Les Hauts de Hurlevent (trad. Delebecque)/Chapitre 11

Traduction par Frédéric Delebecque.
Payot (p. 151-166).

Chapitre XI


Parfois, comme je méditais solitairement sur ces choses, je me levais, prise d’une terreur soudaine, et mettais mon chapeau pour aller voir ce qui se passait à Hurle-Vent. Je me persuadais que c’était un devoir de conscience d’avertir Hindley de ce qu’on disait de son genre de vie. Puis je me rappelais ses mauvaises habitudes invétérées et, désespérant de pouvoir lui être utile, incertaine de réussir à me faire croire sur parole, je renonçais à pénétrer de nouveau dans la lugubre demeure.

Une fois je franchis la vieille barrière, en faisant un détour alors que j’allais à Gimmerton. C’était à peu près à l’époque que mon récit a atteinte ; l’après-midi était claire et glaciale, la terre dénudée, la route dure et sèche. J’arrivai à une borne où un chemin dans la lande s’embranche à gauche sur la grande route : c’est un grossier bloc de grès qui porte gravées les lettres W. H. sur sa face nord, G. sur sa face est, et T. G. sur sa face sud-ouest. Il sert de poteau indicateur pour la Grange, pour les Hauts et pour le village. Le soleil teintait de jaune sa tête grise, me rappelant l’été. Je ne saurais dire pourquoi, mais tout à coup un flot de sensations de mon enfance jaillit dans mon cœur. Hindley et moi affectionnions cet endroit vingt ans plus tôt. regardai longuement le bloc usé par le temps ; en me baissant, j’aperçus près du pied un trou encore plein de coquilles d’escargots et de cailloux que nous nous amusions à entasser là avec des choses plus périssables. J’eus la vision, aussi nette que si elle eût été réelle, du compagnon de mon enfance assis sur l’herbe flétrie, sa tête brune et carrée penchée en avant et sa petite main creusant la terre avec un morceau d’ardoise. « Pauvre Hindley ! » m’écriai-je involontairement. Je tressaillis : mes yeux eurent un instant l’illusion que l’enfant levait la tête et me regardait en face ! L’illusion se dissipa en un clin d’œil ; mais je sentis aussitôt un désir irrésistible d’être à Hurle-Vent. La superstition me pressa de céder à cette impulsion : s’il était mort ! pensai-je… ou s’il allait bientôt mourir ! Si cette apparition était un présage de mort ! À mesure que j’approchais de la maison, mon agitation grandissait ; parvenue en vue d’elle, je tremblais de tous mes membres. L’apparition m’avait devancée : elle était debout, regardant à travers la barrière. Telle fut ma première idée en apercevant un petit garçon aux boucles emmêlées, aux yeux bruns, qui appuyait son frais visage contre les barreaux. Puis la réflexion me suggéra que ce devait être Hareton, mon Hareton, pas très changé depuis que je l’avais quitté dix mois auparavant.

— Dieu te bénisse ! mon chéri, m’écriai-je, oubliant instantanément mes craintes folles. Hareton, c’est Nelly ! Nelly, ta nourrice.

Il recula hors de portée de mon bras et ramassa un gros silex.

— Je suis venue voir ton père, Hareton, ajoutai-je.

Je devinais par son geste que, si par hasard Nelly vivait encore dans sa mémoire, il ne m’identifiait pas avec elle.

Il leva son projectile pour le lancer ; je commençai un discours pour l’apaiser, mais je ne pus arrêter sa main. La pierre frappa mon chapeau. Puis, des lèvres balbutiantes du petit bonhomme sortit un chapelet de jurons proférés, qu’il les comprît ou non, avec une énergie qui révélait l’habitude et qui donnait à ses traits enfantins une révoltante expression de méchanceté. Vous pouvez penser que j’en fus plus affligée qu’irritée. Sur le point de pleurer, je tirai de ma poche une orange et la lui offris pour l’amadouer. Il hésita, puis me l’arracha des mains comme s’il s’imaginait que je voulais seulement le tenter et le désappointer. Je lui en montrai une autre, en la tenant hors de son atteinte.

