Les Hauts de Hurlevent (trad. Delebecque)/Chapitre 14

Traduction par Frédéric Delebecque.
Payot (p. 203-215).

Chapitre XIV


Dès que j’eus fini de lire cette lettre, j’allai trouver le maître. Je lui annonçai que sa sœur était arrivée à Hurle-Vent, qu’elle m’avait écrit pour me faire part du chagrin que lui causait l’état de Mrs Linton et de son ardent désir de le voir ; j’ajoutai qu’elle souhaitait qu’il voulût bien lui faire parvenir aussitôt que possible un gage de pardon, par mon entremise.

— De pardon ! dit Linton. Je n’ai rien à lui pardonner, Hélène. Vous pouvez aller à Hurle-Vent cette après-midi, si vous voulez, et lui dire que je ne suis pas irrité, mais affligé de l’avoir perdue ; d’autant plus que je ne puis croire qu’elle soit jamais heureuse. Il ne saurait cependant être question pour moi d’aller la voir ; nous sommes séparés pour toujours. Si elle veut réellement m’obliger, qu’elle persuade le coquin qu’elle a épousé de quitter le pays.

— Et vous ne lui écrirez pas un petit mot, monsieur ? demandai-je d’un ton suppliant.

— Non ; c’est inutile. Mes rapports avec la famille de Heathcliff seront aussi rares que les siens avec la mienne. Ils n’existeront pas !

La froideur de Mr Edgar me découragea extrêmement. Pendant tout le trajet à partir de la Grange je me creusai la cervelle pour trouver le moyen de donner un peu plus de cordialité à ses paroles, quand je les répéterais, et d’adoucir le refus qu’il avait opposé à ma demande de quelques simples lignes pour consoler Isabelle. Je crois bien qu’elle me guettait depuis le matin : je la vis qui regardait derrière la fenêtre, comme je montais la chaussée du jardin, et je lui fis signe ; mais elle recula, comme si elle craignait d’être observée. J’entrai sans frapper. On ne peut imaginer de spectacle plus triste, plus lugubre que celui que présentait cette salle autrefois si gaie ! Je dois avouer que, si j’eusse été à la place de la jeune femme, j’aurais au moins balayé le foyer et essuyé les tables avec un torchon. Mais elle était déjà gagnée par le contagieux esprit d’incurie qui l’environnait. Sa jolie figure était pâle et indolente ; ses cheveux n’étaient pas bouclés ; quelques mèches pendaient lamentablement, d’autres étaient roulées sans soin sur sa tête. Elle ne s’était probablement pas déshabillée depuis la veille au soir. Hindley n’était pas là. Mr Heathcliff était assis à une table, en train de feuilleter quelques papiers dans son portefeuille ; mais il se leva quand j’entrai, me demanda très amicalement comment j’allais et m’offrit une chaise. Au milieu de tout ce qu’il y avait là, lui seul avait l’air décent ; je trouvais qu’il n’avait jamais eu meilleure apparence. Les circonstances avaient tellement modifié leurs positions respectives qu’un étranger l’aurait certainement pris pour un gentleman de naissance et d’éducation, et sa femme pour une parfaite petite souillon. Elle s’avança vivement à ma rencontre et tendit la main pour recevoir la lettre qu’elle attendait. Je secouai la tête. Elle ne voulut pas comprendre mon geste, me suivit près d’un buffet où j’allai déposer mon chapeau et me sollicita à voix basse de lui remettre sur-le-champ ce que j’avais apporté. Heathcliff devina le sens de sa manœuvre et dit :

— Si vous avez quelque chose pour Isabelle (comme je n’en doute pas, Nelly), donnez-le-lui. Ce n’est pas la peine d’en faire un secret : nous n’avons pas de secrets entre nous.

— Oh ! je n’ai rien, répondis-je, pensant qu’il valait mieux dire la vérité sans tarder. Mon maître m’a chargée de dire à sa sœur qu’elle ne doit attendre ni lettre ni visite de lui pour le moment. Il vous envoie ses souvenirs affectueux, madame, ses souhaits pour votre bonheur, et son pardon pour le chagrin que vous lui avez causé. Mais il pense que, dorénavant, sa maison et cette maison-ci doivent suspendre tous rapports, vu qu’il n’en saurait sortir rien de bon.

