Les Hautes Montagnes/63
1918-10-21 (p. 134-138).
63. Le rêve du villageois.
Soudain Kaloyannis a crié :
« Les gars ! C’est Lambros ! »
Ils se sont tournés et ont vu sur le versant en contrebas le troupeau noir qui pâturait en avançant. Lambros était resté en arrière et le conduisait au sifflet.
Il sifflait si bien ! On aurait cru entendre une alouette joyeuse.
Les chèvres écoutaient ses sifflements et, comme elles comprenaient qu’il leur disait d’aller de l’avant, elles avançaient satisfaites.
— Elles sont au vieil Athanase, ont dit les enfants à l’ingénieur en chef.
— Combien sont-elles ? Peut-être que vous savez ? a demandé l’ingénieur.
— Lambros qui les mène pâturer dit qu’il y en a à peu près deux cents.
— Mais quoi ? Le vieil Athanase avec ses milliers de moutons n’aurait que deux cents chèvres ? Ça ne vous semble pas étrange ? Il a ses raisons, le vieil Athanase ! Il a entendu parler du rêve du villageois.
— C’est quoi ce rêve du villageois ? demandent les enfants.
« C’était un villageois, commença par dire l’ingénieur, qui avait une chèvre. Il l’emmenait en forêt et elle pâturait. Un jour qu’il lui faisait la traite, qu’est-ce qu’il voit ? Au lieu du lait, elle donnait de l’eau. L’eau remplissait le récipient, débordait en inondation et descendait impétueusement dans les champs.
« Oh là, non de Dieu, fit le villageois au moment de se noyer.
« Pourquoi a-t-il vu tout ça en rêve ?
« Quand il s’est réveillé, il est allé chez deux villageois centenaires pour se faire expliquer son rêve.
« L’un des vieux lui a dit que l’eau devait être du lait. L’autre lui a dit qu’il aurait affaire au tribunal.
Les vieux ont trop vieilli, s’est-il dit ; je vais aller voir le chantre, il a lu davantage.
« Il s’est rendu chez le chantre de gauche et lui a raconté son rêve. Celui-là a mis ses lunettes, a pris sur l’étagère un grand livre, et après l’avoir dépoussiéré, il l’a ouvert et a lu à vive voix :
« CHÈVRE. Si une chèvre tu vois en rêve, s’il advient qu’icelle est noire de couleur, et si cornes enroulées elle porte, il [cela] signifie qu’une lettre prestement tu recevras, en recommandé de tes parents d’Amérique.
« Telle était la chèvre, cependant le villageois n’avait pas de famille en Amérique.
« Le chantre a mis ses lunettes au bout de son nez et a lu une autre page :
— EAU. Si de l’eau tu vois, d’une fontaine jaillissant et que grand bruit fait l’eau dans la cruche, alors tu seras mêlé à dispute. Si d’un sillon coule cette eau…
— D’une chèvre ! cria le villageois. Que dit le livre quand l’eau coule d’une chèvre ?
— Le livre ne dit rien pour une telle question, a répondu le chantre, bien qu’il soit le recueil de mille ans de rêves, écrit par les sages de ce monde.
« Quand il vit que même le livre échouait à expliquer son rêve, le villageois a bien cru qu’un grand malheur allait s'abattre sur lui.
« Compère ! lui dit alors un autre villageois, pourquoi chercher à t’embrouiller ? La chose est claire.
La chèvre mange la végétation. La végétation retient les sols et les cailloux sur les coteaux. Si la verdure est mangée, les pluies emportent le sol et les cailloux jusqu’au torrent. Le torrent gonfle, descend dans la plaine et dévaste tout. Si la verdure est à sa place, il n’arrive rien de tel. Voilà donc pourquoi ta chèvre provoque un déluge. Tu as vu juste dans ton rêve.
— Il était très juste le rêve de ce pauvre homme ! Après le feu et la hache, la chèvre est le plus grand ennemi de la forêt.
— Vraiment ? firent les enfants.
— Vous aimez les chèvres, dit l’ingénieur. Et qui n’aime pas un animal aussi charmant ! Cependant elle est tellement vive qu’elle ravage les plantes.
« Elle tourne autour des branches et choisit toujours la pointe. Elle abaisse les rameaux pour manger le sommet. Quand ça ne lui suffit pas, elle monte dans l’arbre.
« Sa manie de chercher les pointes tendres conduit à la catastrophe pour les arbres. Parce que c’est à la pointe que se trouve le bourgeon, le bouton qui va donner le germe. Quand la chèvre le coupe, la branche ne pousse plus en hauteur.
« Si un troupeau de chèvres avait pâturé ici à l'époque où ces arbres étaient petits, nous n’aurions maintenant pas de place où nous asseoir. La forêt ne serait que broussailles.
— Et s’il venait des moutons ? demanda Costakis.
— Les moutons aussi font des dégâts. Parce qu’en passant dans la forêt ils piétinent les jeunes arbres qui ont à peine poussé.
« C’est pourquoi il ne faut jamais amener les troupeaux près de la forêt, mais les faire pâturer dans la plaine, comme le fait le vieil Athanase qui aime réellement la forêt. Jamais une de ses chèvres ne nous a mangé une branche.
— Lambros les surveille, ont pensé les enfants.
— Toutes ces années, et il n’a jamais été au tribunal. Si tous les éleveurs pouvaient être comme lui ! Comme il protège les arbres, le vieil Athanase ! Si vous voyez en rêve une chèvre qui donne de l’eau, sachez qu’elle n’est pas à lui. Les siennes ne donnent que du lait.