Les Habits noirs/Partie 3/Chapitre 10

Hachette (tome IIp. 362-373).
Troisième partie


X

Tête à perruque.


Le baron Schwartz était un homme dans la force de l’âge, énergique et robuste. Les gens de sa sorte commencent ordinairement par être très paisibles : le flegme est une des qualités qu’on apporte de Guebwiller. Mais ce flegme est un outil : on le jette parfois, quand est finie la campagne de travail. Chose singulière, ces prédestinés de la conquête sont doux et patients tant qu’ils sont maigres, aigus, avides ; le sang leur vient avec l’embonpoint, dès qu’ils deviennent beaux joueurs et bons vivants. Si vous les voyez en colère, dites-vous bien que leur affaire est faite.

En sa vie, M. le baron Schwartz avait eu peu d’occasions de recourir à la violence ; il n’était pas méchant, et cependant ses rares colères s’étaient passées sur plus faibles que lui, sauf un ou deux cas où il avait payé très honnêtement de sa personne. On savait cela dans, le monde où il vivait, et son courage avait encore été pour lui une bonne affaire.

Ceux qui le connaissaient bien avaient pensé de tout temps que si on l’attaquait jamais dans l’amour qu’il portait à sa femme, M. Schwartz deviendrait un homme terrible.

Depuis quelques jours, M. le baron Schwartz vivait de fièvre. Ses craintes comme ses espoirs participaient à cet état nouveau pour lui, car la fièvre dont nous parlons n’était plus cette simple accélération du pouls qui accompagne le travail quotidien du million et qui tue lentement, comme l’opium ou l’absinthe : c’était une fièvre profonde, douloureuse, capable de détraquer cet instrument de précision qui était son cerveau, capable de l’arracher au calcul pour le lancer dans les aventures

Il en était à faire fond sur ce roman usé jusqu’à la corde, et qui se présentait néanmoins dans des conditions originales de vraisemblance et de réussite : l’existence d’un petit-fils de Louis XVI. M. Lecoq le tenait, comme cette main de fer, magie des modernes industries, qui emprisonnait les voleurs, essayant de forcer les fameuses caisses à secret de la maison Berthier et Cie.

M. Schwartz avait violé la fortune. Et, à un certain moment, quand le triomphe n’était même plus douteux, ce démoniaque mécanisme avait joué : M. Lecoq !

Dans l’affaire du prétendu fils de Louis XVI, M. Schwartz, aux abois, cherchait un refuge, une parade, quelque chose comme ce fameux brassard ciselé que les pillards de la caisse Bancelle avaient laissé entre les griffes de la mécanique, la nuit du 14 juin 1825.

Il n’avait rien volé ; mais souvenons-nous de la navrante conviction qui terrassa André Maynotte innocent, au lendemain de ce crime. La main qui avait serré jadis la gorge d’André Maynotte était désormais autour du cou de M. Schwartz : la même main !

André Maynotte n’était, en ce temps-là, qu’un pauvre enfant amoureux, et ce furent les précautions mêmes prises pour sauvegarder Julie, son trésor adoré, qui couronnèrent et complétèrent ce fatal monceau d’apparences, sous lequel la justice ne sut point découvrir la vérité cachée.

M. Schwartz était, au contraire, un homme, un habile homme ; les ressources de toute sorte abondaient autour de lui, et sa fortune lui faisait une armure. — Cependant il suffoquait sous la pression de cette main, qui mesurait la puissance d’étranglement à la force de la victime. Il râlait déjà, parce que, pour compléter l’étonnante parité de situation, un grand amour aussi pesait sur lui : une femme était là qui paralysait sa défense, une femme adorée, la même femme !

Je n’ai pas dit le même amour. M. le baron Schwartz et André Maynotte n’aiment jamais de la même façon ; mais qu’importe ? La passion engourdie dans le bonheur devient féroce à l’heure où l’on souffre. Au milieu de cette immense bataille des intérêts qui s’agitaient autour de M. Schwartz, sa grande affaire était sa femme.

Sa femme le gênait, le garrottait, l’absorbait. Il l’aimait avec fureur, depuis qu’elle n’était plus à lui. Il l’aimait à cet horrible point qu’il avait songé un instant à la broyer sous cet arrêt de la cour de Caen qui pesait toujours sur sa tête !