Les lèvres de Mrs Heathcliff frémirent légèrement et elle retourna prendre sa place près de la fenêtre. Son mari resta debout devant la cheminée, près de moi, et se mit à me faire des questions au sujet de Catherine. Je lui donnai sur sa maladie les détails que je jugeai convenables et il parvint, par un nouvel interrogatoire, à me faire raconter la plupart des faits liés à l’origine de cette maladie. Je blâmai Catherine, à juste titre, de l’avoir elle-même provoquée ; je conclus en exprimant l’espoir qu’il suivrait l’exemple de Mr Linton et s’abstiendrait à l’avenir de toutes relations avec la famille de celui-ci, que ses intentions fussent bonnes ou non.

— Mrs Linton est à peine convalescente, dis-je. Elle ne sera jamais ce qu’elle était auparavant, mais sa vie est sauve. Si réellement vous lui portez intérêt, vous éviterez de vous trouver encore sur son chemin ; bien mieux, vous quitterez définitivement le pays ; et, afin que vous n’en puissiez avoir aucun regret, je vous dirai que Catherine Linton est aussi différente maintenant de votre ancienne amie Catherine Earnshaw que cette jeune dame est différente de moi. Son aspect est entièrement changé, son caractère encore bien plus. Celui que la nécessité oblige d’être son compagnon n’aura désormais, pour soutenir son affection, que le souvenir de ce qu’elle était autrefois, la simple humanité et le sentiment du devoir.

— C’est bien possible, observa Heathcliff en se forçant de paraître calme. Il est bien possible que votre maître ne puisse s’appuyer sur rien d’autre que la simple humanité et le sentiment du devoir. Mais vous figurez-vous que je vais abandonner Catherine à son devoir et à son humanité ? Pouvez-vous comparer mes sentiments pour Catherine aux siens ? Je veux qu’avant de quitter cette maison vous me promettiez de m’obtenir une entrevue avec elle : consentez ou refusez, je veux la voir ! Que dites-vous ?

— Je dis, Mr Heathcliff, qu’il ne faut pas que vous la voyiez ; et vous ne la verrez jamais par mon entremise. Une autre rencontre entre vous et mon maître achèverait de la tuer.

— Avec votre aide, cette rencontre pourra être évitée ; et si un pareil événement devait créer un danger… si Linton était la cause d’un seul trouble de plus dans l’existence de Catherine… eh bien ! je crois que je serais fondé à me porter aux extrêmes ! Je voudrais que vous fussiez assez sincère pour me dire si Catherine souffrirait beaucoup de le perdre : c’est cette crainte qui me retient. Et ici vous voyez la différence de nos sentiments : s’il eût été à ma place et moi à la sienne, bien que je le haïsse d’une haine qui a empoisonné ma vie, je n’aurais jamais levé la main sur lui. Ayez l’air incrédule tant qu’il vous plaira ! Je ne l’aurais jamais banni de la société de Catherine tant qu’elle aurait désiré la sienne. Dès le moment qu’elle aurait cessé de lui porter intérêt, je lui aurais arraché le cœur et j’aurais bu son sang ! Mais jusque-là — si vous ne me croyez pas, vous ne me connaissez pas — jusque-là je serais mort à petit feu avant de toucher à un seul cheveu de sa tête.

— Et pourtant vous n’avez pas scrupule de ruiner complètement tout espoir de complet rétablissement de ma maîtresse, en vous rappelant de force à son souvenir alors qu’elle vous a presque oublié, et en lui infligeant l’épreuve de nouvelles discordes et de nouvelles angoisses.

— Vous croyez qu’elle m’a presque oublié ? Oh ! Nelly ! vous savez bien qu’il n’en est rien. Vous savez tout comme moi que, pour chaque pensée qu’elle accorde à Linton, elle m’en accorde mille ! Dans la période la plus misérable de mon existence, j’ai eu cette crainte-là ; j’en ai été poursuivi lors de mon retour dans le pays l’été dernier. Mais seule l’assurance qu’elle m’en donnerait elle-même pourrait me faire admettre maintenant cette horrible idée. Si c’était vrai, que m’importeraient alors Linton, et Hindley, et tous les rêves que j’ai pu faire ? Deux mots résumeraient mon avenir : mort et enfer. L’existence, après que j’aurais perdu Catherine, serait pour moi l’enfer. Que j’ai été stupide de m’imaginer un moment qu’elle tenait à l’affection d’Edgar Linton plus qu’à la mienne ! Quand il l’aimerait de toutes les forces de son être chétif, il n’arriverait pas à l’aimer en quatre-vingts ans autant que moi en un jour. Et le cœur de Catherine est aussi profond que le mien : l’auge que voilà aurait autant de peine à contenir la mer que Linton à accaparer toute l’affection de sa femme. Bah ! il lui est à peine un peu plus cher que son chien ou son cheval. Il n’est pas au pouvoir de Linton d’être aimé comme moi : comment pourrait-elle aimer en lui ce qu’il n’a pas ?

