Les Hauts de Hurlevent (trad. Delebecque)/Chapitre 18

Traduction par Frédéric Delebecque.
Payot (p. 261-275).

Chapitre XVIII


Les douze années qui suivirent cette lugubre période, continua Mrs Dean, furent les plus heureuses de ma vie. Mes plus grands soucis, durant ce laps de temps, furent causés par les légères indispositions que notre petite Catherine dut subir comme tous les enfants, riches ou pauvres. Du reste, après les six premiers mois, elle poussa comme un jeune mélèze, et commença de marcher et de parler à sa manière avant que la bruyère eût fleuri pour la seconde fois sur la tombe de Mrs Linton. C’était la créature la plus séduisante qui eût jamais apporté un rayon de soleil dans une maison désolée : une réelle beauté de figure, avec les beaux yeux noirs des Earnshaw, mais le teint clair, les traits délicats, les cheveux dorés et bouclés des Linton. Son humeur était vive, mais sans rudesse, et tempérée par un cœur sensible et ardent à l’excès dans ses affections. Cette aptitude à se donner tout entière me rappelait sa mère. Elle ne lui ressemblait pourtant pas, car elle savait être douce comme une colombe, elle avait une voix caressante et une expression pensive ; sa colère n’était jamais furieuse, son amour jamais violent, mais profond et tendre. Néanmoins, il faut le reconnaître, elle avait des défauts qui gâtaient ses dons : une tendance à être impertinente, par exemple, et l’entêtement qu’acquièrent infailliblement les enfants gâtés, que leur caractère soit bon ou mauvais. S’il arrivait qu’un domestique fît quelque chose qui lui déplût, c’était toujours : « Je le dirai à papa ». Et si son père la réprimandait, fût-ce simplement du regard, on aurait cru que c’était pour elle une affaire à lui briser le cœur : je ne crois pas qu’il lui ait jamais adressé une parole dure. Il s’était chargé entièrement de son éducation et il y trouvait un amusement. Par bonheur la curiosité et une intelligence vive faisaient d’elle une bonne élève. Elle apprenait vite et avec ardeur et elle fit honneur à son maître. Jusqu’à l’âge de treize ans, elle n’était pas une fois sortie seule de l’enceinte du parc. En de rares occasions, Mr Linton l’emmenait avec lui à un mille, ou à peu près, au dehors ; mais il ne la confiait jamais à personne d’autre. Le nom de Gimmerton ne représentait rien à son esprit ; la chapelle était, à l’exception de sa propre demeure, le seul bâtiment dont elle eût approché et où elle fût entrée. Les Hauts de Hurle-Vent et Mr Heathcliff n’existaient pas pour elle. Elle vivait parfaitement recluse et, en apparence, parfaitement satisfaite. Parfois, cependant, quand elle regardait la campagne par la fenêtre de sa chambre, elle demandait :

— Hélène, combien de temps faudra-t-il encore avant que je puisse aller au sommet de ces collines ? Que peut-il bien y avoir de l’autre côté ? Est-ce la mer ?

— Non, Miss Cathy ; ce sont encore des collines, toutes pareilles à celles-ci.

— Et à quoi ressemblent ces rochers dorés quand on est à leur pied ? demanda-t-elle une fois.

La chute abrupte des rochers de Penistone attirait particulièrement son attention, surtout quand le soleil couchant brillait sur eux et sur les sommets environnants, et que tout le reste du paysage était dans l’ombre. Je lui expliquai que c’étaient de simples masses de pierre, dont les interstices contenaient à peine assez de terre pour nourrir un arbre rabougri.

— Et pourquoi sont-ils encore clairs si longtemps après qu’il fait sombre ici ?

— Parce qu’ils sont à une bien plus grande altitude que nous. Vous ne pourriez pas y grimper, tant ils sont hauts et escarpés. En hiver la gelée apparaît toujours là avant d’arriver à nous ; et au cœur de l’été j’ai trouvé de la neige dans ce trou noir, sur la face nord-est.

— Oh ! vous y avez été ! s’écria-t-elle joyeusement. Je pourrai donc y aller aussi, quand je serai une femme. Papa y a-t-il été, Hélène ?

