Les Hauts de Hurlevent (trad. Delebecque)/Chapitre 31

Traduction par Frédéric Delebecque.
Payot (p. 412-420).

Chapitre XXXI


Hier le temps était clair, calme et froid. J’ai été à Hurle-Vent comme j’en avais l’intention. Ma femme de charge m’a supplié de porter de sa part un petit billet à sa jeune dame, et je n’ai pas refusé, car la digne femme n’avait pas conscience qu’il pût rien y avoir d’étrange dans sa requête. La porte de la façade était ouverte, mais la barrière était fermée avec un soin jaloux, comme à ma dernière visite. Je frappai et j’invoquai l’aide d’Earnshaw qui était au milieu des carrés du jardin ; il enleva la chaîne et j’entrai. Le gaillard est un aussi beau type de rustre qu’on puisse le souhaiter ; je l’ai examiné particulièrement cette fois-ci. Mais on dirait qu’il fait de son mieux pour tirer de ses avantages le moindre parti possible.

Je demandai si Mr Heathcliff était chez lui. Il me répondit que non, mais qu’il serait là pour dîner. Il était onze heures. J’annonçai mon intention de pénétrer dans la maison et de l’attendre, sur quoi il jeta aussitôt ses outils et m’accompagna, en manière de chien de garde, mais non comme remplaçant de l’hôte absent.

Nous entrâmes ensemble. Catherine était là, occupée à préparer des légumes pour le repas. Elle paraissait plus morose et moins animée que la première fois que je l’avais vue. Elle leva à peine les yeux pour me regarder et continua son travail avec le même mépris des formes ordinaires de la politesse qu’auparavant ; elle ne répondit ni à mon salut ni à mon bonjour par la moindre manifestation.

« Elle n’a pas l’air si aimable », pensai-je, « que Mrs Dean voudrait me le faire croire. C’est une beauté, sans doute, mais ce n’est pas un ange. »

Earnshaw lui dit d’un ton bourru d’emporter ses ustensiles dans la cuisine. « Emportez-les vous-même », répliqua-t-elle en les repoussant dès qu’elle eut fini. Puis elle se retira sur un tabouret près de la fenêtre et se mit à découper des formes d’oiseaux et d’animaux dans les épluchures de raves. Je m’approchai d’elle, sous prétexte de regarder le jardin, et je m’imaginai être très adroit en laissant tomber sur ses genoux le billet de Mrs Dean, sans être vu de Hareton. Mais elle demanda tout haut : « Qu’est-ce que cela ? » et rejeta le papier.

— Une lettre de votre vieille connaissance, la femme de charge de la Grange, répondis-je, ennuyé qu’elle eût révélé ma démarche obligeante et craignant qu’on pût supposer qu’il s’agissait d’une lettre de moi-même.

En apprenant ce que c’était, elle aurait volontiers ramassé le billet ; mais Hareton la devança. Il s’en saisit et le mit dans son gilet en disant qu’il fallait que Mr Heathcliff le vît d’abord. Là-dessus, Catherine, sans rien dire, détourna de nous son visage, tira furtivement son mouchoir et le porta à ses yeux. Son cousin, après avoir lutté un moment pour refouler ses bons sentiments, sortit la lettre de sa poche et la jeta à terre à côté d’elle, d’aussi mauvaise grâce qu’il pût. Catherine la saisit et la lut avidement ; puis elle me fit quelques questions concernant les habitants, humains et autres, de son ancienne demeure ; enfin, regardant vers les collines, elle murmura dans un monologue :

— J’aimerais tant à descendre cette côte sur le dos de Minny ! J’aimerais tant à grimper par là ! Oh ! je suis lasse… je suis comme une bête qui ne sort pas de l’écurie, Hareton !

Elle renversa sa jolie tête contre l’appui de la fenêtre, moitié bâillant moitié soupirant, et tomba dans une sorte de mélancolie rêveuse, sans s’inquiéter de savoir si nous l’observions.

— Mrs Heathcliff, dis-je après être resté assis quelque temps en silence, vous ne savez pas que je vous connais ? et si intimement qu’il me semble étrange que vous ne veniez pas me parler. Ma femme de charge ne se lasse pas de m’entretenir de vous et de me faire votre éloge. Elle sera extrêmement désappointée si je reviens sans nouvelles de vous ou sans rien pour elle de votre part, sinon que vous avez reçu sa lettre et que vous n’avez rien dit.

Ce discours parut la surprendre. Elle demanda :

— Plaisez-vous à Hélène ?

— Oui… sans doute, répondis-je avec hésitation.

— Vous lui direz que je voudrais bien répondre à sa lettre, mais que je n’ai rien pour écrire : pas même un livre dont je puisse arracher un feuillet.

— Pas de livres ! Comment pouvez-vous vivre ici sans livres ? s’il n’y a pas d’indiscrétion à faire cette question. Bien que j’aie une vaste bibliothèque, je me sens souvent triste à la Grange ; enlevez-moi mes livres, je serais réduit au désespoir.