— Catherine et Edgar sont aussi attachés l’un à l’autre que deux personnes peuvent l’être, s’écria Isabelle avec une vivacité soudaine. Nul n’a le droit de parler de la sorte et je ne laisserai pas calomnier mon frère sans protestation.

— Votre frère vous est extrêmement attaché, à vous aussi, n’est-ce pas ? observa Heathcliff avec mépris. Il vous envoie promener avec un empressement remarquable.

— Il ignore ce que je souffre, répliqua-t-elle. Je ne lui ai pas dit cela.

— Vous lui avez donc dit quelque chose ? Vous lui avez écrit, n’est-ce pas ?

— Pour lui dire que j’étais mariée, oui, je lui ai écrit : vous avez vu la lettre.

— Et rien d’autre depuis ?

— Non.

— Le changement de condition me paraît avoir profondément éprouvé ma jeune dame, remarquai-je. L’affection de quelqu’un lui fait évidemment défaut. De qui, je peux le deviner ; mais il vaut peut-être mieux que je ne le dise pas.

— Je devine, moi, que c’est la sienne propre, reprit Heathcliff. Elle devient une vraie souillon ! Elle s’est lassée avec une rapidité surprenante de chercher à me plaire. Vous ne le croiriez pas, mais le lendemain même de notre mariage, elle pleurait pour retourner chez elle. Après tout, si elle n’est pas très bien tenue, elle n’en sera que mieux à sa place dans cette maison, et je prendrai garde qu’elle ne me fasse honte en rôdant au dehors.

— Mais, monsieur, j’espère que vous n’oublierez pas que Mrs Heathcliff est habituée à être soignée et servie, et qu’elle a été élevée comme une fille unique auprès de qui tout le monde s’empressait. Il faut que vous lui permettiez d’avoir une femme de chambre pour tenir tout propre autour d’elle, et il faut que vous la traitiez avec bonté. Quoi que vous pensiez de Mr Edgar, vous ne pouvez douter qu’elle, du moins, ne soit capable d’un attachement profond, car autrement elle n’aurait pas abandonné les élégances, les commodités et les amis de son ancienne demeure pour consentir à s’établir avec vous dans un désert comme celui-ci !

— Elle a abandonné tout cela sous l’empire d’une illusion, répondit-il. Elle a vu en moi un héros de roman et a attendu de ma chevaleresque dévotion une indulgence illimitée. C’est à peine si je puis la regarder comme une créature douée de raison, après l’obstination qu’elle a mise à se forger de moi une idée fabuleuse et à agir d’après les fausses impressions qu’elle se plaisait à entretenir. Mais je crois qu’elle commence enfin à me connaître. Je ne vois plus les sourires niais et les grimaces qui m’agaçaient au début, ni cette incroyable incapacité de s’apercevoir que j’étais sérieux quand je lui donnais mon opinion sur elle et sur son égarement. Il lui a fallu un merveilleux effort de perspicacité pour découvrir que je ne l’aimais pas. J’ai cru un moment que rien ne pourrait lui faire entrer cela dans la tête ! Et encore n’en est-elle pas bien persuadée ; car ce matin, elle m’a annoncé, comme une nouvelle extraordinaire, que j’étais réellement parvenu à me faire haïr d’elle ! Un vrai travail d’Hercule, je vous assure ! Si j’y suis arrivé, j’ai lieu de lui adresser des remerciements. Puis-je me fier à votre assertion, Isabelle ? Êtes-vous sûre que vous me haïssez ? Si je vous laissais seule pendant une demi-journée, ne vous verrais-je pas revenir à moi avec des soupirs et des cajoleries ? Je gage qu’elle aurait préféré que devant vous j’eusse affecté la tendresse ; sa vanité est blessée de voir la vérité dévoilée. Mais peu m’importe qu’on sache que la passion était tout entière d’un seul côté : là-dessus je ne lui ai jamais fait de mensonge. Elle ne peut pas m’accuser d’avoir montré la moindre amabilité trompeuse. La première chose qu’elle m’a vu faire, en quittant la Grange, a été de pendre sa petite chienne ; et, quand elle a intercédé en sa faveur, les premiers mots que j’ai prononcés ont été pour exprimer le vœu que tous les êtres qui lui étaient attachés fussent pendus, sauf un : peut-être a-t-elle pris l’exception pour elle-même. Mais aucune brutalité ne l’a rebutée ; je crois qu’elle en a l’admiration innée, à condition que sa précieuse personne soit à l’abri. Voyons, n’était-ce pas le comble de l’absurdité, de la stupidité, de la part de cette pitoyable, servile et basse créature, que de se figurer que je pourrais l’aimer ? Dites à votre maître, Nelly, que jamais de ma vie je n’ai rencontré d’être aussi abject qu’elle. Elle déshonore même le nom de Linton ; et c’est parfois un pur manque d’invention qui m’a arrêté quand j’essayais de voir ce qu’elle pouvait supporter tout en continuant à ramper avec une honteuse servilité. Mais dites-lui aussi, pour mettre à l’aise son cœur de frère et de magistrat, que je me tiens strictement dans les limites de la loi. J’ai évité jusqu’ici de lui donner le moindre droit à réclamer une séparation ; et, qui plus est, elle n’a besoin de personne pour se libérer. Si elle désirait s’en aller, elle le pourrait ; l’ennui que me cause sa présence surpasse le plaisir que je puis trouver à la tourmenter.

