Les Habits noirs/Partie 3/Chapitre 08

Hachette (tome IIp. 333-347).
Troisième partie


VIII

Bal d’argent.


Ces nuits-là, le petit Paris ne se couche pas. Dans toute forêt, il y a les oisillons, les mouches, les scarabées, et toutes ces menues bêtes que la Providence de Dieu n’a certes pas créées en vain, mais qui, en apparence, ne servent pas beaucoup, si elles ne sont pas hautement nuisibles. Aucune forêt n’est plus abondamment habitée que celle de Paris : nous n’essaierons même pas de nombrer les têtes d’insignifiant bétail qu’elle abrite et nourrit sans y prendre garde.

Ces nuits-là, ce petit monde veille, avide de voir et d’entendre, curieux de flairer un parfum, de saisir au passage le feu d’un diamant ou l’éclair d’un regard, empressé à espionner les toilettes, désireux jusqu’à la fièvre d’approcher le plus près possible de ces joies vides et vaines, qui lui semblent enviables entre toutes, et dont il désespère de pouvoir se rassasier jamais.

Le quartier Schwartz vivait en émoi comme un soir de feu d’artifice. Ces Schwartz, au fond, n’étaient ni aimés ni détestés : on ne leur en voulait guère que d’être si riches. Il n’y avait contre eux aucune de ces haines personnelles qui liguent la mansarde avec la boutique et font naître des malédictions sous le pas des chevaux, quand la fière famille glisse, comme une apparition royale, vers les latitudes où le million se promène. M. Schwartz était trop intelligent pour n’avoir pas rendu beaucoup de services, et Mme Schwartz, faisant le bien par nature, eût été universellement bénie, sans cette atmosphère de répulsion qui entoure, chez nous, les palais-champignons qu’on a vus pousser en une nuit.

Le quartier pardonnait presque aux Schwartz leur prospérité immense. C’était généreux de la part du quartier, et cela prouvait singulièrement en faveur des Schwartz. Il y avait Blanche, la chère enfant, qui planait au-dessus de ce coffre-fort. La prescription existe aussi pour le crime de bonheur. On excusait Blanche, parce qu’elle était née dans ce velours frangé d’or ; osons dire le mot : parce qu’elle n’était pour rien dans la conquête de la fortune.

Faites des livres après cela et alignez de grands mots pour honorer dignement les fils de leurs œuvres. Le petit Paris vous approuvera, — mais il clignera son œil malin en regardant de côté votre héros et dira : ça n’a pas toujours roulé carrosse !

Les Espagnols ont concentré en un seul mot tout un traité de morale mondaine, toute une satire de l’humanité, toute une amère et profonde comédie. Hidalgo, disent-ils, ce qui signifie : FILS DE QUELQUE CHOSE. Il faut être fils de quelque chose. Notre siècle, il est vrai, s’époumone à nier cela, mais ses actes démentent incessamment ses paroles. À chaque instant, il se prend à compter les quartiers, comme un armorial, il cueille tous ses souverains aux branches des arbres généalogiques, et le pays de Thémistocle lui-même se garde de chercher un roi hors de l’almanach de Gotha !

Blanche était fille de quelque chose ; elle était la seconde génération à qui l’on pardonne la conquête ; elle avait droit d’être belle, noble, secourable, et d’éblouir comme un souriant rayon.

Nous ne voulons pas avancer que le quartier, ameuté au dehors, se privât de médire ; on médisait bien en dedans des portes, du salon, mais nous affirmons que ces humbles invités de l’extérieur, faisant foule autour de la porte cochère, comme les petits Savoyards qui dînent de la fumée de Véfour, n’en disaient pas plus long que les hôtes privilégiés de M. le baron.

Ils venaient du faubourg Poissonnière et du faubourg Saint-Denis, concierges infidèles, gens de service déserteurs, commis de magasins, grisettes, flâneurs et curieux de toute espèce, parmi lesquels allaient et venaient ces philosophes qui sont au-dessus des passions humaines, les gardiens de la cité.

Devant la porte, discrètement illuminée, deux soldats de la garde municipale à cheval se contemplaient mutuellement comme deux statues équestres.

L’ambition du quartier était de darder un regard à l’intérieur de la cour : chose difficile, à cause de l’incessante procession des équipages et de la ténacité du premier rang des curieux qui, ayant acquis ces bonnes places, au prix d’une heure ou deux d’attente, les eût défendues jusqu’à la mort.