Il l’aimait jusqu’à pleurer, lui, le baron Schwartz, quand il était tout seul et entouré de terreurs dans son cabinet où tant d’or avait ruisselé. Les menaces, les accusations, à de certains moments, se dressaient autour de lui comme un cercle infranchissable : il était bigame ; il était, de par un mensonge que soudait fatalement un atome de vérité, le caissier, le complice d’une association de bandits ; seize années de labeurs intelligents, probes dans la mesure des candeurs industrielles, rigoureusement irréprochables, selon la morale d’or, quinze années de conceptions qui n’étaient ni sans utilité pour son pays, ni sans grandeur au point de vue du progrès matériel de tout un peuple, pouvaient être transformées, comme le lait de nos fermiers parisiens, pur aussi devant la clémence des inspecteurs, tourne et se corrompt au contact empoisonné d’un acide, transformées en cinq lustres de méfaits, couronnés par un succès impudent. Une fois attaché le grelot qui tinte le glas de la confiance publique, malheur au triomphant d’hier ! Ses vertus deviennent crimes en un tour de main, ses vaillances félonies ; il y a une meute pour lui courir sus, une meute de chiens qui n’est pas sans mélange de loups, et vous savez l’histoire de la maison de jeu, l’histoire éternelle où le triste grec, pris la main dans le sac, est obligé de rendre à l’honnête assemblée tout ce qu’il a gagné avec tout ce qu’elle n’a point perdu !

Le baron Schwartz avait vu bien des exécutions de ce genre, il savait son époque, il connaissait son Paris d’argent, aucune illusion ne fardait pour lui le danger, et cependant il eût passé franc, tête haute, brandissant son crédit comme une massue, si la femme qu’il aimait n’eût barré son chemin.

Il se perdait pour la sauver. Il faisait comme André Maynotte : au moment de la lutte, ses bras, au lieu de le défendre, serraient convulsivement son trésor.

Il se dévouait ardemment et à la fois de parti pris, non pas, cependant, comme André, à la femme qu’il aimait, mais à l’amour qu’il avait pour la femme.

Il se déterminait à fuir, mais avec elle.

Il faisait une folie, il se passait un monstrueux caprice, il perdait, au jeu de sa passion conjugale, de quoi acheter tout l’amour de Paris…

Tel était l’homme qui, sans doute, avait entendu les dernières paroles de Julie, et qui montrait à l’entrebâillement de la porte sa tête ravagée, derrière l’estropié sans défense et sans défiance.

Julie n’eut pas un instant de doute au sujet de ce qui allait se passer.

Elle vit le meurtre commis distinctement et comme si le couteau que le banquier tenait à la main eût été planté déjà entre les deux épaules d’André Maynotte.

Elle connaissait admirablement cet homme, bourreau, mais victime ; elle savait ce qu’il y avait en lui de bon et de mauvais. Ici, le mauvais et le bon ne devaient point se combattre, mais bien se réunir et s’additionner pour frapper un de ces coups qui font disparaître l’arme entière dans la blessure.

Elle voulut crier, mais sa voix resta dans sa gorge.

Elle voulut s’élancer, elle crut bondir : elle était paralysée.

Trois-Pattes vit cela. Il n’eut pas le temps de se retourner.

Ce fut, en effet, rapide plus que l’éclair, et le banquier n’hésita pas la centième partie d’une seconde.

Et nous tardons cependant quand il ne faudrait qu’un mot, le plus vif de tous, pour exprimer une action qui fut absolument instantanée.

Nous tardons, parce que notre barque de conteur frôle ici un dangereux écueil. Un couteau dans la main de M. Schwartz, c’est déjà un excès, quoique le couteau fût une de ces armes curieuses jetées pêle-mêle en quantité sur les étagères et que ses doigts crispés se fussent noués autour du manche en passant, d’instinct et comme on ramasse une pierre pour écraser une couleuvre.

Ce n’est pas cela qui nous arrête, parlant trop, au bord du fossé qu’il faut franchir. Le couteau ne servit à rien.

Il y a des accidents d’un comique offensant que le narrateur évite. Les conditions d’être de ce procès-verbal nous amènent en face d’une action burlesque, mais terrible, qui effraye tout uniment notre tact de romancier vétéran. On pouvait passer, il est vrai, à droite ou à gauche, mais il nous plaît d’aller droit notre chemin, à tout risque.

Le baron Schwartz voulait tuer, ceci est certain. Le feu rouge de ses yeux le disait, la grimace de sa bouche le criait ; le meurtre était dans la livide pâleur de ses lèvres et jusque dans les caresses de ses doigts, voluptueusement cordés autour du poignard.