— Qui t’a appris ces jolis mots, mon petit ? demandai-je. Le pasteur ?

— Le diable emporte le pasteur, et toi aussi ! Donne-moi ça ! répliqua-t-il.

— Dis-moi où tu as pris tes leçons et tu l’auras. Qui est ton maître ?

— Mon diable de papa.

— Et que t’apprend ton papa ?

Il sauta pour attraper le fruit. Je l’élevai un peu plus haut.

— Que t’apprend-t-il ? répétai-je.

— Rien, qu’à ne pas me trouver sur son chemin. Papa ne peut pas me souffrir parce que je jure après lui.

— Ah ! et c’est le diable qui t’apprend à jurer après ton papa ?

— Oui… non, grommela-t-il.

— Qui alors ?

— Heathcliff.

Je lui demandai s’il aimait Mr Heathcliff.

— Oui, répondit-il.

Désirant de connaître les raisons qu’il avait de l’aimer, je ne pus tirer de lui que ces phrases :

— Je ne sais pas… il rend à papa ce que papa me donne… il injurie papa qui m’injurie… il dit qu’on doit me laisser faire ce que je veux.

— Et le pasteur ne t’apprend donc pas à lire et à écrire ?

— Non, on m’a dit que le pasteur aurait les dents renfoncées dans la gorge s’il franchissait jamais le seuil… Heathcliff l’a promis.

Je lui mis l’orange dans la main et lui dis de faire savoir à son père qu’une femme du nom de Nelly Dean attendait pour lui parler, près de la porte du jardin. Il remonta la chaussée et entra dans la maison. Mais, au lieu de Hindley, ce fut Heathcliff qui apparut sur le pas de la porte. Je fis aussitôt demi-tour et redescendis la route en courant de toutes mes forces sans m’arrêter, jusqu’à ce que j’eusse atteint la borne indicatrice, et aussi épouvantée que si j’eusse évoqué un démon. Tout cela n’a pas grand rapport avec l’histoire de Miss Isabelle, sinon que j’en fus incitée à la résolution de monter à l’avenir une garde vigilante et de faire tous mes efforts pour empêcher une si mauvaise influence de gagner la Grange, même si je devais soulever un orage domestique en contrariant le plaisir de Mrs Linton.

La première fois que Heathcliff revint, la jeune demoiselle se trouvait dans la cour, en train de donner à manger aux pigeons. Elle n’avait pas adressé la parole à sa belle-sœur depuis trois jours ; mais elle avait également cessé ses plaintes maussades, ce qui était pour nous un grand soulagement. Heathcliff n’avait pas l’habitude de prodiguer à Miss Linton une seule politesse inutile, je le savais. Cette fois, dès qu’il l’aperçut, sa première précaution fut d’inspecter du regard la façade de la maison. Je me tenais près de la fenêtre de la cuisine, mais je me reculai pour n’être pas vue. Il franchit les pavés, s’approcha d’elle et lui dit quelque chose. Elle parut embarrassée et désireuse de s’en aller ; pour l’en empêcher, il lui posa la main sur le bras. Elle détourna le visage : il lui adressait apparemment une question à laquelle elle ne voulait pas répondre. Il lança rapidement un nouveau regard sur la maison et, pensant que personne ne le voyait, le gredin eut l’impudence de l’embrasser.

— Judas ! traître ! m’écriai-je. Vous êtes un hypocrite, par-dessus le marché, hein ? un cynique imposteur !

— Qui est-ce, Nelly ? dit Catherine à côté de moi. J’avais été si attentive à épier le couple dehors que je n’avais pas remarqué son entrée.

— Votre indigne ami ! répondis-je avec chaleur ; le vil gredin qui est là-bas. Ah ! il nous a aperçues… il vient ! Je me demande s’il aura le cœur de trouver une excuse plausible pour faire la cour à Miss, après vous avoir dit qu’il la haïssait.

Mrs Linton vit Isabelle se dégager et s’enfuir dans le jardin ; une minute après, Heathcliff ouvrait la porte. Je ne pus m’empêcher de donner cours à mon indignation ; mais Catherine m’imposa silence avec colère et menaça de m’expulser de la cuisine si j’osais être assez présomptueuse pour faire intervenir mon insolente langue.

