Les Histoires de Jean-Marie Cabidoulin/Chapitre X

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X

Coup double


Tandis que les deux navires gagnaient le large, à six ou sept encâblures l’un de l’autre, les eaux furent surveillées avec autant d’attention que d’inquiétude. Il est vrai, plus de quarante-huit heures s’étaient écoulées, et, depuis la rentrée hâtive des pêcheurs kamtchadales, la tranquillité de la baie n’avait point été troublée. Cependant la terreur des habitants de Pétropavlovsk ne devait se calmer de longtemps. Ce n’est point l’hiver qui les défendrait contre les attaques du monstre, puisque cette baie d’Avatcha n’est jamais prise par les glaces. D’ailleurs, vînt-elle à se congeler, pour peu que ledit monstre fût apte à se mouvoir sur terre comme sur mer, la bourgade n’eût pas été à l’abri de ses agressions.

Le certain, c’est que les équipages ne virent rien de suspect ni à bord du Saint-Enoch ni, sans doute, à bord du Repton. Les longues-vues s’étaient dirigées vers tous les points de l’horizon et du littoral… Pas une seule fois la surface des eaux ne révéla quelque agitation intérieure. Sous l’action de la brise, la mer se gonflait en longues houles, et c’est à peine si les lames déferlaient du côté du large.

Le Saint-Enoch, — sa conserve, également, s’il est permis de lui donner ce nom, — portait voiles hautes et basses, amures à bâbord. Le capitaine Bourcart se trouvait au vent du capitaine King, et, en lofant d’un quart, il ne tarda pas à accroître la distance qui séparait les deux navires.

Au sortir de la baie, mer absolument déserte. Ni fumées ni voiles à l’horizon. Probablement nombre de semaines s’écouleraient avant que les pêcheurs de la baie d’Avatcha voulussent se risquer au dehors. Et qui sait si ces parages du Nord-Pacifique ne seraient pas délaissés pendant toute la durée de l’hiver ?…

Trois jours se passèrent. La navigation ne fut signalée par aucun incident ou accident. Les vigies du Saint-Enoch n’aperçurent rien qui indiquât la présence du géant océanique dont s’épouvantait Pétropavlovsk. Et, pourtant, elles avaient fait bonne garde, — trois harponneurs dans les barres du grand mât, du mât de misaine et du mât d’artimon.

Mais si le grand serpent de mer ne se montra point, M. Bourcart n’eut pas l’occasion, non plus, d’amener ses pirogues. Ni cachalots ni baleines. Aussi l’équipage se dépitait-il en constatant que les résultats de cette seconde campagne seraient nuls.

« En vérité, ne cessait de répéter M. Bourcart, tout cela est inexplicable !… Il y a quelque chose dont on ne peut se rendre compte ! À cette époque de l’année, dans le nord du Pacifique, les souffleurs abondent d’ordinaire, et on les chasse jusqu’à la mi-novembre… Nous n’en voyons pas un seul… et même, comme s’ils avaient fui ces parages, il n’y a pas plus de baleiniers que de baleines !

— Cependant, faisait observer le docteur Filhiol, si les cétacés ne sont pas ici, ils sont ailleurs, car je ne suppose pas que vous en soyez à croire que l’espèce ait disparu…

— À moins que le monstre ne les ait avalés jusqu’au dernier !… répondit le lieutenant Allotte…

— Ma foi, reprit M. Filhiol, en quittant Pétropavlovsk, je ne croyais guère à l’existence de cet animal extraordinaire, et maintenant je n’y crois pas du tout… Les pêcheurs ont été le jouet d’une illusion… Ils auront aperçu quelque poulpe à la surface des eaux, et leur épouvante lui aura donné des dimensions gigantesques !… Un serpent de mer long de trois cents pieds, c’est une légende qu’il aurait fallu envoyer à l’ancien Constitutionnel ! »

