LA LEÇON DE VÉRITÉ


Il avait une âme noble avide de loyauté. Et le mensonge l’attristait.

Ayant surpris sa première maîtresse, en délit de dissimulation, il la quitta. À la seconde, il pardonna plusieurs fois. Puis, de la troisième, vaincu, il feignit d’ignorer l’hypocrisie.

Ainsi la vie lui enseignait les compromissions. Il fut l’impuissant témoin de duperies, de serments rompus, de finesses coupables. Les amis se vendent. Les amants se jouent. Les époux se trompent. Et, à son tour, il mentit.

Il mentit malgré lui, pour qu’on l’aimât. L’élue possédait un idéal. Il fallut bien s’y conformer, devenir le personnage décrit, se travestir, se grimer, s’affubler des sentiments indispensables. Il tint son rôle à merveille. On l’agréa. En sorte que, durant deux ans, il apporta toute son attention à ne pas dire un mot sincère et à ne pas faire un geste naturel.

Est-ce une nécessité ? Ne vit-on jamais en mâle franchise ? Quelle amertume !

Mais un hasard le rapprocha d’une de ses cousines, une enfant presque, dont s’ouvrait l’existence mondaine. Il reprit espoir sous le charme de ses grands yeux naïfs où luisaient de jolis instincts et de fraiches songeries. Mieux qu’ailleurs s’épanouit la fleur de vérité dans l’âme des vierges. C’est là qu’on l’y peut cueillir, et non parmi les liaisons furtives, champs de bataille d’intérêts opposés et d’orgueils en rut.

Il l’épousa.

Et le soir il se mit à genoux près du lit nuptial. Ayant, regardé longtemps son cher trésor d’innocence, il dit gravement :

— Écoutez, Jeanne, tout amour est susceptible de lassitude. Soit. Du moins l’affection, la confiance demeurent. Et cela suffit. Mais il est un principe de mort qui tue l’amour, qui tue l’affection, qui tue la confiance. C’est le mensonge. Le mensonge est odieux. Il flétrit comme un vent de poison, la foi s’effeuille, la tendresse se fane. Jeanne, je vous fais le serment solennel de ne jamais vous mentir. J’implore de vous la même promesse.

Tout émue, elle répondit :

— Je n’ai jamais menti, Pierre.

Il eut un sourire de bonheur et continua :

— Il ne faut pas seulement ne pas mentir, il faut avouer la vérité. Et l’on biaise parfois, on oublie. Si vous voulez, Jeanne, chaque année, à l’anniversaire de ce jour, nous ferons notre examen de conscience et, scrupuleusement, nous confesserons ce que nous avons omis par crainte ou par négligence.

— Oh ! Pierre, dit-elle, je n’aurai rien à dire.

Ils vécurent dans une étrange atmosphère de béatitude.

Un invincible besoin joignait leurs yeux. Et leurs regards se pénétraient, abolissaient les frêles obstacles de la chair et parvenaient à l’esprit affranchi.

Ils avaient, en se contemplant, une sensation de blancheur, avec des visions de gestes qu’ils ébauchaient en rêve, gestes ingénus, gestes primitifs, pareils à ceux du Christ, qui, sur les images d’azur, écarte les parois de sa poitrine et montre l’incendie de son cœur. Les bras tombants, la paume des mains offerte, ils semblaient s’exclamer :

— Ne vois-tu pas la candeur de mon âme ? Promène en moi le flambeau de clarté. Nulle pensée secrète ne s’y cache. Comme je suis pur !

Cette pureté les grisait. Des évocations s’imposaient à eux, de lis, de neige, de cygnes, de brebis, de toutes les choses blanches. Plutôt que des êtres, ils se sentaient des formes surnaturelles, des sortes d’anges, baignés de lumière, limpides comme de l’eau, transparents comme du cristal.

