Les Hauts de Hurlevent (trad. Delebecque)/Chapitre 8

Traduction par Frédéric Delebecque.
Payot (p. 89-102).

Chapitre VIII


C’est par une belle matinée de juin que naquit le premier joli poupon que j’eus à élever… le dernier de l’antique famille Earnshaw. Nous étions occupés à faire les foins dans un pré éloigné, quand la servante qui nous apportait ordinairement notre déjeuner arriva en courant, une heure d’avance, à travers la prairie, monta par le sentier ; tout en courant elle m’appelait :

— Oh ! un si gros bébé, cria-t-elle tout essoufflée. Le plus beau garçon qui ait jamais vu le jour ! Mais le docteur dit que la maîtresse est perdue ; il dit qu’il y a plusieurs mois qu’elle s’en va de la poitrine. Je le lui ai entendu déclarer à Mr Hindley : maintenant qu’elle n’a plus rien pour la soutenir, elle sera morte avant l’hiver. Il faut que vous reveniez sur-le-champ à la maison. C’est vous qui allez l’élever, Nelly : vous allez lui donner du lait et du sucre, et prendre soin de lui jour et nuit. Je voudrais bien être à votre place, car il sera tout à fait à vous quand la maîtresse ne sera plus là !

— Mais est-elle si malade ? demandai-je en jetant mon râteau et attachant mon chapeau.

— Je le crois ; pourtant elle a l’air vaillant, et elle parle comme si elle pensait vivre assez pour voir le bébé devenir un homme. Elle est folle de joie, il est si beau ! Si c’était moi, je suis sûre que je ne mourrais pas : j’irais mieux rien qu’à le regarder, en dépit de Kenneth, qui m’a rendue vraiment furieuse. Dame Archer avait descendu le chérubin au maître dans la salle, et la figure de celui-ci commençait à s’éclaircir, quand ce vieux grognon s’avance et dit : « Earnshaw, c’est une bénédiction que l’existence de votre femme ait pu être suffisamment prolongée pour qu’elle vous laisse ce fils. Quand elle est arrivée ici, j’étais convaincu que nous ne la conserverions pas longtemps ; et maintenant, je dois vous en avertir, l’hiver l’achèvera probablement. Ne vous lamentez pas, ne vous désolez pas trop : il n’y a rien à faire. Et puis vous auriez dû être mieux avisé que de choisir un pareil fétu de fille ! »

— Et qu’a répondu le maître ?

— Je crois qu’il a répondu par un juron ; mais je ne faisais pas attention à lui, je tâchais de voir le bébé.

Et elle recommença de le dépeindre avec ravissement. Aussi excitée qu’elle, je courus en hâte vers la maison afin de l’admirer pour mon compte. J’étais cependant très triste en pensant à Hindley. Il n’y avait place dans son cœur que pour deux idoles, sa femme et lui-même : il chérissait les deux, allait jusqu’à adorer l’une, et je me demandais comment il en pourrait supporter la perte.

Quand nous arrivâmes à Hurle-Vent, nous le trouvâmes à la porte de la façade. En passant je lui demandai comment allait le bébé.

— Presque prêt à courir, Nelly, répondit-il, avec un joyeux sourire.

— Et la maîtresse ? hasardai-je. Le docteur dit qu’elle est…

Il m’interrompit :

— Le diable emporte le docteur ! Et il rougit. Frances va très bien : elle sera tout à fait remise d’ici à la semaine prochaine. Vous montez ? Voulez-vous lui dire que je vais venir, si elle promet de ne pas parler. Je l’ai quittée parce qu’elle ne cessait de bavarder ; et il faut… dites-lui que Mr Kenneth a prescrit qu’elle reste calme.

Je fis la commission à Mrs Earnshaw. Elle avait l’air d’avoir un peu d’excitation fiévreuse et répondit gaiement :

— J’avais à peine dit un mot, Hélène, que par deux fois il est sorti en pleurant. Bon, dites-lui que je promets de ne pas parler : mais cela ne m’engage pas à ne pas lui rire au nez !