Il est superflu d’ajouter que toute la rue d’Enghien était aux fenêtres, depuis l’entresol jusqu’aux combles.

Aux fenêtres, on se disait de ces choses :

« Le roi a envoyé ses fils avec bien des compliments.

— Il y a pour cent vingt mille francs, rien qu’en arbustes et guirlandes.

— Le jardin est couvert en cristal ; ça coûte cinquante mille francs.

— La file des équipages commence à la Madeleine.

— Il avait pourtant une échoppe aux halles.

— Elle courait le cachet pour trente sous.

— Quoi ! Il y en a qui ont de la chance ! »

Je pense que la file des équipages n’allait pas si loin que cela, mais depuis onze heures les équipages passaient, passaient toujours, entrant dans cette cour fleurie, versant sous l’admirable marquise du perron leur contenu de femmes, de diamants, de fleurs, et ressortant pour faire place à d’autres équipages.

Les curieux se tordaient le cou. De temps en temps, un nom célèbre dans l’art, dans la politique ou dans la finance était prononcé.

Alors il se faisait une petite convulsion dans la cohue. Personne ne voyait, mais chacun disait son avis sur cette figure devinée.

Parmi ces innocents et ces oisifs, cependant, un mystérieux travail se faisait, le travail préparé par Trois-Pattes à l’estaminet de l’Épi-Scié. Un homme vint à pied au bal de M. le baron Schwartz, le seul peut-être, et son nom prononcé par Rifflard mit en émoi jusqu’aux sergents de ville qui dépêchèrent un exprès à la Préfecture.

Rifflard, neveu du concierge de l’hôtel, était à son poste. Il dit comme c’était son devoir :

« C’est drôle de voir un oiseau pareil entrer chez les maîtres ! »

Et, dans la rue, les nos de 2 à 8, hommes et femmes, répétèrent le nom de M. Bruneau, expliquèrent son humble position sociale et s’étonnèrent à grand bruit.

Sans bruit, au contraire et à la faveur de quelque fluctuation dans la foule, le même Rifflard avait déjà introduit pour M. Champion, Échalot qui laissa Saladin dans l’armoire de la concierge, puis, pour Mme Champion, Similor, muni d’un costume honorable, faisant valoir ses dons naturels, puis les nos 11 et 12, M. Ernest et Mlle Mazagran, chargés du garçon de caisse, après le départ des deux vieux époux.

Tout allait. On avait amplement parlé de Michel, d’Étienne et de Maurice ; ces cancans intéressaient assez les badauds pour que ces mêmes badauds fissent à l’heure donnée d’excellents témoins ; les invités de Trois-Pattes étaient entrés (nos de 20 à 30) et un bonhomme qui portait sur son dos une boîte de lanterne magique, avait eu déjà deux ou trois disputes à cause de l’incommodité de son instrument. Les nos 30 à 40, vous savez qu’ils étaient aux fenêtres.

Tout allait donc au dehors. Au dedans… soyez tranquilles ! vous n’aurez pas beaucoup de descriptions. Nous sauterons par dessus les merveilles de l’escalier et nous ne ferons que mentionner les enchantements des salons. Ce n’est pas clémence de notre part, c’est que, en réalité, dans la maison Schwartz, il n’y avait pas grand’chose à peindre. Le million, pris isolément, n’est pas à l’abri d’avoir de ces imaginations burlesques ou lourdement cossues, destinées à écraser ceux qui ne sont pas millions. Mais d’abord, il y avait Mme Schwartz, dont le tact exquis était ici une sauvegarde, ensuite, le poète Sensitive, expert blond et crochu qui fait métier, voici plus de trente ans, de vendre du goût courant aux profanes, comblés par l’aveugle fortune.

Sensitive a un goût marchand qu’il tire au nombre voulu d’exemplaires. Ce goût, irréprochable d’ailleurs, tue du même coup les délicates originalités de Mme Schwartz et les grossiers solécismes de M. Schwartz. C’est un goût qui s’apprend et sert à brocanter l’art au cours du jour ; il produit des choses qui ne se décrivent point, parce qu’elles sont à tout le monde.

