Les Histoires de Jean-Marie Cabidoulin/Chapitre IV

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IV

À travers le Pacifique


Le 3 avril, dans la matinée, le Saint-Enoch abandonna le mouillage de la baie des Îles. Il ne manquait plus à son approvisionnement que des noix de coco, de la volaille et des porcs. N’ayant pu s’en procurer aux deux dernières relâches à la Nouvelle-Zélande, le capitaine Bourcart se proposait de toucher à l’une des îles de l’archipel des Navigateurs, où ces objets de consommation ne font pas défaut.

Le vent soufflait en bonne direction, et les neuf cents milles qui séparent Ika-Na-Maoui du tropique du Capricorne furent franchis en une huitaine de jours, grand largue, amures à bâbord.

Ce jour-là, 12 avril, en réponse à une question que lui posait le docteur Filhiol, M. Bourcart dit :

« Oui, c’est peut-être à cette place, par le vingt-troisième parallèle et le cent soixante-quinzième méridien, que l’océan Pacifique accuse ses plus grandes profondeurs. Au cours de sondages qui ont été exécutés à bord du Penguin, on a dévidé quatre mille neuf cents brasses de ligne sans atteindre le fond…

— Je croyais, fit observer M. Filhiol, que les fonds les plus considérables se rencontraient dans les mers du Japon…

— Erreur ! déclara le capitaine Bourcart, et, ici, ils l’emportent de deux cent quarante-cinq brasses, ce qui donne, au total, neuf mille mètres…

— Eh ! répondit le docteur Filhiol, c’est l’altitude qu'atteignent les plus hautes montagnes du globe, celles de l’Himalaya : huit mille six cents mètres, le Dhwalagiri du Nepal ; neuf mille, le Chamalari du Boutan !

— Voilà, répliqua M.Boucart, une comparaison de chiffres qui ne laisse pas d’être instructive…

— Elle démontre, capitaine, que les plus hauts reliefs de la terre n’égalent point ses abîmes sous−marins. À l’époque de formation, lorsque notre globe tendait à prendre sa figure définitive, ses dépressions ont acquis plus d’importance que ses soulèvements, et peut-être ne seront-elles jamais déterminées avec quelque exactitude. »

À trois jours de là, 15 avril, ayant eu connaissance des Samoa, archipel des Navigateurs, le Saint-Enoch vint jeter l’ancre à quelques encâblures de l’île Savai, qui est une des plus considérables de ce groupe.

Une douzaine d’indigènes, accompagnant leur roi, se rendirent à bord avec un Anglais qui servait d’interprète. Ces naturels, très incivilisés, étaient à peu près nus. Sa Majesté elle-même ne se montrait guère plus vêtue que ses sujets. Mais une chemise d’indienne, dont le capitaine Bourcart lui fit présent, et dans les manches de laquelle il s’obstina tout d’abord à passer ses jambes, ne tarda pas à voiler sa nudité royale.

Les pirogues envoyées à terre, sur le conseil de l’Anglais, rapportèrent un chargement de noix fraîches, cueillies à même les cocotiers.

Le soir, à la tombée du crépuscule, le Saint-Enoch vira de bord, afin de ne pas rester près de la terre, et il louvoya toute la nuit.

Dès l’aube naissante, le capitaine Bourcart reprit son mouillage de la veille. Les indigènes fournirent au maître d’hôtel une vingtaine de tortues de belle espèce, autant de cochons de petite taille, de la volaille en quantité. Ces provisions furent payées en objets de pacotille dont les Samoans font le plus grand cas, principalement de mauvais couteaux à cinq sols pièce.

Trois jours après le départ, les vigies signalèrent une troupe de cachalots, qui s’ébattait à quatre ou cinq milles par bâbord devant. La brise soufflait faiblement, et le Saint-Enoch gagnait à peine vers le large. Il était déjà tard, près de cinq heures. Cependant le capitaine Bourcart ne voulut pas perdre cette occasion de donner la chasse à un ou plusieurs de ces animaux.

Deux pirogues furent amenées sur-le-champ, celle de Heurtaux et celle de Coquebert. Ces officiers, leurs harponneurs, leurs matelots, y prirent place. À force d’avirons, la mer n’étant gonflée que d’une longue houle, elles se dirigèrent vers le troupeau.

