Les Hautes études de guerre et l’avancement dans l’armée

Les hautes études de guerre et l’avancement dans l’armée
Général Zurlinden

Revue des Deux Mondes tome 24, 1904


LES HAUTES ÉTUDES DE GUERRE
ET
L’AVANCEMENT DANS L’ARMÉE

La guerre russo-japonaise se poursuit tragiquement, soulevant des questions brûlantes, attirant l’attention du monde entier.

Au point de vue de l’art de la guerre, elle est d’un intérêt passionnant. C’est la première fois, depuis longtemps, que nous assistons à la lutte de deux volontés, énergiques, ardentes, l’une et l’autre. Dans les rencontres de la Prusse contre l’Autriche en 1866, de l’Allemagne contre la France en 1870, et même de la Russie contre la Turquie en 1877, l’un des adversaires avait pris dès le début une supériorité écrasante. L’une des volontés n’avait pas cessé de dominer l’autre.

Aujourd’hui, il n’en est plus ainsi. Nous venons de voir le haut commandement japonais voulant, avec ardeur, profiter des conditions exceptionnellement favorables dans lesquelles la guerre s’ouvrait pour lui ; cherchant à brusquer les événemens soit pour prendre Port-Arthur, soit pour écraser l’armée russe dans une bataille décisive ; et se butant contre la volonté énergique, bien arrêtée, de son adversaire décidé à temporiser, à éviter de se laisser entamer, à ne rien risquer jusqu’au jour où il serait suffisamment renforcé pour prendre, à son tour, l’offensive.

Ce jour paraît être venu. Après avoir attaqué, les Japonais vont avoir à se défendre. Mais les deux volontés sont encore intactes ; et la guerre va continuer acharnée, tant que l’une d’elles ne sera pas définitivement brisée.

Il y aura mille enseignemens, des plus importans, à tirer de cette grande lutte, quand elle sera connue, étudiée dans tous ses détails. Dès à présent, et pendant que les événemens se déroulent sous nos yeux, il ne paraît pas hors de propos de faire certaines constatations utiles à l’achèvement de notre grande œuvre de réorganisation militaire.

La fermeté et la persévérance avec lesquelles le général en chef russe a su maintenir son plan, malgré l’impatience de l’opinion publique, et peut-être de ses troupes, le talent avec lequel il a su faire exécuter sa volonté, dans des circonstances pleines de difficultés et de périls, montrent une fois de plus quel rôle capital joue, dans les destinées d’un pays, le choix et la préparation des hommes appelés à commander en chef les armées. En soutenant le général Kouropatkine, après l’avoir désigné pour défendre les intérêts de la Russie dans l’Extrême-Orient ; en lui maintenant sa confiance, lorsque les événemens ont pris mauvaise tournure ; en veillant, malgré les découragemens de l’opinion publique, à ce que rien ne vienne entraver son initiative pour l’exécution des opérations, dont il lui a indiqué le but, le Tsar rend non seulement un service éminent à la Russie : il donne aux gouvernemens[1] un grand exemple, que nous ne saurions trop méditer.

D’un autre côté, par deux fois, dans cette guerre, sur le Yalou, puis autour de Liao-Yang, nous avons vu que des ordres donnés par Kouropatkine avaient été transgressés, mal exécutés ; et que ces fautes avaient entraîné des pertes inutiles, et risqué même de compromettre l’action de l’armée. Quoique nous n’ayons que des renseignemens incomplets sur ces erreurs, — purement accidentelles, sans aucun doute, — elles n’en font pas moins ressortir qu’à la guerre les qualités du chef, la sûreté, la rapidité de la transmission de ses ordres par les états-majors, ne suffisent pas. Il faut en outre que ses intentions soient bien comprises par les commandans de troupes chargés de les mettre à exécution. Et pour cela, il faut nécessairement qu’à tous les degrés de la hiérarchie on parle la même langue, on soit habitué à apprécier les mêmes circonstances de la même façon, on attache la même importance à certaines règles, à certaines prescriptions essentielles.

Il faut, en un mot, qu’il y ait, du haut en bas de l’armée, unité de doctrine ; que les hautes études de la guerre y soient répandues à profusion.

A quoi serviraient les efforts d’une nation pour perfectionner son armée ? A quoi serviraient l’instruction, l’entraînement, la vaillance, le dévouement des troupes, si ceux qui sont chargés de les diriger contre l’ennemi étaient insuffisamment préparés, ou s’ils ne s’entendaient pas ?

Il s’agit là de l’utilisation des forces d’un pays. C’est là une question d’une gravité exceptionnelle. Nous allons chercher à l’étudier, en examinant d’abord comment elle est résolue dans l’armée prussienne et dans d’autres grandes armées ; puis en voyant si les efforts faits en France à cet égard sont suffisans, et répondent bien aux sacrifices que la nation a consentis si généreusement pour son armée.


LES ARMÉES ÉTRANGÈRES
I

Après Iéna et l’écrasement de 1806, la Prusse paraissait anéantie. Par ordre du vainqueur, son armée devait être réduite à l’effectif de 42 000 hommes.

Un organisateur d’élite, doublé d’un grand patriote, le général de Scharnhorst réussit à tourner cette clause du traité de Tilsitt. D’accord avec un autre grand ministre, Stein, il fit adopter le principe vivifiant de la nation armée, le système des réserves venant en cas de guerre s’ajouter aux troupes présentes sous les armes ; il contribua à surexciter l’esprit de l’armée et de la nation pour la défense et le relèvement de la patrie. Et bientôt, grâce à ces deux hommes éminens, la Prusse disposa d’un nombre respectable, grossissant d’année en année, de combattans insuffisamment entraînés peut-être, peu instruits, mais bien encadrés et animés du désir de venger la patrie.

Cela n’aurait pas suffi. Iéna n’avait que trop montré la faiblesse du haut commandement et des états-majors prussiens, la nécessité de réagir contre les procédés de guerre routiniers, pédantesques, imités de Frédéric II. Scharnhorst fit créer, en 1811, l’École générale de la guerre, qui devint plus tard l’Académie de guerre de Berlin. Avant 1810, il y avait bien à Berlin une Académie des Nobles, fondée par Frédéric II ; mais les études n’y dépassaient pas le niveau ordinaire des écoles militaires. L’Ecole générale de la guerre fut installée dans les locaux de cette ancienne académie. Scharnhorst y transforma l’enseignement terre à terre, donné jusque-là aux officiers. Au lieu de fonder l’étude de la stratégie sur des principes rigides, sur des règles précises, faites surtout pour fausser les idées, on procéda par l’étude approfondie des campagnes. On chercha à développer l’intelligence des officiers, leur jugement, par la discussion de faits précis, de décisions prises par les chefs les plus réputés, dans des circonstances nettement définies.

« Scharnhorst, dit von der Goltz, a transformé le misérable enseignement des officiers en une vraie académie. Une ère nouvelle d’études sur la guerre commença. »

L’Ecole générale de la guerre ne fut pas réservée exclusivement pour préparer des officiers d’état-major. Elle eut une destination plus large, plus relevée, qu’elle a toujours conservée depuis l’époque de sa fondation, depuis 1810. Elle fut consacrée « aux officiers qui, ayant déjà acquis des connaissances solides, voudraient les perfectionner, en ce qui concerne toutes les branches de la guerre, afin de pouvoir remplir les postes les plus élevés et d’être à la hauteur des situations les plus difficiles. » Chaque année, elle forma une élite intellectuelle d’officiers, qui répandirent dans l’armée les connaissances acquises, vulgarisèrent les hauts enseignemens, et contribuèrent à établir et à maintenir l’unité de doctrine dans toutes les armes, dans tous les grades.

D’un autre côté, les professeurs ont publié leurs leçons, les résultats de leurs études. La littérature militaire, qui là comme ailleurs se traînait péniblement, a pris en Allemagne un essor remarquable. L’écrivain le plus considérable, le plus justement honoré, celui qui a eu l’influence la plus incontestable sur l’éducation militaire, et par suite sur les destinées de la Prusse, est Clausewitz, l’auteur de la Théorie de la grande guerre.

Après avoir fait, dans les états-majors prussiens, les guerres de 1812 à 1815, le général Clausewitz fut pendant de longues années directeur de l’École générale de guerre de Berlin. A sa mort, en 1831, il a laissé un manuscrit contenant le résumé de ses méditations sur la guerre ; mais sans avoir pu le remanier, lui donner sa forme, sa clarté définitives.

Il l’a dit lui-même dans une note écrite de sa main, vers la fin de sa vie, et placée maintenant en tête de ses œuvres :

« Ce manuscrit ne contient que les pierres d’assise sur lesquelles je me proposais d’édifier une théorie de la grande guerre. Malgré leur forme incomplète, comme les principes exposés dans ce manuscrit sont le résultat d’une longue expérience, d’incessantes méditations… ils permettront du moins à l’esprit de se faire une idée de ce que la guerre est dans la réalité. »

L’œuvre de Clausewitz a fait autorité en Allemagne ; c’est à elle qu’il faut remonter pour trouver les principes de guerre appliqués par l’armée prussienne. Sa « théorie de la grande guerre » s’occupe surtout de stratégie, très peu de tactique ; elle est le fruit d’observations nombreuses provoquées par l’étude des guerres, et surtout par celle des campagnes de Napoléon.

C’est Clausewitz le premier qui a fait ressortir le concept napoléonien de la guerre : au commencement d’une guerre, n’avoir d’autre objectif que la grande bataille ; d’autre règle que la concentration à outrance des efforts, des énergies et des intelligences vers ce choc décisif des masses ; d’autre habileté que celle qui consiste à rendre cette bataille décisive, plus décisive encore, plus tragique, qui s’applique à faire succéder les coups de tonnerre aux coups de tonnerre sans relâche, sans arrêt, jusqu’à ce que l’adversaire soit couché sur le sol.

C’est ce concept napoléonien, mis en relief par Clausewitz, et commenté, propagé par l’Académie militaire de Berlin qui a servi de base aux méthodes de guerre appliquées par les Prussiens en 1866 contre l’Autriche, en 1870 contre la France.

Est-ce à dire pour cela que la supériorité des procédés de guerre de Napoléon soit universellement admise en Allemagne, et que tous les écrivains militaires y regardent notre grand Empereur comme le maître par excellence dans l’art de la guerre ? C’est sans doute l’opinion générale ; mais certains admirateurs fervens de Moltke vont jusqu’à le placer au-dessus de Napoléon, en ce qui concerne la stratégie.

