle ne l’a pas renversé, elle l’a retourné. « A peine eut-on proclamé que le gouvernement ne pouvait plus s’enrichir aux dépens du peuple, la masse affamée se rappela qu’elle-même détenait maintenant la puissance politique. Au lieu de nier le pouvoir féodal, elle ne songea qu’à le retourner. La puissance publique avait servi jusqu’alors à augmenter la fortune des riches ; elle devait à cette heure être employée au bénéfice exclusif des pauvres, rien ne parut plus juste. L’état dut garantir non-seulement la liberté du travail, pour que chacun pût acquérir, mais l’égalité de jouissances sans travail. L’état dut être assez fort pour s’emparer de tous les biens en cas de besoin et les partager, et il ne put d’autre part ouvrir un trop large accès au pouvoir pour assurer à chaque prolétaire la réalisation de ses désirs[15]. » Ce ne sont pas ici les rêves passagers de quelques esprits en délire, c’est un plan dont l’historien aperçoit les vestiges d’un bout à l’autre de la révolution ; M. de Sybel le découvre dans la déclaration des droits de Lafayette comme dans celle de Robespierre, dans la constitution girondine comme dans les discours des jacobins, à la convention comme à la commune. Il le reconnaît dans la théorie des impôts de la constituante aussi bien que dans les mesures économiques des assemblées qui la suivent. Il en découvre un commencement de réalisation en 1790 dans les provinces du Bourbonnais, du Berry, du Nivernais, dans ces contrées qui avaient donné le branle au mouvement politique en 1789, « comme elles ont commencé la jacquerie en 1851 ! »

Il serait vraiment curieux de savoir dans quelles archives M. de Sybel a puisé ce dernier trait. Sans m’arrêter à cette question, peut-être indiscrète, je cherche comment il parvient à établir sa théorie si nouvelle de la révolution. Rien de plus simple : premièrement, il transforme les mesures particulières ou transitoires en mesures générales et définitives ; en second lieu, il cherche l’esprit de la révolution, non dans les actes publics où il se manifeste officiellement, mais dans des opinions individuelles, dans des systèmes particuliers que la révolution a désavoués et combattus. Avec ces deux procédés, quel est le gouvernement, je ne dis pas l’époque de révolution, qu’on ne puisse charger des plus grandes extravagances ? Ce fut peut-être une faute de ne pas laisser le clergé former par l’étendue des biens qu’il possédait un état dans l’état et de le réduire au rang des fonctionnaires publics en le salariant ; c’en fut une aussi peut-être de priver d’une partie de leur fortune ceux que la peur chassait de la France ou que leurs opinions armaient contre elle. Personne n’ignore non plus ce qu’on peut dire contre ces mesures d’un autre ordre, vente forcée au détail, réquisitions, émission illimitée des assignats, maximum, qui nous paraissent aujourd’hui avec raison aussi contraires à la liberté qu’aux vrais principes de l’économie sociale. Ce que l’on ne contestera point, c’est qu’il y ait une grossière altération de l’histoire à rattacher ces faits à un plan soutenu de spoliation, dont la guerre, éternisée à dessein, devait aider l’exécution. Toutes ces mesures furent dictées par le sentiment juste ou erroné d’une nécessité impérieuse, et pour parer à des périls passagers. Ah ! sans doute, il vaut mieux rester, jusqu’au sein du plus mortel danger, fidèle aux invariables règles du droit et périr plutôt que de les violer, encore que l’âme la plus haute se trouble et tremble à l’approche de certaines catastrophes. « Qu’il y ait pour les états des crises plus fortes que les remèdes ordinaires, dont l’application serait impossible ou dangereuse ; qu’à ces époques fatales les gouvernemens puissent et doivent s’élever au-dessus des lois, frapper ; s’il en est besoin, ceux qu’elles épargnent, épargner ceux qu’elles frappent, séparer le fait du droit et la justice de ses formes, en un mot chercher leurs motifs et leurs règles dans l’intérêt suprême du salut de l’état, dont alors ils sont uniquement responsables, c’est ce qu’on ne peut nier après avoir lu l’histoire et assisté à la plus terrible de ses leçons, à moins qu’on ne prétende d’une manière générale et absolue qu’il est prescrit aux nations de descendre au tombeau plutôt que de s’écarter un seul instant d’aucun des principes, d’aucune des formes établies dans d’autres temps et pour un autre but. » Ces paroles de M. Royer-Collard, si graves qu’elles soient, peuvent ne pas convaincre quiconque craint par-dessus tout d’ouvrir à la société la carrière des sanglantes aventures ; mais, M. de Sybel fût-il de ceux-là, rien ne l’autorisait à donner pour l’exécution d’un système général et permanent des mesures de salut public. Rien ne l’autorisait non plus à chercher la vraie pensée de la révolution dans des discours dictés par la passion ou le délire ; lorsqu’il trouvait le principe de la propriété inscrit et proclamé dans la constitution girondine et même dans celle de la montagne, rien ne l’autorisait à exhumer, pour en trouver la négation, quelques discours d’énergumènes, et à présenter quelque absurde théorie éclose dans l’atmosphère malfaisante de la commune ou des cordeliers comme la seule expression vraie des idées de la révolution, voulue et accomplie par la France. Étrange méthode, il faut bien le dire, que celle qui conduirait à chercher le véritable esprit de la réforme dans les folies des anabaptistes, celui de la révolution d’Angleterre dans la doctrine des niveleurs, celui de la démocratie florentine dans le programme des ciompi ou dans les idées de Campanella !