— À vous entendre, on croirait que c’est vous qui êtes la maîtresse, s’écria-t-elle. Tenez-vous donc à votre place ! Heathcliff, à quoi pensez-vous de soulever tout ce tapage ? Je vous ai dit de laisser Isabelle tranquille ! Je vous prie de m’écouter, à moins que vous ne soyez las d’être reçu ici et que vous ne vouliez que Linton vous ferme les verrous au nez !

— Dieu le préserve de s’y essayer, répondit le sinistre coquin, que je détestais à ce moment-là. Que Dieu le conserve doux et patient. Chaque jour j’ai une envie de plus en plus folle de l’envoyer au ciel !

— Chut ! dit Catherine en fermant la porte intérieure. Ne me tourmentez pas. Pourquoi n’avez-vous pas tenu compte de ma prière ? Est-ce Isabelle qui s’est mise à dessein sur votre chemin ?

— Que vous importe ? grommela-t-il. J’ai le droit de l’embrasser, si cela me plaît ; et vous n’avez rien à y voir. Je ne suis pas votre mari ; vous n’avez pas à être jalouse de moi.

— Je ne suis pas jalouse de vous, je suis jalouse pour vous. Déridez ce visage : je ne vous permets pas de prendre cet air renfrogné devant moi ! Si Isabelle vous plaît, vous l’épouserez. Mais vous plaît-elle ? Dites-moi la vérité, Heathcliff ! Là, vous ne voulez pas répondre. Je suis sûre qu’elle ne vous plaît pas.

— Et Mr Linton approuverait-il le mariage de sa sœur avec cet homme ? demandai-je.

— Mr Linton devrait l’approuver, repartit ma maîtresse d’un ton décidé.

— Il pourrait s’en épargner la peine, observa Heathcliff : je me passerais fort bien de son approbation. Quant à vous, Catherine, j’ai quelques mots à vous dire, pendant que nous y sommes. Je veux que vous n’ignoriez pas ceci : je sais que vous m’avez traité d’une manière infernale… infernale ! entendez-vous ? Et si vous vous flattez que je ne m’en aperçois pas, vous avez perdu la tête ; et si vous croyez que je me laisserai consoler par des paroles mielleuses, vous êtes stupide ; et si vous vous figurez que je souffrirai sans me venger, je vous convaincrai du contraire d’ici fort peu de temps ! En attendant, merci de m’avoir révélé le secret de votre belle-sœur : je jure que j’en tirerai le meilleur parti possible. Et ne vous en mêlez pas !

— Quelle nouvelle face de son caractère est-ce là ? s’écria Mrs Linton stupéfaite. Je vous ai traité d’une manière infernale… et vous voulez vous venger ! Comment vous y prendrez-vous, brute ingrate ? En quoi vous ai-je traité d’une manière infernale ?

— Je ne cherche pas à me venger sur vous, répondit Heathcliff avec moins de véhémence. Ce n’est pas là mon plan. Le tyran opprime ses esclaves et ce n’est pas contre lui qu’ils se tournent : ils écrasent ceux qui se trouvent sous leurs pas. Vous pouvez, pour vous amuser, me torturer jusqu’à la mort, mais permettez-moi de m’amuser un peu, moi aussi, de la même façon, et abstenez-vous de m’insulter, autant que vous en êtes capable. Après avoir rasé mon palais, n’érigez pas une cahute et n’admirez pas complaisamment votre propre charité en me la donnant pour demeure. Si j’imaginais que vous souhaitez réellement de me voir épouser Isabelle, je me couperais la gorge !

— Oh ! le mal vient de ce que je ne suis pas jalouse, n’est-ce pas ? Bon, je ne vous renouvellerai pas mon offre d’une femme : c’est aussi mal que d’offrir à Satan une âme perdue. Votre bonheur, comme le sien, consiste à infliger la souffrance. Vous le prouvez. Edgar est guéri de la mauvaise humeur à laquelle il avait donné cours lors de votre arrivée ; je commence à me sentir en sécurité et tranquille, et vous, ne pouvant supporter de nous savoir en paix, vous paraissez décidé à provoquer une querelle. Querellez-vous avec Edgar si cela vous plaît, Heathcliff, et trompez sa sœur : vous aurez trouvé exactement la manière la plus efficace de vous venger sur moi.