— Papa vous dirait, Miss, me hâtai-je de répondre, que ces rochers ne valent guère la peine d’une visite. Les landes, où vous vous promenez avec lui, sont beaucoup plus belles ; et le parc de Thrushcross Grange est le plus bel endroit du monde.

— Mais je connais le parc, et je ne connais pas ces rochers, murmura-t-elle en se parlant à soi-même. Et j’aimerais tant à regarder tout autour de moi du sommet de la plus haute pointe ! Mon petit poney Minny m’y mènera un jour.

Une des servantes ayant parlé devant elle de la grotte des Fées, elle eut la tête toute bouleversée du désir de mettre à exécution ce projet. Elle ne cessait d’en importuner Mr Linton, si bien qu’il promit qu’elle ferait cette excursion quand elle serait plus âgée. Mais Miss Catherine mesurait son âge par mois ; et la question : « Maintenant, suis-je assez âgée pour aller aux rochers de Penistone ? » revenait constamment sur ses lèvres. Dans un de ses lacets, la route qui y conduisait passait tout près de Hurle-Vent. Edgar n’avait pas le courage d’aller par là, de sorte qu’elle recevait toujours la réponse : « Pas encore, ma chérie, pas encore ».

Je vous ai dit que Mrs Heathcliff avait vécu un peu plus de douze ans après avoir quitté son mari. On était d’une constitution délicate dans sa famille ; ni elle ni Edgar n’avaient cette santé robuste qu’on rencontre en général dans ces parages-ci. Je ne sais pas exactement ce que fut sa dernière maladie. Je conjecture qu’ils moururent tous deux de la même manière, d’une sorte de fièvre, lente à son début, mais incurable, et minant rapidement leur existence vers la fin. Elle écrivit à son frère pour l’informer de l’issue probable du mal dont elle souffrait depuis quatre mois et le supplier de venir la voir, si cela lui était possible ; car elle avait bien des choses à régler, elle désirait lui faire ses adieux et laisser Linton en sûreté entre ses mains. Son espoir était que Linton pourrait rester avec lui comme il était resté avec elle ; son père, elle aimait à s’en persuader, ne tenait pas à assumer le fardeau de son entretien et de son éducation. Mon maître n’hésita pas un moment à satisfaire à cette requête. Quelle que fût, en temps ordinaire, sa répugnance à quitter sa maison, il se hâta de répondre à cet appel. Il recommanda Catherine à ma vigilance toute spéciale pendant la durée de son absence, avec des ordres réitérés pour qu’elle ne dépassât point les portes du parc, même sous mon escorte : il ne lui venait pas à l’esprit qu’elle pût sortir sans être accompagnée.

Il fut absent trois semaines. Pendant un ou deux jours, la jeune personne confiée à ma garde resta assise dans un coin de la bibliothèque, trop triste pour lire ou pour jouer. Dans cet état de tranquillité, elle ne me causa guère de soucis. Mais ensuite vint une période de lassitude impatiente et turbulente. Comme j’étais trop occupée et désormais trop âgée pour courir par monts et par vaux afin de l’amuser, je m’avisai d’une méthode qui lui permît de se distraire elle-même. Je pris l’habitude de l’envoyer faire le tour de la propriété tantôt à pied, tantôt sur son poney ; et, à son retour, je me prêtais complaisamment au récit de toutes ses aventures réelles ou imaginaires.

Nous étions au début de l’été. Elle prit un tel goût à ces excursions solitaires qu’il lui arrivait souvent de rester dehors depuis le déjeuner jusqu’à l’heure du thé ; puis elle passait les soirées à raconter ses histoires fantaisistes. Je ne craignais pas qu’elle franchît les limites imposées, parce que les portes étaient ordinairement fermées ; en outre, je pensais qu’elle ne se serait guère risquée seule à l’extérieur, même si elles eussent été grandes ouvertes. Malheureusement l’événement prouva que ma confiance était mal placée. Un matin, à huit heures, Catherine vint me trouver et me dit que, ce jour-là, elle était un marchand arabe qui allait traverser le désert avec sa caravane, et qu’il fallait que je lui donnasse abondance de provisions pour elle et ses bêtes : un cheval et trois chameaux, ces derniers représentés par un grand chien courant et deux chiens d’arrêt. Je rassemblai une bonne quantité de friandises que je plaçai dans un panier attaché à l’un des côtés de la selle. Elle sauta à cheval, gaie comme un pinson, protégée du soleil de juillet par son chapeau à grands bords et un voile de gaze, et partit au trot avec un rire joyeux, se moquant de mes prudents conseils de ne pas galoper et de rentrer de bonne heure. La vilaine petite créature ne parut pas à l’heure du thé. Un des voyageurs, le chien courant, qui était vieux et aimait ses aises, revint ; mais ni Catherine, ni le poney, ni les deux chiens d’arrêt n’apparaissaient d’aucun côté. Je dépêchai des émissaires sur ce sentier-ci, puis sur celui-là, et enfin je partis moi-même au hasard à sa recherche. Un paysan travaillait à une clôture autour d’une plantation sur les confins de la propriété. Je lui demandai s’il avait vu notre jeune maîtresse.

