Les Hauts de Hurlevent (trad. Delebecque)/Chapitre 29

Traduction par Frédéric Delebecque.
Payot (p. 393-401).

Chapitre XXIX


Le soir des obsèques, ma jeune dame et moi étions assises dans la bibliothèque ; tantôt nous rêvions avec tristesse, et l’une de nous avec désespoir, à la perte que nous venions de faire, tantôt nous hasardions des conjectures sur le sombre avenir.

Nous venions de tomber d’accord que le sort le plus heureux pour Catherine serait d’être autorisée à continuer de résider à la Grange, au moins durant la vie de Linton, avec permission pour celui-ci de l’y rejoindre, et pour moi d’y rester comme femme de charge. Cet arrangement nous semblait trop favorable pour que nous puissions espérer de le voir réalisé ; et pourtant j’espérais, je commençais à reprendre courage à la pensée de rester dans la maison, de conserver mon emploi et, par-dessus tout, ma bien-aimée jeune maîtresse, quand un domestique — un de ceux qui étaient congédiés, mais qui n’était pas encore parti — entra précipitamment en disant que « ce démon de Heathcliff » traversait la cour : devait-il lui fermer la porte au nez ?

Si nous avions été assez folles pour vouloir recourir à ce procédé, nous n’en aurions pas eu le temps. Il ne prit pas la peine de frapper ou de s’annoncer : il était le maître, et il se prévalut du privilège du maître pour entrer tout droit, sans dire un mot. Le son de la voix de notre informateur le guida vers la bibliothèque. Il y pénétra, et, faisant signe au domestique de sortir, ferma la porte.

C’était la même pièce où il avait été introduit en hôte dix-huit ans auparavant. La même lune brillait à travers la fenêtre ; au dehors s’étendait le même paysage d’automne. Nous n’avions pas encore allumé de bougies, mais toute la chambre était éclairée, même les portraits sur le mur : la tête splendide de Mrs Linton et la gracieuse figure de son mari. Heathcliff s’avança vers le foyer. Le temps ne l’avait guère changé non plus. C’était le même homme : le visage sombre un peu plus blême et plus composé, le corps un peu plus lourd, peut-être, et voilà tout. Catherine s’était levée et avait fait un mouvement instinctif pour se sauver dehors quand elle l’avait aperçu.

— Halte ! dit-il en l’arrêtant par le bras. Plus d’escapades ! Où iriez-vous ? Je suis venu vous chercher pour vous ramener à la maison ; j’espère que vous serez une fille disciplinée et que vous ne pousserez plus mon fils à la désobéissance. J’ai été embarrassé pour le punir quand j’ai découvert la part qu’il avait prise à votre fuite : c’est une telle toile d’araignée qu’un pinçon l’anéantirait. Mais vous verrez à son air qu’il a reçu son compte. Je l’ai fait descendre un soir… avant-hier… je l’ai simplement installé sur une chaise, et je ne l’ai plus touché. J’ai renvoyé Hareton et nous sommes restés seuls dans la chambre. Au bout de deux heures, j’ai appelé Joseph pour le faire remonter. Depuis lors ma présence produit sur ses nerfs l’effet d’un fantôme ; et je crois qu’il me voit souvent, même quand je ne suis pas là. Hareton dit qu’il s’éveille en sursaut au milieu de la nuit, qu’il crie pendant des heures, qu’il vous appelle pour le protéger contre moi. Que votre précieux époux vous plaise ou non, il faut que vous veniez : c’est votre affaire, maintenant. Je vous cède tout l’intérêt que je lui porte.

— Pourquoi ne pas laisser Catherine demeurer ici, plaidai-je, et ne pas lui envoyer Master Linton ? Comme vous les haïssez tous deux, ils ne vous manqueront pas ; ils ne peuvent être qu’un fléau constant pour votre cœur dénaturé.