Toutefois, telle n’était pas l’opinion à bord du Saint-Enoch. Les novices, la plupart des matelots, écoutaient le tonnelier qui ne cessait de les effrayer par ses histoires à faire dresser les cheveux sur la tête des chauves… comme le disait le charpentier Férut. Et pourtant, à force de ne rien voir, ne finirait-on pas par ne rien croire ?…

Jean-Marie Cabidoulin ne se rendait pas. À son avis, les pêcheurs de Pétropavlovsk n’avaient point fait erreur. Le monstre marin existait en réalité, et non dans l’imagination de ces pauvres gens. Le tonnelier n’avait pas eu besoin de cette nouvelle rencontre pour être édifié, et aux quelques plaisanteries qui lui furent faites, ce jour-là, il répondit :

« Le Saint-Enoch n’aurait pas connaissance de l’animal, il ne le trouverait pas sur sa route, que cela ne changerait rien aux choses… Les Kamtchadales l’ont vu, d’autres le verront encore et ne s’en tireront peut-être pas à bon compte… Et je suis certain que nous mêmes…

— Quand ?… demanda maître Ollive.

— Plus tôt que tu ne penses, déclara le tonnelier, et pour notre malheur…

— Bouteille de tafia, vieux, que nous n’en verrons pas même le bout de la queue, de ton serpent, avant l’arrivée du Saint-Enoch à Vancouver ?…

— Tu peux bien en parier deux… et trois… et la demi-douzaine…

— Pourquoi ?…

— Parce que tu n’auras jamais à les payer… ni à Victoria… ni ailleurs ! »

Et, dans l’esprit de cet entêté de Jean-Marie Cabidoulin, sa réponse signifiait que le Saint-Enoch ne reviendrait pas de ce dernier voyage.

Pendant la matinée du 13 octobre, les deux navires se perdirent de vue. Depuis vingt-quatre heures, ils ne suivaient plus la même direction, et le Repton, ayant serré le vent, se trouvait plus haut en latitude.

Le temps ne cessait de se maintenir avec une mer assez belle. La brise variait du sud-ouest au nord-ouest, par conséquent très favorable à cette navigation vers les terres d’Amérique. Les observations de M. Bourcart le mettaient alors à quatre cents lieues du littoral asiatique, c’est-à-dire environ au tiers de la traversée.

Le Pacifique était absolument désert, depuis que le baleinier anglais gagnait vers le nord. Aussi loin que se prolongeait le regard, rien n’apparaissait sur toute l’étendue des eaux, à peine troublées par le sillage. Les oiseaux de grand vol ne se transportaient plus à cette distance de la côte. Si le vent tenait, le Saint-Enoch ne tarderait pas à prendre connaissance des Aléoutiennes.

Il était à remarquer que, depuis le départ, les lignes mises à la traîne ne ramenaient aucun poisson. Aussi la nourriture se réduisait-elle aux seuls approvisionnements du bord. D’habitude, cependant, en cette partie de l’Océan, les navires font bonne pêche. C’est par centaines qu’ils prennent des bonites, des congres, des roussettes, des anges, des spares, des dorades et autres espèces. Ils naviguent même au milieu des bandes de squales, de marsouins, de dauphins, d’espadons. Or, — ce qui ne laissait pas d’être singulier, — il semblait que tout être vivant eût fui ces parages.

Du reste, les vigies ne signalaient point la présence d’un animal exceptionnel par sa forme ou ses dimensions. Et, certes, il n’aurait pas échappé aux yeux vigilants de Jean-Marie Cabidoulin. Assis sur l’emplanture du beaupré, s’abritant de sa main afin de mieux voir, toujours en observation, il ne répondait même pas à qui lui adressait la parole. Ce que les matelots entendaient murmurer entre ses dents, c’était pour lui, non pour les autres.

Vers trois heures, dans l’après-midi du 13, à l’extrême étonnement des officiers et de l’équipage, voici que ce cri tomba des barres du grand mât :

« Baleine par tribord derrière ! »

Le harponneur Durut venait d’apercevoir un cétacé au large du Saint-Enoch. En effet, en direction du nord-est, une masse noirâtre se berçait aux ondulations de la houle.