Pauvre âme ! Jusqu’à la semaine où elle mourut, cette gaieté ne l’abandonna pas ; et son mari persista avec entêtement, avec furie même, à affirmer que sa santé s’améliorait de jour en jour. Quand Kenneth l’avertit qu’à ce stade de la maladie ses médecines ne servaient plus à rien et qu’il était inutile qu’il continuât à lui faire faire des dépenses pour la soigner, Hindley répliqua :

— Je sais que c’est inutile… elle va bien… elle n’a plus besoin de vos soins ! Elle n’a jamais été malade de la poitrine. C’était de la fièvre, et c’est passé : son pouls est aussi tranquille que le mien en ce moment, et sa joue est aussi fraîche que la mienne.

Il fit le même conte à sa femme et elle parut le croire. Mais une nuit, comme elle s’appuyait sur son épaule et lui disait qu’elle pensait être en état de se lever le lendemain, elle fut prise d’un accès de toux… un accès très léger. Il la souleva dans ses bras, elle lui mit les deux mains autour du cou, sa figure changea : elle était morte.

Comme l’avait prévu la servante, le petit Hareton passa complètement dans mes mains. Mr Earnshaw, pourvu qu’il le vît bien portant et ne l’entendît jamais crier, était satisfait, en ce qui concernait l’enfant. Quant à lui-même, il était au désespoir. Son chagrin était de ceux qui ne se traduisent pas en lamentations. Il ne pleurait ni ne priait ; il se répandait en malédictions et en défis, exécrait Dieu et les hommes et s’abandonnait à une dissipation effrénée. Les domestiques ne purent endurer plus longtemps sa tyrannie et le désordre de sa conduite ; Joseph et moi fûmes les deux seuls qui consentirent à rester. Je n’avais pas le courage d’abandonner l’enfant confié à ma charge ; de plus, vous savez, j’avais été la sœur de lait de Hindley et j’excusais plus facilement sa conduite que n’aurait fait une étrangère. Joseph demeura pour tourmenter les fermiers et les ouvriers ; et aussi par ce que c’était sa vocation d’être là où il y avait beaucoup de perversité à réprouver.

Les mauvaises manières du maître et la mauvaise société dont il s’entourait furent un joli exemple pour Catherine et pour Heathcliff. Le traitement infligé à ce dernier eût suffi à faire d’un saint un démon. En vérité on eût dit, à cette époque, que ce garçon était réellement possédé de quelque esprit diabolique. Il se délectait à voir Hindley se dégrader sans espoir de rémission, et de jour en jour la sauvagerie et la férocité de son caractère se marquaient plus fortement. Je ne saurais vous décrire, même d’une façon imparfaite, l’infernale maison où nous vivions. Le pasteur cessa de venir, et l’on peut dire qu’à la fin plus une personne convenable ne nous approchait, si l’on excepte les visites d’Edgar Linton à Miss Cathy. À quinze ans, elle était la reine de la contrée ; elle n’avait pas sa pareille ; et elle devenait hautaine et volontaire ! J’avoue que je ne l’aimais guère, lorsqu’elle fut sortie de l’enfance ; et je l’irritais souvent en essayant de dompter son arrogance. Néanmoins, elle ne me prit jamais en aversion. Elle avait une extraordinaire constance pour ses attachements anciens. Heathcliff même conservait sans altération son empire sur ses affections, et le jeune Linton, avec toute sa supériorité, avait de la peine à faire sur elle une impression aussi profonde. Il a été mon ancien maître ; voilà son portrait au-dessus de la cheminée. Autrefois, ce portrait était accroché d’un côté et celui de sa femme de l’autre ; mais ce dernier a été enlevé, sans quoi vous auriez pu avoir une idée de ce qu’elle était. Distinguez-vous quelque chose ?