Mais c’est toujours charmant, ces vastes salons qui ont pour plafonds des ciels pleins d’Amours et de roses ; ces lambris blancs, zébrés de grêles filets d’or ; ces glaces énormes, reflétant la cohue splendide et mêlant, mouvantes girandoles, les mille étincelles que le lustre arrache aux pierreries des femmes, aux crachats des hommes, aux foyers des yeux. C’est toujours beau, cette nef harmonieuse, où la gaze tourbillonne, étoilée de diamants, dans la tiède atmosphère des sourires ; il y a là de l’ivresse sincère, malgré l’habitude qui blase, et la satiété fatiguée.

Ces regards parlent ; ils aiment, ne fût-ce que pour un instant. On prend le vent de ces fleurs pour le parfum des haleines ; on suit avec caresses les spirales de cette valse enchantée qu’enroule amoureusement la pensée de Weber ou de Beethoven ; c’est un bain de langueurs éblouies où les jeunes s’enivrent, où les autres, hélas ! essaient de raviver des enthousiasmes défunts. Mensonges, dira-t-on, car l’ennui bâille derrière cette merveilleuse apparence, la féerie a des dessous hideux ; les fleurs sont fanées, les femmes sont fardées…

Je ne sais. Ceux qui ont le don d’apercevoir une pièce anatomique sous l’adorable et vivant satin, enveloppe d’un corps de vingt ans m’inspirent une admiration épouvantée. Je ne vois jamais les dessous qu’aux heures détestées du travail, et si la nuit, passant sur un bouquet cueilli, le soir, a flétri déjà quelques corolles, mon regard les écarte pour saluer, au matin, le fier calice qui résiste, réjouissant la vue avec l’odorat et rehaussant pour moi l’honneur de la gerbe entière.

Que parlez-vous de mensonges ? Voici des jeunes filles ! voici ces parisiennes à la démarche exquise pour qui Phidias ressuscité amenderait le style de ses reliefs. Voici l’accent perlé des vierges de l’Athènes moderne, le doux esprit français, la grâce, l’incomparable élégance de ces femmes dont le caprice fait la mode des cinq parties du monde. Vous avez lu trop de livres, écrits par don Juan réformé, bafoué, vaincu, trop d’Études, comme ils disent. Vous n’avez pas assez regardé. Est-il sage, cependant, quand on a de bons yeux, d’ajouter foi aux rancunes envenimées d’une paire de besicles ? Pourquoi tant de chères perfections cacheraient-elles toujours un misérable abîme ?

Non. Elles sont jeunes, elles sont divinement belles ; ne croyez pas aux calomnies qui rampent derrière la jeunesse et la beauté, comme se traînaient à la suite du char triomphal, dans les ovations de Rome antique, ces squalides goujats de l’armée, vociférant des injures contre la couronne du vainqueur.

Elles sont jeunes. Il y a là des cœurs qui battent la fièvre céleste de la passion. Aimez, si vous pouvez, ou regardez aimer. Le mensonge, c’est la haine. Et si par cas il se trouve en cette gerbe de sourires un sourire flétri, une Étude déjà trop éditée, pardonnez-lui et regardez ailleurs.

Le bal était splendide. Le Tout-Paris des chroniqueurs y assistait en masse. Le million n’est pauvre que dans son intimité ; aux jours solennels, à moins qu’il n’ait trop hardiment traîné sa robe nuptiale, il voit son hospitalité acceptée. Parfois cela lui coûte beaucoup, mais ce n’est jamais trop cher. Une foule de gens, d’ailleurs, dont on ne soupçonne point les appétits d’affaires, ont besoin de lui. Les salons du baron Schwartz étaient littéralement émaillés de grands noms : la cour y était représentée ; le faubourg Saint-Germain, et j’entends parler du plus pur, y avait envoyé une suffisante députation ; les lettres, les arts, l’argent, trois royautés, y foisonnaient, couronnes en tête ; l’armée, la magistrature, la diplomatie tressaient le long des fastueux lambris une guirlande de générales, de présidentes et d’ambassadrices. Guebwiller, alma mater de cette prodigieuse dynastie des Schwartz, eût été bien fière de voir ainsi l’Europe civilisée, que dis-je ? l’Europe illustre, académique, officielle, entourer ce million qu’elle avait allaité petit sou.