Aussitôt toutes les longues-vues de se porter vers la masse en question…

Et, d’abord, le harponneur ne s’était-il pas trompé ? S’agissait-il d’une baleine ou de la coque d’un bâtiment naufragé ?… Et de part et d’autre s’échangèrent les propos suivants :

« Si c’est une baleine, fit observer le lieutenant Allotte, elle est absolument immobile…

— Peut-être, répondit le lieutenant Coquebert, se prépare-t-elle à plonger ?…

— À moins qu’elle ne soit endormie…, répliqua M. Heurtaux.

— Dans tous les cas, reprit Romain Allotte, sachons ce qui en est, si le capitaine veut donner des ordres… »

M. Bourcart ne répondait pas et, sa longue-vue aux yeux, ne cessait d’observer l’animal…

Près de lui, appuyé contre la rambarde, le docteur Filhiol regardait avec une égale attention, et finit par dire :

« Il se pourrait que ce fût encore une de ces baleines mortes comme nous en avons déjà rencontré…

— Morte ?… s’écria le lieutenant Allotte…

— Et même que ce ne soit pas une baleine…, ajouta le capitaine Bourcart.

— Que serait-ce donc ?… demanda le lieutenant Coquebert.

— Une épave…, un navire abandonné… »

Il eût été d’ailleurs difficile de se prononcer, car la masse flottait à non moins de six milles du Saint-Enoch.

« Capitaine ?… reprit le lieutenant Allotte.

— Oui », répondit M. Bourcart, qui comprenait l’impatience du jeune officier.

Aussitôt il commanda de mettre la barre dessous et de raidir les écoutes. Le navire, changeant légèrement sa direction, mit le cap au nord-est.

Avant quatre heures, le Saint-Enoch n’était plus qu’à la distance d’un demi-mille.

Impossible de se tromper, ce n’était pas une coque en dérive, c’était bien un cétacé de grande taille dont on ne pouvait encore dire qu’il fût mort ou vivant.

Et alors M. Heurtaux de laisser retomber sa longue-vue en déclarant :

« Si cette baleine-là est endormie, nous n’aurons pas grand’peine à la piquer ! »

Les pirogues du second et des deux lieutenants furent amenées sur l’animal. S’il était vivant, on lui donnerait la chasse ; s’il était mort, on le remorquerait au Saint-Enoch. Il rendrait sans doute une centaine de barils, car M. Bourcart en avait rarement rencontré d’une telle taille.

Les trois embarcations démarrèrent, tandis que le bâtiment mettait en panne.

Cette fois, les officiers, laissant de côté tout amour-propre, ne cherchèrent point à se devancer. Voiles hissées, les pirogues marchèrent de conserve et n’armèrent les avirons qu’un quart de mille avant d’accoster la baleine. Elles se séparèrent alors de manière à lui couper la route, en cas qu’elle voulût prendre la fuite.

Tant de précautions n’étaient point nécessaires, et le second de crier presque aussitôt :

« Pas à craindre qu’elle s’enfuie ou s’enfonce… celle-là !…


— Ni qu’elle se réveille !… ajouta le lieutenant Coquebert. Elle est morte…

— Décidément, répliqua Romain Allotte, il n’y a plus que des baleines crevées dans ces parages !…

— Amarrons-la tout de même, répondit M. Heurtaux, car elle en vaut la peine ! »

C’était un énorme baleinoptère, qui ne semblait pas être en état de décomposition avancée, et sa mort ne devait guère remonter qu’à vingt-quatre heures. Il ne se dégageait aucune fétide émanation de cette masse flottante.

Par malheur, lorsque les pirogues eurent contourné l’animal, on vit une large déchirure à son flanc gauche. Les entrailles traînaient à la surface de l’eau. Une portion de la queue manquait. La tête présentait les traces d’une forte collision, et la bouche grande ouverte était dégarnie de ses fanons, qui, décollés des gencives, avaient coulé. Quant au gras de ce corps déchiqueté et imbibé, il n’offrait plus aucune valeur.