Le général d’infanterie de Schlichting, l’écrivain militaire le plus en vue actuellement de la Prusse, reconnaît bien que Moltke n’avait ni le don, ni la pratique de la tactique : « Il n’avait jamais exercé le commandement d’une unité quelconque. Il ne fut tacticien ni par sa carrière, ni peut-être même par le fond de sa nature. Frédéric, Napoléon sont souvent intervenus personnellement, pour décider sur le terrain la formation générale à prendre en vue d’une attaque, et le moment précis de l’exécution ; pour prescrire, au point critique, les moyens d’assurer la décision finale. Le maréchal de Moltke jamais. »

D’après le général de Schlichting, Moltke est donc incontestablement inférieur à Napoléon au point de vue de la tactique ; mais au point de vue de la stratégie, il le regarde comme supérieur ; et il appuie ses préférences sur la discussion de quelques aphorismes émis par les deux grands hommes de guerre. En réalité, il est surtout poussé par un sentiment « allemand, » des plus honorables du reste, qu’il fait entrevoir lorsqu’il écrit dans son « analyse du testament de Moltke : »

« Par la plume de Moltke, l’état-major général nous indique les voies que nous devons suivre maintenant pour continuer notre développement ; et ces voies sont d’autant plus faciles à suivre que ce sont des voies nationales, reconnues et homologuées par des victoires allemandes. Ce n’est pas un avantage à dédaigner que de pouvoir faire notre apprentissage dans nos propres ateliers, de ne plus avoir à en emprunter les bases à l’étranger… »


II

Depuis 1810, époque de sa fondation, l’Ecole générale de la guerre, devenue l’Académie de guerre de Berlin, a été perfectionnée plusieurs fois ; mais elle a toujours conservé son caractère d’Université militaire, sa destination primitive d’initier un certain nombre d’officiers de toutes armes aux connaissances les plus élevées de la guerre, de les rendre aptes à remplir les postes les plus élevés de l’armée.

Les deux directeurs de cette école qui ont le plus contribué à la perfectionner sont : le général de Peucker en 1868, et le maréchal de Moltke en 1888.

Quelques-unes des bases de la méthode d’enseignement établie par le général de Peucker sont à citer :

« Il convient d’exercer beaucoup les officiers d’instruction à agir par eux-mêmes, afin de développer en eux l’aptitude à utiliser, dans la pratique de la vie, leurs connaissances théoriques…

« A la guerre, le fait a le pas sur l’idée ; l’action sur la parole ; la pratique sur la théorie…

« Entre ces deux termes : conception scientifique et art de commander, il y a un abîme, que la méthode d’enseignement doit faire franchir aux élèves, si elle veut mériter le nom de méthode pratique. On procédera par application…

« Plus tard et toujours avec l’assistance du professeur, l’élève s’exercera à appliquer son savoir à tous les cas fortuits pouvant se présenter dans le cours de sa carrière ; il arrivera ainsi à se servir d’une main sûre et habile de l’instrument dont il sera pourvu.

« Une éducation dirigée de cette façon a, en outre, au point de vue militaire, l’avantage inappréciable de tremper la volonté st par suite de conduire au but moral que poursuit l’Académie de guerre.

« Le sentiment de sécurité que donne le savoir, et la faculté de pouvoir, dans les circonstances les plus extraordinaires, se tirer d’affaire habilement et promptement, finissent par mettre les caractères, même faibles, en état de prendre, dans une conjoncture difficile, une décision ferme et d’en assurer l’exécution… »

« Plus l’expérience de la guerre fait défaut à une armée, plus il importe d’avoir recours à l’histoire de la guerre, comme instruction et comme base de cette instruction.

« Bien que l’histoire de la guerre ne soit nullement en état de remplacer l’expérience acquise, elle peut la préparer.

« En paix, elle devient le vrai moyen d’apprendre la guerre, de déterminer les principes fixes de l’art.

« Elle est indubitablement la source immédiate de toutes les connaissances utilisables à la guerre… »

De son côté, le maréchal de Moltke[2] a soumis à l’Empereur, en 1888, un programme d’études pour l’Académie de guerre. Maintenant la méthode de Peucker, il l’a perfectionnée en fondant plus fortement encore l’enseignement sur l’étude de cas concrets, extraits le plus souvent de la période napoléonienne ; sur les conclusions qu’on peut tirer de cette étude pour la conduite des armées ; sur la nécessité de l’unité de doctrine, qui permet aux officiers de l’état-major d’envisager toujours, de la même manière, les mêmes situations, et qui entraîne l’unité d’action.

Depuis, il a paru un nouveau règlement d’études pour l’Académie de guerre (Lehr-ordnung, 1899), qui ne modifie pas la méthode de Moltke ; enfin l’Empereur a approuvé, le 19 décembre 1901, une nouvelle rédaction du règlement de service (Dienstordnung).

Les lieutenans et lieutenans en premier de toutes armes peuvent seuls se présenter aux examens pour l’Académie, et encore dans certaines conditions d’ancienneté de grade. Ils doivent être rompus au service pratique de la troupe, posséder de brillantes qualités militaires, être susceptibles, d’après leur personnalité et leur caractère, d’aspirer aux plus hauts grades de l’armée, etc.

Il se présente chaque année 500 candidats environ ; on en reçoit 120 à 140, à la suite des examens.

Les examens sont exclusivement écrits. Les notes de chaque composition sont — depuis 1901 — multipliées par un coefficient proportionné à l’importance de la matière. Le plus haut coefficient — 4 — est donné aux notes de tactique appliquée, de connaissance du terrain, d’histoire. Il importe d’ajouter que, même avec le nouveau règlement, rien ne force le chef d’état-major de l’armée à choisir les officiers d’après ces notes, et qu’il peut tenir compte largement de leurs qualités morales et intellectuelles.

Outre les connaissances militaires, les examens d’admission roulent sur l’histoire, la géographie, les mathématiques, et le français <[3] ou le russe.

Les professeurs de l’Académie sont au nombre de vingt. Jusqu’à ces dernières années, ils cumulaient avec leurs fonctions de professeurs un autre emploi dans l’armée, presque toujours au grand état-major. On a reconnu que ce système présentait des inconvéniens au sujet de la préparation des cours, souvent sacrifiée aux exigences de l’autre emploi. Maintenant, le tiers des professeurs se consacrent exclusivement à leurs cours de l’Académie.

La durée des cours est de trois ans. A la fin de chaque année, examens écrits dont les sujets sont choisis « de manière que les officiers soient obligés de faire appel plutôt à leur jugement qu’à leur mémoire. » — Les examens oraux ne sont pas en honneur à l’Académie de guerre ; on leur reproche de permettre à l’aplomb et à ; la faconde des candidats d’y jouer un trop grand rôle.

Au bout des trois années d’études, après un voyage d’état-major final, et souvent décisif pour leur carrière, les élèves retournent à leurs corps, munis d’un certificat. Leurs notes sont soumises au chef d’état-major général de l’armée, qui désigne les élus, appelés à faire un stage au grand état-major.

Ce stage dure trois ans ; au bout de chaque année, on élimine un certain nombre de stagiaires. On en maintient définitivement dans l’état-major de 15 à 25 par promotion. Les officiers non maintenus retournent à leurs corps. Beaucoup d’entre eux sont affectés à l’ « adjudantur. »

Il y a là une sélection très serrée, qui tend à n’introduire dans le service d’état-major que des sujets d’une valeur éprouvée. Est-ce à dire que tout se passe bien conformément aux règles d’une équité absolue, que des questions de relations, de familles, ne viennent pas parfois primer l’aptitude au travail, la science, l’acquis ? Il est probable que, parmi les officiers renvoyés à leurs régimens, il y en a, — et il y en aura toujours, — qui, en se comparant à leurs camarades plus heureux, se demandent à quoi leur a servi de les avoir dépassés par le travail, l’intelligence, les aptitudes réelles, et que quelques-uns murmurent contre les protections (Konnexionen). Il est probable que la faveur intervient un peu, même à l’Académie et au grand état-major de Berlin. Mais il est certain que cette faveur ne peut s’exercer qu’au milieu d’officiers tous très distingués, et que les élus sont tous très bons, sinon les meilleurs.

L’état-major allemand relève uniquement du chef de l’état-major général et de l’Empereur. Son organisation est régie, non pas par des lois ou des règlemens, mais par des traditions qui sont fidèlement suivies et qui, sous la haute surveillance du souverain, vont en se perfectionnant sans cesse. Le personnel des officiers d’état-major ne dépasse guère 200. Ils se connaissent tous, gardent fidèlement les traditions et ont au plus haut point l’esprit de corps.

Quelles que soient les situations qu’ils occupent, ils viennent plusieurs fois, pendant leur carrière, se retremper au grand état-major, se remettre aux grandes études du service. De là, une homogénéité complète, une aptitude particulière à bien comprendre, en cas de guerre, les instructions du chef du grand état-major, appelé à devenir le major général des armées ; à faire agir, même en cas de circonstances imprévues, conformément à sa manière de voir habituelle à laquelle ils sont rompus. Et de là, — comme en campagne ils sont les organes incessans, les aides de l’action directrice du commandement à tous les degrés, — unité de direction, unité d’action dans les armées. En temps de paix, les officiers d’état-major servent soit dans les états-majors de corps d’armée et dans les divisions, soit au grand état-major. Ils ne sont jamais employés comme officiers d’ordonnance.

Ils se consacrent exclusivement à la préparation de la guerre, et à leur rôle d’aides du commandement en campagne. Dans les corps d’armée et les divisions, les travaux de chancellerie qui concernent les questions du personnel, de l’administration des troupes sont faits par des officiers de l’ « adjudantur, » détachés des régimens, et choisis souvent parmi les officiers sortant de l’Académie de guerre et non admis à l’état-major. La justice militaire est confiée à des officiers spéciaux appartenant à l’auditorat.

Au grand état-major, rien ne distrait non plus les officiers du « Haupt-Etat, » cadre principal, de la préparation à leur grand rôle de guerre : les uns étant destinés à former l’état-major du souverain généralissime ; les autres, les états-majors des armées. Toutes les questions latérales de géographie, de topographie, de statistique, et même de renseignemens, sont entre les mains du cadre latéral « Neben-Etat[4], » qui comprend une quarantaine d’officiers. En outre, un certain nombre d’officiers de l’« adjudantur » y sont chargés des travaux de chancellerie.

L’ensemble de ces mesures remplissent bien leur objet de préparer un organe de premier ordre, qui contribuera à assurer la direction des opérations pendant la guerre ; elles simplifient singulièrement, en Allemagne, la question si grave du haut commandement des armées.