— Je l’ai vue ce matin, répondit-il. Elle m’a prié de lui couper une baguette de noisetier, puis elle a fait sauter son Galloway15 par-dessus la haie qui est là-bas, à l’endroit le plus bas, et elle a disparu au galop.

Vous pouvez imaginer mon état d’esprit quand j’appris ces nouvelles. L’idée me vint aussitôt qu’elle devait être partie pour les rochers de Penistone. « Que va-t-il lui arriver ? » m’écriai-je en passant à travers une brèche que l’homme était en train de réparer. Je gagnai directement la grande route et marchai aussi vite que pour gagner un pari, mille sur mille. Un tournant du chemin m’amena en vue des Hauts ; mais je ne découvrais Catherine ni de près ni de loin. Les rochers se trouvent à un mille et demi au delà de la maison de Mr Heathcliff, qui est elle-même à quatre milles de la Grange, de sorte que je commençais à craindre d’être surprise par la nuit avant d’y parvenir. « Et si elle a glissé en essayant d’y grimper ? » pensais-je ; « si elle s’est tuée, ou brisé quelque membre ? » Mon anxiété était vraiment pénible ; et j’éprouvai d’abord un soulagement délicieux quand j’aperçus, en passant rapidement près de la ferme, Charlie, le plus vif des chiens d’ arrêt, couché sous une fenêtre, la tête enflée et une oreille en sang. J’ouvris la barrière, courus à la porte et frappai violemment. Une femme, que je connaissais et qui habitait autrefois Gimmerton, répondit ; elle servait à Hurle-Vent depuis la mort de Mr Earnshaw.

— Bon ! dit-elle, vous venez à la recherche de votre petite maîtresse. Ne vous inquiétez pas. Elle est ici en sûreté ; mais je suis heureuse que ce ne soit pas le maître.

— Alors il n’est pas à la maison, n’est-ce pas ? demandai-je en haletant sous l’effet de ma marche précipitée et de mon alarme.

— Non, non ; il est parti avec Joseph et je ne pense pas qu’ils reviennent avant une heure au plus tôt. Entrez et reposez-vous un instant.

J’entrai et trouvai ma brebis égarée assise devant la cheminée, se balançant dans un petit fauteuil qui avait appartenu à sa mère quand celle-ci était enfant. Son chapeau était accroché au mur et elle semblait tout à fait chez elle, riant et babillant, de la meilleure humeur imaginable, devant Hareton — un gaillard de dix-huit ans maintenant, bien développé et robuste — qui la regardait avec de grands yeux curieux et étonnées et ne comprenait quasi rien de la suite ininterrompue de remarques et de questions dont elle ne cessait de l’accabler.

— Très bien ! Miss ! m’écriai-je en cachant ma joie sous un air irrité. C’est votre dernière promenade à cheval jusqu’au retour de votre papa. Je ne vous laisserai plus franchir le seuil, vilaine, vilaine fille !

— Ha ! ha ! Hélène ! cria-t-elle gaiement, en sautant sur ses pieds et courant à moi. J’aurai une jolie histoire à raconter ce soir. Vous m’avez donc découverte ! Étiez-vous jamais venue ici ?

— Mettez ce chapeau et rentrons à l’instant, dis-je. Je suis terriblement fâchée contre vous, Miss Cathy ; vous vous êtes extrêmement mal conduite ! Il est inutile de faire la moue et de pleurnicher ; cela ne me paiera pas de tout le tracas que j’ai eu à courir le pays après vous. Quand je pense que Mr Linton m’a si bien recommandé de ne pas vous laisser sortir ! Et vous vous échappez ainsi ! Cela prouve que vous êtes un rusé petit renard, et personne n’aura plus confiance en vous.