« Dommage, dit M. Heurtaux, qu’il n’y ait rien à tirer de cette carcasse !…

— Alors, demanda le lieutenant Allotte, ce n’est pas la peine de la prendre en remorque ?…

— Non, répondit le harponneur Kardek, et elle est dans un tel état que nous en laisserions la moitié en route.

— Au Saint-Enoch », commanda M. Heurtaux.

Les trois pirogues, ayant vent debout, garnirent leurs avirons. Mais, comme le bâtiment, après avoir éventé ses voiles, se rapprochait, elles l’eurent bientôt rejoint et furent hissées à bord.

Lorsque M. Bourcart eut entendu le rapport du second :

« Ainsi, dit-il, c’était un baleinoptère ?…

— Oui, capitaine.

— Et il n’a pas été piqué ?…

— Non, certes, déclara M. Heurtaux, et des coups de harpon ne font pas de telles blessures… Il semblerait plutôt que celui-ci aurait été écrasé…

— Écrasé… par qui ?… »

Il n’aurait pas fallu le demander à Jean-Marie Cabidoulin. Ce qu’il aurait répondu, on le devine. Avait-il donc eu raison contre tous, et ces parages étaient-ils dévastés par un monstre marin de dimensions extraordinaires et de vigueur prodigieuse ?…

La navigation continua, et ce n’est pas du temps que M. Bourcart aurait pu se plaindre. Jamais traversée ne fut mieux favorisée par le vent, et elle serait de courte durée. Si les conditions atmosphériques ne se modifiaient pas, le Saint-Enoch n’emploierait, pour regagner Vancouver, que les trois quarts du temps qu’il avait mis à se rendre aux Kouriles. Qu’il eût fait heureuse pêche dans ces parages, et il serait arrivé en bonne époque pour écouler son huile sur le marché de Victoria.

Par malchance, la campagne n’avait été fructueuse ni dans la mer d’Okhotsk ni depuis le départ de Pétropavlovsk.

Les hommes n’avaient pas une seule fois allumé la cabousse, et les deux tiers des barils restaient vides.

Il fallait donc faire contre mauvaise fortune bon cœur, se résigner avec l’espoir que, dans quelques mois, on se dédommagerait sur les parages de la Nouvelle-Zélande.

Aussi maître Ollive répondait-il aux novices, qui n’avaient pas l’expérience des matelots :

« Voyez-vous, les gars, c’est comme cela, le métier !… Une année on réussit, une année on ne réussit pas, et il n’y a ni à faire l’étonné ni à perdre confiance !… Ce ne sont point les baleines qui courent après le navire, c’est le navire qui court après les baleines, et quand elles ont filé au large, la fine malice est de savoir où les retrouver !… Donc approvisionnez-vous de patience… fourrez-en dans votre sac, mettez votre mouchoir par-dessus… et attendez ! »

Paroles sages, s’il en fût, et mieux valait écouter maître Ollive que maître Cabidoulin, avec lequel le premier terminait invariablement ses conversations en disant :

« Bouteille de tafia tient toujours ?…

— Toujours !… » répliquait le tonnelier.

En vérité, il semblait que plus on allait, plus les choses donnaient raison à Jean-Marie Cabidoulin. Si le Saint-Enoch ne rencontra plus une seule baleine, du moins des débris furent parfois aperçus à la surface de la mer, des restes de pirogues, des coques de navires en dérive. Et, ce qui était à noter, c’est que ces navires paraissaient avoir péri à la suite de collisions… S’ils avaient été abandonnés de leurs équipages, c’est qu’ils ne pouvaient plus tenir la mer.

Dans la journée du 20 octobre, la monotonie de cette traversée fut interrompue. Une occasion s’offrit enfin au Saint-Enoch de remplir une partie des barils de sa cale.