Elles justifient les appréciations élogieuses du maréchal de Moltke :

« L’état-major prussien représente le principe intellectuel de l’armée à sa plus haute puissance…

« Si le ministre de la Guerre forge et acère les traits, le grand état-major les dirige et les lance…

« La prochaine lutte sera une guerre, dans laquelle la science stratégique ou du commandement aura la plus grande part ; nos campagnes et nos victoires ont instruit les Français, qui ont, comme nous, le nombre, l’armement et le courage. Notre force sera dans la direction, dans le commandement, en un mot dans le grand état-major.

« Cette force, la France peut nous l’envier ; elle ne la possède pas. »

Tout en pensant que, pour nous instruire, nous avons heureusement, dans notre propre histoire, d’autres campagnes, d’autres victoires que celles des Allemands à prendre pour modèles, il importe de constater, bien haut, qu’en effet les traditions, suivies en Prusse pour l’Académie de guerre et le grand état-major, sont parfaites, et ont créé un corps d’état-major difficile à surpasser.

Il faut remarquer, en outre, que les soins apportés au recrutement et à la préparation de l’état-major ne suffiraient pas pour assurer complètement, dans l’armée allemande, l’unité de direction et d’action. Si les chefs d’armée, si les commandans de corps d’armée avaient des idées, des doctrines différentes de celles de l’état-major, il se créerait tôt ou tard des difficultés, des tiraillemens nuisibles à la marche des opérations ; comme cela a eu lieu avec le général de Steinmetz, commandant la 1re armée allemande, au début de la guerre de 1870.

Le mode d’avancement en vigueur dans l’armée allemande a permis de parer à ces difficultés :

Conformément à de vieilles traditions, l’avancement a lieu exclusivement et strictement à l’ancienneté, par corps de troupe jusqu’au grade de major inclus ; à l’ancienneté dans l’arme jusqu’au grade de colonel ; à l’ancienneté sur toute l’armée pour les différens grades de général.

Le vieillissement excessif des grades élevés, d’autant plus à craindre qu’il n’existe pas de limites d’âge légales, est évité par « la sélection[5], » destinée à écarter des rangs, quel que soit leur âge, les officiers qui n’ont plus les aptitudes physiques ou intellectuelles nécessaires, ou qui les ont à un degré moindre que leurs camarades de grade.

Dans l’état-major, on avance exclusivement à l’ancienneté, comme dans toutes les armes ; et, néanmoins, les officiers d’état-major gagnent toujours deux à quatre ans sur leurs camarades de l’armée : soit parce qu’on fait passer plus tôt capitaines au titre de l’état-major les lieutenans qui entrent dans l’état-major ; soit parce que l’on presse l’avancement des capitaines d’état-major au titre de ce corps, ou en les classant provisoirement dans les régimens les plus favorisés pour l’avancement au grade de major.

Ces mesures constituent pour l’état-major un véritable privilège ; mais elles ne soulèvent aucune critique dans l’armée allemande. Elles sont comme la conséquence naturelle des garanties qu’offrent le recrutement et l’instruction des officiers d’état-major, du prestige dont ils jouissent universellement, des services exceptionnels qu’ils rendent à l’armée. Et, grâce à cette avance de quelques années, presque toutes les places de général de division, et de commandement de corps d’armée, sont assurées aux officiers issus de l’état-major.

Quant aux commandans d’armée, ils sont généralement choisis parmi les princes de la maison impériale, ou des familles royales de l’Allemagne. L’Empereur, généralissime des armées, a soin de leur donner l’exemple de la confiance absolue qu’ils doivent avoir dans leurs chefs d’état-major.

L’ensemble de ces mesures est bien fait pour assurer, dans d’excellentes conditions, l’utilisation en cas de guerre des forces de la nation allemande. Le maréchal de Moltke avait bien raison quand il disait que l’état-major fait la force de l’armée allemande. Il y joue incontestablement le rôle prépondérant.

C’est une admirable organisation, dont la puissance et la force n’ont jamais été surpassées à aucune époque de l’histoire et qui repose essentiellement sur la confiance absolue du souverain-généralissime dans le chef du grand état-major[6].

Notre régime politique ne nous permet pas d’imiter complètement cette organisation. Mais nous devons chercher, sans nous lasser, à en atteindre le but ; sauf à employer des moyens appropriés à nos mœurs politiques et au tempérament de notre nation.


III

Depuis les victoires prussiennes de 1866 et 1870, la plupart des armées européennes ont cherché à marcher sur les traces de l’état-major allemand.

L’organisation de l’état-major austro-hongrois date de 1875. Elle a été étudiée sous la présidence de l’archiduc Albert, et est d’autant plus intéressante, qu’elle a été faite en même temps que la nôtre.

Le chef de l’état-major est à la fois aux ordres de l’Empereur et du ministre de la Guerre. L’Empereur n’étant pas nécessairement le généralissime en cas de guerre, le chef de l’état-major n’est pas non plus forcément le major général des armées. Tout en étant moins indépendant que le chef de l’état-major général de l’armée allemande, il a à peu près les mêmes attributions que lui. Ses bureaux s’occupent des mêmes questions que le grand état-major allemand, sans en porter le nom.

Le service est également réglé dans les divers états-majors ide manière à ne pas distraire les officiers d’état-major de leur rôle de préparation à la guerre, et à les soulager de la partie matérielle du travail des bureaux. Cette besogne est confiée à des officiers détachés des corps de troupes, ou faisant partie des corps sédentaires de l’« Armee-stand, » ou même retraités.

L’état-major austro-hongrois constitue un corps spécial, ouvert à tous les officiers de l’armée qui justifient des capacités et de l’aptitude voulues ; mais éliminant, à toutes les périodes de leur carrière, ceux dont l’aptitude au service a décliné.

Avant d’être admis définitivement dans le corps, les officiers y font un stage, en qualité d’adjoints.

Les adjoints sont recrutés surtout parmi les officiers qui ont satisfait aux examens de l’Ecole de guerre ; et aussi parmi ceux qui sortent des cours supérieurs techniques de l’artillerie et du génie.

Les cours de l’Ecole de guerre durent deux ans ; ils se terminent par un examen général, auquel peuvent aussi se présenter les officiers qui n’ont pas suivi les cours de l’École. Le nombre des élèves, admis chaque année à l’École, est plus grand que ne le comportent les nécessités du recrutement du corps d’état-major, afin de pouvoir répandre la haute instruction militaire dans les rangs de l’armée ; afin aussi de mieux assurer le choix des officiers admis dans le corps.

Une autre sélection très importante s’exerce plus tard à l’aide de l’« examen de major, » très difficile, auquel sont astreints les capitaines d’état-major, avant de passer au grade supérieur, et qui permet d’éliminer les moins bons. Là encore, l’examen est ouvert aux capitaines et aux officiers supérieurs n’appartenant pas à l’état-major.

Plusieurs fois pendant leur carrière, les officiers d’état-major sont détachés dans leur arme, pour y exercer des commandemens. Dans tous les cas, ils doivent y avoir servi deux ans comme capitaines.

L’avancement dans les hauts grades de l’armée est réservé aux officiers sortant de l’état-major, à l’aide d’un ensemble de mesures, reposant non plus sur la tradition comme en Allemagne, mais sur des règlemens précis :

Dans l’armée austro-hongroise, la règle générale est l’avancement à l’ancienneté dans l’arme jusqu’au grade de colonel inclus, sur toute l’armée pour les grades de général. Toutefois, quelques nominations au choix sont réservées à l’Empereur ; mais elles sont destinées, par le règlement, aux officiers qui se sont distingués, soit en suivant les cours de l’École de guerre, ou les cours supérieurs de l’artillerie et du génie, soit plus rarement dans les corps d’armée.

Le droit d’avancer à l’ancienneté n’est pas absolu ; il faut que les notes de l’officier soit favorables ; et pour passer major (chef de bataillon ou d’escadron), les capitaines de toutes armes sont astreints à subir l’examen d’officier supérieur. Cette sélection s’exécute rigoureusement ; elle empêche le vieillissement exagéré des grades supérieurs de l’armée.

Le corps d’état-major ne comprend que 300 officiers. L’avancement dans le corps a lieu uniquement à l’ancienneté ; mais la proportion des grades y a été calculée de manière à activer l’avancement plus que dans les autres armes. D’autres avantages sont faits aux officiers d’état-major pour passer au grade de général. En moyenne, ils gagnent trois ans sur leurs camarades de l’armée.

Le corps d’état-major est ainsi la seule voie ouverte, dans l’armée austro-hongroise, comme dans l’armée allemande, pour arriver aux grades élevés. Aussi l’admission dans l’état-major est-elle recherchée par les officiers les plus travailleurs, les plus intelligens, les mieux doués de l’armée.


En Italie, le chef d’état-major de l’armée dépend du ministre de la Guerre. En campagne, il remplit les fonctions de major général des armées.

Pendant la paix, il dispose du « commandement de l’état-major général » qui correspond, sous la réserve de l’autonomie et d’une organisation moins large, au grand état-major allemand.

Dans les états-majors, les travaux de chancellerie sont épargnés aux officiers d’état-major et sont confiés à des capitaines de toutes armes, détachés à cet effet de leurs corps « applicati, » et à des officiers comptables.

L’état-major italien forme un corps fermé qui se recrute exclusivement à l’École de guerre de Turin. Cette école n’est pas seulement destinée à produire des officiers d’état-major ; le décret qui l’a organisée lui a surtout donné pour objet de répandre dans l’armée les hautes connaissances militaires ; et, en effet, depuis son origine en 1867, elle n’a pas cessé d’être dirigée dans cet esprit.

Chaque année, après un concours, il entre une soixantaine d’officiers, lieutenans et capitaines, à l’Ecole de guerre. La durée des cours est de trois ans. A leur issue et après des examens, les élèves reçoivent un brevet de capacité et sont appelés à servir, suivant leurs aptitudes, soit immédiatement dans l’état-major ; soit ultérieurement, après un stage dans la troupe ; soit toujours dans la troupe.

Dans tous les cas, les officiers d’état-major doivent exercer un commandement dans la troupe, pendant deux ans comme capitaine, ou pendant un an au moins comme major ; pendant deux ans comme colonel.

Les officiers sortant de l’Ecole de guerre, avec le brevet, qu’ils soient employés ou non dans l’état-major, jouissent tous de l’avantage fixe de passer capitaines ou majors au choix, dès qu’ils atteignent une certaine ancienneté. Les officiers supérieurs employés dans l’état-major jouissent ensuite d’autres avantages d’avancement, de sorte que les grades élevés dans l’armée italienne reviennent aussi, presque tous, aux officiers brevetés ; et les plus élevés aux officiers brevetés que leur mérite a appelés à servir dans l’état-major, comme officiers supérieurs.