Du haut de la dunette, le capitaine Bourcart et le docteur Filhiol allaient suivre non sans intérêt les péripéties de cette pêche.

« Elle est plus difficile que la pêche de la baleine, fit observer M. Bourcart, et aussi moins fructueuse. Dès que l’un de ces cachalots a été harponné, on est souvent contraint de larguer la ligne, car il plonge à de grandes profondeurs avec une extrême rapidité. En revanche, si la pirogue a pu se tenir sur la ligne pendant la durée du premier plongeon, on a la presque certitude de capturer l’animal. Une fois remonté à la surface, il y reste, et le louchet et la lance l’ont bientôt achevé. »

C’est ce qui arriva en cette circonstance. Les deux pirogues ne purent amarrer qu’un seul cachalot de moyenne taille, et il en est dont la longueur dépasse celle de la baleine franche. Comme la nuit commençait à venir et que des nuages se levaient dans l’est, il eût été imprudent de s’attarder. Aussi, pendant la soirée, l’équipage s’occupa-t-il de virer l’animal.

Le surlendemain, il n’y eut pas lieu de se remettre en pêche. Les cachalots avaient disparu, et le Saint-Enoch, servi par une fraîche brise, reprit sa route au nord-est.

Ce jour-là apparut un navire qui suivait la même direction à trois ou quatre milles sous le vent. C’était un trois-mâts-barque, tout dessus, dont il eût été impossible de reconnaître la nationalité à cette distance. Cependant la forme de sa coque, quelques détails de la voilure permirent de croire qu’il était anglais.

Vers le milieu de la journée se produisit une de ces rapides sautes de vent de l’ouest à l’est qui sont très dangereuses par leur violence sinon leur durée, et risquent de mettre un navire en perdition, s’il n’est pas préparé à les recevoir.

En un instant, la mer fut démontée, des paquets de houle tombèrent à bord. Le capitaine Bourcart dut prendre la cape afin de tenir tête à la rafale sous le grand hunier, la misaine et le petit foc.

Pendant la manœuvre, l’un des matelots Gastinet, s’étant pomoyé jusqu’au bout dehors du grand foc pour dégager une des écoutes, manqua des deux mains et tomba.

« Un homme à la mer ! » cria aussitôt un de ses camarades qui, du gaillard d’avant, venait de le voir s’enfoncer sous les eaux.

Tout le monde fut sur le pont et M. Bourcart gagna précipitamment la dunette afin de diriger le sauvetage.

Si Gastinet n’eût pas été bon nageur, il aurait été perdu. La mer brisait avec trop de violence pour que l’on pût déhaler une embarcation. Il ne restait donc, comme moyen de secours, que de jeter des bouées, ce qui fut fait à l’instant.

Par malheur, Gastinet était tombé au vent, et, comme le navire dérivait, les bouées ne pouvaient arriver jusqu’à sa portée. Aussi cherchait-il à les atteindre en nageant d’un bras vigoureux.

« À larguer la misaine et le perroquet de fougue ! » commanda le capitaine Bourcart.

Et, en virant, le Saint-Enoch se rapprocherait de l’homme qui se débattait au milieu des lames, à une demi-encâblure du bord. D’ailleurs Gastinet ne tarda pas à saisir une des bouées, et, à la condition de s’y maintenir, il serait assurément recueilli lorsque le bâtiment aurait viré de bord.

Mais voici que la situation se compliqua effroyablement.

« Un requin… un requin ! » venaient de crier quelques matelots postés sur la dunette.

Un de ces terribles squales apparaissait et disparaissait entre les lames sous le vent du navire, après avoir passé à l’arrière.

On connaît la voracité extraordinaire, la force prodigieuse de ces monstres, — rien que mâchoires et estomac, a-t-on justement pu dire. Et si le malheureux était rencontré par ce requin, s’il n’avait pu être hissé à bord auparavant…

Or, bien que le squale ne fût plus qu’à une centaine de pieds de lui, Gastinet ne l’avait pas aperçu. Il n’avait pas même entendu le cri jeté du haut de la dunette, et ne se doutait pas de l’effroyable danger qui le menaçait.