— Qu’ai-je fait ? demanda-t-elle tout en larmes, subitement démontée. Papa ne m’a rien recommandé ; il ne me grondera pas, Hélène… il n’est jamais désagréable comme vous.

— Venez, venez, répétai-je. Je vais attacher votre ruban. Voyons, un peu de calme. Oh ! quelle honte ! À treize ans, vous conduire comme un bébé !

Cette exclamation venait de ce qu’elle avait jeté son chapeau et s’était réfugiée hors de mon atteinte près de la cheminée.

— Allons ! dit la servante, ne soyez pas dure pour cette bonne demoiselle, Mrs Dean. C’est nous qui l’avons retenue : elle voulait passer sans s’arrêter, de crainte que vous ne fussiez inquiète. Hareton lui a offert de l’accompagner, et je trouvais qu’il avait raison ; la route sur ces hauteurs est très déserte.

Pendant cette discussion, Hareton restait debout, les mains dans les poches, trop gauche pour rien dire. Pourtant il avait l’air de ne pas goûter mon intrusion.

— Combien de temps faudra-t-il que j’attende ? continuai-je sans prendre garde à l’intervention de la femme. Il va faire nuit dans dix minutes. Où est le poney, Miss Cathy ? Et où est Phénix ? Je vais vous laisser, si vous ne vous dépêchez pas. Faites comme vous voudrez.

— Le poney est dans la cour et Phénix est enfermé là. Il a été mordu… et Charlie aussi. J’allais vous le dire ; mais vous êtes de mauvaise humeur et vous ne méritez pas que je vous raconte tout cela.

Je ramassai son chapeau et m’approchai pour le lui remettre. Mais, voyant que les gens de la maison prenaient son parti, elle se mit à bondir autour de la chambre ; je lui donnai la chasse, mais elle courait comme une souris, sur les meubles, ou dessous, ou derrière, et rendait ma poursuite ridicule. Hareton et la femme riaient ; elle les imita et devint encore plus impertinente. Enfin, je m’écriai, tout en colère :

— Eh bien ! Miss Cathy, si vous saviez à qui est cette maison, vous auriez hâte d’en sortir.

— Elle est à votre père, n’est-ce pas ? dit-elle en se tournant vers Hareton.

— Non, répondit-il, la tête baissée et en rougissant de timidité.

Il était incapable de supporter en face le regard de Catherine, bien que les yeux de celle-ci fussent tout à fait semblables aux siens.

— À qui, alors… à votre maître ?

Il rougit encore plus fort, mais sous l’influence d’un sentiment différent, marmotta un juron et se détourna.

— Qui est son maître ? continua l’ennuyeuse petite fille en s’adressant à moi. Il a parlé de « notre maison » et de « nos gens ». Je le croyais fils du propriétaire. Il ne m’a jamais appelée « Miss » ; c’est ce qu’il aurait dû faire, n’est-il pas vrai, si c’est un domestique16 ?

À ce discours puéril, Hareton devint sombre comme un nuage d’orage. Je secouai sans mot dire la questionneuse et finis par réussir à l’équiper pour le départ.

— Maintenant, allez chercher mon cheval, dit-elle à son parent ignoré, comme si elle avait parlé à un des petits palefreniers de la Grange. Et vous pouvez venir avec moi. Je voudrais voir l’endroit où le chasseur de lutins apparaît dans le marais, et avoir des détails sur les « féies », comme vous les appelez. Mais dépêchez ! Qu’y a-t-il ? Allez me chercher mon cheval, vous dis-je.

— Tu peux bien être damnée avant que je te serve de domestique ! grommela le jeune homme.

— Je peux bien être… quoi ? demanda Catherine surprise.

— Damnée, insolente péronnelle !

— Là, Miss Cathy ! Vous voyez dans quelle belle compagnie vous êtes venue vous fourvoyer, interrompis-je. Voilà de jolis mots à employer devant une jeune fille ! Je vous prie de ne pas commencer à disputer avec lui. Venez, allons chercher Minny nous-mêmes et partons.