L’esprit de la révolution, les idées qui lui ont servi de point de départ, qui l’ont le plus souvent dirigée dans son cours et qui constituent ce qu’elle a laissé de permanent et de durable, ces idées, expression d’un idéal de justice que le monde n’avait point connu, sont, il faut l’affirmer hautement, les seuls principes conservateurs des sociétés modernes. Si l’on consulte les vrais organes de la révolution au lieu de s’attacher à des aberrations qui n’ont manqué en aucun temps, on avouera que pas un des principes constitutifs du droit et de la société, ni la propriété, ni la liberté des transactions, ni l’inviolabilité des croyances, ne fut jamais sérieusement mis en question. M. de Sybel a raison de dire que les révolutions politiques dans le sens étroit du mot ne sont jamais l’œuvre et le vœu que d’un petit nombre ; les couches inférieures du peuple, dont l’explosion prête aux révolutions leur force volcanique, ne se soulèvent que par l’action de moteurs plus puissans et plus simples ; il n’y a pas eu de grande révolution qui n’ait été une révolution sociale ou une révolution religieuse. La nôtre ne pouvait pas être religieuse, et c’est une des plus étranges pensées dont on se soit avisé de nos jours que de lui reprocher de n’avoir pas pris un dogme religieux pour règle, pour levier, pour drapeau. Comment l’eût-elle fait lorsqu’elle venait précisément déposséder tout dogme et toute religion particulière de la direction de la société, circonscrire l’empire de la foi dans la conscience, proclamer l’égalité juridique et politique des citoyens, pour tout dire en un mot, séculariser la vérité ? Elle était par son essence une révolution sociale et humaine ; elle s’est faite et devait se faire au seul nom de la raison.

C’est sa grandeur, ce fut aussi son infériorité et son péril. Forte de son caractère dogmatique et de l’autorité surhumaine attachée à ce qu’elle annonce, la religion trace autour de l’inquiète pensée de l’homme des limites connues, sinon infranchissables ; elle impose une règle extérieure que tous sont appelés à reconnaître, et, si elle rencontre des résistances, ceux qui lui résistent entendent seulement la réformer ou l’élargir, mais ils ne la nient point. La raison n’a point cette règle extérieure commune à tous, ce suprême et mystérieux ascendant, cette force réprimante. Le champ qu’elle ouvre est indéfini. Pour s’y conduire, la lumière ne manque pas aux esprits droits qui l’explorent ; elle n’a point manqué à nos pères de la constituante, ni même à ceux qui, sous la zone torride de 93, entre les piques des sections et le canon de l’ennemi, gardèrent une âme assez tranquille pour élaborer tant de belles réformes. Elle ne leur a pas manqué ; mais il y en eut aussi qui se précipitèrent sans boussole à travers ce pays nouveau et qui se perdirent. La hardiesse courageuse des ouvriers de la première heure, en accomplissant presque, du matin au soir ce que des siècles n’avaient pu faire, avait prodigieusement reculé l’horizon du possible, et de toutes parts on vit les intelligences faibles ou perverses s’élancer à la poursuite de leurs chimères. Faute de voir où était la justice ou bien faute de la vouloir, éblouies par l’éclat des conquêtes déjà faites ou corrompues par des ambitions mauvaises, entraînées par l’ivresse ou gouvernées par des calculs égoïstes, elles étonnèrent le monde par la folie de leurs espérances : malheur commun à toutes les révolutions, plus inévitable dans celle-ci, qui cherchait une justice tout humaine et proclamait la suprématie de la raison. Non, ces saturnales de l’esprit ne doivent point être tournées contre la révolution : elles ont pu la troubler, elles ne l’ont pas empêchée ; elles ont pu l’ensanglanter, elles ne l’ont point avilie, et il est facile de la retrouver encore dans sa pureté sous les haillons hideux dont les passions essayèrent de la couvrir.