À ce moment, plusieurs coups de feu éclatèrent. Le second Heurtaux et Romain Allotte, ayant en toute hâte décroché leurs carabines au râtelier du carré, venaient de tirer sur l’animal.

Celui-ci avait-il été atteint ?… On ne savait. Toutefois il plongea, et sa tête n’émergea plus du creux des lames.

Cependant, la barre dessous, le navire commençait à lofer. Mais, par une mer aussi forte, parviendrait-il à faire son abattée ?… S’il manquait à virer, — ce qui était à craindre dans ces mauvaises conditions, — la manœuvre aurait été inutile…

Il y eut un instant de terrible anxiété. Le Saint-Enoch, tandis que ses voiles ralinguaient et détonaient avec violence, eut quelques secondes d’hésitation. Enfin ses focs prirent, et il dépassa la ligne du vent en donnant une bande telle que ses dallots engagèrent.

Alors, les écoutes solidement raidies, il se maintint au plus près et gagna vers la bouée, à laquelle se cramponnait le matelot. On put lui envoyer un bout de grelin ; il saisit vigoureusement et fut halé à la hauteur des bastingages, au moment où le squale, se retournant, les mâchoires ouvertes, allait le happer par la jambe.

Lorsque Gastinet eut été déposé sur le pont, il perdit connaissance. Mais il était sauvé, et le docteur Filhiol n’eut pas grand’peine à le ranimer.

Entre temps, le harponneur Ducrest avait lancé au monstre un croc garni d’un morceau de carcasse de bœuf.

Mais peut-être le requin avait-il fui, car on ne le voyait plus…

Soudain une violente secousse se produisit, qui aurait entraîné la ligne, si elle n’eût été solidement tournée à un des taquets du bastingage.

L’animal était pris. Le croc enfoncé dans sa gueule, ne larguerait pas. Six hommes se mirent sur la ligne et le sortirent de l’eau. Puis, sa queue saisie par un nœud coulant, on le remonta au moyen d’un palan, et il retomba sur le pont, où quelques coups de hache l’eurent bientôt éventré.

D’habitude, les matelots ont la curiosité de regarder ce que contient l’estomac de ces monstres, dont le nom, à ce que l’on prétend, n’est que le mot latin requiem.

Voici ce qui fut retiré du ventre de ce squale, où il y aurait encore eu de la place pour le pauvre Gastinet : quantité d’objets tombés à la mer, une bouteille vide, trois boîtes de conserves vides également, plusieurs brasses de bitord, un morceau de faubert, des débris d’os, un surouët de toile cirée, une vieille botte de pêcheur, et un montant de cage à poules.

On le comprend, cet inventaire intéressa particulièrement le docteur Filhiol.

« C’est la boîte aux ordures de la mer !… » s’écria-t-il.

De fait, on n’aurait pu imaginer une expression plus juste. Et il ajouta :

« Il n’y a plus maintenant qu’à le jeter par-dessus le bord…

— Non point, mon cher Filhiol, déclara M. Bourcart.

— Et que voulez-vous faire de ce squale, capitaine ?…

— Le dépecer et conserver tout ce qui est utilisable !… Et, rien qu’en ce qui vous concerne, docteur, on tire de ces requins une huile qui ne se fige jamais et qui a toutes les qualités médicinales de l’huile de foie de morue. Quant à la peau, après avoir été séchée et polie, elle sert aux bijoutiers pour fabriquer des objets de fantaisie, aux relieurs pour faire du chagrin, aux menuisiers pour faire des râpes à bois…

— Eh ! capitaine, demanda le docteur Filhiol, allez-vous me dire aussi que le requin se mange ?…

— Sans doute, et ses ailerons sont tellement recherchés sur les marchés du Céleste-Empire qu’ils coûtent jusqu’à sept cents francs la tonne. Si nous ne sommes pas assez Chinois pour nous en régaler, nous faisons de la chair une colle de poisson qui est supérieure, pour la clarification des vins, des bières et des liqueurs, à celle que donne l’esturgeon. D’ailleurs, à qui ne répugne pas sa saveur huileuse, un filet de requin ne laisse pas d’être fort agréable… Vous voyez donc que celui-ci vaut son pesant d’or ! »

C’est à la date du 25 avril que M. Bourcart eut à noter sur le livre de bord le passage de la Ligne.