— Mr Heathcliff, c’est là le langage d’un aliéné. Votre femme, bien probablement, est convaincue que vous êtes fou ; c’est pour cela qu’elle vous a supporté jusqu’à présent. Mais puisque vous dites qu’elle peut partir, elle profitera sans doute de la permission. Vous n’êtes pas si ensorcelée, madame, que de rester avec lui de plein gré ?

— Prenez garde, Hélène ! répondit Isabelle, les yeux brillants de fureur ; on ne pouvait douter, à la voir, que son mari n’eût pleinement réussi à se faire détester. Ne croyez pas un mot de ce qu’il dit. C’est un démon qui ment ! un monstre et non un être humain ! Il m’a déjà déclaré que je pouvais m’en aller : j’ai essayé, mais je n’oserais recommencer ! Seulement, Hélène, promettez-moi que vous ne rapporterez pas une syllabe de ses infâmes propos à mon frère ni à Catherine. Quoi qu’il prétende, il veut pousser Edgar au désespoir. Il dit qu’il m’a épousée pour avoir barres sur lui ; mais il n’y arrivera pas, je mourrai plutôt ! je souhaite, je prie le ciel qu’il oublie sa diabolique prudence et qu’il me tue ! Le seul plaisir que je puisse concevoir est de mourir, ou de le voir mort !

— Bien… cela suffit pour le moment, dit Heathcliff. Si vous êtes appelée devant une cour de justice, vous vous rappellerez ses paroles, Nelly ! Et regardez-la bien : elle est presque au point qui me conviendrait. Non ; vous n’êtes pas en état de vous garder vous-même, Isabelle ; et, comme je suis votre protecteur légal, je suis obligé de vous conserver sous ma coupe, quelque désagréable que puisse être cette obligation. Montez ; j’ai quelque chose à dire en particulier à Nelly Dean. Pas par là : montez, vous dis-je. Allons ! voilà le chemin, mon enfant !

Il la saisit, la jeta hors de la pièce et revint en murmurant :

— Je suis sans pitié ! je suis sans pitié ! Plus les vers se tordent, plus grande est mon envie de leur écraser les entrailles ! C’est comme une rage de dents morale, et je broie avec d’autant plus d’énergie que la douleur est plus vive.

— Comprenez-vous ce que signifie le mot pitié ? demandai-je en me hâtant de reprendre mon chapeau. En avez-vous jamais ressenti aucune trace, dans votre vie ?

— Laissez cela, interrompit-il en voyant mes préparatifs de départ. Vous ne partez pas encore. Venez ici, Nelly. Il faut que, par persuasion ou par contrainte, vous m’aidiez à accomplir ma résolution de voir Catherine, et cela sans délai. Je jure que je ne médite rien de mal ; je ne désire causer aucun trouble, ni exaspérer ou insulter Mr Linton. Je veux seulement savoir par elle-même comment elle va, pourquoi elle a été malade, et lui demander si je ne puis rien pour elle. La nuit dernière, j’ai passé six heures dans le jardin de la Grange, et j’y retournerai ce soir ; nuit et jour je rôderai autour de la maison, jusqu’à ce que je trouve une occasion pour entrer. Si je rencontre Edgar Linton, je n’hésiterai pas à l’abattre et à faire ce qu’il faudra pour m’assurer qu’il me laissera tranquille pendant que je serai là. Si ses domestiques me font obstacle, je m’en débarrasserai en les menaçant de ces pistolets. Mais ne vaudrait-il pas mieux prévenir la rencontre avec eux ou avec leur maître ? Cela vous serait bien facile. Je vous avertirais de ma venue, vous pourriez me faire entrer sans qu’on me vît, dès qu’elle serait seule, et monter la garde jusqu’à mon départ, la conscience parfaitement en paix : vous empêcheriez un malheur.

