Les Habits noirs/Partie 3/Chapitre 01

Hachette (tome IIp. 233-241).
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Troisième partie


TROISIÈME PARTIE.

LA FORÊT DE PARIS.

Séparateur

I

Traité des origines et le chemin des amoureux.


Chaque chose, grande ou petite, garde le cachet de son origine. Le feu lui-même sourit dans le foyer heureux où flambe le bois qui coûte cher, le feu se refrogne et brûle rouge dans la grille économique bourrée de coke, le feu languit sans lumière ni chaleur dans l’âtre où la tourbe des pauvres se consume lentement sous la cendre.

Le bois vient des forêts splendides, le coke fut extrait d’une cave, la tourbe sort d’un cloaque.

Londres fut bâti dans un triste marécage ; Paris s’élança du sein merveilleux d’une forêt : Londres brûle noir, Paris flambe et pétille.

On ne bâtira plus aucun Paris dans l’ancien monde. Paris est le dernier mot de nos civilisations. Mais des prophètes de malheur ont entrevu des présages sombres et je ne sais quel fantôme de forêt revenant à pas de loup, après des siècles, pour reconquérir son antique domaine. Des chênes, des chênes ! Le reflux du progrès incertain, la marée montante des fatales barbaries : des chênes crevant la voûte de Notre-Dame, des chênes faisant aux ruines du Louvre une autre colonnade ; des chênes partout où le chêne peut pousser, et dans l’aridité du quartier pédant, des chardons.

Alors, quelque satrape des barbaries parvenues, un proconsul envoyé de Mysore ou de Pékin pour tâter le pouls chétif de cette vieille Europe à l’agonie, s’étonnera de trouver ici les animaux sauvages qui manqueront dans sa patrie. Un Cuvier de sa domesticité mesurera le squelette de l’éléphant Kiouni, mort au jardin des Plantes, pendant que l’historiographe de l’expédition comptera les piliers tronqués de la Bourse. Deux livres naîtront de là, dont l’un prouvera que la race disparue des éléphants était originaire des contrées Mouffetard, et l’autre qu’au temps lointain où florissait la France, il existait déjà une religion…

On bâtira Paris ailleurs, et ce sera le suprême caprice de l’histoire.

Là bas, à mesure qu’on s’approche du soleil, tout est plus vaste, les arbres, malgré leurs lourds manteaux de lianes, s’élancent à des hauteurs inconnues, les fleuves sont des mers, les gazons des taillis ; il faut vingt hommes pour embrasser un tronc autour duquel le serpent impossible enroule et déroule ses magnifiques anneaux ; les lézards s’appellent des caïmans, les fourmis ressemblent à des homards et ce sont des noix grosses comme des melons qui se balancent à la cime des palmiers colosses. Quelle ville ce sera que le Paris intertropical ! Chaque chose, nous l’avons dit, garde l’empreinte et la fatalité de son origine. Comparez l’œuf d’autruche à la graine du bouvreuil. Ce qui doit sortir de ces vierges forêts écrase l’imagination,

Tout exigu qu’il est de nos jours, et si mince que, du haut des buttes Montmartre, un regard myope l’enveloppe aisément, Paris peut passer pour une jolie ville. Il le sait. Le Parisien est fier de lui-même comme l’Esquimau et le Samoyède s’enorgueillissent de leur rang dans l’échelle des peuples. Il soudoie un grand nombre d’écrivains, chargés sans cesse de lui dire qu’il a seul de l’esprit, de l’honneur et de la beauté. Il est reconnu que, dans Paris, tout homme tenant une plume peut gagner paisiblement sa vie en écrivant chaque matin cette phrase : les Parisiennes sont les plus élégantes femmes du globe ; à Londres, il est vrai, on dit cela des Anglaises, à Berlin des Prussiennes, à la Haye des Hollandaises. Je connais assez la littérature courante du Cèleste-Empire pour affirmer qu’à Pékin, les mandarines ne lisent point les livres qui omettent de célébrer l’infirmité de leurs pieds. Paris, à cet égard, est partout.