Mrs Dean a levé la chandelle et j’ai discerné une figure aux traits doux, ressemblant énormément à la jeune femme des Hauts, mais avec une expression plus pensive et plus aimable. C’était un charmant portrait. Les longs cheveux blonds ondulaient un peu sur les tempes, les yeux étaient grands et sérieux, l’ensemble presque trop gracieux. Je ne m’étonnai pas que Catherine Earnshaw eût pu oublier son premier ami pour un être ainsi fait. Mais je me demandai comment lui, s’il avait le tour d’esprit correspondant à son extérieur, avait pu s’éprendre de Catherine Earnshaw, telle que je me la représentais.

— C’est un portrait très agréable, ai-je dit à la femme de charge. Est-il ressemblant ?

— Oui ; mais il était mieux que cela quand il s’animait. Ce que vous voyez là est son air habituel ; en général, il manquait d’entrain.


Catherine avait conservé ses relations avec les Linton depuis son séjour de cinq semaines chez eux.

Comme elle n’était pas tentée, en leur compagnie, de laisser voir les aspérités de son caractère, et que son bon sens l’aurait fait rougir de se montrer malhonnête alors qu’on lui témoignait une si constante courtoisie, elle imposa, sans y penser, à la vieille dame et au vieux gentleman, par sa sincère cordialité ; elle gagna l’admiration d’Isabelle, le cœur et l’âme de son frère : conquêtes qui la flattèrent dès le début, car elle était pleine d’ambition, et qui la conduisirent à adopter un double personnage sans intention précise de tromper personne. Dans la maison où elle entendait traiter Heathcliff de « vulgaire jeune coquin », de « pire qu’une brute », elle avait soin de ne pas se conduire comme lui ; mais chez elle, elle se sentait peu encline à pratiquer une politesse dont on n’aurait fait que rire et à refréner sa fougueuse nature, quand cela ne lui aurait valu ni crédit ni louange.

Mr Edgar avait rarement assez de courage pour venir ouvertement à Hurle-Vent. Il avait la terreur de la réputation d’Earnshaw et frémissait à l’idée de le rencontrer. Pourtant, nous le recevions toujours aussi poliment que possible. Le maître même évitait de l’offenser, car il connaissait l’objet de ses visites ; et, s’il ne pouvait être gracieux, il se tenait à l’écart. J’incline à croire que sa présence chez nous était désagréable à Catherine : celle-ci n’avait ni artifice, ni coquetterie et voyait avec un déplaisir évident toute rencontre entre ses deux amis. En effet, lorsque Heathcliff exprimait son mépris pour Linton en présence de ce dernier, elle ne pouvait pas tomber à moitié d’accord avec lui, comme elle faisait lorsqu’ils étaient seuls ; et, quand Linton manifestait son dégoût et son antipathie pour Heathcliff, elle n’osait pas traiter ces sentiments avec indifférence, comme si la dépréciation de son compagnon de jeux eût été pour elle de peu d’importance. J’ai souvent ri de ses perplexités et de ses soucis inavoués, qu’elle cherchait vainement à soustraire à mes railleries. Cela semble peu charitable ; mais elle était si fière qu’il devenait en vérité impossible d’avoir pitié de ses chagrins, tant qu’elle ne se laisserait pas ramener à plus d’humilité. Elle se décida enfin à avouer et à se confier à moi : il n’y avait personne d’autre qu’elle pût prendre comme conseiller.

Une après-midi, Mr Hindley étant sorti, Heathcliff crut pouvoir en profiter pour se donner congé. Il avait alors atteint seize ans, je crois, et, sans avoir de vilains traits et sans être dépourvu d’intelligence, il trouvait cependant moyen de produire une impression de répulsion, morale et physique, dont il ne subsiste pas trace dans son aspect actuel. En premier lieu, il avait à cette époque perdu le bénéfice de son éducation première. Un pénible et incessant travail manuel, commençant chaque jour de bonne heure et finissant tard, avait étouffé la curiosité qu’il avait pu jadis avoir d’acquérir des connaissances, ainsi que le goût des livres ou de l’étude. Le sentiment de supériorité que lui avaient inculqué dans son enfance les faveurs du vieux Mr Earnshaw s’était éteint. Il lutta longtemps pour se tenir sur un pied d’égalité avec Catherine dans ses études, et ne céda qu’avec un regret poignant, quoique silencieux ; mais il céda complètement et rien ne put le déterminer à faire un pas pour s’élever, dès qu’il se fut aperçu qu’il était condamné à tomber au-dessous du niveau qu’il avait autrefois atteint. Puis l’apparence extérieure s’harmonisa avec la dégradation mentale. Il prit une démarche lourde et un aspect vulgaire ; son humeur, naturellement réservée, s’exagéra jusqu’à une morosité insociable presque stupide, et il parut trouver un plaisir amer à exciter l’aversion plutôt que l’estime des rares personnes qu’il connaissait.

