LES HEURES DE MYSTÈRE


S’étant rencontrés, ils s’aimèrent.

Après plusieurs liaisons insipides, s’imaginant incapable d’aimer, il avait renoncé à toute grande passion. Elle, honnête et jusqu’ici froide, évitait les aventures. Mais les causes qui réduisent en amour les âmes les plus réfractaires sont obscures. Et, de la première minute, ils allèrent l’un vers l’autre.

Leur désir naquit bientôt. Sans timidité, il avoua son rêve, en phrases précises, qu’elle ne rougit point d’entendre. Sans honte, à son tour, elle confessa le vœu de son corps.

Ils s’appartinrent.

Le lendemain, les nécessités de sa carrière le contraignirent à un départ subit. Ils se quittèrent, désespérés.

Elle en pensa mourir, et même y fut un moment résolue, tant la nuit était noire où retombait son âme extasiée. Des devoirs étrangers l’en empêchèrent. Elle les maudit, car la vie l’importunait.

Lui, la fièvre du voyage apaisée, son installation définitive, il sentit l’horreur de l’exil. Il s’en épouvanta. Le pourrait-il supporter, ainsi que de ne plus baiser les molles lèvres de sa maîtresse et de ne pas boire jusqu’à la dernière goutte cette coupe d’amour tardif que lui offrait le hasard ?

Comme elle, la mort l’attira. À temps, il reçut une longue lettre, poème de sanglots et d’égarement. Cette douleur apaisa la sienne en la lui rendant plus chère et comme sacrée. D’ailleurs, l’absence serait brève, et quelques mois, une année, deux au plus, ne prévaudraient pas contre une telle affection.

Ils s’écrivirent régulièrement. Chaque jour, ils rédigeaient un journal minutieux de leurs actions et de leurs pensées, et ils l’expédiaient aux époques du courrier.

Ils notèrent que ces lettres présentaient de curieuses analogies. Elles trahissaient les mêmes ardeurs et les mêmes angoisses. Et une même progression, également lente et sans à-coup, les amena doucement à de vagues paroles d’espoir, puis à des remontrances mutuelles sur leur découragement, puis à une superbe sérénité faite de douleur consciente et orgueilleuse.

Ces similitudes leur causèrent une grande joie. Comme ils aimaient pour que pareille identification se fût produite en quelques jours entre leurs tempéraments dissemblables et leurs aspirations contraires ! Quelle floraison de peines délicieuses et d’ivresses incomparables jaillissant soudain parmi l’indifférence de leurs habitudes et la torpeur de leur cerveau ! Comme ils aimaient ! comme ils aimaient !

Leur correspondance prit un tour d’exaltation singulière. Ils célébraient leur tendresse comme une chose unique, d’essence divine. Ils glorifiaient leur aptitude à inspirer un sentiment si particulier et à l’éprouver d’aussi merveilleuse façon.

Ils eurent des lettres où se répétaient cent fois, deux cents fois de suite : « Je t’aime… je t’aime… »

Et, en vérité, ils s’aimaient infiniment.

Au bout de dix-huit mois, il obtint un congé. Il revint.

Jusqu’au rendez-vous, ils vécurent en une sorte de folie. Le jour arriva. Elle se traîna le long des rues, les jambes défaillantes, sans force pour arrêter une voiture. Lui, debout derrière sa porte, attendait, très pâle.

Elle frappa. Ils se revirent.

D’un bond, ils se jetèrent dans les bras l’un de l’autre. Pourtant le geste fut gauche, accompli parce qu’il était indispensable, plus volontaire qu’irréfléchi. Ils ne cherchèrent pas à se l’expliquer, mais en prirent conscience.

Assis maintenant, ils se regardaient. Énigme étrange ! il leur sembla qu’ils se connaissaient à peine. Elle eut envie de retirer sa main de la sienne, comme si ce contact alarmait sa pudeur. Embarrassés, ils voulurent parler. Les mots, les mots si simples qu’ils s’écrivaient indéfiniment s’offrirent à eux : « Je t’aime… je t’aime. » Leurs lèvres s’efforcèrent de les prononcer. Ils ne le purent, ils ne le purent. Pourquoi ?

Il dit, en se plaquant la main sur la poitrine :

— L’émotion m’étouffe…

Cela sonna faux, l’attitude, la voix, la physionomie, si faux qu’ils n’osèrent plus rompre le silence. Et ils pensaient à leur première, leur unique entrevue d’autrefois, ardente et voluptueuse.Quel changement s’était donc produit ?

Par contenance, il s’approcha d’elle et la saisit dans ses bras. Instantanément, l’étreinte se dénoua. Et ils s’observèrent encore, le regard éperdu. La même impression les heurta. Ils ne se connaissaient pas. Ce n’étaient ni les yeux, ni la bouche, ni le visage de l’être qu’ils aimaient. Ce n’était point là l’idole devant laquelle, depuis plus d’un an, ils se courbaient, l’âme en adoration.

Ils furent prêts à sangloter, tellement l’épouvantable désillusion les abattait. Et ils se seraient demandé :

— Est-ce toi ? est-ce toi que j’ai tant aimé ? est-ce toi que j’aime tant ? est-ce pour toi que tant de larmes ont coulé de mes yeux ?

Mais ils sentirent que toute entente leur était interdite. Ils ne pouvaient même pas pleurer ensemble. Pas plus que leur amour, leur détresse commune ne se manifesta.

Se levant, elle dit :

— Pardonnez-moi. J’ai des courses qui m’obligent à vous quitter.

Il ne la retint pas. Il ne la retint pas. Quand elle fut auprès de la porte, il murmura :

— Adieu.

Elle répondit :

— Adieu.

Il retourna là-bas.

Et ils souffrirent. Ils souffrirent de leur amour, d’être l’un loin de l’autre, de ne savoir l’époque où ils se reverraient. Ils souffrirent comme ils avaient souffert avant leur dernier rendez-vous.

Ils ne l’avouaient pas. Cependant, un jour, il écrivit une lettre pareille à celles qu’il écrivait jadis.

« Ô mon amie, je vis en toi, et c’est ton souffle qui m’anime. Il me semble n’être qu’un objet et n’avoir pas d’autre vie que celle que tu me donnes par ton existence… »

Et il reçut d’elle une lettre où elle se lamentait :

« Ma tristesse est si grande qu’elle s’impose partout, et tout ce qui m’entoure en est saturé, gens, bêtes ou choses… »

Alors ils comprirent qu’ils s’aimaient toujours. Et ils continuèrent leur correspondance. Mais ils n’y parlaient jamais de leur entrevue. Pourquoi leur passion s’était-elle dissipée durant les minutes, impatiemment attendues, qui les avaient réunis ? Pourquoi leur passion renaissait-elle maintenant qu’ils ne se voyaient plus ? Ne pouvaient-ils donc s’aimer désormais que par l’imagination, et la réalité les frappait-elle d’indifférence ?

Cela, ils ne le comprenaient pas. Et ils n’essayaient pas de le comprendre. Ils restaient tremblants devant l’horrible souvenir. Ils sentaient qu’ils avaient été la proie de forces inconnues, de tout ce qui est obscur, ténébreux, complexe, illogique, déconcertant, surnaturel, de tout ce qui ne peut s’expliquer ni par des causes visibles ni par des motifs irréfutables.

Oh ! le mystère des âmes, des âmes éternellement inconscientes !…

MAURICE LEBLANC