Mais partout n’est pas Paris. Quand mon vil intérêt ne serait point de le proclamer pour glaner çà et là quelques lectrices, il faudrait bien reconnaître que tous les pays de l’univers viennent chercher Paris à Paris. Les autres capitales se vantent ; Paris ne fait que se rendre justice. Il est Paris, il s’amuse de tout et tout s’amuse chez lui, même la scolastique qui ne sait ailleurs que moisir. Je ne voudrais pas calomnier ces vénérables druides et ces solennelles prêtresses qui habitaient avant nous les boulevards et les quais, mais l’air de Paris contient le gaz gaudriolique en dissolution, et déjà, du temps de la forêt, on y devait rire.

Non, ce ne fut point chez nous, dans la futaie Saint-Honoré ou dans les taillis d’Antin que se passèrent les funestes tragédies qu’on chante ou qu’on déclame. La Vestale parisienne eut une moins ennuyeuse histoire, et au coin de ces bocages, où devait s’élever le théâtre du Vaudeville, en face de la maison des agents de change, tout, jusqu’aux sacrifices humains, avait, certes, une bonne odeur de gaieté. On exécute encore les gens dans l’un et l’autre de ces sanctuaires : pleure-t-on pour cela ?

Je me figure les brigands eux-mêmes et les loups aussi sous une apparence aimable. César ne cite, il est vrai, aucun calembour de bandit, aucun coq-à-l’âne de brocanteur, mais sa plume sourit en traçant le nom de Lutèce, qui pourtant signifie fange. Il y avait déjà des paillettes dans cette boue, et César y rencontra peut-être le premier ange du Paradis des femmes.

La première Biche… voyez, cependant, combien profondément on est resté forêt ! une ville qui serait guéret, grève ou prairie, aurait trouvé un autre mot pour désigner cette intolérable et souriante rougeole qui la démange. Les biches ne sont qu’à Paris ; on les y vient chercher du Midi et du Nord, de l’Orient et de l’Occident ; elles se reproduisent là, sans culture et sans soins, providentiellement, comme les truffes en Périgord, comme les marrons à Lyon, comme la sardine sur nos côtes de l’Ouest. C’est la richesse de la contrée. Les sociétés d’acclimatation ont essayé de les transplanter en divers pays ; impossible.

Il faut la forêt, la forêt de Paris. N’apercevez-vous pas la filiation historique et sacrée ? Elles descendent, ces poupées dont le nom presque obscène s’étonne de figurer dans un traité si grave, elles descendent directement de Velléda, qui assassinait déjà les jeunes fils de famille avec une arme d’or !

Quant aux cerfs… Molière est mort et la langue n’en peut plus ; convenez cependant que ces rudes plaisanteries, si chères à nos aïeux, criaient à plein gosier leur origine sylvestre. Les faunes restent, longtemps après le bois coupé. Mercure, critique ou chroniqueur, saurait dire encore, le malin compère, les fourrés propices où, malgré les puissantes trouées, œuvre de nos édiles, Sémélé, duchesse ou grisette, ferme son ombrelle pour ne pas perdre une goutte de l’averse dorée.

Ils ont beau faire, nos édiles ! Est in secessu longo locus… Les boulevards, il est vrai, vont et viennent, faisant de notre forêt le plus merveilleux pays de chasse qui soit au monde. Chasseurs et gibiers s’y courent mutuellement sous la loyale lumière du gaz. Mais il y a encore, il y aura toujours des halliers, des ravins et des cavernes pour les pauvres gens qui ont des raisons légitimes de n’aimer point le grand jour. Il faut, dit le proverbe, que tout le monde vive.

Existe-il encore des vieillards à qui l’on puisse parler du Paris d’il y a vingt ans, sans s’exposer aux sourires qui accueillent les récits de l’autre monde ?