Catherine et lui continuaient d’être toujours ensemble pendant les périodes où son travail lui laissait quelque répit. Mais il avait cessé de lui exprimer sa tendresse par des paroles et il repoussait avec une colère soupçonneuse ses caresses enfantines, comme s’il se fût rendu compte qu’elle ne pouvait éprouver que peu d’agrément à lui prodiguer de pareilles marques d’affection. Dans la circonstance dont je viens de parler, il entra dans la salle pour annoncer son intention de ne rien faire, tandis que j’aidais Miss Cathy à arranger sa toilette. Elle n’avait pas prévu qu’il lui prendrait fantaisie de rester oisif. Pensant qu’elle aurait la maison à elle seule, elle s’était arrangée pour avertir Mr Edgar de l’absence de son frère et se préparait en ce moment à le recevoir.

— Cathy, es-tu occupée cette après-midi ? demanda Heathcliff. Vas-tu quelque part ?

— Non, il pleut, répondit-elle.

— Alors pourquoi as-tu cette robe de soie ? Personne ne doit venir ici, j’espère ?

— Pas que je sache, balbutia Miss. Mais tu devrais être aux champs à cette heure-ci, Heathcliff. Il y a déjà une heure que nous avons fini de dîner ; je te croyais parti.

— Hindley ne nous débarrasse pas si souvent de sa maudite présence. Je ne travaillerai plus aujourd’hui : je vais rester avec toi.

— Oh ! mais Joseph le lui dira, insinua-t-elle. Tu ferais mieux de t’en aller.

— Joseph est en train de charger de la chaux de l’autre côté des rochers de Penistone ; cela lui prendra jusqu’à la nuit, et il n’en saura rien.

Ce disant, il s’approcha nonchalamment du feu et s’assit. Catherine réfléchit un instant, les sourcils froncés ; elle cherchait à aplanir les voies à l’intrusion prévue.

— Isabelle et Edgar Linton ont parlé de venir cette après-midi, dit-elle après une minute de silence. Comme il pleut, je ne les attends guère ; mais il se peut qu’ils viennent et, dans ce cas, tu cours le risque d’être grondé sans aucun bénéfice.

— Fais-leur dire par Hélène que tu es occupée, Cathy, insista-t-il. Ne me mets pas dehors pour ces pitoyables et sots amis ! Je suis sur le point, parfois, de me plaindre de ce qu’ils… mais je ne veux pas…

— De ce qu’ils… quoi ? s’écria Catherine, le regardant d’un air troublé. Oh ! Nelly, ajouta-t-elle vivement en dégageant sa tête de mes mains, vous m’avez peignée dans le mauvais sens ! Cela suffit : laissez-moi. De quoi es-tu sur le point de te plaindre, Heathcliff ?

— De rien… mais regarde l’almanach qui est sur le mur, dit-il en montrant une feuille encadrée pendue près de la fenêtre, et il continua : les croix indiquent les soirées que tu as passées avec les Linton, les points celles que tu as passées avec moi. Vois-tu ? J’ai marqué chaque jour.

— Oui… c’est bien absurde. Comme si je faisais attention ! répliqua Catherine d’un ton maussade. Et qu’est-ce que cela prouve ?

— Que je fais attention, moi.