C’était sous la pluie ruisselante de ces clartés qu’elle était souverainement belle, Mme la baronne Schwartz, — Giovanna-Maria Reni des comtes Bozzo, — avec son teint d’Italienne, mat et puissant, avec la royale noblesse de sa taille, avec la correction suprême de ses traits, encadrés comme ceux de la femme du Titien dans la gloire prodigue de ses cheveux noirs. Elle échappait justement, par le nom de sa famille, que nous avons à dessein rappelé, à la seule infériorité possible : à la protection de ses hôtes illustres. Elle était ici le pavillon éclatant qui couvrait de ses plis le blason pour rire servant de poulaine au riche vaisseau Schwartz.

Debout à son poste de maîtresse de maison, le visage éclairé par un digne et courtois sourire, je ne sais pourquoi vous eussiez dit qu’elle était assise sur un trône.

Il y a de ces prédestinées qui règnent partout et toujours.

On l’admirait, on l’enviait ; le baron Schwartz et d’autres peut-être l’adoraient.

Je n’ai pas dit : on la respectait. Elle était million. Chez nous, personne, y compris les dévots du veau d’or eux-mêmes, personne ne respecte le million. Cela tient à plusieurs causes, dont aucune ne fait honneur ni au million ni à nous.

Le bal du baron Schwartz, nous le savons, n’avait pas été donné pour la danse. Nous n’y sommes pas non plus pour voir danser. Ce qui nous importe, c’est d’y suivre notre aventure, qui semble attardée un instant au milieu de ces joies, mais qui hâte sa course, au contraire, et se précipite vers le dénoûment.

Le steeple-chase de nos mystérieux parieurs passait inaperçu au travers de la fête, et cependant leur effort occulte produisait amplement son effet. Des bruits allaient et venaient dont personne n’aurait su dire la source. On s’occupait outre mesure de Maurice et de Blanche, qui seule, peut-être, s’amusait de tout son cœur : Un couple ravissant ! disaient les personnes qui ont l’adjectif facile.

Après tout, ce petit homme était le fils d’un chef de division. On peut avoir besoin de la préfecture.

Ces choses se disaient dans une chapelle assez bien composée :

« Chère madame, cet ange blond aura deux ou trois fois la dot de la reine des Belges.

— On avait parlé d’un M. Lecoq de la Pierrière pour elle.

— Un gaillard bien étonnant ! Avez-vous eu vent des absurdités qui se racontent au sujet de ce pauvre bon vieux colonel Bozzo Corona ?

— Il paraît certain que la comtesse, sa petite-fille, a été assassinée en plein Paris !

— La nuit, madame, sur un banc du boulevard… Et quel boulevard !

— C’est au moins une conduite étrange.

— Celle du meurtrier ?

— On le connaît, monsieur ; c’est l’Habit-Noir.

— Gaillardbois me disait que ces coquins-là étaient plus de dix mille dans Paris !

— Et sait-on ce que la pauvre comtesse allait faire sur ce banc de boulevard ? »

Dans une autre chapelle, qualité inférieure.

« Ah çà ! ce jeune Michel tient donc à M. Schwartz par des liens ?…

— Alors, pourquoi cette éclipse ?

— La baronne… Vous comprenez !

— Il a été loin, un moment…

— Jusqu’à Sainte-Pélagie, oui ! »

Troisième chapelle : mêlée :

« Les convenances… Le baron est bien aise d’avoir avec lui un homme qui a fait partie de plusieurs assemblées. Ça et ça… et ça !

— Vous saviez de quoi il retournait entre lui et le colonel ?

— Voyons, monsieur Cotentin, est-ce une mauvaise plaisanterie, l’histoire de ces Habits-Noirs ?

— Il y a de ça… et de ça. Mes hautes relations me mettaient à même… Mais il ne m’est pas permis d’être indiscret. »

Quatrième chapelle, dessus du panier :

« On est bien aise de voir ce monde-là de près.

— Une fois en sa vie. C’est curieux.

— Mais c’est un succès. J’ai aperçu la marquise.

— Et la vicomtesse, et tout l’hôtel de X !

— C’est un succès !

— Seulement, il y a trop de gens de la cour citoyenne.

— On les souffre bien au théâtre ! »

Cinquième chapelle, petit coin humble et venimeux :

« Quoiqu’il ne soit pas aimé, dans ce pays-ci, j’ai cru devoir accepter l’invitation.

— Mon pauvre Blot, lui, avait poursuivi plus d’un billet. Vous verrez que ça finira mal tous ces embarras qu’il fait : dépenser des cent mille francs pour souhaiter la fête d’une petite fille !