— Je lisais constamment, quand j’en avais. Mais Mr Heathcliff ne lit jamais ; aussi s’est-il mis en tête de détruire mes livres. Je n’en ai pas vu un depuis des semaines. Une fois seulement j’ai fouillé dans le fonds de théologie de Joseph, à sa grande irritation ; et une fois, Hareton, je suis tombée sur une réserve cachée dans votre chambre… quelques volumes latins et grecs, puis des contes et des poésies : tous de vieux amis, ceux-ci. Je les avais apportés de la Grange, et vous les avez ramassés, comme la pie ramasse des cuillers d’argent pour le simple plaisir de voler ! Ils ne vous servent à rien. Ou bien vous les avez cachés avec la mauvaise pensée que, n’en pouvant jouir vous-même, personne n’en devait jouir. Peut-être est-ce votre envie qui a conseillé à Mr Heathcliff de me priver de mes trésors ? Mais la plupart d’entre eux sont gravés dans mon cerveau et imprimés dans mon cœur, et de ceux-là vous ne pouvez pas me priver.

Earnshaw était devenu cramoisi pendant que sa cousine révélait ainsi ses accaparements littéraires ; il balbutia un démenti indigné pour repousser ces accusations.

— Mr Hareton est désireux d’accroître la somme de ses connaissances, dis-je en venant à son secours. Ce n’est pas de l’envie, mais de l’émulation que lui inspire votre savoir. Il sera très instruit dans quelques années.

— Et en attendant il veut que je devienne une buse, répondit Catherine. Oui, je l’entends qui essaie d’épeler et de lire tout seul, et il fait de jolies bévues ! Je voudrais vous voir recommencer la lecture de Chevy chase19 comme vous faisiez hier ; c’était extrêmement drôle. Je vous ai entendu ; comme je vous ai entendu feuilleter le dictionnaire pour y chercher les mots difficiles, puis jurer parce que vous ne pouviez pas lire les explications.

Le jeune homme trouvait évidemment un peu dur d’être raillé à cause de son ignorance, et d’être encore raillé parce qu’il essayait d’y remédier. J’avais une impression analogue ; et, me rappelant l’anecdote de Mrs Dean sur la première tentative qu’il avait faite pour dissiper un peu les ténèbres où il avait été élevé, j’observai :

— Mais, Mrs Heathcliff, nous avons tous débuté, et nous avons tous trébuché et chancelé sur le seuil. Si nos maîtres nous avaient méprisés au lieu de nous aider, nous trébucherions et nous chancellerions encore.

— Oh ! je ne désire pas entraver ses progrès. Cependant il n’a aucun droit de s’approprier ce qui est à moi et de le rendre ridicule par ses grossières erreurs et ses fautes de prononciation. Ces livres, en prose ou en vers, me sont sacrés par d’autres souvenirs ; il me déplaît profondément qu’ils soient avilis et profanés dans sa bouche. Enfin, entre toutes les autres il a choisi, comme par pure malice, mes œuvres favorites, celles que j’aime le mieux à relire.

Pendant une minute, la poitrine de Hareton se souleva en silence. Il était agité par le pénible sentiment de son humiliation et par la colère, qu’il n’était pas facile pour lui de dompter. Je me levai et, dans l’intention courtoise de soulager son embarras, je me mis sur le pas de la porte, à regarder la vue. Il se leva aussi et sortit de la pièce ; mais il reparut bientôt, tenant dans ses mains une demi-douzaine de volumes qu’il jeta sur les genoux de Catherine en s’écriant :

— Prenez-les ! Je ne veux plus jamais en entendre parler, ni les lire, ni y penser !

— Je n’en veux plus, maintenant, répondit-elle. Ils s’ associeraient à vous dans mon esprit, et je les détesterais.

Elle en ouvrit un qui, manifestement, avait été souvent feuilleté, et lut un passage sur le ton traînant d’un débutant ; puis elle se mit à rire et rejeta le livre. « Écoutez encore », continua-t-elle d’un air provocant ; et elle commença de la même manière un vers d’une vieille ballade.

Mais l’amour-propre de Hareton n’en pouvait supporter davantage. J’entendis, et sans le désapprouver entièrement, qu’il infligeait à l’insolence de Catherine une correction manuelle. La petite coquine avait fait tout ce qu’elle avait pu pour blesser les sentiments délicats, quoique incultes, de son cousin, et un argument physique était le seul moyen qu’il eût de balancer son compte et de rendre son dû à l’agresseur. Ensuite il ramassa les livres et les jeta au feu. Je lus sur son visage ce qu’il lui en coûtait de faire ce sacrifice à sa mauvaise humeur. Pendant qu’ils se consumaient, j’imaginais qu’il songeait au plaisir qu’ils lui avaient déjà procuré, au triomphe et au plaisir croissant qu’il en attendait ; et je croyais deviner aussi l’aiguillon de ses études secrètes. Il s’était contenté du labeur journalier, des rudes satisfactions de la vie animale, jusqu’au moment où Catherine avait traversé son chemin. De la honte d’être méprisé par elle, de l’espoir d’en être approuvé, étaient nées alors des aspirations plus hautes. Mais, au lieu de le préserver du dédain et de lui attirer la louange, ses efforts pour s’élever avaient produit un résultat exactement contraire.