IV

L’histoire offrirait d’assez nombreux exemples d’une population considérable et vaillante, comme celle des Pays-Bas sous le duc d’Albe, contenue dans l’obéissance par une armée, d’une poignée d’hommes disciplinés domptant avec une extrême facilité et fatiguant par la promptitude de leur action les résistances éparpillées d’un pays frémissant. Ce qui ne s’est jamais rencontré qu’une seule fois, du moins au même degré, c’est l’exemple d’une grande nation se laissant gouverner par la hache aux mains d’une imperceptible minorité, pendant une année entière docile à la mort et comme fascinée par l’échafaud. Peut-être n’avait-on jamais vu jusqu’alors les bandes errantes et désœuvrées d’une grande ville s’emparer de la puissance, la garder longtemps, faire accepter leur direction d’un bout à l’autre du pays ; l’écume d’un peuple, portée à la surface par trois ans d’agitation, s’y maintenir et revêtir les apparences d’un gouvernement constitué ; des autorités tumultueuses, comme celles qu’on voit surgir à l’improviste en un jour d’anarchie s’installer et fonctionner presque régulièrement, se reproduire en petit et bourgeonner, pour ainsi dire, jusque dans les localités les plus éloignées, au point de faire croire qu’elles étaient et qu’elles voulaient être définitives. Ce qu’on n’avait jamais vu, c’est un pouvoir si absolu exercé par un gouvernement non-seulement dépourvu de tout ce qui fait la force et donne l’ascendant, mais divisé d’avec lui-même, qui se mutile de jour en jour et qui ressent le premier la terreur qu’il inspire aux autres. Il y a là un fait si étrange qu’il déconcerte la pensée encore plus qu’il ne l’effraie, et qu’il imprime à la révolution française un caractère unique. Pour rendre raison d’une telle merveille, ici d’audace et là d’obéissance, beaucoup d’historiens n’ont su qu’imaginer la rencontre inouïe d’une masse avilie par la peur et les mauvais sentimens, le libertinage, la vanité, l’impatience d’une situation famélique, avec un groupe d’hommes également hardis et pervers. Cette explication, M. de Sybel l’accepte et s’y tient ; il l’eût découverte, si elle eût été à découvrir, tant il est convaincu qu’il n’y avait que corruption en France. La France a été le théâtre de la révolution parce qu’elle ne renfermait que des classes supérieures préparées par leur dégradation à tout subir, une populace où le déchaînement des instincts bestiaux n’avait rien laissé d’humain, enfin une catégorie d’hommes qui, par leur scélératesse sans mélange, forment une exception unique dans la nature. Depuis les premiers promoteurs de la révolution jusqu’à ceux qui la poussent aux abîmes, aveugles ou méchans, dupes ou criminels, tels nous apparaissent, d’après les appréciations de M. de Sybel, les acteurs de la révolution et ceux qui l’ont laissé s’accomplir : les uns et les autres sont confondus dans la même condamnation.

Aux yeux de M. de Maistre, la révolution française est aussi une œuvre du mal. Parmi ceux qui de près ou de loin y ont participé, il n’y a pas d’innocens, et les victimes elles-mêmes ont été frappées justement ; mais ce prodige de démence et d’iniquité n’a rien de naturel, tout y est réglé par un décret spécial, il faut que la France philosophique du XVIIIe siècle soit punie, que toutes les classes reçoivent le châtiment de leur complicité ou de leur indulgence, que la faute universelle soit effacée par le sang. Tout cela sort à tel point de la nature et porte une empreinte si visible du miracle ; les instrumens tels qu’on les a vus, féroces et triomphans, véritables fléaux de Dieu, paraissent si clairement hors de l’espèce humaine et si nécessaires, qu’à peine trouve-t-on en quoi ils peuvent être responsables : c’est encore là un mystère, et non le moindre parmi ceux que M. de Maistre reconnaît à chaque pas dans cette histoire. A la bonne heure, voilà une explication dont la vérité n’est peut-être pas suffisamment démontrée, mais qui n’est pas au-dessous de la grandeur de l’événement et qui prouve que M. de Maistre sentait à merveille combien il était futile de le présenter comme un effet naturel de la corruption d’un peuple. En effet, une telle explication a grandement besoin d’être elle-même expliquée. Admettre et dire que la France a donné le jour en même temps à une génération exceptionnelle par sa lâcheté, à une masse d’hommes non moins extraordinaires par l’excès de leur audace, c’est se contenter trop facilement, et pour s’y arrêter il faut ne posséder à un assez haut degré ni le sens historique ni la pénétration du moraliste. Il serait certes bien inutile de vouloir soit atténuer les crimes soit excuser les criminels. Si l’on peut différer sur la part qui revient à chacun, sur le point précis où l’action légitime cesse et où le crime commence, il est un point où toutes ces obscurités se dissipent. Rien de plus odieux ou de plus vain que les apologies, de quelque source qu’elles viennent, entreprises de temps en temps pour faire casser des arrêts que toutes les consciences droites maintiendront à jamais ; rien de plus triste que de voir les dissidences qui nous divisent fausser à ce sujet plus d’un esprit, les passions actuelles prendre pour champ de bataille cette époque d’où nous datons tous, et s’acharner encore, pour les flétrir ou les défendre, autour de ces mémoires depuis longtemps jugées. Plus on croit irrésistible le mouvement que la révolution a imprimé au monde et plus on est attaché aux vérités proclamées par elle, plus il importe de renier toute solidarité avec ceux qui l’auraient compromise et perdue par leurs forfaits, si elle avait pu l’être. Cela dit, on ne peut s’empêcher de rechercher comment ce mauvais levain de la nature put l’emporter dans tant d’hommes à la fois, quelles circonstances poussèrent les passions, les colères, les vanités à ce point d’exaspération maladive, surtout comment l’autorité tombée en de pareilles mains finit pourtant par se faire accepter.