— Je cherche un locataire pour la Grange, et j’ai besoin d’avoir mes enfants près de moi, bien certainement. De plus, cette jeune personne me doit ses services en échange de son pain. Je n’ai pas l’intention de l’entretenir dans le luxe et dans la paresse quand Linton ne sera plus là. Allons, dépêchez-vous de vous préparer et ne m’obligez pas de vous contraindre.

— Je viendrai, dit Catherine. Linton est tout ce qui me reste à aimer au monde et, quoique vous n’ayez rien négligé pour nous rendre haïssables l’un à l’autre, vous ne pouvez pas nous forcer à nous haïr. Et je vous défie de lui faire du mal quand je serai là, et je vous défie de me faire peur !

— Vous êtes un champion plein de jactance, répliqua Heathcliff. Mais je ne vous aime pas assez pour lui faire du mal ; vous aurez tout le bénéfice du tourment, jusqu’à la fin. Ce n’est pas moi qui vous le rendrai odieux, c’est sa charmante nature elle-même. Votre désertion et ses conséquences l’ont rempli de fiel : n’attendez pas de remerciements pour votre noble dévouement. Je l’ai entendu tracer à Zillah un plaisant tableau de ce qu’il ferait s’il était aussi fort que moi ; l’intention y est, et sa faiblesse même rendra son esprit ingénieux pour suppléer à la force qui lui manque.

— Je sais qu’il a une mauvaise nature : c’est votre fils. Mais je suis heureuse d’en avoir une meilleure pour lui pardonner. Puis je sais qu’il m’aime, et c’est pour cela que je l’aime. Mr Heathcliff, vous n’avez personne pour vous aimer, vous ; et, si misérables que vous nous rendiez, nous aurons toujours la revanche de penser que votre cruauté vient de votre misère encore plus grande. Car vous êtes misérable, n’est-il pas vrai ? Seul, comme le démon, et envieux comme lui ! Personne ne vous aime, personne ne vous pleurera quand vous mourrez ! Je ne voudrais pas être à votre place !

Catherine parlait avec une sorte de triomphe sinistre. Elle semblait avoir résolu d’entrer dans l’esprit de sa future famille et de tirer plaisir des chagrins de ses ennemis.

— Vous vous repentirez bientôt, dit son beau-père, si vous restez ici une minute de plus. Dehors, sorcière, et prenez vos hardes !

Elle sortit avec un air méprisant. En son absence j’entrepris de demander la place de Zillah à Hurle-Vent, offrant de lui céder la mienne ; mais il ne voulut pas en entendre parler. Il m’enjoignit de me taire ; puis, pour la première fois, il jeta un coup d’œil circulaire sur la pièce et regarda les portraits. Après avoir examiné celui de Mrs Linton, il dit :

— Il faut que j’aie celui-là chez moi. Non que j’en aie besoin, mais…

Il se tourna brusquement vers le feu et continua avec ce que, faute d’un meilleur mot, j’appellerai un sourire :

— Je vais vous dire ce que j’ai fait hier. J’ai fait enlever, par le fossoyeur qui creusait la tombe de Linton, la terre sur son cercueil, à elle, et je l’ai ouvert. J’ai cru un instant que j’allais rester là : quand j’ai revu sa figure — c’est encore sa figure ! — le fossoyeur a eu du mal à me faire bouger ; mais il m’a dit que l’air l’altérerait. Alors j’ai rendu libre un des côtés du cercueil, que j’ai ensuite recouvert ; pas le côté près de Linton, que le diable l’emporte ! Son cercueil, à lui, je voudrais qu’il eût été soudé au plomb. Puis j’ai soudoyé le fossoyeur pour qu’il enlevât ce côté quand je serai couché là, et qu’il fasse subir la même opération à mon cercueil, que je ferai disposer en conséquence. Et alors, quand Linton viendra nous voir, il ne pourra plus s’y reconnaître !

— Vous avez agi d’une façon indigne, Mr Heathcliff ! m’écriai-je. N’avez-vous pas eu honte de troubler les morts ?

