Les Hauts de Hurlevent (trad. Delebecque)/Chapitre 25

Traduction par Frédéric Delebecque.
Payot (p. 352-357).

Chapitre XXV


Toutes ces choses se sont passées l’hiver dernier, monsieur, dit Mrs Dean, il n’y a guère plus d’un an. L’hiver dernier, je ne pensais pas qu’après douze mois révolus je distrairais un étranger à la famille en lui en faisant le récit. Mais qui sait combien de temps vous resterez un étranger ? Vous êtes trop jeune pour vous trouver toujours satisfait de vivre seul ; et j’ai quelque idée qu’il est impossible de voir Catherine Linton sans l’aimer. Vous souriez ; mais pourquoi avez-vous l’air si animé et si intéressé quand je vous parle d’elle ? Pourquoi m’avez-vous demandé d’accrocher son portrait au-dessus de votre cheminée. Pourquoi…

— Arrêtez, ma bonne amie ! m’écriai-je. Il serait possible que je l’aimasse ; mais m’aimerait-elle ? J’en doute trop pour risquer ma tranquillité en me laissant aller à la tentation. De plus, je ne suis pas d’ici ; je suis entraîné dans le tourbillon du monde et il faut que j’y retourne. Continuez. Catherine s’est-elle montrée obéissante aux ordres de son père ?


Oui, reprit ma femme de charge. Son affection pour lui restait le sentiment dominant dans son cœur. Et puis, il lui avait parlé sans colère ; il lui avait parlé avec la tendresse profonde d’un homme qui est sur le point d’abandonner au milieu de dangers et d’ennemis ce qu’il a de plus cher, sans pouvoir lui léguer d’autre aide et d’autre guide que le souvenir de ses paroles. Il me dit, quelques jours plus tard :

— Je voudrais que mon neveu écrivît, Hélène, ou qu’il vînt. Dites-moi sincèrement ce que vous pensez de lui. Est-il changé en mieux, ou y a-t-il du moins quelque espoir qu’il s’améliore en devenant un homme ?

— Il est très délicat, monsieur, et il est peu vraisemblable qu’il atteigne l’âge d’homme. Mais ce que je puis dire, c’est qu’il ne ressemble pas à son père. Si le malheur voulait que Catherine l’épousât, elle pourrait avoir de l’empire sur lui… si toutefois elle ne cédait pas à une indulgence excessive et absurde. D’ailleurs, monsieur, vous aurez tout le temps de le connaître et de juger s’il conviendrait à votre fille, car il s’en faut encore plus de quatre ans qu’il atteigne sa majorité.

Edgar soupira, s’avança vers la fenêtre et regarda dans la direction de l’église de Gimmerton. L’après-midi était brumeuse, mais le soleil de février brillait d’un éclat trouble, et l’on pouvait distinguer tout juste les deux sapins dans le cimetière et les quelques pierres tombales éparses.

— J’ai souvent prié, dit-il en se parlant à moitié à soi-même, pour hâter l’approche de l’événement qui vient ; maintenant je commence à trembler et à le redouter. Je croyais que le souvenir de l’heure où, nouveau marié, j’ai descendu ce vallon, serait moins doux que la perspective de le remonter bientôt, dans quelques mois, dans quelques semaines peut-être, pour être déposé dans ce coin solitaire ! Hélène, j’ai été bien heureux avec ma petite Cathy ; pendant les soirs d’hiver et les jours d’été elle a été à mes côtés un vivant espoir. Mais je n’ai pas été moins heureux en rêvant seul parmi ces pierres, à l’ombre de cette vieille église, couché, pendant les longues soirées de juin, sur le tertre vert de la tombe de sa mère, et aspirant au moment où je pourrais à mon tour reposer là. Que puis-je faire pour Cathy ! Comment dois-je la quitter ? Je ne serais pas arrêté un instant par la pensée que Linton est le fils de Heathcliff, ni par la pensée qu’il me la prendrait, s’il pouvait la consoler de ma perte. Peu m’importerait que Heathcliff arrivât à ses fins et triomphât en me dépouillant de ma dernière consolation ! Mais si Linton est un être méprisable, s’il n’est qu’un jouet aux mains de son père… je ne peux pas la lui abandonner ! Quelque dur qu’il soit de refréner sa nature exubérante, il faut que je continue de l’attrister tant que je vivrai, et il faut que je la laisse seule quand je mourrai. La pauvre chérie ! J’aimerais mieux la confier à Dieu et la coucher en terre avant moi !

— Confiez-la à Dieu en tout cas, monsieur, et si nous devions vous perdre — puisse-t-Il nous épargner ce malheur ! — je resterai son amie et son guide jusqu’à la fin, si Sa Providence le permet. Miss Catherine a une bonne nature ; je ne crains pas qu’elle s’engage volontairement dans la mauvaise voie ; et les gens qui font leur devoir finissent toujours par être récompensés.