Ce furent de belles journées que celles de la courte période où la France et ses représentans de tous les ordres travaillèrent ensemble avec autant d’ardeur que de bonne foi à modifier les institutions d’après cette justice terrestre si nouvelle dans une société gouvernée jusque-là par des principes tout différens. Les cahiers montrent clairement, à mesure qu’on les étudie davantage, combien les idées dont la révolution s’inspira étaient enracinées dans les couches actives de la nation, quoiqu’on fût loin de l’unanimité célébrée par tant d’historiens. Bien des égoïsmes et des préjugés résistaient encore ; mais dans leur ensemble les idées qui présidèrent à la refonte des institutions et qui ont prévalu étaient, on peut le dire, la pensée de la France. Il y a loin malheureusement de la conception pure au fait. Lorsqu’on en vint à l’exécution, on toucha tout d’abord à des intérêts délicats qui s’irritèrent ; il fallût remuer les choses plus profondément qu’on ne l’avait prévu ; tout se tenait dans le vieil édifice, cimenté par les privilèges, et l’on ne put en toucher une partie sans qu’il ne branlât de la base jusqu’à la voûte. Alors se manifestèrent des craintes que l’on comprend, des scrupules excusables, des résistances que l’on n’ose condamner, bien qu’elles ne tendissent à rien moins qu’à mettre à néant le travail déjà fait, à paralyser cet accord de bon vouloir qu’on ne retrouverait plus, à réduire les réformes aux proportions de quelques mesures financières, à tout perdre en un mot, car on périssait par l’inertie plus sûrement que par l’action. On se rejeta avec d’autant plus de violence en arrière que les premières réformes essentielles avaient révélé le péril dans toute son étendue, et ceux qui persistèrent à vouloir aller jusqu’au bout se trouvèrent, presque dès le début, former une minorité.

Une nation peut former des vœux, elle a rarement des volontés, plus rarement encore des volontés suivies ; l’énergie et la suite ne sont jamais le partage que d’un petit nombre. Aux premières difficultés, la masse s’alarme et se décourage ; pour peu que la mesure des désordres habituels dans un grand état s’accroisse en un moment de crise pour l’autorité, ces désordres, auxquels oh ne pensait pas la veille, effraient maintenant outre mesure, et l’on sacrifiera les plus chères espérances en retour d’un peu de sécurité. Il faut bien l’avouer, la révolution s’est soutenue au milieu de la désertion ou de l’inertie générales par le fait d’une minorité. Aussi, parmi les contradictions de tout genre qu’elle présente et qui lui donnent un caractère si tragique, la plus frappante est celle-ci : la révolution, appelée et voulue par le plus grand nombre, inaugurée au nom de la souveraineté nationale, se poursuit et se consomme par une série de coups d’état. La minorité qui les accomplit brise les uns contre les autres tous les partis, parce que dans l’emportement de leur irritation réciproque tous négligent ce qui est la condition du succès en politique et l’une des règles supérieures de l’esprit de gouvernement, celle qui consiste à savoir surmonter ses antipathies. « Plutôt périr que d’être sauvés, par ces gens-là ! » c’est le cri de la reine en parlant des constitutionnels ; c’est aussi celui des girondins à veille de leur défaite, lorsque Danton, revenant au sens politique qu’il avait perdu, leur offre son alliance. Ils ont tous péri, et la minorité révolutionnaire a pu faire impunément violence à la nation, lui imposer ce qu’elle ne demandait pas et ce qu’elle eût repoussé, si on l’eût interrogée. Cette minorité agissait peut-être avec l’espérance d’entraîner le pays, mais elle agissait certainement avec la conscience très claire qu’elle le devançait. Et pourtant il ne serait pas exact de dire qu’elle obéissait à un pur caprice de tyrannie : la raison de ceux qui gouvernaient s’est trouvée prise alors plus d’une fois entre l’alternative de laisser échouer des réformes que la France n’avait pas cessé de désirer, c’est-à-dire de trahir le vœu universel, et la nécessité d’en poursuivre la réalisation au milieu de l’abandon général. Minés par les conjurations de l’intérieur, menacés par les armées de l’étranger et les provinces insurgées, délaissés par la France, mais résolus à ne pas la laisser retomber sous le joug qu’elle avait secoué, ils durent s’appuyer sur la seule force dont ils pussent disposer, celle des masses indisciplinées.