La conversation cessa. Mrs Linton s’assit près du feu, irritée et sombre. Le démon qui était en elle devenait intraitable ; elle ne pouvait ni l’apaiser ni le refréner. Lui se tenait devant l’âtre, les bras croisés, ruminant ses pensées mauvaises. C’est dans cette situation que je les laissai pour aller trouver mon maître, qui se demandait ce qui retenait Catherine en bas si longtemps.

— Hélène, demanda-t-il quand j’entrai, avez-vous vu votre maîtresse ?

— Oui, elle est dans la cuisine, monsieur. Elle est toute bouleversée de la conduite de Mr Heathcliff : et vraiment je crois qu’il est temps de mettre ses visites sur un autre pied. Trop de douceur ne vaut rien, et voici où en sont venues les choses…

Je racontai la scène dans la cour et, aussi fidèlement que je l’osai, toute la dispute subséquente. Je pensais que je ne pouvais porter ainsi grand préjudice à Mrs Linton, à moins qu’elle ne se fît tort à elle-même par la suite en prenant la défense de son hôte. Edgar Linton eut de la peine à m’écouter jusqu’au bout. Ses premiers mots révélèrent qu’il n’exemptait pas sa femme de blâme.

— C’est intolérable ! s’écria-t-il. Il est honteux qu’elle l’avoue pour ami et qu’elle m’impose sa société ! Faites-moi venir de l’office deux hommes, Hélène. Je ne veux pas que Catherine s’attarde plus longtemps à discuter avec ce bas coquin… voilà trop longtemps que je lui passe ses fantaisies.

Il descendit, ordonna aux domestiques d’attendre dans le corridor, et entra dans la cuisine où je le suivis. Ceux qui s’y trouvaient avaient repris leur discussion courroucée ; Mrs Linton, du moins, frondait de plus belle ; Heathcliff s’était approché de la fenêtre, la tête basse, un peu démonté, apparemment, par cette violente semonce. Ce fut lui qui le premier aperçut le maître. Vite, il fit signe à Catherine de se taire : elle obéit brusquement en découvrant la raison de ce geste.

— Qu’est ceci ? dit Linton en s’adressant à elle. Quel sentiment des convenances pouvez-vous bien avoir pour rester là, après le langage que vous a tenu ce drôle ? Je suppose que vous n’y attachez pas d’importance parce que c’est sa manière ordinaire de s’exprimer. Vous êtes habituée à sa vilenie, et vous vous figurez peut-être que je m’y habituerai aussi !

— Est-ce que vous avez écouté à la porte, Edgar ? demanda ma maîtresse sur un ton particulièrement calculé pour provoquer son mari… un ton qui impliquait à la fois l’insouciance et le dédain de son irritation.

Heathcliff, qui avait levé les yeux pendant le discours d’Edgar, ricana à cette répartie, dans le dessein, semblait-il, de détourner sur lui l’attention de Mr Linton. Il y réussit ; mais Edgar était résolu de ne pas se laisser aller envers lui à des transports de colère.

— J’ai été jusqu’à présent indulgent pour vous, monsieur, dit-il tranquillement ; non que j’ignorasse votre caractère méprisable et dégradé, mais parce que je sentais que vous n’étiez que partiellement responsable. Comme Catherine désirait de rester en relations avec vous, j’y ai consenti… sottement. Votre présence est un poison moral qui contaminerait les plus vertueux. Pour cette raison, et pour prévenir des suites plus graves, je vous refuserai à l’avenir l’accès de cette maison et je vous avertis maintenant que j’exige votre départ immédiat. Trois minutes de retard rendraient ce départ involontaire et ignominieux.

Heathcliff toisa la taille et la carrure de son interlocuteur d’un œil plein de dérision.