Dans l’armée russe, le chef du corps d’état-major général fait partie du ministère de la Guerre.

Le corps d’état-major se recrute exclusivement à l’Académie d’état-major, fondée en 1832, à Saint-Pétersbourg, par l’empereur Nicolas.

La durée des cours de l’Académie est de deux ans et demi. Chaque année, on y admet quatre-vingts officiers environ. Les cinquante premiers du classement de fin de cours entrent définitivement dans l’état-major ; et sous la réserve de stages, de commandement dans la troupe, ils continuent à servir dans l’état-major pendant toute leur carrière.

De grands avantages leur sont réservés au point de vue de l’avancement ; mais dans l’armée russe l’avancement se fait partie au choix, partie à l’ancienneté, de sorte que les hauts grades ne reviennent pas nécessairement aux officiers du corps d’état-major. Néanmoins, l’entrée à l’Académie d’état-major est recherchée par les officiers, et les cours de cette Académie contribuent à relever le niveau de l’instruction dans toute l’armée russe et à y assurer l’unité de doctrine.


Dans l’armée japonaise, qui fait tant parler d’elle en ce moment, et qui vient de se placer, brillamment, vaillamment, au rang des meilleures armées du monde, l’organisation de l’état-major paraît avoir été calquée sur celle de la Prusse.

Le chef d’état-major général ne dépend pas du ministère de la Guerre. Il relève directement de l’Empereur. Grâce à la confiance du souverain, l’état-major exerce dans l’armée japonaise, comme en Prusse, le rôle prépondérant.

Le maréchal Oyama remplissait avant la guerre les fonctions de chef d’état-major général. Il a été nommé généralissime en Mandchourie, au moment de la réunion des armées des généraux Kuroki, Nodsu et Oku, qui, tous trois, ont rempli pendant leur carrière des fonctions d’état-major.

La concordance des efforts des trois armées, dans les grandes batailles de Liao-Yang et de Moukden, donne dès à présent une haute idée du rôle de l’état-major japonais pendant les opérations.

Lorsque l’on connaîtra la guerre dans ses détails, — et quelle qu’en soit la solution, — il sera d’un grand intérêt de voir les résultats du système d’état-major de Berlin, appliqué par une autre armée que l’armée prussienne.


L’ARMÉE FRANÇAISE
I

Pendant que la Prusse fondait sa doctrine militaire sur l’étude approfondie des campagnes de Napoléon, pendant que l’Académie de guerre y répandait son haut enseignement dans toute l’armée, pendant que le grand état-major ne cessait de perfectionner sa propre préparation à la guerre, afin d’accroître les forces de la nation, l’armée française n’avait pas songé, un seul jour avant 1870, à l’utilité, à la nécessité des hautes études de guerre.

On trouve bien dans le dictionnaire du général Bardin — terminé sous la direction du général Oudinot de Reggio, et paru vers 1840 — les réflexions suivantes à l’article : Académies militaires :

« Nous avons sous Louis XV imité de la Prusse tous ses colifichets militaires ; et des choses de ce royaume, ce qui a échappé aux regards de nos officiers voyageurs, c’est le cercle militaire qu’avait fondé à Berlin le roi Frédéric II.

« S’il existait une institution militaire, académique et nationale, les officiers les plus instruits en feraient partie ; ils auraient à leur disposition les ouvrages militaires de toutes les langues ; les traités nouveaux seraient livrés à leurs commentaires ; les grands intérêts de la science y seraient discutés. On y puiserait les projets les plus sages… »

Longtemps avant le général Bardin, les hommes de guerre, qui avaient écrit sur l’art militaire, Feuquières, Folard, Puységur, le maréchal de Saxe… avaient bien insisté sur la nécessité de joindre l’étude à la pratique de la guerre.

Dans le chapitre de ses Mémoires : Du soin du prince à former ses généraux, le lieutenant général marquis de Feuquières, que Frédéric il appelait l’Aristarque des officiers généraux, avait donné de sages conseils :

« De quelque prévoyance que le prince puisse être dans son cabinet, et quelque bien médités que puissent être ses projets, soit pour une guerre qu’il voudra entreprendre, soit pour la réussite d’un dessein particulier au cours d’une guerre, si le général qu’il en chargera n’a tous les talens convenables, il est presque assuré que rien ne réussira. »

Et Feuquières recommandait au prince d’examiner lui-même les officiers susceptibles d’exercer plus tard le commandement ; de leur donner des emplois qui leur permissent de montrer leurs capacités et de se préparer à un plus grand rôle ; « et de les élever de bonne heure, en évitant de s’en rapporter au choix de ses ministres qui peuvent être dominés par le souci de leurs intérêts particuliers, et, — ajoute Feuquières dans un mouvement d’aigreur qui, espérons-le, ne se rapporte plus à notre temps, — de l’intérêt de leurs maîtresses… »

Plus près de nous, l’archiduc Charles d’Autriche, l’adversaire le plus sérieux de Napoléon, avait bien écrit, lui aussi, « qu’on ne devient grand capitaine qu’avec une longue expérience et la passion de l’étude. Il ne suffit pas de ce qu’on a vu soi-même… »

Mais, dans l’armée française, on s’occupait peu de ces donneurs de conseils. Que pouvait-on apprendre à l’armée qui avait créé la tactique des tirailleurs, dont l’attaque à la baïonnette était irrésistible, qui avait tenu tête à toute l’Europe, qui avait promené ses drapeaux victorieux dans toutes les capitales ! Etait-ce par l’étude, par l’instruction péniblement acquise, que ces glorieux résultats avaient été obtenus ! N’étaient-ils pas la preuve manifeste qu’à la guerre tout dépend de la valeur des troupes, du coup d’œil, de l’inspiration des chefs, et que la guerre s’apprend par la guerre, et uniquement par la guerre !

Notre armée s’était endormie sur les succès incomparables que lui avait fait réaliser un chef de génie, sans préparation apparente, persuadée qu’elle recommencerait quand on le voudrait, et que rien ne résisterait à son entrain, à sa fougue, à sa confiance en elle-même.


II

Qu’y avait-il de vrai dans l’idée que le génie de Napoléon s’était développé sans aucune préparation ? Faut-il réellement attribuer à un prodige de divination les succès qu’il obtint, dès sa première campagne, en 1796, à la tête de l’armée d’Italie ? Ne peut-on pas trouver une explication plausible à l’entrée en scène de ce jeune officier d’artillerie de vingt-six ans, qui, presque inconnu, sans passé, sans expérience sérieuse de la guerre et du commandement, s’est mis dès son début au premier rang des grands capitaines de l’histoire ?

« C’est un problème que nul parmi les historiens de la jeunesse de Napoléon n’avait jusqu’ici tenté de résoudre, » a écrit M. Henry Houssaye dans le feuilleton du Journal des Débats du 10 octobre 1901. « M. Frédéric Masson et M. Arthur Chuquet se sont seulement posé la question. Le général Yung paraît ne l’avoir même pas soupçonnée. Le colonel York de Wartenburg s’est abstenu de la traiter, bien qu’elle entrât exactement dans le cadre de son Napoléon als Feldherr. Quant à la brochure du général Pierron : Comment s’est formé le génie militaire de Napoléon, elle porte un titre décevant. M. le général Pierron ne cherche à faire aucune lumière sur les études et la carrière de Bonaparte avant 1796. Il s’efforce seulement de démontrer — sans d’ailleurs y réussir — que Bonaparte emprunta à un livre du maréchal de Maillebois, ou plutôt du fils de celui-ci, le plan de la première campagne d’Italie :

« L’auteur de l’Éducation militaire de Napoléon[7], M. le capitaine Colin, a donc le mérite d’avoir, le premier, étudié cette question, et de l’avoir précisée, développée, approfondie et éclairée. Je ne dis pas pour cela qu’il en ait donné une solution certaine… »

« Peut être, après tout, écrit M. Henry Houssaye, à la fin de son bien intéressant feuilleton, Napoléon était-il sincère quand il disait à Sainte-Hélène : « J’ai livré soixante batailles ; je n’ai rien appris que je ne susse dès la première. C’est comme César qui se bat la première fois comme la dernière ; c’est comme Annibal qui, à vingt-six ans, conçoit ce qui était à peine concevable et exécute ce qu’on devait tenir pour impossible : c’est comme Condé chez qui la science semble avoir été un instinct, la nature l’ayant produit tout savant. »

Cette boutade de Napoléon, ne doit pas faire oublier que César, Annibal, Condé ont été, comme Alexandre, Gustave-Adolphe, Frédéric II, élevés, instruits de bonne heure pour la guerre, et que cette préparation bien dirigée, et jointe à leurs qualités naturelles, suffit pour expliquer leurs premiers succès. Mais Napoléon lui-même, que savait-il à sa première bataille ? Où et comment s’était faite sa préparation de chef d’armée ? Voici, à mon avis, la version la plus admissible :

Pendant les premières années de sa vie de lieutenant, les choses de la guerre ne paraissent pas intéresser Napoléon, plus que les autres. Il s’occupe un peu de tout, superficiellement, sans méthode ; il semble chercher sa voie ; son esprit paraît surtout tendu vers les luîtes politiques de la Corse.

A la fin de 1791, il est en congé en Corse, et y brigue une place d’officier dans les bataillons de la garde nationale en création dans l’île. Il réussit, en avril 1792, à se faire nommer à l’élection lieutenant-colonel en second d’un bataillon de volontaires. Il change donc non seulement de grade, mais d’arme. Dans des conditions semblables, tout lieutenant d’artillerie se serait mis immédiatement à la besogne, pour être à même d’agir dans ses nouvelles fonctions.

D’un autre côté, à la fin de 1792, Napoléon s’occupe des préparatifs de l’expédition de Sardaigne, et il prend part à cette expédition, au commencement de 93. Entre temps, il séjourne plusieurs mois à Paris, assiste aux événemens de l’époque, et n’est pas sans entendre parler des vides qui se sont produits dans les hauts grades de l’armée, et des avancemens extraordinaires qui en résultent. Tout le pousse, dans cette année 1792, à prendre au sérieux sa carrière militaire ; à donner à ses lectures, à ses études, à ses méditations, une tournure de plus en plus pratique ; et à se préparer à se distinguer, à son tour, dans l’armée, à la guerre, dès que les événemens le permettront.