— Je n’ai troublé personne, Nelly, et je me suis procuré à moi-même quelque soulagement. Je vais à présent me sentir bien mieux ; et vous aurez plus de chances de me maintenir sous terre, quand j’y serai. L’avoir troublée ? Non, c’est elle qui m’a troublé, nuit et jour, pendant dix-huit ans… sans cesse, sans remords… jusqu’à la nuit dernière ; et la nuit dernière j’ai été tranquille. J’ai rêvé que je dormais de mon dernier sommeil à côté d’elle, mon cœur immobile contre le sien et ma joue glacée contre la sienne.

— Et si elle avait été réduite en poussière, ou pis encore, de quoi auriez-vous donc rêvé ?

— Que je me réduisais en poussière avec elle et que j’étais encore plus heureux ! Supposez-vous que je redoute un changement de cette nature ? Je m’attendais, en soulevant le couvercle, à une pareille transformation ; mais je préfère qu’elle ne commence pas avant que je la partage. En outre, si je n’avais pas reçu l’impression nette de ses traits reposés, je n’aurais guère pu me débarrasser de cette étrange sensation. Elle est née d’une façon singulière. Vous savez que j’ai été comme fou après sa mort ; éternellement, de l’aube jusqu’à l’aube, je la suppliais de m’envoyer son fantôme ! Je crois fermement aux revenants : j’ai la conviction qu’ils peuvent exister, et qu’ils existent, au milieu de nous. Le jour de son enterrement, il y eut une chute de neige. Le soir, j’allai au cimetière. Le vent était glacial comme en hiver ; tout, autour de moi, était solitude. Je ne craignais pas que son imbécile de mari vînt errer de ce côté à pareille heure ; et nul autre n’avait affaire là. Étant seul, et sachant que deux mètres de terre meuble étaient l’unique obstacle qui nous séparât, je me dis : « Il faut que je la tienne une fois encore dans mes bras ! Si elle est froide, je penserai que c’est le vent du nord qui me glace, moi ; si elle est immobile, c’est qu’elle dormira. » Je pris une bêche dans ce hangar aux outils et me mis à creuser de toutes mes forces. La bêche racla le cercueil ; je continuai à travailler avec mes mains. Le bois commença de craquer près des vis. J’étais sur le point d’arriver à mon but, quand il me sembla entendre au-dessus de moi, près de l’angle de la tombe, le soupir de quelqu’un qui se penchait. « Si je puis seulement soulever le couvercle », murmurai-je, « je souhaite qu’on nous recouvre de terre tous deux ! » Et je m’appliquai à ma tâche avec plus de fureur encore. Il y eut un autre soupir, tout près de mon oreille. Il me semblait sentir un souffle chaud qui déplaçait l’air chargé de grésil. Je savais qu’il n’y avait là aucun être vivant, en chair et en os ; mais, aussi certainement que l’on perçoit dans l’obscurité l’approche d’un corps matériel, bien qu’on ne puisse le discerner, je sentis que Catherine était là : non pas au-dessous de moi, mais sur la terre. Une soudaine sensation de soulagement jaillit de mon cœur et pénétra tous mes membres. Je cessai mon travail désespéré ; j’étais consolé tout d’un coup, indiciblement consolé. Elle était présente à côté de moi ; elle resta pendant que je remplissais la fosse et m’accompagna jusqu’à la maison. Vous pouvez rire si vous voulez, mais j’étais sûr que, là, je la verrais. J’étais sûr qu’elle était avec moi et je ne pouvais m’empêcher de lui parler. Ayant atteint les Hauts, je courus vivement à la porte. Elle était fermée ; et, il m’en souvient, ce maudit Earnshaw et ma femme voulurent m’empêcher d’entrer. Je me rappelle m’être arrêté pour couper d’un coup de pied la respiration à Earnshaw, puis avoir couru en haut dans ma chambre et ensuite dans celle de Catherine. Je regardai impatiemment autour de moi… je la sentais près de moi… je pouvais presque la voir, et pourtant je ne la voyais pas. J’ai dû alors avoir une sueur de sang, tant était vive l’angoisse de mon désir, tant était ardente la ferveur de mes supplications pour l’apercevoir un instant seulement ! Je ne l’ai pas aperçue. Elle s’est montrée pour moi ce qu’elle avait été souvent pendant sa vie, un démon ! Et depuis lors, tantôt plus, tantôt moins, je n’ai cessé d’être le jouet de cette torture intolérable, infernale ! qui tient mes nerfs tellement tendus que, s’ils n’eussent pas ressemblé à de la corde à boyau, il y a longtemps qu’ils seraient aussi flasques que ceux de Linton. Quand j’étais assis dans la salle avec Hareton, il me semblait que, si je sortais, je la rencontrerais ; quand je me promenais dans la lande, que je la rencontrerais si je rentrais. Quand je quittais la maison, je me hâtais de revenir : elle devait être quelque part à Hurle-Vent, j’en étais certain ! Quand je voulais dormir dans sa chambre, j’en étais chassé. Je ne pouvais pas rester couché ; dès que je fermais les yeux, ou bien elle était dehors à la fenêtre, ou bien elle ouvrait les panneaux du lit, ou bien elle entrait dans la chambre, ou bien même elle appuyait sa tête chérie sur le même oreiller que quand elle était enfant ! Et je me sentais forcé d’ouvrir les yeux pour regarder. Cent fois dans la nuit je les ouvrais et je les refermais ainsi… pour être toujours déçu ! C’était une torture atroce. J’ai souvent gémi tout haut, au point que ce vieux coquin de Joseph a certainement cru que ma conscience était possédée du démon. Maintenant, depuis que je l’ai vue, je suis calmé… un peu calmé. C’est une étrange façon de tuer : non pas pouce par pouce, mais par fraction d’épaisseur de cheveu, en se jouant de moi, pendant dix-huit ans, avec le fantôme d’une espérance !