Je protestai contre l’idée de jouer ce rôle de traître dans la maison de celui qui m’employait. De plus, j’insistai sur la cruauté et l’égoïsme qu’il y aurait de sa part à troubler, pour sa satisfaction, la tranquillité de Mrs Linton.

— Le moindre incident l’agite terriblement, lui dis-je. Elle est toute en nerfs et elle ne pourrait supporter cette surprise, je vous assure. Ne persistez pas, monsieur ! ou je serai obligée d’informer mon maître de vos desseins, et il prendra des mesures pour préserver sa maison et ceux qui l’habitent d’intrusions aussi injustifiables !

— En ce cas, je prendrai des mesures pour m’assurer de vous, femme ! s’écria Heathcliff. Vous ne quitterez pas Hurle-Vent avant demain matin. C’est un conte absurde de prétendre que Catherine ne pourrait supporter ma vue ; et quant à la surprendre, je ne le désire pas. Il faut que vous la prépariez… demandez-lui si je puis venir. Vous dites qu’elle ne prononce jamais mon nom et qu’on ne le prononce jamais devant elle. À qui parlerait-elle de moi, si je suis un sujet de conversation interdit dans la maison ? Elle vous regarde tous comme des espions pour le compte de son mari. Oh ! je suis sûr qu’elle est en enfer au milieu de vous ! Aussi clairement que n’importe quelle manifestation, son silence me révèle tout ce qu’elle ressent. Vous dites qu’elle est souvent inquiète et qu’elle a l’air troublé : est-ce là une preuve de tranquillité ? Vous dites que son esprit est dérangé : comment diable pourrait-il en être autrement, dans son isolement terrible ? Et cet être insipide et mesquin qui la soigne par devoir et par humanité ! par pitié et par charité ! Il ferait aussi bien de planter un chêne dans un pot à fleurs et de s’attendre à le voir grandir, que de se figurer qu’il pourra la rendre à la santé par l’effet de ses misérables soins ! Réglons la chose sur-le-champ ; voulez-vous rester ici et dois-je me frayer le chemin jusqu’à Catherine aux dépens de Linton et de son valet ? ou voulez-vous être une amie comme vous l’avez été jusqu’à présent, et faire ce que je vous demande ? Décidez-vous ! car je n’ai pas de raison pour m’attarder une minute de plus si vous persistez dans votre mauvais vouloir obstiné.

Eh bien ! Mr Lockwood, je discutai, je protestai et cinquante fois je lui refusai carrément. Mais à la longue il m’arracha un compromis. Je m’engageai à porter à ma maîtresse une lettre de lui ; et, si elle y consentait, je promis de l’avertir de la prochaine absence de Linton. Il pourrait alors venir et s’arrangerait comme il voudrait pour entrer : je ne serais pas là, les autres domestiques non plus. Était-ce bien ou mal ? Je crains que ce n’ait été mal, quoique cela présentât des avantages. Je pensais, en cédant, prévenir une nouvelle explosion ; et je pensais aussi qu’il en pourrait résulter dans la maladie mentale de Catherine une crise favorable. Puis je me rappelais les sévères remontrances de Mr Edgar parce que je lui avais rapporté des histoires. Enfin j’essayai d’apaiser mes scrupules en affirmant à plusieurs reprises que cet abus de confiance, si cela méritait une si dure qualification, serait le dernier. Néanmoins mon trajet fut plus triste au retour qu’il n’avait été à l’aller ; et j’eus bien des hésitations avant d’arriver à prendre sur moi de mettre la lettre entre les mains de Mrs Linton.


Mais voici Kenneth ; je vais descendre et lui dire comme vous allez mieux. Mon histoire est aussi longue qu’un jour sans pain, comme nous disons, et elle servira à tuer une autre matinée.

Aussi longue qu’un jour sans pain, et aussi sinistre ! pensais-je pendant que la brave femme descendait pour recevoir le docteur ; et pas exactement de la sorte que j’aurais choisie pour me récréer. Mais peu importe ! Des herbes amères de Mrs Dean j’extrairai des médecines bienfaisantes. Et d’abord, méfions-nous de la fascination qui se dissimule dans les yeux brillants de Catherine Heathcliff. Je serais dans un étrange embarras si je laissais prendre mon cœur par cette jeune personne et si la fille se trouvait être une seconde édition de la mère !