À neuf heures du matin, ce jour-là, par un temps clair, il avait fait au sextant une première opération, afin d’avoir la longitude, c’est-à-dire l’heure du lieu — et il la compléterait lorsque le soleil passerait au méridien en tenant compte, avec le loch, de la distance parcourue entre les deux observations.

À midi, cette seconde opération lui indiqua sa latitude par la hauteur du soleil au-dessus de l’horizon et il détermina définitivement l’heure par le chronomètre.

Le temps était favorable, l’atmosphère pure. Aussi ces résultats furent-ils tenus pour très exacts, et M. Bourcart dit, après ses calculs :

« Mes amis, nous venons de franchir l’Équateur, et voici le Saint-Enoch revenu dans l’hémisphère septentrional. »

Comme le docteur Filhiol — le seul à bord qui n’eût point passé la Ligne — n’avait pas été soumis au baptême en descendant l’Atlantique, cette fois encore on lui épargna les cérémonies plus ou moins désagréables du bonhomme Tropique. Les officiers se contentèrent de boire au succès de la campagne dans le carré, aussi bien que l’équipage dans le poste. Les hommes avaient reçu double ration d’eau-de-vie — ce qui se faisait chaque fois qu’on avait amarré une baleine.

Il fallut même, en dépit de ses interminables grognements, que Jean-Marie Cabidoulin choquât sa tasse contre la tasse de maître Ollive :

« Un bon coup à travers le gosier, ça ne se refuse pas…, lui dit son camarade.

— Non, certes ! répliqua le tonnelier, mais ce n’est pas ça qui changera ma manière de voir.

— Change pas, vieux, mais bois tout de même ! »

D’ordinaire, sur cette partie du Pacifique, les vents sont très faibles à cette époque de l’année, et le Saint-Enoch fut à peu près encalminé. C’est alors que les heures semblent longues ! Sans faire route, du soir au matin et du matin au soir, un bâtiment est le jouet de la houle. On cherche donc à se distraire par la lecture, par la conversation, à moins de demander au sommeil l’oubli des heures au milieu de ces chaleurs accablantes des Tropiques.

Un après-midi, le 27 avril, M. Bourcart, les officiers, le docteur Filhiol, et aussi maître Ollive et maître Cabidoulin, abrités sous la tente de la dunette, causaient de choses et d’autres.

Et alors, le second, s’adressant au tonnelier, de lui dire :

« Voyons, Cabidoulin, avouerez-vous que d’avoir déjà neuf cents barils d’huile dans sa cale, c’est un bon début pour une saison de pêche ?…

— Neuf cents barils, monsieur Heurtaux, répondit le tonnelier, ce n’est pas deux mille, et les onze cents autres ne se rempliront peut-être pas comme on remplit sa tasse à la cambuse !…

— C’est donc, observa en riant le lieutenant Coquebert, que nous ne rencontrerons plus une seule baleine…

— Et que le grand serpent de mer les aura toutes avalées ?… ajouta sur le même ton le lieutenant Allotte :

— Peut-être… répondit le tonnelier, qui se gardait bien de plaisanter.

— Maître Cabidoulin, demanda le capitaine Bourcart, vous y croyez donc toujours, à ce monstre des monstres ?…

— S’il y croit, le têtu !… déclara maître Ollive. Mais il ne s’arrête pas d’en causer sur le gaillard d’avant…

— Et il en parlera encore ! affirma le tonnelier.

— Bon ! dit M. Heurtaux ; pour la plupart de nos hommes, ça n’a pas grand inconvénient et ils ne donnent pas dans les contes de Cabidoulin !… Mais pour ce qui est des novices, c’est autre chose, et je ne suis pas sûr qu’ils ne finissent par s’effrayer…

— Alors, retenez votre langue, Cabidoulin, ordonna M. Bourcart.