Il y avait, en 1842, une ruelle commençant au faubourg Saint-Martin et courant tortueusement, à travers une sorte de banlieue, jusqu’à l’endroit où Pasdeloup enseigne au peuple les extases de la grande musique, vers l’angle de la rue Ménilmontant : plus d’un kilomètre ; la partie du boulevard qui s’ouvre maintenant pour laisser voir la blanche rotonde du Cirque Napoléon, s’appelait alors la Galiote ; c’était une succursale des barrières. À partir de ce point jusqu’à la place de la Bastille, le boulevard, bordé d’un seul côté par des échoppes, alignait, de l’autre, une étroite promenade humide et triste, dominant la rue Amelot. Les messageries aquatiques et terrestres qui avaient baptisé « la Galiote » n’existaient plus, mais, par souvenir, l’entreprise des bateaux-poste de l’Ourcq avait là un petit bureau à la devanture duquel on voyait le portrait de l’Aigle de Meaux no 2, traîné par un prodigieux attelage. Les maisons voisines étaient des guinguettes, et sur le terre-plein quelques baraques de saltimbanques s’élevaient.

À la place même où est l’entrée du cirque, et derrière les bâtiments de la Galiote, était l’embouchure étranglée de cette ruelle qui rejoignait, après d’innombrables détours, la rue du Faubourg-Saint-Martin. Cette ruelle avait mauvaise réputation ; on la nommait dans le quartier : Le Chemin des Amoureux.

L’entrée sombre et masquée par une porte de chantier sans battants, avait la nuit une lanterne jaunâtre où se lisait l’enseigne du café-estaminet de l’Épi-Scié avec cette mention, tracée en caractères provocants : On joue la poule. Au-dessus de la lanterne, on pouvait admirer, le jour, un tableau qui, ajoutant le rébus au calembour, montrait un gigantesque épi scié par une faucille colossale et rectifiait ainsi l’orthographe de la chose : au café-estaminet de l’Épicier.

Sur une longueur de cinquante à soixante pas, la ruelle, fangeuse et bordée de masures impossibles, s’enfonçait parallèlement à la rue Ménilmontant. Elle rencontrait là le café-estaminet, monument d’une entière laideur, mais assez considérable et qui avait dû être usine autrefois. La ruelle le contournait, et lui servant deux fois d’avenue, au midi et à l’ouest, poursuivait sa course, perpendiculaire à elle-même, vers la rue de Crussol. Elle coupait la rue de Crussol, puis le passage des Deux-Boules, et s’engageait entre les chantiers occupant l’emplacement de l’ancien prieuré de Malte, derrière les bâtiments du Gaz parisien. Un instant, elle s’appelait ici la rue du Haut-Moulin, puis, côtoyant le premier cirque, bâti par les frères Franconi, faubourg du Temple, no 16, elle franchissait cette grande voie pour entrer dans un passage borgne, non loin du restaurant Passoir.

Dès lors, l’aspect changeait. Le chemin des Amoureux méritait presque son nom. Il longeait d’un côté des maisons, tristes comme les villas en forme de tombes qui égayent certains environs de Paris, et toutes bâties en contre-haut ; de l’autre, une haie, une véritable haie de sureaux malades, soutenus par des piquets vermoulus. La haie défendait des terrains vagues où il y avait des chèvres, des chardons ou des choux. Les amoureux y venaient. Ils avaient la tournure qu’il fallait pour animer et compléter le paysage.

Au mois de janvier 1833, un amoureux, le bijoutier Lassusse, jeune homme de vingt-deux ans, maladif et contrefait, fut assassiné à coups de barre de fer et enterré de l’autre côté de la haie, non loin de l’entrepôt actuel de la douane. Sa fiancée demeurait rue Fontaine-au-Roi, et il regagnait son domicile, situé passage de l’industrie, quand le meurtre eut lieu, — à quatre heures du soir !