— Et suis-je obligée d’être continuellement avec toi ? demanda-t-elle avec une irritation croissante. Quel profit en retirerais-je ? De quoi es-tu capable de parler ? Tu pourrais aussi bien être un muet, ou un bébé, pour ce que tu dis ou ce que tu fais pour m’amuser.

— Tu ne m’avais jamais dit que je parlais trop peu ou que ma compagnie te déplaisait, Cathy ! s’écria Heathcliff très agité.

— Ce n’est pas une compagnie du tout, quand les gens ne savent rien et ne disent rien, murmura-t-elle.

Son compagnon se leva, mais n’eut pas le temps de continuer d’exprimer ses sentiments, car on entendit sur les pavés le pas d’un cheval et, après avoir frappé discrètement, le jeune Linton entra, la figure brillante de joie d’avoir reçu cette invitation inattendue. Certainement Catherine remarqua l’opposition entre ses deux amis, comme l’un entrait et que l’autre sortait. Le contraste était analogue à celui qui vous frappe quand vous passez d’un pays minier, morne et montueux, à une belle et fertile vallée. La voix et la manière de saluer n’étaient pas moins dissemblables que l’aspect. Le langage d’Edgar était harmonieux, il parlait sur un ton peu élevé et prononçait ses mots comme vous : c’est-à-dire avec moins de rudesse, avec plus de douceur que nous ne faisons ici.

— Je ne suis pas venu trop tôt, n’est-ce pas ? dit-il en jetant un regard de mon côté. J’avais commencé à essuyer la vaisselle et à ranger quelques tiroirs dans le buffet, à l’extrémité de la pièce.

— Non, répondit Catherine. Que faites-vous là, Nelly ?

— Mon ouvrage, Miss, répondis-je (Mr Hindley m’avait recommandé d’être toujours en tiers dans ces visites de Linton à Catherine).

Elle s’approcha de moi par derrière et me dit à voix basse avec humeur :

— Allez-vous-en avec vos torchons. Quand il y a des visiteurs à la maison, les domestiques ne se mettent pas à frotter et à nettoyer dans la pièce où ils sont !

— C’est une bonne occasion, pendant que le maître est sorti, répondis-je tout haut. Il déteste que je m’agite en sa présence au milieu de tous ces objets. Je suis sûre que Mr Edgar m’excusera.

— Et moi je déteste que vous vous agitiez en ma présence, s’écria la jeune fille d’un ton impérieux, sans laisser à son hôte le temps de parler. Elle n’avait pas encore pu retrouver son calme depuis sa petite dispute avec Heathcliff.

— Je le regrette, Miss Catherine, répliquai-je ; et je continuai mon travail avec assiduité.

Pensant qu’Edgar ne pouvait la voir, elle m’arracha le torchon des mains et me pinça rageusement le bras, en prolongeant la torsion. Je vous ai dit que je ne l’aimais pas et que je trouvais un certain plaisir à mortifier sa vanité de temps à autre. De plus elle m’avait fait extrêmement mal. Je me relevai (j’étais à genoux) et m’écriai :

— Oh ! Miss ! Voilà un vilain tour ! Vous n’avez pas le droit de me pincer et je ne le supporterai pas.

— Je ne vous ai pas touchée, menteuse ! cria-t-elle, les doigts frémissants du désir de recommencer et les oreilles rouges de rage. Elle ne sut jamais cacher sa colère qui toujours enflammait son visage tout entier.

— Qu’est-ce alors que ceci ? ripostai-je en lui montrant pour la confondre une marque d’un beau rouge sur mon bras.

Elle frappa du pied, hésita un instant, puis, irrésistiblement poussée par ses mauvais instincts, me donna une claque cinglante qui me remplit les deux yeux de larmes.

Linton s’interposa : « Catherine, ma chère ! Catherine ! » dit-il, très choqué de la double faute de fausseté et de violence que son idole avait commise.

— Quittez cette chambre, Hélène ! répéta-t-elle en tremblant des pieds à la tête.