— Mais Hélène, s’écria-t-elle, les yeux grands ouverts, immobile d’étonnement, comment ose-t-il me parler ainsi ? Ne faut-il pas le forcer de faire ce que je lui demande ? Vilaine créature, je répéterai à papa ce que vous m’avez dit… Eh bien ! voyons !

Hareton ne parut pas effrayé de cette menace ; elle se mit à pleurer d’indignation :

— Amenez le poney, commanda-t-elle en se tournant vers la femme, et lâchez mon chien à l’instant.

— Doucement, Miss, répondit la servante, vous ne perdrez rien à être polie. Quoique Mr Hareton, que voici, ne soit pas le fils du maître, il est votre cousin et je ne suis pas payée pour vous servir.

— Lui, mon cousin ! s’écria Cathy avec un rire méprisant.

— Oui, certainement, répliqua celle qui lui faisait la leçon.

— Oh ! Hélène, ne leur laissez pas dire de pareilles choses, poursuivit-elle très troublée. Papa est allé chercher mon cousin à Londres ; mon cousin est fils d’un gentleman. Ça, mon…

Elle s’arrêta et se mit à pleurer à chaudes larmes, bouleversée à la simple idée d’avoir une parenté avec un tel rustre.

— Chut ! chut ! murmurai-je. On peut avoir beaucoup de cousins, et de toutes sortes. Miss Cathy, et ne pas s’en porter plus mal. Seulement on n’a pas besoin de les fréquenter, s’ils sont désagréables et mal élevés.

— Ce n’est pas… ce n’est pas mon cousin, Hélène, continua-t-elle avec un chagrin accru par la réflexion, et en se jetant dans mes bras pour y chercher refuge contre cette idée.

J’étais furieuse contre elle et contre la servante à cause de leurs mutuelles révélations. Je ne doutais pas que la nouvelle de l’arrivée prochaine de Linton, annoncée par Cathy, ne fût communiquée à Heathcliff ; et j’étais sûre également que la première pensée de la jeune fille, dès le retour de son père, serait de chercher à se faire expliquer l’assertion de la servante au sujet de son grossier parent. Hareton, remis de l’indignation qu’il avait ressentie à être pris pour un domestique, parut ému de son désespoir. Il alla chercher le poney, l’amena près de la porte, puis, pour amadouer Cathy, prit dans le chenil un joli petit terrier à jambes torses et, le lui mettant dans les mains, lui dit de ne plus pleurer, car il n’avait pas voulu lui faire de peine. Elle s’arrêta dans ses lamentations, examina le jeune homme d’un regard de crainte et d’horreur, puis recommença de plus belle.