Avec quels auteurs s’est-il préparé ? est-ce avec Du Teil, comme le croit le capitaine Colin, avec les écrivains militaires du XVIIIe siècle, ou leurs prédécesseurs, ou même avec les Grecs et les Romains ? On ne le saura jamais. Il ne prenait plus de notes comme autrefois à Auxonne, quand il lisait tout, se préparait à tout. Maintenant que sa voie est tracée, que ses lectures ont un but précis, il n’a plus besoin d’écrire pour se souvenir ; c’est dans l’esprit qu’il se grave les principes qu’il croit devoir retenir, et qui lui paraissent fondamentaux pour agir à la guerre.

Ce qu’il y a de certain, c’est que rentré en France comme capitaine d’artillerie, et présenté, en juin 1793, aux représentans du peuple qui se trouvent à Avignon, par son ami et compatriote Salicetti, Napoléon ne tarde pas à faire grande impression sur l’esprit des représentans par la sûreté, la largeur de ses vues, la netteté de ses appréciations sur le plan de l’expédition, qu’on dirigeait alors pour réprimer une insurrection à Marseille.

Les représentans l’attachent aux troupes de cette expédition ; puis comme chef d’escadron au siège de Toulon, où il se distingue.

Nommé général de brigade, commandant l’artillerie de l’armée d’Italie, il continue à travailler avec les représentans du peuple qui accompagnent cette armée. Bientôt, probablement sur son conseil, — car il est « leur faiseur de plans[8], » — les représentans font renoncer à l’idée d’attaquer, uniquement de front, la formidable position de l’Aution-Saorge, contre laquelle tant de longs et brillans efforts s’étaient brisés inutilement. On essaie de la tourner, en outre, par un fort détachement s’enfonçant en Italie par le littoral, pour se rabattre ensuite, brusquement, sur les derrières des Autrichiens. L’opération est confiée à Masséna. Elle réussit. C’est une leçon de choses, qui montre à Napoléon l’influence décisive des opérations compromettant ou menaçant les lignes de communication de l’adversaire, et qu’il retient. Il s’occupe aussi, surtout avec l’un des représentans, Robespierre le jeune, de nouveaux plans d’opérations pour assurer la coopération des deux armées des Alpes ; enfin il reconnaît une grande partie du terrain où opère l’armée.

Relevé de son, commandement, en août 1794, il continue à mûrir son projet d’opérations sur la frontière des Alpes et en Italie. Enfin, en 1795, mis en relief par l’envoi de ce projet au Comité de salut public, par ses relations avec Barras, par son commandement de l’armée de Paris, il obtient des directeurs, et de Carnot, le commandement en chef de l’armée d’Italie.

A partir de cette époque, il se lance dans la vie ; les événemens se précipitent dans sa carrière, il n’a plus que le temps strictement nécessaire pour les préparer et les provoquer à son heure.

Sa période de recueillement, commencée en 1792, est terminée. Il en a profité pour mûrir, par le travail et la réflexion, les hautes qualités de son esprit. Dans les deux dernières années, de 1794 à 1796, cette préparation s’est faite : non plus avec un dessein général vague, indéterminé ; mais avec l’intention bien arrêtée de commander en chef l’armée d’Italie. Elle lui a permis d’agir en maître, dès le début de sa campagne de 1796.

Avec une intelligence pratique, un bon sens, une sûreté de jugement, une connaissance du cœur humain, une prescience de la guerre, qui sont bien le génie, Napoléon a su faire un choix dans ce qu’il a lu sur la guerre. Il s’est tracé une manière de faire toute personnelle, que l’on retrouve dans toute sa glorieuse carrière, pour préparer ses campagnes, pour les exécuter, et pour livrer bataille.

Il était probablement dans le vrai quand il disait, également à Sainte-Hélène, en remémorant sa vie : « J’ai beaucoup médite l’histoire… Avant de rien entreprendre, j’ai longuement médité, j’ai prévu tout ce qui pourrait arriver… »

Napoléon s’est peu occupé de la préparation de ses états-majors. Il ne leur confiait pas ses intentions, ne les mêlait ni à la préparation, ni à la direction de ses opérations. Ils étaient pour lui de simples organes de transmission.

Comme son génie embrassait les détails, aussi bien que les ensembles, les choses n’en ont pas moins réussi, — et l’on sait avec quelle gloire ! — pendant la plus grande partie de ses campagnes. Mais lorsque les difficultés sont venues, il s’est cruellement ressenti de la préparation insuffisante de ses états-majors. En 1812, il l’a reconnu lui-même. En 1815, c’est une faute d’état-major, un ordre mal compris, mal transmis au général d’Erlon, qui a empêché la bataille de Ligny d’être plus décisive ; et qui a permis aux Prussiens, — moins rompus que ne le croyait Napoléon, — d’échapper à Grouchy, et d’intervenir à Waterloo.

Quant aux généraux et aux officiers de son armée, ils étaient souvent peu instruits, sans doute ; mais l’expérience de la guerre suppléait chez eux aux lacunes de l’instruction. Les campagnes, les combats incessans avaient introduit dans l’armée, à défaut d’unité de doctrine, — ce qui valait mieux, — l’unité de vues.


III

Après 1815, les maréchaux de l’Empire auraient pu intervenir pour montrer que, pendant les longues périodes de paix, il est indispensable de suppléer par l’étude au manque d’expérience de la guerre, et, par l’unité de doctrines, à l’unité de vues. Ils auraient pu réussir, peut-être, à faire adopter une doctrine militaire fondée sur les procédés de guerre de leur glorieux chef. Mais ils n’avaient été, ni les uns, ni les autres, les confidens, ou même les élèves de Napoléon pour la direction d’ensemble des opérations. Ils avaient agi en chefs d’une vaillance incomparable, connaissant admirablement la troupe, sachant tirer d’elle des efforts surhumains, utilisant avec intelligence le terrain et les circonstances pour exécuter les ordres de l’Empereur ; mais agissant en sous-ordre, ne connaissant pas les intentions de leur chef, pas plus que le plan général de l’opération et les raisons multiples qui l’avaient inspiré.

L’ancien chef d’état-major du maréchal Ney, le général Jomini, avait essayé de donner les principes de la grande guerre. Il avait étudié consciencieusement les campagnes de la Révolution et de l’Empire ; et son Précis de l’art de la guerre était la condensation des observations qu’il avait tirées de cette étude. Mais ce « précis » était présenté sous une forme dogmatique étroite ; il s’attachait à des classifications rigides, faites pour fausser les idées.

Jomini avait eu quelques disciples en France comme ailleurs ; mais le gros de l’armée ne s’en occupait pas ; elle ne croyait pas aux savans. Elle s’occupa encore moins de l’œuvre bien plus grave de Clausewitz qui parut en Prusse vers cette époque. La première traduction de cette œuvre, qui devait nous être si funeste en 1870, n’a été publiée en France qu’en 1886 : Théorie de la grande guerre (Librairie militaire Baudoin). Elle a été faite par le lieutenant-colonel de Vatry, et a été couronnée par l’Académie française.

C’est que l’époque, où cette théorie magistrale de la guerre parut en Allemagne, coïncida avec une longue période, de 1830 à 1850 et plus, pendant laquelle le cœur et l’esprit de la France étaient tout à l’Algérie. On suivait avec orgueil les progrès de nos troupes ; on se répétait les récits de leurs faits d’armes, les noms des chefs brillans, intrépides, qui les conduisaient dans les assauts des villes fortes, dans les batailles contre Abd-el-Kader : Bourmont, Clauzel, Valée, Bugeaud, le duc d’Aumale, Cavaignac, Changarnier, Lamoricière, Saint-Arnaud, Pélissier, Bosquet, Mac Mahon et tant d’autres étaient dans toutes les bouches.

Qui aurait osé, à cette époque, opposer à l’expérience de ces vaillans hommes de guerre les élucubrations d’un professeur, d’un rêveur allemand ; et prétendre que ce n’était pas dans les brillans combats contre les Arabes et les Kabyles, dans les marches sous le soleil ardent, à travers un pays inculte et sans routes frayées, qu’il fallait chercher les enseignemens de la grande guerre ; que c’était à l’Académie de Berlin ?

Puis sont intervenues les guerres de Crimée et d’Italie, facilitées au point de vue du commandement, la première par sa nature de guerre de siège, la seconde par la lenteur de nos adversaires. Puis une nouvelle expédition outre-mer, celle du Mexique.

Partout, nos troupes s’étaient conduites avec une vaillance incomparable. En Italie même, leur entrain et leur ardeur avaient remédié à certaines lacunes du commandement et décidé de la victoire.

Rien n’avait averti la nation et l’armée du danger qu’allait lui faire courir l’absence de toute doctrine de la grande guerre. Elles ne se doutaient pas que, tout en aguerrissant les troupes, la guerre coloniale n’est pas suffisante pour les préparer entièrement, et surtout pour préparer le commandement à la grande guerre.

Dans celle-ci, tout doit être sacrifié, au début, à la concentration à outrance des efforts pour joindre, et chercher à terrasser par la bataille, un adversaire égal en force, en arméniens, en valeur. Les questions de terrain, l’occupation de territoires ou de positions ne sont alors que d’ordre secondaire ; elles n’interviennent que comme moyens de faciliter la bataille. Ce n’est qu’après la bataille qu’elles reprennent leur valeur.

Dans la guerre coloniale, l’assaillant a généralement une supériorité écrasante sur l’adversaire par l’armement, par l’organisation, par la discipline ; il est sûr de le battre quand il le rencontrera. Disposant du temps, il peut utiliser l’espace à son gré, atteindre tel territoire, occuper telle position, pour mieux surmonter les véritables difficultés de ce genre de guerre : l’organisation des communications, le ravitaillement, la santé des troupes…

Les préoccupations du commandement sont différentes dans les deux guerres. L’une d’elles ne prépare pas nécessairement à l’autre. Les événemens de 1870 nous l’ont montré cruellement. Les difficultés actuelles de l’Allemagne contre les Herreros, montrent que, si bien préparés qu’ils soient pour la grande guerre, les Allemands trouveraient d’excellens enseignemens dans les traditions et les annales de notre vaillante armée coloniale.

Ce n’est pas seulement le commandement qui, en 1870, avait oublié la grande guerre. Nos troupes elles-mêmes ne connaissaient plus la discipline indispensable aux marches en grandes masses ; elles ne savaient plus cantonner ; elles se gardaient mal. Notre cavalerie ignorait le service de sûreté éloignée, et les reconnaissances, auxquelles elle est si bien préparée maintenant. Notre artillerie ne savait pas régler son tir…

Nos généraux se sont ressentis de l’insouciance universelle. N’ayant rien pour se guider au milieu de ce que le maréchal de Saxe a appelé « les ténèbres de l’art militaire, » ils sont retournés en arrière de plus d’un siècle, et se sont montrés imbus des principes surannés de la guerre de Sept ans, des mauvaises traditions militaires du XVIIIe siècle.