Jamais homme sage n’acceptera sans épouvante cette terrible alliance du désordre ; ce n’est que malgré lui qu’il se prêtera à cette intervention de la multitude irresponsable dans le gouvernement. On sait trop quelles aveugles fureurs elle déchaîne dans la société ; on sait trop aussi qu’affranchis des freins ordinaires, les esprits s’éparpillent vite en mille partis divers, et que, chacun voulant avancer d’un pas sur les autres vers ce qu’il considère comme la justice, il est impossible que la lutte des opinions ne dégénère pas en lutte armée des factions, et ne se termine par leur mutuelle extermination. On l’a vu dans la révolution. Les minorités qui l’ont faite ont eu pour elles de croire qu’elles sauvaient l’état par leur violence ; elles l’ont cru certainement, car une espèce de sincérité n’est pas inconciliable avec le crime, et cette croyance seule pouvait avoir la vertu de les enflammer du fanatisme qui les a soutenues. Les minorités et les masses qu’elles mettaient en mouvement eurent en outre pour elles la brutalité native à laquelle s’associe d’ordinaire un certain degré d’énergie, une conscience sans scrupule, des passions fortes, pour tout dire, l’instinct de leur conservation propre et la certitude qu’après avoir tant fait elles ne pouvaient se sauver qu’en faisant plus encore. La France avait contre elle son indécision, et cette indécision tenait à ce qu’elle ne pouvait ni renoncer à ses espérances de rénovation et revenir franchement au régime dont elle s’était séparée, ni accepter les nécessités de la lutte contre tout ce qui s’opposait à l’établissement du régime nouveau.

Nous avons été témoins depuis peu d’années d’une chose qu’on ne croyait pas possible, l’ordre dans les révolutions. L’Italie, l’Allemagne, la Hongrie, les États-Unis se sont tirés de situations profondément révolutionnaires par des procédés réguliers, à l’aide de forces organisées, sans désordre, bien que le sang ait coulé à flots. Cette nouveauté et ce succès ont presque réconcilié nombre de gens modérés avec l’idée de révolution, et M. de Sybel lui-même n’aurait garde, j’en suis sûr, de les condamner toutes, à l’heure qu’il est, sans faire au moins une exception. On s’est pris à regretter en France que la nôtre ne se fût pas faite ainsi. On oublie que ces révolutions étaient de celles que les gouvernemens favorisent parce qu’elles se font à leur profit, ou que du moins elles se présentent à eux (c’est ce qui explique le succès de la Hongrie) comme un expédient suprême. M. de Cavour, M. de Bismarck, M. Deak, ont été soutenus par la triple puissance du peuple, de l’opinion, de la nécessité. Toute juste que fût au contraire dans ses prétentions premières la révolution française, elle soulevait contre elle tous les privilégiés de l’Europe, toutes les forces constituées de l’état, le gouvernement, l’armée. Elle n’eut bientôt, pour se défendre contre l’assaut de tous ces ennemis, que la seule force qui puisse pendant un temps rivaliser d’énergie avec l’armée et dont la discipline puisse s’improviser, les masses d’une capitale : déplorable ressource qui laisse rarement à ceux qui osent appeler à leur aide de pareils auxiliaires l’espoir de ne pas se souiller eux-mêmes, car on ne met pas les masses en branle par les meilleurs sentimens, et on ne s’arrête pas où l’on veut quand on s’est placé à leur tête. Il n’en est pas moins faux de tout imputer dans la révolution à la méchanceté des hommes. Les mobiles humains ne sont pas si simples, et les masses comme les individus obéissent à des impulsions complexes, où le bien et le mal se mêlent en mille proportions. Si par suite de la retraite successive des plus honnêtes et des plus timides le terrain finit, comme toujours, par rester aux plus vicieux, la vérité commande encore de chercher jusque dans ceux-là l’erreur humaine, le grain de vertu qui explique à la fois leur puissance et leur délire ; elle ne permet pas d’oublier qu’ils furent de la même chair, et de la même espèce que nous.