— Et pourquoi, capitaine ?… répondit le tonnelier. Au moins ces gens-là seront prévenus… et lorsqu’il rencontreront le serpent de mer… ou tout autre monstre marin…

— Comment, demanda M. Heurtaux, vous avez l’idée que nous le rencontrerons, ce fameux serpent de mer ?…

— Pas de doute à cela.

— Et pourquoi ?

— Pourquoi ?… Voyez-vous, monsieur Heurtaux, c’est une conviction que j’ai, et les plaisanteries de maître Ollive n’y feront rien…

— Voyons… pendant vos quarante ans de navigation dans l’Atlantique et le Pacifique, vous ne l’avez pas vu, que je sache, cet animal fantastique ?…

— Et je comptais bien ne jamais le voir, puisque j’avais pris ma retraite, répondit le tonnelier. Mais M. Bourcart est venu me relancer, et, cette fois, je n’y échapperai pas !

— Eh bien, je ne serais pas fâché de la rencontre !… s’écria le lieutenant Allotte.

— Ne dites pas cela, lieutenant, ne dites pas cela !… répliqua le tonnelier d’une voix grave.

— Allons, Jean-Marie Cabidoulin, reprit M. Bourcart, ce n’est pas sérieux !… Le grand serpent de mer !… Je vous le répète pour la centième fois… personne ne l’a jamais vu… personne ne le verra jamais… pour cette bonne raison qu’il n’existe pas et ne peut exister…

— Il existe si bien, capitaine, s’obstina à répondre le tonnelier, que le Saint-Enoch fera sa connaissance avant la fin de la campagne… et qui sait même si ce n’est pas de la sorte qu’elle finira ! »

Et, pour tout avouer, Jean-Marie Cabidoulin était si affirmatif que non seulement les novices du bord, mais les matelots finiraient par ajouter foi aux menaçantes prédictions du tonnelier. Qui sait si le capitaine parviendrait à clore la bouche d’un homme si convaincu ?…

C’est alors que le docteur Filhiol, interrogé par M. Bourcart sur ce qu’il pouvait savoir relativement au prétendu serpent de mer, répondit :

« J’ai lu à peu près tout ce qu’on a écrit là-dessus et je sais les plaisanteries que s’est attirées le Constitutionnel en donnant ces légendes pour des réalités… Or, remarquez, capitaine, qu’elles ne sont pas nouvelles ! On les retrouve dès le début de l’ère chrétienne ! Déjà la crédulité humaine accordait des dimensions gigantesques à des poulpes, à des calmars, à des encornets, à des céphalopodes, qui ordinairement ne mesurent pas plus de soixante-dix à quatre-vingts centimètres de longueur, compris leurs tentacules. Il y a loin de là à ces géants de l’espèce, agitant des bras de trente, de soixante, de cent pieds, et qui n’ont jamais vécu que dans les imaginations !… Et n’a-t-on pas été jusqu’à parler d’un kraken, long d’une demi-lieue, lequel entraînait les bâtiments dans les profonds abîmes de l’Océan ! »

Maître Cabidoulin prêtait une extrême attention au docteur, mais il ne cessait de remuer la tête négativement devant ses affirmations.

« Non, reprit M. Filhiol, pures fables, auxquelles les anciens croyaient peut-être, puisque, du temps de Pline, il était question d’un serpent amphibie, à large tête de chien, aux oreilles repliées en arrière, au corps recouvert d’écailles jaunissantes, qui se jetait sur les petits navires et les mettait en perdition. Puis, dix ou douze siècles plus tard, l’évêque norvégien Pontoppidan affirma l’existence d’un monstre marin, dont les cornes ressemblaient à des mâts armés de vergues, et, lorsque les pêcheurs se croyaient sur de grands fonds, ils les trouvaient à quelques pieds seulement, parce que l’animal flottait sous la quille de leur chaloupe ! Et, n’allait-on pas jusqu’à soutenir que le monstre possédait une énorme tête de cheval, des yeux noirs, une crinière blanche et, dans ses plongeons, il déplaçait un tel volume d’eau que la mer se déchaînait en tourbillons pareils à ceux du Maël-Strom !…

— Et pourquoi ne l’aurait-on pas dit, puisqu’on avait vu ?… observa le tonnelier.

— Vu… ou cru voir, mon pauvre Cabidoulin… répondit le capitaine Bourcart.