J’eus peine à m’empêcher de sourire à la vue de cette antipathie pour le pauvre garçon, qui était bien et solidement bâti, de traits agréables, vigoureux et plein de santé, mais affublé de vêtements appropriés à ses occupations journalières, et celles-ci consistaient à travailler à la ferme et à flâner dans la lande à la recherche de lapins et de gibier de toute sorte. Pourtant, il me semblait que sa physionomie reflétait un esprit doué de qualités meilleures que n’en avait jamais possédé son père. De bonnes graines, dont la croissance négligée était étouffée, certes, par une abondance de mauvaises herbes bien plus vigoureuses ; néanmoins, il y avait évidemment là un sol riche, capable de produire de luxuriantes moissons dans des circonstances différentes et favorables. Je crois que Mr Heathcliff ne lui avait pas infligé de souffrances physiques, grâce à son intrépidité naturelle, qui n’offrait guère de prise à ce genre d’oppression ; il n’avait rien de cette susceptibilité timide qui, au jugement de Heathcliff, aurait donné du charme aux mauvais traitements. Celui-ci semblait avoir exercé sa malveillance — en faisant de lui une brute. Jamais on ne lui avait appris à lire ni à écrire ; jamais on ne l’avait réprimandé pour une mauvaise habitude, pourvu que son gardien n’en fût pas gêné ; jamais on ne l’avait fait avancer d’un pas vers la vertu, ni défendu du vice par un seul précepte. D’après ce que j’ai entendu dire, Joseph avait beaucoup contribué à le gâter par une indulgence mal comprise qui l’incitait à flatter et à cajoler ce garçon, parce qu’il était le chef de la vieille famille. De même qu’il accusait Catherine Earnshaw et Heathcliff, dans leur enfance, de mettre à bout la patience de son maître et de le pousser, par ce qu’il appelait leurs « offreuses manières », à chercher une consolation dans la boisson, de même à présent il rejetait tout le poids des fautes de Hareton sur les épaules de celui qui avait usurpé son bien. Hareton pouvait jurer, avoir la conduite la plus répréhensible, Joseph se gardait de le réprimander. Il semblait qu’il eût plaisir à le voir s’enfoncer dans le mal. Il reconnaissait que Hareton était irrémédiablement corrompu, que son âme était vouée à la perdition ; mais il se disait qu’après tout c’était Heathcliff qui en était responsable. C’est à lui que serait demandé compte de la ruine de cette âme ; et il y avait une immense consolation dans cette pensée. Joseph avait infusé à Hareton l’orgueil de son nom et de ses ancêtres. Il aurait, s’il eût osé, soufflé la haine entre lui et le possesseur actuel des Hauts ; mais la crainte qu’il avait de ce dernier allait jusqu’à la superstition et il ne manifestait ses sentiments envers lui qu’en marmottant des insinuations et en le dénonçant en son for intérieur à la vengeance divine. Je ne prétends pas être parfaitement au courant de la manière dont on vivait à cette époque-là à Hurle-Vent ; je n’en parle que par ouï-dire, car je n’ai pas vu grand’chose. Les villageois affirmaient que Mr Heathcliff était « serré » et se montrait dur et cruel envers ses fermiers. Mais la maison, à l’intérieur, avait repris sous une direction féminine l’aspect confortable qu’elle avait autrefois, et les scènes de désordres du temps de Hindley ne s’y reproduisaient plus. Le maître était d’humeur trop sombre pour chercher des relations, quelles qu’elles fussent, bonnes ou mauvaises ; et il n’a pas changé.

Mais tout cela ne fait pas avancer mon histoire. Miss Cathy repoussa l’offre de paix du terrier et réclama ses chiens à elle, Charlie et Phénix. Ils arrivèrent en boitant, la tête basse, et nous nous mîmes en route pour la maison, de fort méchante humeur l’une et l’autre. Je n’arrivais pas à faire dire à ma jeune maîtresse comment elle avait passé sa journée. Je sus seulement que le but de son pèlerinage avait été, comme je le supposais, les rochers de Penistone. Elle était parvenue sans aventure à la barrière de la ferme, quand Hareton vint à sortir avec quelques compagnons de la race canine, qui attaquèrent la suite de Cathy. Il y eut entre les uns et les autres une chaude bataille avant que leurs maîtres pussent les séparer : cela servit de présentation. Catherine dit à Hareton qui elle était et où elle allait ; elle le pria de lui indiquer son chemin ; finalement elle l’ensorcela si bien qu’il l’accompagna. Il lui révéla les mystères de la grotte des Fées et de vingt autres endroits curieux. Mais, comme j’étais en disgrâce, je ne fus pas favorisée d’une description de toutes les choses qu’elle avait vues. Je pus deviner, cependant, qu’elle avait regardé son guide d’un œil favorable jusqu’au moment où elle avait blessé ses sentiments en s’adressant à lui comme à un domestique, et où la femme de charge avait blessé les siens en appelant Hareton son cousin. Le langage qu’il avait alors tenu lui était resté sur le cœur. Elle qui était toujours « mon amour », « ma chérie », « ma petite reine », « mon ange », pour tout le monde à la Grange, se voir si outrageusement insultée par un étranger ! Elle n’y comprenait rien ; et j’eus beaucoup de mal à obtenir d’elle la promesse qu’elle n’exposerait pas ses griefs à son père. Je lui expliquai qu’il était très prévenu contre tous les habitants des Hauts et qu’il serait extrêmement peiné d’apprendre qu’elle était allée là. Mais j’insistai surtout sur ce fait que, si elle révélait mon infraction aux ordres que j’avais reçus, il serait peut-être si irrité qu’il faudrait que je m’en allasse. C’était une perspective insupportable pour Cathy : elle me donna sa parole, et la tint, par égard pour moi. Après tout, c’était une bonne petite fille.