M. de Sybel croirait apparemment prévariquer, si ses jugemens contenaient quelque chose, non pas de cette indulgence, mais de ces nuances et de ces réserves que le bon sens exige aussi bien que la justice. Ses condamnations sont absolues comme elles sont sans exception, et ses mépris n’épargnent rien, ni les intelligences ni les caractères ; il n’est peut-être pas une seule figure, même parmi les plus nobles, parmi les plus désintéressées, parmi celles que la mort devrait rendre sacrées, qui trouve grâce devant lui. Il ramasse dans des portraits généraux, où l’aigreur le dispute à la prétention, les griefs les plus disparates, les faiblesses de toute une vie, les traits qui se rapportent aux circonstances les plus différentes et aux temps les plus éloignés : méthode surannée, plus digne du rhéteur que de l’historien, absolument contraire à la vraie critique, et fausse surtout lorsqu’il s’agit d’une époque où les dates sont si importantes, et où l’on voit les âmes du métal le plus dur fondre si vite et se transformer tant de fois au feu des événemens. Le seul homme peut-être dont il parle en termes qui ressemblent à de l’admiration est Mirabeau, j’entends le Mirabeau en négociations avec la cour ; encore n’oserai-je dire qu’il rende pleine justice à la force d’esprit, à la sagacité, à la modération, au sens pratique, à toutes les qualités politiques que cet homme extraordinaire avait reçues pour servir de contre-poids à toutes les corruptions privées. Sauf Mirabeau, je ne vois pas qu’un seul de ceux qui prirent part à la révolution échappe à la férule de M. de Sybel. Qu’est-ce que Lafayette ? Un intrigant versatile « que son talent décidé pour la démagogie circonspecte désignait comme le guide futur des entreprises les plus diverses, où il sut agir sans se découvrir et sans donner prise sur lui à la royauté[16]. » Cette appréciation sommaire, où il ne manque que la vraisemblance, ne fera oublier ni la droiture de l’homme, ni la constance du politique dans ses convictions et cette fidélité à la cause libérale que trente ans et plus n’avaient point lassée, ni sa courageuse démarche lorsqu’au lendemain du 20 juin, abandonnant son armée, il vint, au péril de sa vie et dans le seul intérêt de la loi, essayer une dernière fois de son ascendant sur l’assemblée.

Je n’en veux pas à M. de Sybel de passer l’éponge sur les hontes secrètes de la vie de Mirabeau en faveur des services qu’il le soupçonne d’avoir voulu rendre à la contre-révolution. On souhaiterait seulement que cette indulgence ne fut pas réservée à lui seul. Non pas que je reconnaisse au génie et au talent des immunités particulières à l’égard de la morales mais c’est une dangereuse et redoutable épreuve que d’être jeté dans la mêlée des révolutions. Elles ne déchaînent pas seulement les passions politiques ; la fièvre universelle, qui met le feu dans l’âme de l’homme public et qui exalte toutes ses fibres, est dangereuse aux vertus dont se compose l’honnêteté ordinaire. Sous le coup d’événemens qui enveloppent chaque lendemain d’une si profonde incertitude, combien ne voit-on pas d’hommes, dans le temps même où ils agitent les plus hauts intérêts et où ils devraient, ce semble, ménager toutes leurs forces pour suffire à la tâche, combien n’en voit-on pas mêler les petits plaisirs aux grandes affaires, que dis-je ? chercher le repos dans l’orgie, et donner l’exemple de faiblesses qui deviennent à nos yeux d’indignes oublis, quand elles se dessinent à distance sur le fond sinistre des angoisses ou des catastrophes publiques ! On dirait qu’au milieu de ces luttes tragiques le plaisir est un abri où les hommes se précipitent impétueusement. Aussi aurais-je peine, si j’étais historien, à rompre le silence sur ces imputations que tous les partis se jettent les uns aux autres. On connaît assez les faiblesses des girondins, et je ne ferme pas les yeux sur les fautes graves qui leur sont justement reprochées ; mais le moyen de souscrire à l’appréciation presque odieuse de M. de Sybel ? «… On chercherait en vain une différence entre eux et les cordeliers : immoralité des individus, domination violente des masses, mépris du droit et destruction de la propriété, émancipation de la chair et avilissement de la religion, sur tous ces points les girondins sont d’accord avec Robespierre et Marat[17]. » Quoi ! Robespierre était pour l’émancipation de la chair, et il n’y a pas à distinguer entre les girondins et leurs plus acharnés adversaires ? Nous ne savons comment ce genre d’appréciations est qualifié en Allemagne ; elles n’ont pas de nom en France, et l’écrivain qui se les permettrait et qui prendrait avec l’histoire de telles libertés, loin de compter parmi les historiens, aurait peine à se faire accepter même parmi les pamphlétaires, car le pamphlet lui-même n’est pas dispensé de couvrir l’injure de quelque vraisemblance. Il n’y a plus à discuter, on ne peut que sourire lorsqu’on voit un écrivain qui affiche de si grandes prétentions à l’impartialité scientifique traiter de ce ton de tels hommes, et dire, par exemple, de Mme Roland, « qu’elle était dépourvue de sens moral[18]. » Je vois très bien que Mme Roland a le tort, qui est de plus aux yeux de M. de Sybel un ridicule, d’être femme et de prendre intérêt à la politique, je vois qu’elle a le tort tout autrement sérieux d’avoir embrassé avec ardeur une cause que M. de Sybel n’aime point ; mais si la pureté d’une conduite irréprochable, la résistance aux entraînemens de l’amour le plus vif qu’ait jamais ressenti une âme passionnée, le noble attachement aux plus grandes idées qui puissent faire battre le cœur humain, si tout ce que les hommes admirent, la lutte intrépide contre ceux qui peuvent tuer, l’égalité d’âme dans le malheur, le calme, la dignité, le sourire jusque sur les marches de l’échafaud, si tout cela est étranger au sens moral, nous voudrions bien que M. de Sybel nous eût fait la grâce de nous dire de quel nom ces choses-là s’appellent.