Le vent ayant un peu molli depuis la veille, M. Bourcart avait dû faire établir les voiles d’étais et les bonnettes. Un beau soleil éclairait le ciel sans nuages, et l’horizon se dessinait purement sur tout son périmètre.

Vers trois heures, le capitaine Bourcart, le docteur Filhiol et les officiers étaient en train de causer sous la tente de la dunette, lorsque ce cri retentit de nouveau :

« Baleine… baleine ! »

C’était des barres du grand mât que le harponneur Ducrest venait de pousser ce cri.

« En quelle direction ?… lui fut-il immédiatement demandé par le maître d’équipage.

— À trois milles sous le vent à nous. »

Nul doute, cette fois, car un jet s’élevait en cette direction au-dessus de la mer. L’animal, ayant remonté à la surface après sa plongée, c’était au moment même où s’échappait cette colonne d’air et d’eau que Ducrest l’avait aperçu. Un second jet ne tarda pas à suivre le premier.

On ne s’étonnera pas que le lieutenant Allotte eût fait à l’instant cette remarque :

« Enfin… elle n’est pas morte, celle-là !…

— Non, répliqua M. Heurtaux, et elle ne doit même pas avoir été blessée, puisqu’elle souffle blanc !…

— À la mer, les trois pirogues ! » ordonna M. Bourcart.

Jamais circonstances plus favorables ne s’étaient offertes pour donner chasse, mer plate, petite brise de quoi remplir la voile des embarcations, encore plusieurs heures de jour qui permettraient de prolonger la poursuite.

En quelques minutes, les pirogues du second et des lieutenants furent à la mer avec leur armement habituel. Dans chacune prirent place MM. Heurtaux, Coquebert, Allotte, un matelot à la barre, quatre aux avirons, les harponneurs Kardek, Durut et Ducrest à l’avant. Puis elles prirent rapidement la direction du nord-est.

M. Heurtaux recommanda aux deux lieutenants d’observer une extrême prudence. Il importait de ne point effaroucher la baleine et de la surprendre. Elle semblait être de forte taille, et, parfois, l’eau, battue d’un formidable coup de sa queue, rejaillissait à une grande hauteur.

Le Saint-Enoch sous petite voilure, huniers et trinquette, se rapprochait lentement.

Les trois pirogues marchaient sur la même ligne et, expresse recommandation de M. Bourcart, ne devaient point chercher à se dépasser. Mieux valait qu’elles fussent réunies au moment d’attaquer l’animal.

Donc, le lieutenant Allotte dut modérer son impatience. Ce ne fut pas sans peine, et, de temps en temps, M. Heurtaux était obligé de lui crier :

« Pas si vite… pas si vite, Allotte, et restez dans le rang ! »

Lorsque la baleine avait été aperçue, elle émergeait à trois milles environ du navire, — distance que les embarcations enlevèrent aisément en une demi-heure.

Les voiles furent alors amenées et les mats couchés sous les bancs, de manière à ne point gêner la manœuvre. Chaque harponneur avait à sa disposition deux harpons, dont l’un de rechange. Les lances bien appointées, les louchets bien aiguisés, étaient à portée de la main. On s’assura que les lignes, lovées dans leurs bailles, ne s’embrouilleraient pas à travers l’engougeure garnie de plomb de l’avant, et seraient facilement tournées sur le montant fixé derrière le tillac. Si l’animal, une fois amarré, fuyait à la surface de la mer ou plongeait dans ses profondeurs, on lui filerait de la ligne.

C’était un baleinoptère ne mesurant pas moins de vingt-huit à vingt-neuf mètres, de l’espèce des culammaks. Avec des nageoires pectorales longues de trois mètres et une caudale triangulaire de six à sept, il devait peser près de cent tonnes.

Ce culammak, ne donnant aucun signe d’inquiétude, se laissait aller aux balancements d’une houle allongée, son énorme tête tournée au large des embarcations. Pour sûr, Jean-Marie Cabidoulin eût déclaré qu’on en retirerait au minimum deux cents barils d’huile.