— Cathy, votre agneau que voilà menace comme un taureau, dit-il. Il court risque de se fendre le crâne contre mes poings. Pardieu ! Mr Linton, je suis au désespoir que vous ne valiez même pas qu’on vous envoie rouler à terre !

Mon maître jeta un regard vers le corridor et me fit signe d’aller chercher les hommes ; il n’avait pas l’intention de se risquer à une rencontre personnelle. J’obéis à son indication ; mais Mrs Linton, soupçonnant quelque chose, me suivit. Quand j’essayai d’appeler les hommes, elle me repoussa, ferma violemment la porte et tourna la clef.

— Jolis procédés ! dit-elle en réponse au regard de surprise courroucée de son mari. Si vous n’avez pas le courage de l’attaquer, faites-lui vos excuses, ou reconnaissez-vous battu. Cela vous corrigera de l’envie de feindre plus de bravoure que vous n’en avez… Non, j’avalerai la clef avant que vous l’attrapiez. Je suis admirablement récompensée de ma bonté pour vous deux. Après une constante indulgence pour la faible nature de l’un et la mauvaise nature de l’autre, je reçois comme remerciements deux témoignages d’ingratitude aveugle, stupide jusqu’à l’absurdité ! Edgar, j’étais en train de vous défendre, vous et les vôtres ; et je voudrais que Heathcliff vous rouât de coups, à vous en rendre malade, pour avoir osé mal penser de moi !

Les coups ne furent pas nécessaires pour produire cet effet sur le maître. Il essaya d’arracher la clef à Catherine, qui, pour plus de sûreté, la jeta en plein milieu du feu ; sur quoi Mr Edgar fut saisi d’un tremblement nerveux et devint mortellement pâle. Pour rien au monde il n’aurait pu dominer cet excès d’émotion ; l’angoisse et l’humiliation réunies l’accablaient complètement. Il s’appuya sur le dossier d’une chaise et se couvrit le visage.

— Oh ! ciel ! dans les anciens temps, voilà qui vous eût valu les éperons de chevalier ! s’écria Mrs Linton. Nous sommes vaincus ! nous sommes vaincus ! Heathcliff ne lèverait pas plus un doigt contre vous que le roi ne mettrait son armée en marche contre une bande de souris. Courage ! on ne vous fera pas de mal ! Vous n’êtes pas un agneau, mais un levraut à la mamelle.

— Je vous souhaite bien du plaisir avec ce lâche qui a du lait dans les veines, Cathy, dit son ami. Je vous fais compliment de votre goût. Et voilà l’être bavant et frissonnant que vous m’avez préféré ! Je ne voudrais pas le frapper avec mon poing, mais j’éprouverais une satisfaction considérable à le frapper avec mon pied. Pleure-t-il, ou va-t-il s’évanouir de peur ?

Il s’approcha et secoua la chaise sur laquelle Linton s’appuyait. Il eût mieux fait de rester à distance : mon maître bondit soudainement et lui porta à la gorge un coup qui aurait renversé un homme plus frêle ; il en eut la respiration coupée pendant une minute. Tandis qu’il suffoquait, Mr Linton sortit dans la cour par la porte de derrière et, de là, revint vers la porte de la façade.

— Voilà ! vos visites ici sont terminées, s’écria Catherine. Partez, maintenant ; il va revenir avec une paire de pistolets et une demi-douzaine d’hommes de renfort. S’il a entendu notre conversation, il ne vous pardonnera certainement jamais. Vous m’avez joué un vilain tour, Heathcliff ! Mais partez… dépêchez-vous ! J’aimerais mieux voir Edgar aux abois que vous.

— Pensez-vous que je vais m’en aller avec ce coup qui me brûle la gorge ? dit-il d’une voix tonnante. Par l’enfer, non ! Avant de franchir le seuil, je lui écraserai les côtes comme je ferais d’une noisette pourrie. Si je ne le terrasse pas tout de suite, je le tuerai une autre fois ; ainsi, pour peu que vous teniez à son existence, laissez-moi le rejoindre.