Il était ivre, il était tigre ; et songez qu’il avait entrevu déjà l’idée du suicide…

Mais étant même admises, l’ivresse de sang et la férocité montant au cerveau comme un transport, un banquier d’habitudes paisibles ne frappe pas comme un expert assassin. Il peut y avoir, jusque dans le crime, des maladresses et des enfantillages. On fait mieux la seconde fois. Ce qui se présentait à M. Schwartz, issant, comme dirait le blason, de la porte entr’ouverte, c’était la tête poilue de cette misérable créature. Trois-Pattes, vautré sur le tapis et dont il ne voyait point le visage. Ses deux mains avides (et il grognait de plaisir enragé, comme une bête affamée qui mange), se plongèrent dans cette forêt de crins, et sans quitter le couteau, tirèrent à lui avec une extravagante violence. Il voulait renverser avant d’égorger et fouler aux pieds le corps mort à la face de cette femme qui venait de dire tant de fois : je t’aime !…

La crinière vint. Voilà ce qui nous faisait peur. La perruque, pour employer dans notre confession le plus humiliant des mots, resta avec la barbe postiche entre les mains frémissantes de M. Schwartz, qui recula d’un grand pas, et demeura bouche béante.

Trois-Pattes s’était retourné, calme comme un homme sans peur, mais d’un mouvement viril et vif. C’était M. Bruneau, sans son masque de vulgaire bonhomie. C’était un visage jeune encore et remarquablement beau, couronné par une chevelure de neige.

M. Schwartz balbutia :

« L’homme de Jersey ! »

Puis il regarda l’objet grotesque qui pendait à ses mains et où le couteau se perdait. Ses yeux se ternirent, son cou s’allongea en avant, et il sembla que sa pensée s’éteignait.

Julie avait poussé un long cri. Un flux de vie l’inondait. La poitrine du banquier rendit un gémissement. rauque, parce qu’elle se prit à aller vers André, les mains tendues et balbutiant des sons inarticulés comme le langage des jeunes mères qui s’enivrent de caresses.

Ce n’était ni cruauté ni audace ; elle ne savait plus que M. Schwartz était là. Elle jeta ses deux bras autour du cou d’André ; elle se serra tout contre lui, si gracieuse et si belle que le malheureux spectateur de cette scène eut deux larmes de sang.

Il chancelait. Il avait le couteau. Un sourire d’agonisant essaya de naître sur son visage, vieilli de dix années en une minute.

« Mon mari ! mon mari ! mon mari ! dit par trois fois Julie, qui exhalait son âme en un baiser.

— Son mari ! » répéta M. Schwartz.

Il se redressa de toute sa hauteur. Un rire convulsif, aigu et court, le secoua de la tête aux pieds, puis il tomba comme une masse et ne bougea plus.

Le bruit de sa chute éveilla Julie. Dans le silence morne qui suivit, les lointains accents de l’orchestre parlèrent.

Pour la troisième fois, le cri du joueur d’orgue monta du dehors :

« Lanterne magique, pièce curieuse ! »

Le banquier gisait en travers de la porte. André et Julie restaient à se regarder : Julie défaillante et prise de terreur. André froid.

Il rompit le premier le silence.

« L’appartement de M. le baron Schwartz, dit-il avec un calme qui arrêta les battements du cœur de Julie, communique avec ses bureaux, je le sais, et je vous prie de m’enseigner le chemin de la caisse.

— Je vous y conduirai, s’écria-t-elle sans hésitation ni soupçon.

— Non, répondit-il ; je vous demande le chemin et la clef : je suis en retard. »

Elle voulut répliquer, il l’interrompit, ordonnant :

« La clef, je vous prie, madame. »

Julie enjamba le corps de M. Schwartz pour entrer dans l’appartement de ce dernier.

« Il est vengé ! » pensa-t-elle du fond de sa détresse, en jetant sur lui un regard de tardive pitié.

Quand elle revint avec la clef, il n’y avait plus de Trois-Pattes. André était debout et ferme sur ses pieds. Le regard suppliant de Julie implorait une parole.

Il prit la clef et reçut les indications nécessaires sans mot dire. Julie pleurait en parlant. Dès qu’elle eut achevé, il lui tendit la main de lui-même ; mais, comme elle voulut la baiser, il la repoussa doucement.

« Adieu, dit-il, nous ne nous verrons plus. Je vous ai pardonné… pardonné sincèrement. Secourez votre mari, comme c’est votre devoir. »

Julie se laissa glisser à deux genoux. Il s’éloigna sans détourner la tête.

Julie s’accroupit comme une pauvre folle, écoutant le bruit déjà lointain de ses pas. Son cœur était broyé, sa tête vide. Est-il besoin d’exprimer qu’elle ne se demanda point pourquoi André prenait seul le chemin de la caisse ? À supposer même que son cerveau gardât en ce moment la faculté de formuler une pensée qui n’eût point trait directement à son malheur, aucun doute ne serait né, aucun soupçon vulgaire.

