Les Hirondelles (Esquiros)/Les Nuages.

Eugène Renduel (p. 63-69).





LES NUAGES.




Beatrice tutta nell’ eterne ruote
Fissa con gli occhi stava ; ed ïo in lei
Le luci fisse di lassù remote
il dante.




Les Nuages.



Tout retourne ici bas à sa source première ;
Les eaux à l’Océan, les feuilles à la terre,
Et les hommes à Dieu.
La mort, comme un troupeau, les chasse avec sa verge.
Ce monde est un passage, et le corps une auberge
Où l’on séjourne peu !


Comme la goutte d’eau dans les airs s’évapore,
L’ame, divin fluide et plus légère encore,
Remonte vers les cieux.
Le corps qu’elle habitait retourne dans sa fange,
Et l’esprit ne pourrait retrouver, tant il change,
Son palais gracieux.

Mais que devient notre ame ? Éclatant météore
Fait-elle dans la nuit redescendre l’aurore
Sur son char enflammé ?
Est-ce un nuage errant ? ou bien, brise légère,
Effeuille-t-elle encor la rose bocagère
Sur un front bien aimé ?

Avez-vous quelquefois, couché sous les feuillages,
Vu passer dans le ciel un groupe de nuages
Avec leurs ailes d’or ?
Avez-vous vu, la nuit, leurs formes fantastiques
S’allonger, et porter sur les clochers antiques
Leur humide trésor ?

Ne serait-ce donc pas leurs ombres éphémères
Qui voilent le soleil de leurs pâles chimères,
Qui glissent en nageant ?
Et sur les tendres fleurs de leur terre natale
Versent, en souriant, toute l’onde vitale
De leur urne d’argent ?


Pour moi, lorsque la lune, avec ses pâles voiles,
Dans un ciel de printemps efface les étoiles
Sous ses pas radieux ;
J’aime, le front penché sur ma main qui s’incline,
IVfétendre solitaire au front d’une colline,
Et regarder les cieux.

Le vent souffle dans l’air ; alors chaque nuage
D’un ami qui n’est plus me retrace l’image,
Eveille un souvenir :
Je les vois tous passer ; quelques ombres chéries
Epanchent sur mon front leurs douces rêveries,
Et parlent d’avenir.

Les unes font frémir des robes agitées,
D’autres livrent au vent leurs barbes argentées
Qui tombent en flocons ;
D’autres, jetant sur nous leur voile diaphane,
S’inclinent mollement ; comme un lys qui se fane
Penche dans les vallons.

Voyez blanchir là bas cette vapeur humide
Qui fend l’horizon bleu de son aile timide
Et s’approche de moi :
Ange qui m’as souri dans ce désert du monde,
Avec tes yeux d’azur, avec ta tête blonde,
Gabriel, est-ce toi ?


Te souvient-îl encor, qu’en ce lieu solitaire,
Voici bientôt deux ans, quand tu quittas la terre,
Tu laissas un ami ?
Viens-tu, pendant la nuit, ô céleste nuage,
Me rappeler son nom, réveiller son image,
Dans mon sein endormi ?

Que me veut donc là haut cette grande ombre blanche
Qui passe dans la nue, et dont le front se penche
Sur mon front incliné ?
Elle semble vouloir gémir à mon oreille
Un nom qui meurt toujours sur sa lèvre vermeille,
Mais que j’ai deviné.

Elise, c’est donc toi ! Vaine ombre, tu repasses
Aux lieux qui de nos pieds gardent encor les traces
Sur leur gazon fleuri ;
Puis regardant pensive une verte chaumière,
Tu dis : C’est donc bien là que j’ai clos la paupière
Près d’un frère chéri !

Oh ! souviens-toi de moi, dans ta sphère angélique,
Eclaire d’un rayon mon front mélancolique
Et parle-moi des cieux !
Dis-moi quand nous pourrons, en sortant de la vie,
Dans le sein du Seigneur, ô ma céleste amie,
Nous retrouver tous deux !


Passez dans votre ciel, passez, ombres chéries,
Ne vous arrêtez pas sur ces plaines flétries
Dans cet horizon noir !
Mais bientôt, quand l’hiver aura blanchi ma tête,
Je prendrai mon essor, battu par la tempête,
Et j’irai vous revoir !

Alors, recevez-moi dans vos palais humides,
Et nous pourrons errer, le soir, dans les cieux vides,
Sans nous quitter jamais :
Et nous irons ensemble au sommet des collines
Verser le souvenir sur ces âmes divines
Et ces cœurs que j’aimais !

Tu passes en courant, trop rapide nuage,
À peine on voit blanchir et courir ton image
Sur les flots inconstans ;
Mais tel l’homme ici bas y ombre bien passagère.
S’enfuit et disparait dans sa course légère
Poussé par les autans !

Mai 1833.