— Oui, c’est tout le bien qu’une brute comme vous en peut tirer ! cria Catherine, suçant sa lèvre meurtrie, et suivant avec des yeux indignés les progrès du feu.

— Je vous conseille de vous taire, maintenant, répondit-il d’un ton furieux.

Son agitation l’empêcha d’en dire plus long. Il s’avança vivement vers l’entrée ; je m’effaçai pour le laisser passer. Mais, avant qu’il eût franchi le seuil, Mr Heathcliff, qui remontait la chaussée, le croisa et, lui posant la main sur l’épaule, demanda :

— Eh bien ! qu’y a-t-il, mon garçon ?

— Rien, rien.

Et il se sauva pour aller ruminer son chagrin et sa colère dans la solitude.

Heathcliff le suivit du regard et soupira.

— Il serait étrange de me contrecarrer moi-même, murmura-t-il sans s’apercevoir que j’étais derrière lui. Mais quand je cherche dans son visage les traits de son père, c’est elle que j’y trouve chaque jour un peu plus ! Comment diable lui ressemble-t-il tant ? C’est à peine si je peux supporter sa vue !

Il baissa les yeux et entra d’un air pensif. Il y avait sur sa figure une expression d’inquiétude et d’anxiété que je n’y avais encore jamais remarquée ; et il paraissait amaigri. Sa belle-fille, en l’apercevant par la fenêtre, s’échappa immédiatement dans la cuisine, de sorte que je restai seul.

— Je suis heureux de vous voir de nouveau dehors, Mr Lockwood, dit-il en réponse à mon salut ; pour des motifs égoïstes, en partie : je ne crois pas que je pourrais facilement vous remplacer, dans ce désert. Je me suis demandé plus d’une fois ce qui vous avait amené ici.

— Un simple caprice, je le crains, monsieur ; et c’est peut-être un simple caprice qui m’en chasse. Je pars pour Londres la semaine prochaine ; et je dois vous avertir que je n’ai pas l’intention de garder Thrushcross Grange au delà des douze mois pour lesquels je l’ai louée. Je ne pense pas revenir jamais vivre ici.

— Oh ! vraiment ; vous êtes fatigué d’être exilé du monde, sans doute ? Mais si vous venez plaider une exonération de prix pour une location dont vous ne voulez pas profiter, votre déplacement aura été inutile : je ne renonce jamais à exiger de qui que ce soit ce qui m’est dû.

— Je ne suis venu plaider rien de semblable, m’écriai-je fort irrité. Si vous le désirez, je vais régler avec vous sur-le-champ.

Et je tirai mon portefeuille de ma poche.

— Non, non, répliqua-t-il froidement. Vous laisserez assez de gages derrière vous pour couvrir vos dettes si vous manquiez à revenir ; je ne suis pas si pressé. Asseyez-vous et restez à dîner avec nous ; un hôte dont on est assuré de ne plus recevoir la visite trouve généralement bon accueil. Catherine, apportez le couvert. Où êtes-vous ?

Catherine reparut, portant un plateau chargé de couteaux et de fourchettes.

— Vous pouvez prendre votre repas avec Joseph, lui dit Heathcliff à part, et rester dans la cuisine jusqu’à ce qu’il soit parti.

Elle exécuta ces instructions très ponctuellement ; peut-être n’éprouvait-elle pas l’envie de les transgresser. Vivant au milieu de rustres et de misanthropes, elle est probablement incapable d’apprécier des êtres d’une classe supérieure quand elle en rencontre.

Entre Mr Heathcliff, renfrogné et taciturne, d’un côté, et Hareton, absolument muet, de l’autre, je fis un repas assez peu réjouissant et pris congé de bonne heure. J’aurais voulu partir par le derrière de la maison, pour jeter un dernier regard sur Catherine et pour ennuyer le vieux Joseph ; mais Hareton reçut l’ordre de m’amener mon cheval, et mon hôte lui-même m’escorta jusqu’à la porte, de sorte que je ne pus satisfaire mon désir.

— Oh ! la vie sinistre qu’on mène dans cette maison, me disais-je en descendant par la route. Quel joli roman, plus vivant qu’un conte de fées, c’eût été pour Mrs Linton Heathcliff, si elle et moi avions formé un attachement, comme le souhaitait sa bonne gouvernante, et si nous avions émigré ensemble dans l’atmosphère agitée de la capitale ?