— Et même, ajouta le docteur Filhiol, ces braves gens n’étaient point d’accord, les uns affirmant que l’animal avait le museau pointu et qu’il rejetait l’eau par un évent, les autres soutenant qu’il était muni de nageoires en forme d’oreilles d’éléphant. Et puis ce fut la grande baleine blanche, des côtes du Groenland, la fameuseMobyDick, que les baleiniers écossais pourchassèrent pendant plus de deux siècles sans parvenir à l’atteindre, et même sans j’amais l’avoir aperçue…

— Ce qui n’empêchait pas d’admettre son existence…, ajouta M. Bourcart en riant.

— Naturellement, déclara M. Filhiol, tout comme celle du non moins légendaire serpent, qui, il y a quelque quarante ans, vint se livrer à de formidables ébats, une première fois dans la baie de Glocester, une seconde fois à trente milles au large de Boston, dans les eaux américaines. »

Jean-Marie Cabidoulin fut-il convaincu par les arguments du docteur ? Non, assurément. D’ailleurs, à propos de ces animaux prodigieux puisque la mer renferme d’extraordinaires végétaux, des algues longues de huit cents à mille pieds, pourquoi ne recèlerait-elle pas des monstres de grande dimension, organisés pour vivre dans ces profondeurs qu’ils n’abandonneraient qu’à de rares intervalles ?…

Ce qui est certain, c’est que, en 1819, le sloop Concordia, se trouvant à quinze milles de Race-Point, rencontra une sorte de serpent émergeant de cinq à six pieds, à peau noirâtre, à tête de cheval ou plutôt de reptile, mais ne mesurant qu’une cinquantaine de pieds, moins que les cachalots et les baleines.

En 1848, à bord du Péking, l’équipage crut apercevoir une bête énorme de plus de cent pieds de longueur, qui se mouvait à la surface de la mer. Vérification faite, ce n’était qu’une algue démesurée couverte de parasites marins de toutes sortes.

En 1849, dans le goulet qui sépare l’île Osterssen du continent, le capitaine Schielderup déclara avoir rencontré un serpent ne mesurant pas moins de six cents pieds, endormi sur les eaux.

En 1857, les vigies du Castillan signalèrent la présence d’un monstre à grosse tête en forme de tonneau, dont la longueur pouvait être évaluée à deux cents pieds.

En 1862, le commandant Bouyer, de l’aviso Alecton

« Pardon de vous interrompre, monsieur Filhiol, dit maître Cabidoulin, je connais un matelot qui était à bord…

— À bord de l’Alecton ?… demanda M. Bourcart.

— Oui…

— Et, maître Cabidoulin, ce matelot a vu ce qu’a raconté le commandant…

— Comme je vous vois, et c’est bien un véritable monstre que l’équipage a hissé à bord…

— Bon, répondit le docteur Filhiol, ce n’était qu’un énorme céphalopode couleur bisque rouge, yeux à fleur de tête, bouche en bec de perroquet, corps fusiforme, renflé au milieu, nageoires arrondies en deux lobes charnus placés à l’extrémité postérieure, huit bras s’échevelant autour de sa tête… Cette masse de chair molle ne pesait pas moins de deux mille kilogrammes, bien que l’animal n’eût pas plus de cinq à six mètres de la tête à la queue… Ce n’était donc point un serpent de mer…

— Quand il existe des monstres de cette espèce, répondit le tonnelier, je me demande pourquoi le serpent de mer n’existerait pas ?… »

Voici, d’ailleurs, les découvertes qui allaient être faites plus tard au sujet des spécimens de tératologie que recèlent les profondeurs de la mer :

En 1864, à quelque cent milles au large de San-Francisco, le navire hollandais Cornélis entra en collision avec un poulpe dont un tentacule, chargé de ventouses, vint s’enrouler autour des sous-barbes de beaupré et le fit enfoncer jusqu’au ras de l’eau. Lorsque ce tentacule eut été tranché à coups de hache, deux autres s’accrochèrent, l’un aux capes de mouton des haubans de misaine, l’autre au cabestan ; puis, après amputation, il fallut encore couper huit autres tentacules qui faisaient donner au bâtiment une forte bande sur tribord.