M. de Sybel, d’ordinaire assez difficile à émouvoir et fort dédaigneux du pathétique, le prodigue cependant à propos de certaines infortunes. Il reproche amèrement à Mme Roland de s’être échappée à dire, un jour que quelqu’un s’apitoyait en sa présence sur la reine et le dauphin, qu’il s’agissait d’autre chose dans la révolution que du sort d’une femme et d’un enfant. Elle eut tort ; nous déclarons, quant à nous, que nulle victime n’est exclue de notre pitié, et que nous y faisons la plus grande part à celles qui sont tombées de plus haut. Ce n’est pas toutefois une raison pour nous d’accueillir sans examen les fables et, qu’on me passe le mot, les fictions niaises inventées à leur sujet. M. de Sybel consacre aux derniers jours du dauphin des pages larmoyantes dont la longueur n’est nullement en proportion du reste ; il n’en ignore aucun détail, il n’en omet aucune circonstance, et parmi ces circonstances il en est plusieurs de réellement étonnantes et qui tiennent presque du miracle. Toutes les paroles de l’enfant sont marquées d’une sagesse au-dessus de son âge qui confond ses gardiens ; il a des visions, il converse avec les anges, il entend une musique céleste, sa mère l’appelle du fond du paradis, et il lui répond[19]. Où M. de Sybel a-t-il trouvé de telles choses ? Quelle découverte inattendue l’a mis en possession de ces détails sur un événement qui était jusqu’ici le plus énigmatique de la révolution française, et dont des témoignages contradictoires, recueillis quarante ans après et dépourvus de tout caractère authentique, n’avaient point suffi à dissiper l’obscurité ? Pourquoi M. de Sybel ne cite-t-il pas ses documens, n’en donne-t-il pas même le titre ? Pourquoi ? C’est que, sans en dire un mot, il a tout pris dans un de ces livres[20] qu’on dispense de toute critique, parce qu’ils ne relèvent pas de la science, parce qu’ils procèdent uniquement de la religion des souvenirs, parce qu’ils ne sont écrits que pour flatter les regrets d’un parti depuis longtemps en travail de légende et que rien n’oblige à examiner les preuves. M. de Sybel avait d’autres devoirs, puisqu’il affecte une autre ambition. De pareils procédés frappent l’histoire de nullité. Effort sans résultat, recherches vaines, talent perdu, voilà ce qu’il y aurait eu à dire de l’ouvrage de M. de Sybel, si par l’affectation d’une méthode sévère, le fracas de prétendues découvertes, un air d’impartialité qui couvre un parti pris de dénigrement, il n’eût exigé un examen plus attentif. Jamais, sous la forme d’un sang-froid apparent, réquisitoire plus acerbe ne fut prononcé, non pas contre la révolution, mais contre la France elle-même et contre son esprit. On dirait que le patriotisme prussien de l’auteur n’a conscience de lui-même qu’en se confondant avec la haine de la France. Un tel livre ne saurait ajouter que des passions aux passions et des nuages aux nuages.