— On colporte déjà des histoires.

— C’est tous brigands, maintenant ! Vous ai-je dit que dimanche, dans la voiture, j’en ai été pour ma tabatière, mon foulard et mon porte-monnaie ?… Ah ! »

Ceci était un cri. Mme Blot, rentière, avait cru reconnaître au milieu d’un groupe le voyageur éloquent qui l’avait tant intéressée en comparant Paris à une forêt. Ce fut l’affaire d’un instant. Mme Blot s’était trompée, comme bien vous pensez.

Mais, parmi tous ces riens qui faisaient vivoter les conversations, un vague mouvement de curiosité se glissait, augmentant à chaque minute, sans que personne pût dire où il prenait naissance. Les noms du colonel Bozzo et de la comtesse Corona revenaient à chaque instant ; on racontait avec mille détails la mort de celle-ci, et le nom de son meurtrier circulait, acquérant ainsi une célébrité funeste. Au bout de la première heure, nul n’ignorait plus ce nom de Bruneau, le marchand d’habits de la rue Sainte-Élisabeth. La comtesse Corona, nous l’avons dit, touchait de très près aux deux grands mondes qui divisaient alors la haute vie parisienne. Sa mort donnait tout à coup une effrayante réalité à cette légende des Habits-Noirs, jusque-là entourée d’un nuage. Elle appuyait surtout d’une façon inopinée et frappante cette opinion dès longtemps répandue parmi les crédules, que la mystérieuse association, enfonçant ses racines jusqu’aux plus bas niveaux de nos misères sociales, atteignait, par ses hautes branches, au sommet où la noble richesse semble à l’abri de tout soupçon. Qui eût pensé jamais que le colonel Bozzo-Corona ?…

Il y avait une énigme. La comtesse, dont l’existence, avait toujours présenté des côtés romanesques et obscurs, était-elle affiliée à l’association ?

Le drame dont elle était la victime avait une physionomie de châtiment ou de vengeance.

Son mari… autre mystère.

Et, certes, la pente que prenait la préoccupation générale n’aurait point d’elle-même porté l’attention vers les trois jeunes gens dont un seul, Michel, avait une ombre de notoriété. Cependant, on parlait d’Étienne et de Maurice en même temps que de Michel. Ils étaient, disait-on, les voisins de ce Bruneau. Ils faisaient — qui avait mis sur le tapis cet insignifiant bavardage ? — ils faisaient un drame avec l’affaire Maynotte.

Nul ne connaissait l’affaire Maynotte, et pourtant, on racontait l’histoire de la nuit du 14 juin 1825, à Caen. Qui donc prenait tant de peine ?

Des personnes complaisantes. On ignorait leurs noms : c’étaient des invités. Dans un bal comme celui où nous sommes, je mets en fait qu’il y a toujours, au bas mot, un demi-cent de seigneurs que nul n’a présentés et sur le visage desquels le maître de la maison lui-même ne saurait pas écrire un nom.

Ceux-là, quels qu’ils fussent, ne manquaient point au bal de M. le baron Schwartz. Ils parlaient, et jamais les nouvellistes innocents ne font défaut pour colporter les paroles.

Edmée, cette délicieuse créature, avait sa part des cancans. On l’avait vue maîtresse de piano ; on la retrouvait parée simplement, mais d’une façon si charmante ! avec Mme Schwartz, elle avait les honneurs de ce succès qui consiste à concentrer sur soi toutes les jalousies éparses. Était-elle de la famille ? Alors, ces Schwartz tenaient par tous les bouts au roman sombre qui confusément se racontait, car une jeune fille avait été trouvée sur le même banc que la comtesse Corona, une jeune fille évanouie, la nuit, seule. Des voix inconnues avaient prononcé le nom d’Edmée. Il y avait des liaisons entre elle et ce Bruneau, et elle habitait la maison des « Trois jeunes gens, » et… que sais-je !

Maintenant, croyait-on à tout cela ?

Paris, vous le savez bien, croit et ne croit pas ; il se connaît ; il a conscience d’être la forêt aux miracles. Il bavarde froidement, colportant ces impossibilités qui le lendemain deviennent de l’histoire. Il n’y croit pas, non. Seulement, quand la chose est une fois arrivée, la chose absurde, invraisemblable, impossible, il cligne l’œil de Voltaire et vous demande avec la bonne foi de Beaumarchais : ne vous l’avais-je pas bien dit ?