Le chemin des Amoureux, bizarrement calibré, avait en son parcours de très variables largeurs. La plupart du temps, deux hommes y marchaient difficilement de front, et plusieurs de ses défilés eussent pu être défendus mieux que les Thermopyles. Il était cependant carrossable en deux endroits : aux environs de la rue de Lancry et dans la partie qui, sous le nom de rue du Haut-Moulin, remontait du faubourg du Temple aux chantiers de Malte.

Dans la nuit du mardi au mercredi, c’est-à-dire un peu plus de quarante-huit heures après cette soirée du dimanche dont nous avons raconté l’histoire, un coupé fermé stationnait à l’entrée de la ruelle à vingt-cinq pas environ du faubourg vers lequel la tête du cheval restait tournée. Il pouvait être quatre heures du matin. Le cocher, enveloppé dans son manteau, dormait.

Ce coupé mérite attention, non pas seulement à cause du lieu et de l’heure.

Il était arrivé depuis vingt minutes. Une femme en était descendue, ordonnant au cocher de tourner son cheval et de l’attendre. Elle semblait jeune sous son voile. Sa mise était d’une élégante simplicité. Elle avait pris la ruelle à pied et disparu au tournant voisin.

Quelques secondes auparavant, à l’instant où le coupé sortait du faubourg pour entrer dans la ruelle, un homme, qui n’était pas un valet de pied, avait sauté lestement du siège de derrière sur le pavé.

Cet homme, depuis lors, caché à l’angle de la ruelle, semblait guetter le cocher.

Celui-ci s’étant arrangé pour sommeiller, car le voisinage d’une grande voie de communication éloignait de lui toute crainte, l’autre s’approcha du coupé avec précaution, ouvrit sans bruit la portière et fit usage d’une extrême adresse pour se glisser à l’intérieur sans produire aucun choc. Une fois maître de la place, il referma doucement la portière. Tout redevint silencieux et immobile.

Vers ce même instant, à l’extrémité opposée de la ruelle, une lueur rougeâtre brillait, malgré l’heure nocturne, à la fenêtre d’une pauvre forge, voisine de ce fameux estaminet de l’Épi-Scié, qui ne dormait pas non plus, car ses contrevents clos laissaient sourdre des murmures confus, dominés par le bruit sec et discret des deux billes qui se choquent sur le tapis où l’on joue la poule.

La porte de la forge s’ouvrit ; un couple sortit, qui s’éclaira un instant aux lueurs venant de la croisée. Nous eussions reconnu du premier coup d’œil la pâle beauté d’Edmée Leber et cette figure de bronze, M. Bruneau, le marchand d’habits de la rue Notre-Dame-de-Nazareth.

M. Bruneau dit :

« Ma fille, nous allons nous séparer ici. »

Il lui remit en même temps un objet assez volumineux, qui sonnait le métal sous l’étoffe qui l’enveloppait.

« Avant la fin de la journée, reprit-il, ceci vous sera acheté si vous consentez à le vendre. Si vous refusez de le vendre, il vous sera volé.

— Et qu’ai-je à faire ? demanda la jeune fille.

— Rien… attendre. Le piège est tendu désormais ; le loup s’y prendra.

— Il n’y a aucun danger pour ma pauvre bonne mère ? demanda encore Edmée.

— Aucun, » répondit M. Bruneau.

Il la prit par la main et l’attira contre lui, achevant avec une grave émotion :

« Vous serez la femme de Michel, et la mémoire de votre père sera vengée. »

Il la quitta, dirigeant son pas calme et solide vers le faubourg du Temple.

Edmée le suivit un instant des yeux, puis elle longea l’estaminet pour gagner la Galiote et le boulevard. Le monde de pensées qui était dans son cerveau lui sauvait la frayeur.

Cependant la jeune femme du coupé et M. Bruneau devaient se rencontrer.

C’était un rendez-vous. À la hauteur du passage des Deux-Boules, ils se trouvèrent face à face. La jeune femme souleva son voile et M. Bruneau lui mit un baiser sur le front. Le réverbère voisin éclaira le visage charmant, mais pâle de la comtesse Corona.