À cette heure de la punition, André, pour elle, était grand comme un juge.

Il n’y avait rien en elle qu’un respect immense, religieux, docile. Précipitée des sommets de son espoir, condamnée à l’heure même où sa passion avait rêvé je ne sais quel dénoûment triomphant et radieux à des difficultés insolubles, condamnée en dernière instance, cette fois, sans recours ni appel, Julie ne se révoltait point.

Il avait droit, tel était le cri de son absolu repentir.

Il était juste. Ce qui l’étonnait, c’était l’extravagance de son rêve. Ses remords ameutés étouffaient violemment cet espoir, qui tout à l’heure éblouissait sa pensée.

André avait dit : Secourez votre mari. Elle n’eut pas d’autre soin. Elle alla jusqu’au baron et souleva sa tête, qu’elle mit sur ses genoux.

C’était son mari. Contre la double consécration de la religion et de la loi, elle se fût peut-être révoltée. Mais André l’avait dit : c’était son mari.

André avait droit. Il était le seul magistrat et le seul prêtre.

Elle n’avait plus de larmes. Elle regardait cette tête livide du père de sa fille, sans haine et sans amour. Quand il rouvrit les yeux, elle essaya de lui sourire.

C’était un coup de massue qui avait écrasé ce malheureux homme. En la voyant sourire, il crut rêver ; elle lui dit :

« Le moyen de vous venger, le voici : André Maynotte et Julie Maynotte, qui était sa femme, sont deux condamnés. Dénoncez-les à la justice. »

Elle était assise par terre, avec sa merveilleuse beauté. On voit de ces groupes, après les bals de l’Opéra, dans la lassitude de l’orgie. Justement, l’orchestre s’en donnait à cœur joie : c’était le bon moment de la fête.

Le baron, affaissé sur le tapis, l’avait écoutée avec une attention stupide. Il cacha son visage dans les plis soyeux de la robe, comme font les enfants jouant avec leur mère.

Et ils restèrent ainsi.

Le rez-de-chaussée de l’hôtel Schwartz, auquel on arrivait par un perron de douze marches, communiquait de plain-pied avec l’entre-sol des bâtiments accessoires donnant sur la rue. Un escalier privé conduisait des appartements du baron à la galerie qui joignait les bureaux à l’hôtel.

André Maynotte descendit les premières marches de cet escalier d’un pas ferme et rapide. Mais ici personne n’était témoin. Avant d’atteindre la galerie, il s’arrêta, comme s’il eût eu besoin de reprendre haleine, à mi-chemin d’une montagne escarpée. Une de ses mains saisit la rampe, tandis que l’autre étreignait son cœur, dont les battements le blessaient. Un long soupir souleva sa poitrine.

Ce fut tout.

En bas de l’escalier, deux hommes attendaient.

La lampe qui pendait au plafond de l’étroit vestibule éclairait leurs visages graves, mais inquiets. L’un était M. Schwartz, ancien commissaire de police à Caen ; l’autre, M. le conseiller Roland.

Tous deux tressaillirent à la vue d’André Maynotte, qui descendait les marches tête haute. Tous deux l’avaient reconnu du premier coup d’œil. Il ne prononça point le mot d’ordre annoncé.

« Monsieur, lui dit le conseiller Roland, qui était un homme d’énergie, nous avons cédé à des sollicitations dont le caractère nous a frappés. Je m’attendais, pour ma part, à quelque chose d’étrange où vous deviez être mêlé ; mais je ne m’attendais pas à vous voir. Nous sommes fonctionnaires…

— Vous êtes gens d’honneur, l’interrompit André. Votre conscience a des doutes, car celle qu’on nomme à présent la baronne Schwartz est libre, et vos deux fils, messieurs, ont fait partie de cette maison, qui est la sienne.

— J’affirme… » commença M. Roland.

André l’arrêta d’un geste.

« Vous êtes gens d’honneur, répéta-t-il, et il me plaît d’être encore une fois entre vos mains. J’ai bien souffert pour attendre l’heure qui sonne à l’horloge de la justice divine. Vous ne pouvez rien pour moi. Je n’attends de vous qu’un témoignage muet ; témoignage qui n’ira point devant un tribunal, car aucun tribunal, présidé par un homme, ne me verra jamais vivant. J’ai parlé de vos consciences ; nous voici trois consciences : c’est aussi un tribunal. Suivez-moi, écoutez, voyez et jugez. »