Le petit Hareton, qui me suivait toujours partout et était assis par terre près de moi, se mit à pleurer lui-même en voyant mes larmes et se répandit en plaintes contre la « méchante tante Cathy », ce qui attira la fureur de celle-ci sur le malheureux enfant. Elle le saisit par les épaules et le secoua tellement fort que le pauvre petit devint livide et qu’Edgar, instinctivement, s’empara des mains de la jeune fille pour le délivrer. En un clin d’œil l’une des mains fut dégagée et le jeune homme stupéfait se la sentit appliquer sur la joue d’une manière qui excluait toute idée de plaisanterie. Il recula consterné. Je pris Hareton dans mes bras et passai avec lui dans la cuisine, laissant ouverte la porte de communication, car j’étais curieuse de voir comment ils régleraient leur querelle. Le visiteur offensé, pâle et les lèvres tremblantes, se dirigea vers l’endroit où il avait posé son chapeau.

« Voilà qui est bien », me dis-je. « Tenez-vous pour averti, et partez. C’est fort aimable à elle de vous donner un aperçu de son véritable caractère. »

— Où allez-vous ? demanda Catherine en s’avançant vers la porte.

Il fit un détour et essaya de passer.

— Vous ne vous en irez pas ! s’écria-t-elle avec énergie.

— Il faut que je parte et je partirai ! répliqua-t-il d’une voix faible.

— Non, dit-elle avec obstination, en saisissant le bouton de la porte. Pas encore, Edgar Linton. Asseyez-vous ; vous ne pouvez pas me quitter quand je suis dans un pareil état. Je serais malheureuse toute la nuit et je ne veux pas être malheureuse à cause de vous.

— Puis-je rester après avoir été frappé par vous ? demanda Linton.

Catherine garda le silence.

— Vous m’avez donné peur et honte de vous, continua-t-il. Je ne reviendrai plus ici !

Les yeux de Catherine commençaient à devenir brillants et ses paupières à battre.

— Et vous avez fait un mensonge de propos délibéré ! ajouta-t-il.

— Ce n’est pas vrai, cria-t-elle, recouvrant la parole. Je n’ai rien fait de propos délibéré. Eh bien ! allez, si cela vous plaît, partez ! Et maintenant, je vais pleurer… je vais pleurer à m’en rendre malade !

Elle se laissa tomber à genoux contre une chaise et se mit à pleurer pour de bon. Edgar persévéra dans sa détermination jusqu’à la cour ; là, il hésita. Je résolus de l’encourager.

— Miss est terriblement capricieuse, monsieur, lui criai-je, aussi méchante que le fut jamais enfant gâtée. Vous feriez mieux de retourner chez vous, sans quoi elle sera malade, rien que pour nous ennuyer.

Le faible Linton jeta un regard de côté par la fenêtre : il était aussi peu capable de s’en aller qu’un chat d’abandonner une souris qu’il a à moitié tuée, ou un oiseau qu’il a à moitié dévoré. Ah ! pensais-je, rien ne peut le sauver. Il est condamné, et vole à son destin ! C’est ce qui arriva : il fit brusquement demi-tour, rentra précipitamment dans la salle, ferma la porte derrière lui ; et quand je vins, quelque temps après, les avertir qu’Earnshaw était revenu ivre-mort et prêt à mettre la maisons sens dessus dessous (c’était son habitude quand il était dans cet état), je vis que la querelle n’avait fait que resserrer leur intimité, qu’elle avait brisé la glace de la timidité juvénile, qu’elle leur avait permis de renoncer au déguisement de l’amitié et de s’avouer leur amour.

La nouvelle de l’arrivée de Mr Hindley fit fuir aussitôt Linton vers son cheval et Catherine dans sa chambre. J’allai cacher le petit Hareton et décharger le fusil de chasse du maître, car, dans sa folle excitation, il aimait à jouer avec cette arme, au péril de la vie de ceux qui provoquaient ou simplement attiraient trop son attention ; et j’avais pris le parti d’enlever la charge pour l’empêcher de faire un malheur s’il allait jusqu’à vouloir tirer.