Nous sommes trop prompts en France à renier soit par un goût d’impartialité, soit par une dangereuse complaisance pour l’étranger, qui en abuse, les meilleures parties de nos traditions. Qui n’a quelque reproche de cette espèce à se faire ? Je n’ai pas craint de résister à cette pente. Quoiqu’un vent nouveau souffle depuis quelques jours sur la France, il n’y a pas à redouter ni qu’il emporte ce que la révolution a laissé de vrai dans les institutions et dans les esprits, ni qu’il la ramène avec ses violences et ses fureurs. On parle encore beaucoup de révolution et d’esprit révolutionnaire en Europe ; il faut bien que ce dernier nom ait un sens pour qu’on l’emploie. Pour les uns, il signifie je ne sais quel esprit infernal de destruction universelle sans raison et sans terme, quel amour de la violence pour elle-même et des procédés qui furent, il y a quatre-vingts ans, les convulsions passagères d’une société en métamorphose. Les autres n’y voient que l’esprit de réforme dans le sens de la liberté opposé à l’esprit de conservation aveugle ou de restauration dans le sens du moyen âge. Ces qualifications, équivoques ou fausses, dont ceux-ci se parent comme d’un titre, tandis que ceux-là les appliquent comme une condamnation, ont fait jusqu’à cette heure bien du mal. Le jour où l’on y renoncerait pour jamais serait peut-être marqué par un retour d’équité, de raison, d’intelligence, de sang-froid dans la politique. Il ne doit plus y avoir de révolutionnaires, puisqu’il ne saurait plus y avoir dans les nations civilisées de révolution au sens où l’on entend celle de 89. Le Monde ne sera pas à l’abri de secousses politiques et peut-être de secousses violentes, le pire effet d’un mauvais régime étant qu’il n’est guère possible de s’en délivrer par les moyens de douceur. Les sociétés humaines continueront à se transformer à l’infini, et nous sentons bien que de profonds changemens, des nouveautés que nous soupçonnons à peine, s’élaborent aujourd’hui dans leur sein. On peut affirmer toutefois que ces changemens, quels qu’ils soient, ne s’effectueront point par une réaction soudaine et convulsive d’un peuple sur lui-même comme celle qui caractérise la révolution française ; on ne verra plus l’axe d’une société osciller tout à coup et changer en un jour. Lorsque les institutions, reposant sur une base religieuse, participaient de l’immutabilité propre à tout ce qui affecte une origine divine, comment les changemens qu’on ne pouvait empêcher de se produire dans les esprits, dans les sentimens, dans les besoins, auraient-ils introduit dans les choses des modifications correspondantes autrement que par voie de rupture et d’écroulement ? Plus les institutions avaient duré, plus leur origine était sacrée, plus leur ascendant sur les hommes était grand, et plus aussi pour les renverser le choc devait être soudain et terrible. Il n’y a plus aujourd’hui que des institutions humaines, c’est-à-dire soumises à la discussion et au changement. Dépendantes de l’esprit public, elles doivent se modifier, elles se modifient en effet par lui et avec lui, sans qu’il appartienne désormais à un homme, à un parti, à un pouvoir, quel qu’il soit, monarchique ou républicain, à une tête ou à mille têtes, mais armé d’une autorité simplement relative et par conséquent faillible, de sauver la société en se chargeant d’y faire régner violemment l’ordre et la justice. Désormais les sociétés se sauveront elles-mêmes par le lent travail de toutes les intelligences et de toutes les volontés. Si le principe révolutionnaire réside aujourd’hui quelque part, ce n’est pas en ceux qui réclament la liberté, car la liberté, c’est-à-dire le règne de l’opinion, est la garantie la plus assurée contre les révolutions : c’est chez ceux qui, refoulant violemment l’esprit de réforme et voulant maintenir par la force des institutions que la vie, c’est-à-dire la croyance générale abandonne, accumulent sous leur base les formidables élémens dont l’explosion ne peut tarder à les réduire en poudre.


P. CHALLEMEL-LACOUR.

  1. Déclaration du ministre russe à Varsovie le 18 mai 1792.
  2. Adresse des confédérés de Targowitz à l’impératrice.
  3. Tome III, p. 230.
  4. Tome II, p. 271.
  5. Tome II, p. 49.
  6. Il dit à ce sujet : « Tout est utile à une bonne cause, einer guten Sache zulezt Jegliches Nutsen schafft, » phrase d’un sens très contestable, si elle en a un. — Tome II, p. 8.
  7. Tome Ier, p. 74.
  8. Mme de Staël, Considérations sur la révolution française, t. Ier, p. 129.
  9. Tome II, p. 10.
  10. M. de Sybel accuse également d’avoir poussé à la guerre et les girondins, qui la demandaient, et Robespierre, qui s’y opposait. Quiconque voulait la révolution voulait la guerre. Nous pourrions dire, en faisant un raisonnement qui certes vaut bien celui-là : Quiconque voulait l’ancien régime voulait par cela même la révolution.
  11. 18 mai 1791.
  12. Padoue, 6 juillet 1791.
  13. 27 août 1791.
  14. Lettre au roi de Prusse en date du 29 décembre.
  15. Tome Ier, p. 97.
  16. Tome Ier, p. 69.
  17. Tome Ier, p. 292.
  18. Ohne Gefühl für das sittllich Zulässige, t. Ier, p. 295.
  19. Tome III, p. 450-456.
  20. Louis XVII, sa vie, son agonie, etc., 2 vol. in-8o, par M. A. de Beauchesne.