Au début de la guerre, notre armée, qui ne pouvait opposer que 200 000 hommes aux 450 000 Allemands, fut déployée de Sierck à Thionville sur un front de plus de 200 kilomètres. C’était revenir au système néfaste du « Cordon. »

La guerre de positions était dans l’esprit de tous nos généraux. On la retrouve dans le plan de campagne du général Frossard établi avant la guerre, comme dans la bataille de Spickeren. On la voit même chez l’intrépide général Ducrot, chez le maréchal de Mac Mahon, chez le général de Failly qui paraît interdit à l’idée d’abandonner sa position, quand il reçoit l’ordre de rejoindre Mac Mahon avant la bataille de Frœschwiller.

Le 10 août, l’Empereur fait prendre à l’armée position derrière la Nied ; il évite un désastre certain en la repliant le 11 sur une autre position contre Metz. Dans les batailles de Bazaine, il n’est question que de conservation de positions, de défensive passive.

Au point de vue de l’organisation des marches, le manque de méthode est aussi complet que pour le combat. Est-il rien de plus extraordinaire que la marche du 8 août, prescrite par Bazaine, tenant son armée sur pied pendant plus de douze heures, la fatiguant outre mesure, pour lui faire faire dix-huit kilomètres ! Est-il rien de plus monstrueux que ses ordres du 13 août entassant toute son armée sur une seule route, profondément encaissée, de Metz à Gravelotte !

D’où vient l’inertie de nos troupes, de notre valeureuse infanterie qui n’a jamais eu à attaquer dans les grandes batailles des 14, 16 et 18 août ? D’où vient l’inutilité de notre vaillante cavalerie pour éclairer l’armée au loin ? D’où viennent les difficultés de ravitaillement de l’intendance ? si ce n’est des tergiversations, de l’incapacité du haut commandement.

A quoi faut-il attribuer cette lacune déplorable dans notre préparation à la guerre ? Faut-il en rendre directement responsables nos chefs de 1870 ? N’est-elle pas due plutôt à l’insouciance générale ? à l’esprit d’aveuglement qui a laissé passer, sans en tirer le moindre profit, les admirables enseignemens des guerres napoléoniennes ; à l’absence de toute doctrine de la grande guerre ; au défaut absolu des hautes études de guerre ?


IV

Aussitôt après 1870, l’armée s’est mise au travail avec un élan, un dévouement sans limites. Tout le monde donnait son avis, écrivait, proposait, mais sans méthode ; et, de tous ces efforts aussi généreux que diffus, il ne serait probablement rien sorti d’utile, si la création de l’Etat-major général de l’armée et de l’Ecole supérieure de guerre n’était intervenue.

En France, l’Etat-major général de l’armée dépend du ministre de la Guerre ; et, avec notre constitution, il ne peut pas en être autrement, le ministre étant seul responsable des choses de l’armée devant le Parlement.

Le chef d’état-major de l’armée reste en fonction au ministère de la Guerre, en temps de guerre comme en temps de paix. Grâce à cette mesure, qui ne date que de quelques années, le gouvernement disposera, dès le début des campagnes, d’un auxiliaire précieux, compétent, pour désigner les buts à atteindre, pour coordonner les efforts à exécuter sur les différens théâtres d’opérations ; bien placé pour veiller à ce que rien ne vienne entraver la pleine initiative des chefs des armées dans le choix des moyens d’exécution…

En dehors de ses attributions pour la mobilisation et la concentration des armées, pour la préparation de leurs communications, de leur ravitaillement, l’état-major général de l’armée est chargé, en temps de paix, de veiller à l’instruction générale de l’armée, de suivre les progrès des armées étrangères : et il s’acquitte de ces graves fonctions avec une compétence, une suite dans les idées, des plus profitables à l’armée et au pays.

Ses études sur les armées étrangères, quand elles peuvent être divulguées, sont consignées dans la Revue militaire de l’étranger. Ce ne sont pas seulement des extraits, des résumés, des règlemens ou des publications sur les armées étrangères ; ce sont souvent des analyses, des discussions pleines d’intérêt et très goûtées de l’armée.

En même temps, l’état-major de l’armée fait paraître une Revue historique, dans laquelle il publie, campagne par campagne, les documens conservés aux archives du ministère de la Guerre et de l’État, ou même dans des collections particulières, et ayant trait aux guerres de nos chefs militaires les plus célèbres.

Aucun règlement concernant l’emploi de l’armée à la guerre, aucune modification de ces règlemens, ne se fait sans la participation de l’état-major de l’armée qui a su maintenir une concordance complète entre les règlemens des différentes armes, ainsi que l’unité de doctrine pour toute l’armée. Le règlement le plus important à cet égard, celui qui a trait au service en campagne, répond bien aux nécessités actuelles de la guerre, et est entièrement d’accord avec le haut enseignement de l’Ecole supérieure de la guerre. On peut même ajouter que les travaux de cette école ont joué un grand rôle dans le choix des principes qui forment la base de ce règlement.

D’un autre côté, l’Ecole supérieure a largement rempli sa mission de préparer de bons officiers pour nos états-majors et de répandre dans l’armée les hautes études de guerre.

Après quelques années de tâtonnemens, elle a créé une méthode d’enseignement rationnelle, pratique, fondée, tant pour la stratégie que pour la tactique, sur les guerres de Napoléon et sur les campagnes plus récentes, et consistant surtout dans des exercices sur le terrain ou sur la carte[9], complétés par des cours techniques.

En sortant de l’Ecole, les officiers brevetés sont incontestablement bien préparés pour servir d’aides au commandement, et pour occuper eux-mêmes plus tard les positions élevées de l’armée. Ils se dispersent dans les régimens et y répandent l’enseignement de l’Ecole.

L’Ecole supérieure de guerre a un autre moyen de faire sentir son influence à toute l’armée, à l’aide de ses professeurs, dont plusieurs ont publié leurs cours, ou le résultat de leurs méditations, et qui ont placé notre littérature militaire au niveau de celle des meilleures armées.

En dehors de l’état-major de l’armée, et, indirectement, de l’Ecole supérieure de la guerre, le ministre s’appuie pour l’étude de certaines questions, qui lui paraissent particulièrement importantes ou délicates, sur le Conseil supérieur de la guerre. Les travaux de ce conseil sont largement facilités par les études préliminaires de l’état-major de l’armée ; mais ils ne sont qu’intermittens, le Conseil supérieur ne s’occupant des questions que lorsqu’elles lui sont soumises par le ministre. Son grand rôle est de permettre aux chefs, destinés à commander les armées en cas de guerre, de se préparer à leurs graves fonctions, à leurs grosses responsabilités ; et en outre de les mettre à même par leurs inspections, par leurs grandes manœuvres, par leurs manœuvres avec cadres, de connaître le personnel appelé à servir sous leurs ordres.

Là, malheureusement, doivent s’arrêter les constatations élogieuses. Le terrain a été bien préparé ; la récolte s’annonce bien ; mais elle risque de rester sur pied et de ne pas être utilisée.

Nos états-majors d’armées sont désignés à l’avance ; mais ils se réunissent trop peu pour être entièrement rompus à leur service de guerre.

Les membres du Conseil supérieur de la guerre ont toutes facilités pour se préparer à leur grand rôle ; toutefois cette préparation se poursuit, non pas avec leurs états-majors du temps de guerre, mais bien avec quelques officiers d’ordonnance, qui constituent de véritables cabinets du temps de paix. Il est à craindre que ces cabinets ne continuent à fonctionner en temps de guerre, et ne fassent échec aux états-majors ; les généraux écartant systématiquement, comme cela s’est vu en 1870, leurs chefs d’état-major de la conception et de la préparation des opérations, et les condamnant à transmettre, tels quels, souvent en toute hâte, des ordres préparés par leurs cabinets.

Les inconvéniens très graves de cette dualité des états-majors et des cabinets ont été signalés, après la guerre de 1870-1871, par le général Jarras, chef d’état-major du maréchal Bazaine, et par le général Borel, chef d’état-major du général Bourbaki à l’armée de l’Est. Recevant les ordres au dernier moment, sans avoir le temps de les étudier et même de les comprendre, ces chefs d’état-major se sont trouvés dans l’impossibilité de remplir le rôle de prévoyance, qui aurait dû leur incomber, de parer aux difficultés d’exécution des ordres, d’orienter à temps les chefs des troupes et des services, de préparer les officiers d’état-major à intervenir sur les lieux, auprès des commandans de troupes, pour que partout l’action se poursuive dans le sens et vers l’objectif indiqués par le chef suprême.

Les cabinets des généraux sont à supprimer. Et, à cette fin, il faudrait interdire d’employer les officiers brevetés comme officiers d’ordonnance.

Au sortir de l’Ecole supérieure de guerre, où l’on a si bien préparé, stimulé leurs esprits pour la guerre, les officiers brevetés sont trop souvent absorbés par des travaux de chancellerie. A la longue, ces travaux, entièrement étrangers aux préoccupations de la guerre, ne peuvent qu’émousser la préparation de nos officiers d’état-major à leur rôle d’aides du commandement pour la conception et la direction des opérations.

C’est un vice fondamental auquel il faut porter remède sans tarder. Le meilleur moyen consisterait, à mon avis, à scinder notre service d’état-major en deux : les officiers brevetés, et les officiers d’état-major.

Le brevet serait obtenu, comme cela a lieu actuellement, à la suite d’un concours terminant deux années de travail à l’École supérieure de guerre. La meilleure partie des brevetés seraient maintenus à cette école pour une troisième année ; on y choisirait, après un nouveau concours, les officiers d’état-major.

Les deux concours seraient ouverts à tous les officiers de l’armée, désireux d’y prendre part, sous la réserve des notes de leurs chefs hiérarchiques, affirmant qu’ils paraissent aptes à occuper les postes élevés de l’armée.

En temps de paix, les officiers d’état-major seraient employés exclusivement, tant dans les divers états-majors que dans l’état-major de l’armée, à des travaux les préparant à leur service de guerre. Les officiers brevetés assureraient les autres travaux des états-majors et notamment les travaux de chancellerie. Les uns et les autres seraient astreints à de fréquens stages dans la troupe.

Enfin, il y a lieu de remarquer que rien n’existe dans nos lois et dans nos règlemens pour réserver les hauts grades de l’armée exclusivement à des officiers présentant des garanties d’instruction et de préparation intellectuelle, en rapport avec l’importance de ces fonctions élevées, et avec les exigences de la guerre moderne.