Les trois pirogues, une sur chaque flanc, la dernière en arrière, prête à se porter à droite ou à gauche, étaient arrivées sans avoir donné l’éveil.

Durut et Ducrest, debout sur le tillac, balançaient le harpon, attendant le moment de le lancer au-dessous des nageoires de la baleine, de manière à la blesser mortellement. Si elle était atteinte d’un double coup, sa capture n’en serait que plus certaine. En cas qu’une des lignes vînt à se rompre, on la tiendrait du moins avec l’autre, sans craindre de la perdre pendant la durée de son plongeon.

Mais, au moment où la pirogue du lieutenant Allotte allait l’accoster, le culammak, avant que le harponneur eût pu le piquer, se retourna brusquement au risque d’écraser l’embarcation, puis sonda, après avoir frappé la mer d’un si violent coup de queue que l’eau rejaillit à vingt mètres.

Aussitôt les matelots de s’écrier :

« Satanée bête !…

— La voilà en fuite !…

— Pas même un coup de lance dans le gras !…

— Et pas de ligne à lui filer !…

— Et quand remontera-t-elle ?…

— Et où remontera-t-elle ?… »

Ce qu’il y avait de certain, c’est que ce ne serait pas avant une demi-heure, temps égal à celui qui s’était écoulé depuis son premier souffle.

Après le tumultueux remous produit par le coup de queue, la mer était redevenue calme. Les trois pirogues venaient de se rejoindre. M. Heurtaux et les deux lieutenants étaient bien résolus à ne point abandonner une si belle proie.

Maintenant, il n’y avait qu’à attendre la remontée du culammak qu’il était impossible de suivre à bout de ligne. Ce qu’il y avait à désirer, c’était qu’il se relevât sous le vent, afin que les pirogues pussent le poursuivre à l’aviron et à la voile.

Du reste, aucun autre cétacé ne se montrait en ces parages.

Il était un peu plus de quatre heures, lorsque le culammak apparut de nouveau. À cet instant, s’échappèrent deux jets énormes qui sifflèrent comme une mitraille.

Un demi-mille seulement le séparait des pirogues et sous le vent.

« Hissez les voiles, armez les avirons, et cap dessus… », cria M. Heurtaux.

Une minute après, les embarcations filaient dans la direction indiquée.

Cependant l’animal continuait à s’éloigner vers le nord-est et, son dos émergeant, nageait avec une certaine vitesse.

La brise ayant quelque peu fraîchi, les pirogues ne laissaient pas de gagner sensiblement sur lui.

De son côté, le capitaine Bourcart, craignant que celles-ci ne fussent entraînées très loin, fit orienter les voiles, afin de ne point les perdre de vue. La route qu’il ferait au nord-est, ce serait cela d’épargné en temps et en fatigues, lorsque les embarcations chercheraient à regagner le bord avec l’animal à la remorque.

La chasse se poursuivit dans ces conditions. Le culammak fuyait toujours, et les harponneurs ne parvenaient pas à l’approcher d’assez près pour le piquer.

Il est certain que les pirogues, réduites à leurs seuls avirons n’auraient pu se tenir si longtemps à pareille allure. Heureusement le vent leur vint en aide, et la mer se prêtait à une marche rapide. Toutefois, la nuit n’obligerait-elle pas M. Heurtaux et ses hommes à revenir au Saint-Enoch ?… Ils n’étaient point assez munis de vivres pour rester au large jusqu’au lendemain… Si le baleinoptère n’avait pas été rejoint avant la tombée du jour, force serait de renoncer à continuer la chasse.

Or, il semblait bien qu’il en serait ainsi, et il était près de six heures et demie, lorsque le harponneur Durut, resté debout sur le tillac, cria :

« Navire par l’avant. »

M. Heurtaux se redressa au moment où les lieutenants Coquebert et Allotte cherchaient à apercevoir le bâtiment signalé.

Un trois-mâts, tout dessus, serrant le vent d’aussi près que possible, venait d’apparaître à quatre milles en direction du nord-est.