Ils ne cessaient de se narrer leurs actions. C’était un assaut charmant à qui se livrerait aux détails les plus minimes. Jeanne excellait en ce genre d’exercices et Pierre buvait ses paroles. Ils éprouvaient même un plaisir délicat à s’accuser d’une faute, d’une étourderie quelconque, pour bien prouver l’excès de leur zèle. Avec quel attendrissement l’autre pardonnait !

Et vraiment, ils ne savaient que dire, le soir d’anniversaire où la chambre nuptiale les réunit, prêts à la confession promise.

— Va, commence, fit Pierre.

Elle répondit :

— Non, toi.

— Moi ? je n’ai rien.

— Moi, non plus.

Leur gaîté jaillit en un rire loyal. Mais l’heure était grave et ils méditèrent de toutes leurs forces. Ils se comprimaient la tête, comme pour en extraire un aveu. Enfin il résolut d’interroger.

— Certes, dit-il, il ne s’agit pas entre nous de mensonges, mais de réticences, de petites supercheries. Voyons, procédons par ordre. Tu es jolie, gracieuse. On a dû te complimenter. Déjà tu m’as communiqué deux ou trois déclarations. Est-ce bien tout ? Cherche, Jeanne, est-ce bien tout ?

Elle affirma, la figure sereine :

— Absolument tout.

Il cita des noms :

— De Narfort ? d’Esproie ? Vernier ? d’Antraigue ?  ;

Elle répéta :

— D’Antraigue ?

— Oui, d’Antraigue, t’a-t-il fait la cour aussi, ce bellâtre-là ?

Elle sourit :

— En somme, oui, il m’a fait la cour, et d’assez près, même.

— Comment ! d’assez près ?… et tu ne me l’as pas dit ?

— J’ai eu peur que cela te contrariât.

— Mais pourquoi n’as-tu pas eu peur que cela me contrariât pour les autres ?

Elle réfléchit.

— Pourquoi… je ne sais pas.

Un peu nerveux, il lui saisit la main.

— Voyons, Jeanne, rappelle-toi, cette cours s’est manifestée par des actes. Quel est le premier de ces actes ?

— Il m’a écrit.

Il fut stupéfait.

— Il t’a écrit ! et tu me l’as caché !… il t’a écrit !… que contenait donc cette lettre ?

— Des bêtises que j’ai à peine lues.

Il se mit à marcher avec agitation, puis, s’arrêtant, prononça :

— Tu n’as plus rien à me dire à ce sujet ?

— Rien, déclara-t-elle… à moins que… mais je te l’ai déjà dit, n’est-ce pas ? le soir où j’ai été à l’Opéra… sans toi… dans la loge des Créhange… il y était.

— Non, tu ne me l’as pas dit… En rentrant, tu t’es écriée : « Dieu, quelle corvée ! il n’y avait que des dames ! »

— J’ai dit cela, moi ! ce n’est pas possible, ce n’est pas possible, puisque… puisqu’il m’a ramenée ici, dans sa voiture…

— Il t’a ramenée… ici… dans sa voiture…

Pierre suffoquait. Il était très pâle… Se dominant, il articula :

— Et comme je te questionnais sur ce retour, toi, tu m’as répondu : « C’est Mme Créhange qui m’a reconduite. »

Jeanne, éplorée, joignit les mains. Lentement il murmura :

— Tu as menti, Jeanne, saisis-tu bien le sens de ces trois mots : tu as menti ?.. C’est irréparable, il ne se peut plus que tu n’aies menti. As-tu conscience de ce que tu as fait ?

Elle cherchait à en prendre conscience. Mais cela restait encore en dehors d’elle. Et elle bégayait :

— Oui, c’est vrai, j’ai menti… je ne m’en étais pas aperçue… j’ai menti.

Sa douleur la contraignit aux larmes. Elle ne comprenait pas. Elle ne comprenait pas.