— Il ne vient pas par ici, interrompis-je en forgeant un petit mensonge. Voilà le cocher et les deux jardiniers : vous n’allez sûrement pas attendre qu’ils vous jettent sur la route ! Chacun d’eux a un gourdin et le maître, très vraisemblablement, est en observation à la fenêtre du petit salon pour voir s’ils exécutent ses ordres.

Les jardiniers et le cocher étaient bien là ; mais Linton y était avec eux. Ils étaient déjà entrés dans la cour. Heathcliff, à la réflexion, résolut d’éviter une rixe avec trois subalternes. Il saisit le tisonnier, fit sauter la serrure de la porte intérieure et s’échappa au moment qu’ils entraient.

Mrs Linton, qui était très agitée, me dit de la suivre en haut. Elle ignorait la part que j’avais prise à cette scène et je tenais beaucoup à la maintenir dans cette ignorance.

— Je suis presque folle, Nelly, s’écria-t-elle en se jetant sur le sofa. Un millier de marteaux de forgerons battent dans ma tête ! Dites à Isabelle de ne pas se montrer devant moi. C’est elle qui est cause de tout ce trouble et si elle, ou tout autre, aggravait en ce moment ma colère, je deviendrais enragée. Et puis, Nelly, dites à Edgar, si vous le revoyez ce soir, que je suis en danger de tomber sérieusement malade. Je souhaite que cela devienne une réalité. Il m’a affreusement choquée et peinée ! Je veux lui faire peur. En outre, il pourrait venir me dévider une kyrielle d’injures ou de plaintes ; je suis sûre que je récriminerais et Dieu sait comment cela finirait ! Voulez-vous faire ce que je vous demande, ma bonne Nelly ? Vous savez que je ne suis blâmable en rien dans toute cette affaire. Qu’est-ce qui lui a pris d’écouter aux portes ? Les paroles de Heathcliff ont été outrageantes, après que vous nous avez eu quittés ; mais j’aurais bientôt réussi à le détourner d’Isabelle, et le reste ne signifiait rien. Maintenant, tout est gâté par l’envie d’entendre dire du mal de soi qui obsède certaines gens comme un démon ! Si Edgar n’avait pas surpris notre conversation, il ne s’en serait pas plus mal trouvé. Vraiment, quand il m’a entreprise sur ce ton d’irritation déraisonnable, après que je venais de gronder Heathcliff à son sujet, à en être enrouée, je ne me souciais guère de ce qu’ils pouvaient se faire l’un à l’autre ; avant tout je sentais bien que, de quelque façon que se terminât la scène, nous serions tous séparés, Dieu sait pour combien de temps ! Si je ne peux pas garder Heathcliff pour ami… si Edgar veut être vil et jaloux, j’essaierai de briser leurs cœurs en brisant le mien. Ce sera une manière expéditive d’en finir, en cas que je sois poussée à bout ! Mais c’est une condition à réserver pour le moment où tout espoir sera perdu ; je ne voudrais pas prendre ainsi Linton par surprise. Jusqu’à présent, il a été bien avisé dans sa crainte de me provoquer. Il faut que vous lui représentiez le danger qu’il y aurait à se départir de cette prudence, que vous lui rappeliez ma nature passionnée, qui se laisse entraîner, quand elle est excitée, jusqu’à la furie. Je voudrais que vous pussiez chasser de votre visage cette apathie, et avoir l’air plus inquiet à mon sujet.

L’impassibilité avec laquelle je recevais ces instructions était sans doute assez exaspérante ; car c’est en toute sincérité qu’elles étaient données. Mais je pensais qu’une personne capable de projeter par avance de tirer parti de ses accès de colère pouvait bien, par un effort de volonté, arriver à se dominer suffisamment, même pendant qu’elle était sous l’influence de ces accès ; je n’avais nulle envie de « faire peur » à son mari, comme elle disait, et d’augmenter les ennuis de celui-ci, pour servir son égoïsme. Aussi ne dis-je rien quand je rencontrai mon maître qui se dirigeait vers le petit salon ; mais je me permis de revenir sur mes pas pour écouter s’ils reprendraient leur querelle. Ce fut lui qui parla le premier.