Pendant que, dans les armées étrangères, on ne néglige rien pour faire du corps d’officiers une élite intellectuelle ; pendant que de cette élite, on en tire une autre choisie, instruite, perfectionnée sans cesse au point de vue de la guerre, et destinée à aider le haut commandement, puis à recruter ce haut commandement lui-même ; en France, on ne trouve rien de semblable dans notre organisation, ni maintenant, ni à aucune époque.

L’étude des modifications successives de nos règles d’avancement ne fait ressortir aucun principe élevé, aucun souci de cette idée, qu’organiser l’avancement des officiers, c’est préparer l’utilisation des forces de la nation, et que, par conséquent, dans cette question si grave pour les destinées du pays, les intérêts particuliers doivent, plus que partout ailleurs, céder le pas à l’intérêt général.

Pour terminer cette trop longue étude, je vais examiner rapidement ces règles, et voir comment elles pourraient être perfectionnées. Je ne parlerai pas du recrutement même des officiers. Les écoles de Saint-Cyr et polytechnique sont bien faites pour former une élite intellectuelle dans le corps des officiers. Saint-Maixent, Saumur et Versailles donnent de très bons résultats. Quand un pays a de pareilles institutions, consacrées par l’expérience, par la tradition, par des souvenirs glorieux, il n’a qu’à les conserver.


V

La première ordonnance sur l’avancement date du 17 mars 1788. Jusque-là, il n’y avait eu aucune règle pour l’avancement. Les charges s’étaient multipliées inutilement, surtout dans la Maison du Roi.

Louis XVI s’émut de ces abus et fit réunir un conseil de guerre pour donner une constitution à l’armée. En ce qui concerne notre étude, on remarque, dans l’ordonnance de 1788, que « le Roi n’appellera à occuper les grades de major et de colonel que des sujets proposés par le secrétaire d’État de la Guerre, sur une liste de présentation arrêtée par le Conseil de guerre. » C’est l’origine des commissions de classement.

La loi du 29 octobre 1791, développée avec éloquence par Alexandre de Lameth, devant la Constituante, fut fondée sur l’ancienneté tempérée par le choix. Elle définissait les droits des deux modes d’avancement pour chaque grade.

Bientôt, dans la tourmente révolutionnaire, il se produisit des difficultés pour combler les vides dans les différens grades d’officiers. La loi du 24 août 1792 autorisa le pouvoir exécutif à choisir et à nommer, aux places de l’armée, tous les citoyens capables de les remplir.

De nombreux bataillons de volontaires furent créés ; ils nommèrent leurs officiers à l’élection. Beaucoup de ces bataillons se conduisirent bien au feu. La Convention s’occupa de les amalgamer avec l’armée de ligne, et, par la loi du 27 février 1793, introduisit dans toute l’armée le mode d’avancement des volontaires à l’élection par les inférieurs ; un tiers des places seulement étant réservé à l’ancienneté.

Deux ans après, la loi du 3 avril 1795 substitua, au système déplorable de l’élection par les inférieurs, l’élection par les officiers du grade à atteindre et des grades supérieurs. Un tiers des grades était réservé à l’élection ainsi comprise ; un tiers à l’ancienneté ; un tiers au Corps législatif.

Cette loi ne fut pas abrogée sous le Consulat et l’Empire. On se borna à l’appliquer incomplètement. Peu à peu, l’élection ne se fit plus. Napoléon trouva commode de laisser subsister « des dispositions légales dont aucun commandant de corps n’aurait voulu réclamer l’exécution, qui le dispensaient de toute mesure sur le même objet, l’affranchissaient de toute règle comme de toute gêne, et le laissaient entièrement libre du choix et du sort des officiers de ses armées. » (Général Préval, De l’avancement militaire dans l’intérêt de la monarchie.)

Après les Cent-Jours, sous la Restauration, la nomination de tous les officiers supérieurs fut réservée au choix du Roi, ainsi que celle de la moitié des officiers subalternes, l’autre moitié fut laissée au choix des inspecteurs généraux.

Puis intervint la loi du 10 mars 1818, présentée par le maréchal Gouvion Saint-Cyr, ministre de la Guerre. Les deux tiers des grades de lieutenant, de capitaine, de chef de bataillon ou d’escadron, de lieutenant-colonel furent réservés à l’ancienneté ; l’autre tiers au choix. Pour être nommé à un grade, il fallait avoir servi quatre ans dans le grade inférieur.

Cette loi souleva de vives protestations tant à la Chambre des députés qu’à la Chambre des pairs. Ses adversaires voyaient surtout, dans les droits donnés à l’ancienneté, une atteinte portée aux prérogatives du Roi, un moyen d’enchaîner sa liberté et son autorité.

Bien défendue par Gouvion Saint-Cyr, la loi fut votée ; mais à la Chambre des pairs elle ne réunit que 96 voix contre 74.

Après 1820, le maréchal Soult, ministre de la Guerre, présenta aux Chambres une nouvelle loi destinée surtout à élargir la part du choix, et à accélérer l’avancement en réduisant le temps nécessaire pour passer d’un grade à un autre.

Cette loi fut adoptée le 14 avril 1832 ; elle nous régit encore aujourd’hui. Elle réserve à l’ancienneté les deux tiers des emplois vacans de lieutenant et de capitaine, et la moitié des emplois de chef de bataillon ou d’escadron.

Elle souleva devant les Chambres, quoique à un degré moindre, les mêmes protestations au sujet de l’affaiblissement des prérogatives du Roi, et aussi du ministre de la Guerre.

La loi fut muette au sujet de l’établissement des tableaux d’avancement. L’ordonnance de 1838 en parla, mais sans fixer de règles précises. Dans la pratique, jusqu’en 1870, ces tableaux furent arrêtés, pour l’infanterie et la cavalerie, en partie par les inspecteurs généraux, en partie par le ministre sur les propositions des inspecteurs généraux ; dans les armes spéciales et services par des commissions composées par les inspecteurs généraux.

Après la guerre, la création des corps d’armée entraîna de profondes modifications dans les erremens relatifs à l’avancement. Il fallut donner aux chefs de ces nouveaux commandemens une influence et même une influence prépondérante. Les nombreux décrets, ou instructions ministérielles, parus depuis cette époque font ressortir les tâtonnemens successifs des ministres de la Guerre. Le décret du 5 mars 1899, présenté par M. de Freycinet, résume les résultats de l’expérience acquise pendant cette longue période d’essai.

D’après ce décret, le ministre devait fixer chaque année l’ancienneté à exiger pour l’inscription au tableau d’avancement. Cette limite était avancée de six mois pour les officiers brevetés. Là se bornait l’intervention du ministre. Les tableaux d’avancement étaient arrêtés, pour les grades inférieurs, par les commissions d’armes ; pour les grades supérieurs, par la haute commission de classement composée des commandans de corps d’armée ; pour les officiers généraux, par le Conseil supérieur de la Guerre.

En confiant l’avancement des officiers à leurs supérieurs hiérarchiques, en se privant de la satisfaction d’accorder personnellement des faveurs, M. de Freycinet rendait un véritable service au pays. Il assurait, autant que possible, les avantages du choix au mérite bien constaté ; et, de plus, il tenait compte des difficultés créées par notre régime politique et par la toute-puissance du parlement ; il donnait aux ministres les moyens de se garantir contre les sollicitations puissantes, pressantes, des hommes politiques dont dépend souvent le sort des cabinets ; et il leur permettait de se retrancher derrière un classement fait en dehors d’eux par les chefs les plus élevés de l’armée.

Les choses changèrent bientôt. Dès le 29 septembre 1899, un nouveau décret présenté par un des successeurs de M. de Freycinet spécifiait que, dorénavant, le ministre de la Guerre déciderait seul des nominations des généraux à soumettre au Président de la République.

Un autre décret du 9 janvier 1900 établissait que les commissions de classement ne feraient plus que dresser des listes de présentation au ministre, qui statuerait définitivement, pour arrêter les tableaux.

Le 3 octobre de la même année, un autre ministre aggravait cette mesure en faisant prescrire d’étendre beaucoup, pour augmenter son droit de choisir, les listes de présentation ; puis, le 27 février 1901, il supprimait les inspections générales ; et, le 15 mars suivant, il fixait les règles, encore actuellement en vigueur, pour l’établissement des tableaux d’avancement :

Les chefs de corps dressent, chaque année, par ordre d’ancienneté, — et en leur donnant un numéro de préférence, — la liste de tous les officiers qui remplissent les conditions d’ancienneté, très larges, fixées par la loi pour pouvoir passer aux grades suivans. Ces énormes listes fusionnées, annotées par les généraux sont transmises au ministre qui y prend, à son gré, les officiers qu’il veut porter au tableau d’avancement ; qui y exerce son choix, sans limites, sans contrôle. Les influences étrangères à l’armée, parlementaires, électorales, franc-maçonnes, ont toute prise sur le ministre. Il n’a plus rien pour se défendre.

La raison de ce bouleversement de nos traditions a été donnée presque officiellement. Au lieu de l’armée, respectueuse de la légalité mais soustraite à nos discussions politiques, au lieu de « la grande muette » planant au-dessus de nos dissentimens intérieurs, et travaillant, se préparant à la guerre, sous l’égide de cet admirable, salutaire principe de la neutralité politique de l’armée, inauguré devant l’ennemi en 1870, on veut un corps d’officiers, affirmant nettement ses préférences pour les hommes au pouvoir, capables au besoin de prendre parti pour eux. Qu’on prenne garde de ne pas introduire dans l’armée le virus le plus dangereux pour une nation, l’esprit prétorien !

La toute-puissance que le ministre s’est donnée, en fait d’avancement, lui permettra de réserver exclusivement les grades à une catégorie d’officiers, en décourageant impitoyablement ceux qui lui sont signalés — et par qui ? — comme ayant des opinions ou des attaches de famille, politiques ou religieuses, suspectes.

Mais alors, quand la situation politique changera, quand, lassé du régime actuel, le pays appellera au pouvoir des hommes plus modérés, plus libéraux, il faudrait, d’après ce système, traiter à leur tour de suspects les officiers entachés d’opinions politiques trop avancées, compromis par leurs relations avec le parti tombé ; et pousser vers la tête de l’armée uniquement, non pas les plus méritans, les mieux doués, mais ceux qui afficheraient les idées du moment.

Ne voit-on pas les conséquences immédiates de cet abominable système ? l’influence des sénateurs, des députés, des préfets, des loges maçonniques, substituée à l’autorité légitime, régulatrice, des chefs de l’armée ; les officiers poussés à faire du zèle politique, les uns par conviction, les autres par ambition ; les caractères s’abaissant, la méfiance, la délation peut-être[10], remplaçant la solidarité, la saine et franche camaraderie des corps d’officiers !