Que ce fût un baleinier, on n’en pouvait douter. Peut-être même ses vigies avaient-elles vu le culammak qui se trouvait à mi-chemin entre les pirogues et lui.

Soudain, Romain Allotte de s’écrier en baissant sa longue-vue :

« C’est le Repton

— Oui… le Repton !… répondit M. Heurtaux. Il semble vouloir nous couper la route…

— Avec ses amures à bâbord… ajouta Yves Coquebert.

— C’est pour venir nous saluer ! » répliqua ironiquement le lieutenant Allotte.

Huit jours s’étaient écoulés depuis que le bâtiment anglais et le bâtiment français s’étaient séparés, après avoir quitté ensemble Pétropavlovsk. Le Repton avait mis le cap plus au nord, probablement dans l’intention de gagner la mer de Behring, et voici qu’il reparaissait sans avoir doublé les extrêmes pointes des îles Aléoutiennes.

Le capitaine King voulait-il donc, lui aussi, courir sur l’animal que les pirogues du Saint-Enoch poursuivaient depuis trois longues heures ?…

Il y eut certitude à cet égard, lorsque le harponneur Kardek dit à M. Heurtaux :

« Les voici qui mettent leurs embarcations à la mer…

— Évidemment… c’est pour amarrer la baleine…, déclara le lieutenant Coquebert.

— Ils ne l’auront pas ! » répondit résolument Romain Allotte.

Et tous ses compagnons de faire chorus, ce qui ne saurait surprendre.

Cependant, bien que la mer commençât à s’obscurcir, les pirogues du Repton filaient à toute vitesse vers le culammak, maintenant immobile, comme s’il hésitait à fuir du côté de l’est ou du côté de l’ouest. Quant aux matelots du Saint-Enoch, ils forçaient sur leurs avirons pour les devancer, car, le vent étant tombé, il avait fallu amener les voiles.

« Hardi, les enfants, hardi !… » répétaient M. Heurtaux et les lieutenants, qui stimulaient leurs hommes de la voix et du geste.

Et ceux-ci de crier en souquant ferme :

« Non !… ils ne l’auront pas… ils ne l’auront pas ! »

En fait, la distance à franchir était à peu près égale. Il y avait tout lieu de croire que les pirogues atteindraient le baleinoptère en même temps, à moins qu’il ne disparût dans une dernière plongée.

Cela va sans dire, il ne s’agissait plus de rester dans le rang ainsi que l’avait ordonné M. Heurtaux. Chaque embarcation poussait pour son propre compte. Comme d’habitude, le lieutenant Allotte se maintenait en avant et ne cessait de répéter :

« Hardi, mes enfants, hardi ! »

De leur côté, les Anglais gagnaient rapidement et même le culammak tendait à se rapprocher d’eux.

D’ailleurs, avant dix minutes, la question serait résolue : ou l’animal aurait été piqué, ou il aurait disparu sous les eaux.

À quelques instants de là, les six pirogues se trouvèrent en face les unes des autres à moins d’une encâblure. Qu’allait-il arriver, étant donnée l’animation des équipages ?…

« Mais cette bête-là veut donc porter son huile aux English ! » s’écria un des matelots de la pirogue Coquebert, en la voyant évoluer vers le Repton.

Non ; le culammak s’arrêta lorsque les embarcations n’en étaient plus qu’à une centaine de pieds. Afin d’échapper plus sûrement peut-être se préparait-il à s’enfoncer…

En ce moment, Ducrest, de la pirogue Allotte, brandissant son harpon, le lança, tandis que le harponneur de la pirogue Strok, du Repton, lançait le sien.

Le culammak fut atteint. Un jet de sang jaillit de ses évents. Il souffla rouge, battit la mer d’un dernier coup de queue, et, après s’être retourné sur le ventre, demeura immobile.

Mais, dans ce coup double, quel était celui des deux harponneurs qui l’avait frappé mortellement ?…