Pour s’apaiser, lui, il se répandit en plaintes :

— Ah ! les trompeuses, les perfides ! Toutes il leur faut s’envelopper dans une épaisseur de supercheries, d’impostures, de subterfuges, de trahisons. Ainsi, toi, la plus honnête, voici trois mois que tu te complais en une intrigue douteuse. Le cœur n’y est certes pas, la pensée non plus. N’importe, le secret existe ; entre cet homme et toi il y a complicité. Et puis, par dessus tout, il y a crime, puisque il y a mensonge. Est-ce que je mens, moi ? Ai-je reçu seulement une lettre ?

Ils interrompit brusquement, comme un coureur qui tomberait à genoux, blessé, et il marmottait :

— Si pourtant, j’ai reçu une lettre, moi aussi, une lettre de femme… il y a quinze jours…une ancienne maîtresse, elle exigeait une entrevue pour nous rendre nos correspondances.

Jeanne releva la tête vivement :

— Tu n’y as pas été, n’est-ce pas ?

— Oui, j’y ai été… je ne sais pas pourquoi, mais j’y ai été…et je ne te l’ai pas dit.

— De quoi vous êtes-vous parlé ?

— D’autrefois, quand nous nous aimions.

Elle fit tristement :

— Toi aussi, Pierre, tu as menti ce jour-là, j’ai flairé sur toi une odeur nouvelle, et je t’ai demandé : « On croirait une odeur de femme », et tu m’as répondu : « Parbleu, je sors de chez le coiffeur. »

— Je t’ai dit cela, moi ?

— Oui, tu m’as dit cela.

Ils se regardaient, tous deux éperdus, haletants. Une épouvante de vertige leur donnait la même expression de détresse pitoyable. Un peu de folie tremblait au fond de leurs yeux. Ils eurent froid.

C’était le vent du mystère qui les effleurait. Il ne cesse de rôder autour de nous. Mais ce n’est qu’à certaines minutes que l’on en sent le souffle inquiétant. Et leur âme palpita comme un brin d’herbe.

Pourquoi donc avaient-ils menti ? De toute leur énergie, ils s’étaient efforcés vers un idéal de sincérité. Cependant, ils avaient failli à leur insu, et ils devinaient qu’un examen plus minutieux leur révélerait d’autres artifices et d’autres turpitudes.

Quelle chose troublante ! toute une partie de notre être et de notre existence est la proie du mystère, mystère des instincts ou mystère des grandes forces extérieures que nous ignorons. C’est dans son domaine que s’élaborent les actes inexplicables, accomplis et dissimulés ensuite inconsciemment. Et ces actes, ils le comprirent, il vaut mieux se les cacher. Ceux qui s’aiment le plus succombent à tout moment et ne sont pas coupables.

Leur orgueil s’effondra. L’avortement de leur beau rêve les brisait. Ils avaient des yeux humbles et blessés. Ils étaient si faibles qu’ils eurent besoin l’un de l’autre. Leurs mains se serrèrent.

Pardon réciproque, pardon des ruses passées et futures. Ils se soutiendraient. Ils seraient indulgents aux faux pas inévitables, miséricordieux aux chutes possibles. Ils remercieraient le hasard qui du moins les avait doués d’âmes généreuses.

Et c’est à lui qu’ils s’en remettraient pour la pâture quotidienne des joies et des chagrins, lui, le grand semeur aveugle qui jette pêle-mêle, à l’aventure, sans souci de leurs destinées ni de leurs combinaisons fortuites, les tendances, les envies, les désirs, les perversités, les noblesses.

… Le vent mystérieux avait passé, leur laissant un peu de science.

Alors Pierre prit Jeanne dans ses bras et lui dit :

— Je t’aime, Jeanne, plus qu’avant. Mais il ne faut plus nous interroger, vois-tu. Nous serons honnêtes comme nous le pourrons. Nous serons sincères comme nous le pourrons. L’essentiel n’est pas de réaliser — car cela ne dépend pas toujours de nous — c’est de vouloir. Que notre volonté soit bonne.

Maurice Leblanc.