Quelques années après, dans le golfe du Mexique, on signala un monstre à tête de grenouille, aux yeux saillants, pourvu de deux bras glauques et dont les larges mains vinrent se crocher au plat-bord d’une embarcation. Six balles de revolver firent à peine lâcher prise à cette « manta » avec bras reliés au corps au par une membrane semblable à celle des chauves-souris, et dont l’apparition jeta l’épouvante dans ces parages du golfe.

En 1873, c’est le cutter Lida, qui, dans le détroit de Sleat, entre l’île de Skye et la terre ferme, rencontra une masse vivante par le travers de son sillage. C’est le Nestor qui, entre Malacca et Penang, passa non loin d’un monstre océanique long de deux cent cinquante pieds, large de cinquante, à tête carrée, zébré de bandes noires et jaunes, ressemblant à une salamandre, et dont les officiers, les passagers purent entrevoir la formidable masse.

Enfin, en 1875, à vingt milles du cap SanRoque, pointe nord-est du Brésil, le commandant de la Pauline, George Drivor, crut apercevoir un énorme serpent enroulé autour d’une baleine contre laquelle il luttait comme fait un boa constrictor. Ce serpent, dont la couleur était celle du congre, devait avoir de cent soixante à cent soixante-dix pieds de longueur. Il jouait avec sa proie et finit par l’entraîner dans les profondeurs de la mer.

Tels sont les derniers faits relevés depuis une trentaine d’années dans les rapports des capitaines. Peuvent-ils laisser des doutes sur l’existence de certains animaux marins tout au moins fort extraordinaires ? En faisant la part de l’exagération, en refusant d’admettre que les océans soient fréquentés par des monstres dont le volume serait dix fois, cent fois celui des plus puissantes baleines, il est très probable qu’il faut accorder quelque créance aux récits rapportés ci-dessus.

Quant à prétendre avec Jean-Marie Cabidoulin que la mer renferme des êtres, serpents ou poulpes d’une telle grosseur et d’une telle vigueur qu’ils parviendraient à couler des navires de fort tonnage, non. Si nombre de bâtiments disparaissent sans qu’on n’en ait plus de nouvelles, c’est qu’ils ont péri par collision, c’est qu’ils se sont brisés sur les récifs, c’est qu’ils ont sombré sous voile au milieu des cyclones. Il y a assez, il y a trop de causes de naufrages, sans faire intervenir, comme le faisait l’entêté tonnelier, ces pythons, ces chimères, ces hydres extra-naturels.

Cependant les calmes se prolongeaient, au grand ennui des officiers et de l’équipage du Saint-Enoch. Rien ne permettait d’en prévoir la fin, lorsque, le 5 mai, les conditions atmosphériques se modifièrent brusquement. Une fraîche brise se leva et le navire reprit sa route vers le nord-est.

Ce jour-là, un bâtiment, qui avait été déjà signalé comme suivant la même direction, reparut et se rapprocha même à moins d’un mille.

Personne à bord ne mit en doute que ce ne fût un baleinier. Ou il n’avait pas encore commencé sa campagne de pêche, ou elle n’avait pas été heureuse, car il semblait assez lège et sa cale devait être à peu près vide.

« Je croirais volontiers, dit M. Bourcart, que ce trois-mâts cherche à rallier comme nous les côtes de la basse Californie… peut-être la baie Marguerite…

— C’est possible, répondit M. Heurtaux, et, si cela est, nous pourrions faire route de conserve…

— Est-il Américain, Allemand, Anglais, Norwégien ?… demanda le lieutenant Coquebert.

— On peut le « raisonner », dit le capitaine Bourcart. Hissons notre pavillon, il hissera le sien, et nous saurons à quoi nous en tenir. »

Un instant après, les couleurs françaises flottaient à la corne d’artimon du Saint-Énoch. Mais le navire en vue n’eut pas la politesse de répondre.

« Pas de doute, s’écria alors le lieutenant Allotte, c’est un Anglais ! »

Et, à bord, tout le monde fut de cet avis qu’un navire qui ne saluait pas le pavillon de la France ne pouvait être qu’un « English d’Angleterre » !