Et la France ! Et notre malheureux pays, qui a déjà eu tant à souffrir de l’infériorité du haut commandement en 1870, où trouvera-t-il, avec un pareil régime, les garanties qu’il est en droit de réclamer pour assurer l’utilisation de ses forces, pour la défense de son territoire et de son honneur ?

Tandis que les souverains étrangers renoncent à tout droit d’accorder des faveurs pour l’avancement de leurs officiers, et qu’ils veillent à ne faire arriver aux grades de l’armée que des hommes au mérite reconnu à la suite de longues et nombreuses épreuves, il est profondément attristant de constater que dans nos discussions, dans nos décrets sur l’avancement on aperçoit surtout une conception étroite, mesquine, des prérogatives du gouvernement, le désir de lui garantir, avant tout, le droit d’accorder des faveurs ; que, chez nous, l’intérêt général est sacrifié à l’intérêt des partis, des sociétés secrètes ; qu’on laisse des considérations politiques s’infiltrer dans des questions de commandement, qui pèseront tôt ou tard sur les destinées de la patrie.


VI

Il est temps, grandement temps, que la loi vienne se substituer au régime troublant, déconcertant, des décrets, des tergiversations ministérielles, et qu’elle intervienne pour le haut commandement, pour les états-majors, comme pour l’avancement des officiers ; car ces questions se tiennent et se commandent les unes les autres.

Pour l’avancement, faut-il simplement perfectionner notre vieille loi de 1832, ou bien la remplacer par une loi nouvelle ? Le gouvernement a adopté cette dernière solution, et il a soumis au Parlement un projet de loi destiné à substituer, aux erremens du choix et de l’ancienneté, un système compliqué de majorations progressives de l’ancienneté des officiers. Ce projet ne répond pas aux besoins de l’Etat, qui a intérêt à voir accorder l’avancement au mérite des officiers, au moment même où on les propose, à leur aptitude à rendre de bons services dans l’avenir ; et non pas aux services rendus aux époques plus ou moins éloignées de leur carrière En outre, il donne au ministre des droits exorbitans ; ce serait pousser, plus que jamais, au régime des faveurs, des sollicitations étrangères à l’armée.

Faut-il imiter les armées qui nous entourent, et adopter l’avancement à l’ancienneté par sélection, en éliminant les moins capables, en brisant, avant le temps légal, la carrière de certains officiers, pour pousser plus vite les autres ?

En Allemagne, les officiers ainsi éliminés par un ordre de l’Empereur, — le souverain se réserve cette besogne pénible, — reçoivent généralement quelques faveurs ; et ils se taisent. En France, une fois libérés du service et devenus électeurs, ils ne cesseraient de réclamer, de crier à l’injustice. De fait, cette mesure est dure, humiliante, pour de vieux officiers qui, tout en ayant renoncé à l’avancement, n’en désirent pas moins conserver, jusqu’au bout, l’espoir de se distinguer, de se sacrifier même pour le devoir, pour l’honneur. La sélection n’est pas dans les mœurs de l’armée ; elle réussirait difficilement…

Avec notre système actuel d’avancement au choix, on cherche à rajeunir les hauts grades en favorisant les officiers les plus capables. Le choix s’exerce presque toujours sur un grand nombre d’officiers ayant à peu près les mêmes mérites ; il laisse nécessairement sur le carreau des hommes de valeur, et soulève, lui aussi, des récriminations qui peuvent paraître justifiées, au point de vue des intérêts des officiers, et qui, en réalité, sont mal fondées, puisqu’il s’agit d’une nécessité de la défense nationale. Au point de vue strict de l’équité, le choix n’est pas plus juste que la sélection ; mais il ne l’est pas moins. Bien employé, il permet de pousser plus rapidement quelques officiers et d’avoir des chefs de corps d’armée plus jeunes, plus actifs. C’est un avantage précieux ; car nous n’avons pas de princes jeunes, entreprenans, à qui confier nos armées.

Notre loi date de 1832 ; elle est bien vieille. Mais ce n’est pas un désavantage ; et, pour des questions complexes, délicates, comme celles de l’avancement des officiers, la sanction du temps, l’ancienneté des traditions n’est pas une mauvaise chose. Il y a donc tout intérêt à garder notre vieille loi de 1832 ; sauf à y apporter les perfectionnemens répondant aux exigences des guerres actuelles, en ce qui concerne surtout l’instruction indispensable aux titulaires des différens grades de l’armée ; sauf à y introduire des garanties contre les influences étrangères au bien de l’armée et au souci de la défense nationale.

Tout d’abord, il faudrait ajouter à la loi que nul ne pourra atteindre le grade de chef de bataillon ou d’escadron, même à l’ancienneté, sans avoir satisfait à un examen constatant son aptitude. Le maréchal Bugeaud avait déjà réclamé cette disposition en 1832 ; depuis, l’importance du rôle de chef de bataillon n’a fait qu’augmenter.

La loi devrait accorder une majoration d’ancienneté d’un an aux officiers brevetés ; et de deux ans aux officiers sortant de l’Ecole supérieure de guerre, pour entrer dans l’état-major, après une troisième année d’Ecole, si toutefois l’on admettait la mesure de scinder en deux le service d’état-major.

Elle devrait spécifier, en outre, qu’en principe, les généraux de brigade seraient choisis parmi les officiers brevetés ; les généraux de division parmi les officiers sortis de l’état-major.

Enfin, il faudrait que la loi ne se contentât pas d’émettre des principes, en ce qui concerne l’établissement annuel des tableaux d’avancement ; elle devrait entrer dans les détails, multiplier les précautions pour permettre au vrai mérite de se faire jour.

Dans une monarchie, le souverain est à la fois le chef de l’Etat et le généralissime. Il a un intérêt personnel immédiat à empêcher l’armée d’être envahie par des faveurs imméritées ; car il sait que, tôt ou tard, il assumera la responsabilité de conduire cette armée contre l’ennemi. Dans une république, les ministres passent si vite, et la guerre peut leur paraître si éloignée, qu’ils sont poussés à profiter, sans tarder, de leur court passage au pouvoir, pour accorder les faveurs auxquelles ils tiennent personnellement, et celles qui leur sont demandées par leurs amis politiques. C’est une source de dangers, auxquels la loi doit porter remède. La force des institutions peut seule, dans l’État républicain, combattre les résultats de l’instabilité du pouvoir.

C’est pourquoi la loi devrait s’efforcer d’atteindre ce but et préciser la marche à suivre pour arrêter, chaque année, le tableau d’avancement :

Confier le soin d’assurer les listes de choix aux supérieurs hiérarchiques des officiers ; et, par-dessus eux, aux commandans de corps d’armée et aux inspecteurs d’armée, pour les officiers de toutes armes ; au chef d’état-major de l’armée, pour les officiers du service d’état-major. Éviter les commissions de classement ; elles ont l’inconvénient de toutes les assemblées : leurs décisions sont anonymes. Laisser à chaque chef la responsabilité de ses choix, qui devront être faits au grand jour, et mis à l’ordre de ses troupes.

Charger le Conseil supérieur de la Guerre de fondre ces listes, et de faire les dernières éliminations, dans les limites de nombre fixées par le ministre.

Spécifier que le ministre n’intervient pas dans la désignation des officiers à porter sur les listes. Il reçoit de ses subordonnés le tableau d’avancement, tout fait, et établi aux époques et dans les limites fixées par ses ordres, de même qu’il accepte, sans y toucher, la liste d’ancienneté résultant des notes et des examens de sortie des écoles.

Son rôle est plus élevé. Il consiste à veiller à l’intérêt de l’État ; à sauvegarder le recrutement des hauts grades de l’armée ; à exiger avec fermeté que le choix repose à la fois sur l’étendue de l’instruction, et sur l’amour du métier, l’activité physique et intellectuelle, le bon sens, le jugement, le caractère, le dévouement sans limites à la patrie.


GENERAL ZURLINDEN.


  1. La question du « haut commandement » et du rôle du gouvernement pendant la guerre a déjà été traitée dans le numéro de la Revue des Deux Mondes du 15 juin 1903.
  2. C’est à Moltke, alors major à l’état-major du IVe corps d’armée, qu’on doit l’invention du « Kriegspiel » — jeu de la guerre — permettant de conduire sur la carte une manœuvre à double action, dans des conditions de temps et d’espace analogues à celles d’une opération réelle.
  3. La Revue militaire des armées étrangères, 1903, publiée par notre état-major de l’armée — à laquelle nous empruntons ces détails, — cite les ouvrages français recommandés aux candidats à l’Académie : Duruy, Histoire de France, — Lanfrey, Histoire de Napoléon, — Sarcey, Siège de Paris, — Maxime Du Camp, Paris, — les romans d’Adolphe Belot, Daudet, Marcel Prévost, Gyp, Guy de Maupassant, Gustave Droz.
  4. Le nom de « Neben-Etat » a disparu de l’annuaire. Les officiers de l’ancien « Neben-Etat » s’appellent maintenant « attachés au grand état-major. »
  5. Les rigueurs de la « sélection » sont depuis longtemps passées dans les mœurs de l’armée prussienne. Elles sont généralement justifiées par les notes données hiérarchiquement aux officiers intéressés. On cite cependant des exemples d’erreurs, et, en particulier, le cas du maréchal Blücher, le cher énergique de l’armée prussienne en 1813-14 et 15. Blücher avait été, dit-on, éliminé par « sélection, » comme capitaine, par Frédéric le Grand. Il fut réintégré dans l’armée par Frédéric-Guillaume II, mais il n’accepta qu’à la condition de reprendre son ancienneté primitive. La Prusse n’a pas eu à se plaindre de l’accroc, donné dans cette circonstance, à l’inflexible mesure de la « sélection. »
  6. Voyez la Revue des Deux Mondes du 15 juin 1903.
  7. L’Éducation militaire de Napoléon, par J. Colin, capitaine d’artillerie breveté, 1 vol. Librairie Chapelot.
  8. Lettre du 6 août 1794, des représentans Salicetti, Albitte et Laporte, à la Convention.
  9. Grâce à l’École de guerre, ces exercices sur la carte ont été vulgarisés dans l’armée, et y donnent de très bons résultats.
  10. Ces lignes ont été écrites bien avant les révélations écrasantes de M. Guyot de Villeneuve à la Chambre des députés. Hélas ! ce n’est plus « peut-être » qu’il faut dire.