On ne croyait pas, mais on regardait passer le baron Schwartz, digne et courtois, sous son embonpoint conquis. On l’écoutait dire aux dames avec l’accent de cette langue d’or, parlée par les israélites :

« Aimable au dernier point, madame la comtesse. Reconnaissant de la grâce que vous nous faites, monsieur le duc. Véritable honneur pour nous, madame la marquise… »

En ayant soin, malgré ses habitudes laconiques, de ne jamais oublier un titre. Il allait, comme c’était son devoir, à tous ceux qui avaient droit. Non-seulement il n’y avait sur son visage ni inquiétude ni abattement, mais les observateurs croyaient y lire une allégresse intime ou le travail d’un grand espoir.

La passion, une passion vraie, jeune, il faudrait presque dire naïve, allumait sa prunelle, quand son regard rencontrait la radieuse beauté de sa femme.

M. Lecoq lui avait glissé quelques mots en passant. M. Lecoq de la Perrière marchait accompagné d’un adolescent de haute taille, très beau, quoique un peu lourd, et remarquable par son profil bourbonien.

Le mariage de Blanche avec ce jeune fou de Maurice n’était pas encore accompli. Chacun pouvait voir comme M. de la Perrière était bien conservé, et pour tant faire que de céder la place, lui qui avait été le fiancé officiel… Écoutez ! Là était peut-être la raison de ce triomphe contenu qui rehaussait la tête du baron Schwartz. Il y avait de quoi. On savait que M. Lecoq avait été reçu aux Tuileries, et plus d’une noble dame contemplait les traits de son jeune compagnon avec une émotion pieuse.

Le duc ! ainsi l’appelait-on. Point de nom pour remplacer celui de Bourbon, auquel il avait droit et qu’il ne lui était pas encore permis de porter.

Paris croit et ne croit pas. Ce jeune homme occupait bien des pensées.

Une entrée qui produisit une énorme sensation, non dépourvue de connexité avec la présence du prétendu petit-fils de Louis XVI, fut celle du personnage haut placé dans l’administration, que nous avons désigné, dans le récit des obsèques du colonel, sous le nom de l’Inconnu. M. le marquis de Gaillardbois le suivait toujours comme son ombre. L’inconnu salua M. Lecoq et son jeune compagnon avec distinction.

Mais si vous saviez comme Edmée et Michel, d’un côté, Maurice et Blanche, de l’autre, étaient loin de tout cela et à quelle hauteur ils planaient au-dessus de ces brouillards !

Maurice, pourtant, venait de rencontrer son père, l’ancien commissaire de police, qui lui avait dit en serrant sa main gravement :

« Je suis content que vous soyez rentré chez M. le baron. »

Même scène entre M. Roland et Étienne qui n’avait pas d’amour, celui-là, mais qui respirait dans cette atmosphère enfiévrée les propres essences de son drame. Étienne n’était pas comme ceux qui, de ces vagues rumeurs en prennent et en laissent. Il prenait tout, ne s’apercevant pas qu’on le faisait acteur dans la pièce. Il sentait violemment ces menaces de catastrophes avec lesquelles d’autre jouaient. C’était sa proie ; il la guettait.

Vers une heure du matin, MM. Roland et Schwartz, de la préfecture, se réunirent dans une embrasure.

« Il paraît que c’est pour cette nuit, dit l’ancien commissaire de police qui essaya de railler. On va nous prouver que, pendant dix-sept ans, nous avons eu tort de dormir sur nos deux oreilles. »

Le magistrat répéta gravement :

« Il paraît que c’est pour cette nuit. On va nous prouver cela. »

Un homme que ni l’un ni l’autre ne connaissait s’approcha d’eux, les salua, et leur dit à voix basse :

« Messieurs, tenez-vous prêts. Le signal sera : La justice est infaillible. »

Ils tressaillirent tous deux, et le rouge de la colère monta aux joues du magistrat.

Mais l’homme avait salué de nouveau avec une froide courtoisie. Ce n’était qu’un messager portant des paroles dont le sens lui échappait sans doute. M. Roland et M. Schwartz, de la préfecture, échangeant un regard silencieux, le laissèrent se perdre dans la fête.