Le printemps approchait. Pourtant mon maître ne recouvrait pas sérieusement ses forces, bien qu’il eût repris ses promenades avec sa fille. Inexpérimentée comme elle l’était, celle-ci voyait dans ce fait seul un indice de convalescence. Puis son père avait souvent les pommettes rouges, les yeux brillants : elle était sûre qu’il se rétablissait. Le jour anniversaire de ses dix-sept ans, il ne se rendit pas au cimetière ; il pleuvait, et j’observai :

— Vous ne sortirez certainement pas ce soir, monsieur ?

Il répondit :

— Non, cette année je remettrai ma visite à un peu plus tard.

Il écrivit de nouveau à Linton en exprimant le vif désir de le voir. Si le jeune malade eût été en état de se présenter, je ne doute pas que son père ne lui eût permis de le faire. Quoi qu’il en soit, Linton envoya une réponse, évidemment inspirée, où il donnait à entendre que Mr Heathcliff s’opposait à ce qu’il vînt à la Grange ; mais que le bon souvenir de son oncle le touchait vivement, qu’il espérait le rencontrer quelquefois au cours de ses excursions, et qu’il lui demanderait de vive voix que sa cousine et lui ne restassent pas longtemps si complètement séparés. Cette partie de la lettre était simple et probablement de son cru. Heathcliff savait qu’il était capable de plaider éloquemment sa propre cause quand il s’agissait de la compagnie de Catherine.

« Je ne demande pas, écrivait Linton, qu’elle soit autorisée à venir ici ; mais suis-je condamné à ne jamais la voir parce que mon père me défend d’aller chez elle et que vous lui défendez de venir chez moi ? Venez de temps à autre à cheval avec elle du côté des Hauts, et laissez-nous échanger quelques paroles en votre présence. Nous n’avons rien fait pour mériter cette séparation. Vous n’êtes pas fâché contre moi ; vous n’avez aucune raison de m’en vouloir, vous en convenez vous-même. Cher oncle ! envoyez-moi un gentil petit mot demain et permettez-moi de vous rencontrer partout où il vous plaira, excepté à Thrushcross Grange. Je crois qu’une entrevue vous convaincrait que je n’ai pas le caractère de mon père. Il affirme que je suis plus votre neveu que son fils. Bien que j’ai des défauts qui me rendent indigne de Catherine, elle les excuse et, pour l’amour d’elle, vous devriez les excuser aussi. Vous me demandez des nouvelles de ma santé ; elle est meilleure. Mais tant que je resterai privé de tout espoir et condamné à la solitude, ou à la société de ceux qui ne m’ont jamais aimé et ne m’aimeront jamais, comment pourrais-je être gai ou bien portant ? »

Quelque intérêt qu’il portât à son neveu, Edgar ne put consentir à lui accorder sa requête, parce que lui-même n’était pas en état d’accompagner Catherine Il répondit qu’en été, peut-être, ils pourraient se rencontrer ; en attendant, il souhaitait que Linton continuât d’écrire de temps en temps et il s’engageait à lui donner par lettre tous les conseils et tous les encouragements possibles, car il savait combien sa position dans sa famille était pénible. Linton acquiesça à ce désir. S’il eût été livré à lui-même, il aurait probablement tout gâté en remplissant ses lettres de plaintes et de récriminations. Mais son père le surveillait de près et, bien entendu, exigeait que chaque ligne qu’envoyait mon maître lui fût montrée. De sorte que Linton, au lieu de dépeindre ses souffrances et ses misères personnelles, thèmes qui absorbaient constamment ses pensées, revenait toujours sur la cruelle obligation où il était tenu de rester séparé de l’objet de son amitié et de son amour. Il insinuait doucement que, si Mr Linton n’autorisait pas bientôt une rencontre, il se croirait systématiquement leurré par des promesses sans consistance.

Il avait en Catherine une puissante alliée dans la place. À eux deux, ils finirent par persuader mon maître de consentir qu’ils fissent ensemble une promenade à cheval ou à pied environ une fois par semaine, sous ma surveillance, et dans la partie de la lande la plus voisine de la Grange ; car juin était arrivé et lui-même continuait à s’affaiblir. Bien qu’il eût mis de côté annuellement une partie de son revenu pour constituer la fortune de ma jeune maîtresse, il avait le désir bien naturel qu’elle pût garder, ou au moins retrouver au bout de peu de temps, la maison de ses ancêtres ; et il considérait que la seule chance qu’elle eût d’y arriver se trouvait dans une union avec son héritier. Il ne se doutait pas que ce dernier déclinait aussi rapidement que lui-même. Personne, d’ailleurs, ne s’en doutait, je crois ; jamais un médecin ne venait à Hurle-Vent, et Master Heathcliff ne recevait la visite de personne qui pût nous renseigner sur son état. Pour ma part, je commençais à croire que mes pressentiments étaient faux et qu’il devait être en voie de rétablissement, puisqu’il parlait de promenades à cheval et à pied dans la lande et paraissait très attaché à la réussite de ses desseins. Je n’imaginais pas qu’un père pût traiter son enfant mourant d’une façon aussi tyrannique et cruelle que Heathcliff faisait, comme je l’appris plus tard, pour le contraindre à cette ardeur apparente ! et ses efforts redoublaient à mesure que la mort menaçait d’une plus imminente défaite ses plans intéressés et implacables.