— Demeurez où vous êtes, Catherine, dit-il sans aucune colère dans la voix, mais avec beaucoup d’abattement et de tristesse. Je ne resterai pas longtemps. Je ne suis venu ni pour disputer ni pour me réconcilier. Mais je voudrais seulement savoir si, après les événements de ce soir, vous avez l’intention de continuer votre intimité avec…

— Oh ! par pitié, interrompit ma maîtresse en frappant du pied, par pitié, ne parlons plus de cela pour le moment. Votre sang toujours calme ne connaît pas les ardeurs de la fièvre ; vos veines sont remplies d’eau glacée. Les miennes sont en ébullition et la vue d’une telle froideur les fait bondir.

— Pour vous débarrasser de moi, répondez à ma question, insista Mr Linton. Il faut que vous me répondiez ; et cette violence ne m’alarme pas. J’ai découvert que vous pouviez être aussi stoïque que n’importe qui quand cela vous plaît. Voulez vous désormais renoncer à Heathcliff, ou voulez-vous renoncer à moi ? Il est impossible que vous soyez à la fois mon amie et la sienne, et j’exige absolument que vous disiez qui vous choisissez.

— J’exige que vous me laissiez seule ! s’écria Catherine avec fureur. Je le veux ! Ne voyez-vous pas que je puis à peine me soutenir ? Edgar, laissez… laissez-moi !

Elle tira le cordon de la sonnette jusqu’à le briser ; j’entrai doucement. C’en était assez pour mettre à l’épreuve l’humeur d’un saint, que des rages aussi insensées, aussi perverses ! Elle était là, étendue, frappant de la tête sur le bras du sofa et grinçant des dents, à croire qu’elle allait les faire voler en éclats. Mr Linton, debout, la regardait, soudain pris de remords et de crainte. Il me dit d’aller chercher un peu d’eau. Elle n’avait plus de souffle pour parler. J’apportai un verre plein ; et, comme elle ne voulait pas boire, je lui aspergeai la figure. En quelques secondes elle s’allongea, devint raide et renversa les yeux, tandis que ses joues, soudain décolorées et livides, revêtaient l’aspect de la mort. Linton paraissait frappé de terreur.

— Il n’y a pas à s’inquiéter le moins du monde, murmurai-je.

Je ne voulais pas qu’il cédât, quoique je ne pusse m’empêcher d’être effrayée en moi-même.

— Elle a du sang sur les lèvres, dit-il en frissonnant.

— Peu importe, répondis-je sèchement.

Et je lui racontai comment elle avait résolu, avant son arrivée, de donner le spectacle d’une crise de fureur. J’eus l’imprudence de lui en faire part tout haut, et elle m’entendit ; car elle se dressa, les cheveux épars sur les épaules, les yeux flamboyants, les muscles du cou et des bras saillant d’une façon anormale. Je prévoyais quelques os brisés pour le moins. Mais elle se borna à regarder un instant autour d’elle, puis s’élança hors de la pièce. Mon maître m’enjoignit de la suivre ; ce que je fis, jusqu’à la porte de sa chambre : elle m’empêcha d’aller plus loin en la fermant sur moi.

Le lendemain matin, comme elle ne manifestait pas l’intention de descendre déjeuner, j’allai lui demander si elle désirait qu’on lui montât quelque chose. « Non ! » répondit-elle d’un ton péremptoire. La même question fut répétée à l’heure du dîner et à celle du thé ; et encore le jour suivant, et elle reçut toujours la même réponse. Mr Linton, de son côté, passa son temps dans la bibliothèque et ne s’informa pas de ce que faisait sa femme. Isabelle et lui eurent un entretien d’une heure, pendant lequel il s’efforça de découvrir en elle quelque trace du sentiment d’horreur qu’auraient dû lui inspirer les avances de Heathcliff. Mais il ne put rien tirer de ses réponses évasives et fut obligé de clore son enquête sans avoir obtenu satisfaction, il ajouta toutefois ce grave avertissement que, si elle était assez insensée pour encourager cet indigne prétendant, tout lien de parenté entre elle et lui serait rompu.