Mr Heathcliff s’arrêta et s’essuya le front, où ses cheveux étaient collés, mouillés de sueur. Ses yeux étaient fixés sur les cendres rouges du feu, ses sourcils n’étaient pas contractés, mais relevés près des tempes, ce qui atténuait la dureté de son visage, mais lui donnait un aspect particulier de trouble, l’air d’avoir l’esprit péniblement tendu vers un sujet absorbant. Il ne s’était qu’à moitié adressé à moi, et je gardai le silence. Je n’aimais pas à l’entendre parler. Après un court répit, il reprit sa méditation sur le portrait, le décrocha et l’appuya contre le sofa pour mieux le contempler. Pendant qu’il était ainsi occupé, Catherine entra, annonçant qu’elle serait prête dès que son poney serait sellé.

— Envoyez cela là-bas demain, me dit Heathcliff.

Puis, se tournant vers elle, il ajouta :

— Vous vous passerez de votre poney. Il fait une belle soirée et vous n’aurez pas besoin de poney à Hurle-Vent ; pour les courses que vous aurez à y faire, vos jambes suffiront. Venez !

— Au revoir, Hélène ! murmura ma chère petite maîtresse.

Comme elle m’embrassait, je sentis que ses lèvres étaient froides comme la glace.

— Venez me voir, Hélène ; n’oubliez pas.

— Ayez soin de n’en rien faire, Mrs Dean, dit son nouveau père. Quand je désirerai vous parler, je viendrai ici. Je n’ai pas besoin que vous veniez fureter chez moi.

Il lui fit signe de passer devant. Jetant derrière elle un regard qui me déchira le cœur, elle obéit. Je les observai par la fenêtre pendant qu’ils traversaient le jardin. Heathcliff mit le bras de Catherine sous le sien, bien qu’elle lui eût opposé d’abord une résistance manifeste ; et il l’entraîna à grands pas dans l’allée, où bientôt les arbres les cachèrent.