Les Habits noirs/Partie 2/Chapitre 02

Hachette (tome Ip. 253-262).
Deuxième partie


II

Un brochet de quatorze livres.


Nous n’avons pas la prétention d’affirmer que l’Aigle de Meaux no 2 fût, ce soir, le théâtre d’événements bien dramatiques ; nous présentons seulement, à leur tour et comme ils se produisirent, certains petits faits dont le croisement suffit à peine pour chatouiller la curiosité. C’est tout au plus de la graine d’intérêt. Mais ici près, dans la forêt de Bondy, le hasard ne mit qu’un gland ; moins gros qu’une noix, à la place où s’élève maintenant un grand chêne.

À une lieue en avant de l’équipage de Trois-Pattes, ce mendiant à qui les gaietés riveraines donnaient un baron pour banquier et pour favorite une comtesse, deux hommes pêchaient à la ligne, non loin du fameux château de Boisrenaud, qui avait pour lui seul un débarcadère. M. Schwartz, le maître du château de Boisrenaud et l’un des principaux actionnaires des bateaux-poste, valait bien cela.

Nos deux hommes étaient voisins et rivaux d’honneur. Un peintre aurait pu les prendre pour sujet d’un tableau de genre, intitulé : le Riche et le Pauvre. Le pauvre, plus mal couvert encore que notre ambitieux Similor, avait tournure d’infirmier en disponibilité et portait l’uniforme des garçons en pharmacie, usé lamentablement ; son tablier de toile grise, à besace, n’était plus qu’un lambeau. C’était un brun, coiffé de cheveux noirs ébouriffés sous son chapeau de paille en ruines, dont les bords avaient deux ou trois échancrures de plat à barbe ; les loques de son tablier montant recouvraient une large poitrine, et ses épaules carrées fatiguaient énergiquement le drap trop mûr de sa veste. Par contre, dans son pantalon, luisant de vétusté, au lieu des triomphants mollets de Similor, deux flûtes osseuses et cagneuses ballotaient, trop faibles, en apparence, pour supporter ce torse athlétique et cette grosse tête de nègre déteint. Entre lui et Similor, malgré une dose de laideur à peu près égale, c’était donc une dissemblance parfaite ; cependant, je ne sais comment expliquer pourquoi la vue de l’un faisait penser à l’autre. Il y a des rapports subtils qui associent sourdement les idées ; on appelle cela parfois « un air de famille » et ces deux-là, des pieds à la tête, appartenaient à la grande famille des pauvres hères parisiens.

Peut-on appeler pêcheur un homme qui laisse pendre dans l’eau une ficelle attachée à un bâton et munie d’une épingle recourbée ? Oui, s’il prend du poisson. Le pauvre hère prenait goujons sur goujons, en dépit de son instrument imparfait, et le lambeau de chollet, noué par les quatre coins, qui lui servait de filet, en contenait déjà une bonne assiettée, tandis que son voisin, le second pêcheur, n’avait pas encore accroché une ablette.

Celui-là, pourtant, était un vrai pêcheur, un pêcheur classique, porteur de tout un arsenal de destruction. Il avait aux pieds des souliers imperméables, recouverts par de longues guêtres en cuir-toile, fabriquées à New-York, tout spécialement pour la pêche de la baleine dans les mers polaires ; ces guêtres pinçaient une culotte de peau de daim, sur laquelle se boutonnait une casaque de marin, modèle anglais, étoffe canadienne. Sa casquette, en forme de moitié de melon, venait de la Nouvelle-Orléans. Deux courroies, un peu moins larges que la buffleterie des gendarmes, soutenaient, d’un côté son nécessaire de pêche, de l’autre son garde-manger ; une boîte supplémentaire, contenant, sauf le respect qui est dû au lecteur, un assortiment recherché d’asticots indigènes et exotiques, pendait à sa ceinture de cuir verni. Près de lui reposaient des lignes admirablement montées, les unes simples, les autres à tourniquet, un vase d’argent plein de sang de bœuf et plusieurs filets à main pour soulager le crin, chargé de trop gros poissons.

Et le pêcheur lui-même était, s’il est possible, encore plus beau que son attirail. Il avait un toupet, sous son demi-cantaloup, un toupet blond, frisé à l’enfant ; ses joues pleines, rondes, appétissantes, gardaient cette fraîcheur luisante et légèrement couperosée de l’homme de cinquante ans, conservé avec soin ; ses membres étaient grêles, mais son ventre bien portant formait ballon sous sa casaque et la relevait en pointe de la façon la plus galante. Il tenait sa canne sérieusement et obéissait à la lettre aux prescriptions du Manuel des pêches fluviales, relié en maroquin rouge et doré sur tranches, qui ne le quittait jamais.

Il faut renoncer à peindre le mépris mutuel et profond que se témoignaient les deux pêcheurs. Le pêcheur à la ficelle qui prenait du poisson quittait la place de temps en temps et traversait le chemin de halage pour inspecter un objet déposé dans le champ de luzerne voisin, et chaque fois qu’il accomplissait ce manége, sa figure hétéroclite prenait une expression attendrie ; en revenant, il ne manquait jamais de regarder son voisin d’un air provoquant et narquois ; le pêcheur, propriétaire de ces engins perfectionnés, dont l’ensemble valait, certes, tous les goujons du canal, lançait alors à son émule des œillades obliques où l’envie le disputait au dédain. Ils ne s’étaient pas encore parlé.

« Bourgeois, dit tout à coup le pauvre hère en tirant de l’eau une ablette frétillante, à quelques pouces du bouchon fastueux, mais immobile, de l’amateur, — ça vous amuse de pêcher comme ça le dimanche ?

— Mon brave, répondit l’autre, du haut de sa grandeur, je ne m’adresse pas à ces insectes, dont vous semblez vous contenter.

— À quoi vous adressez-vous, bourgeois ?

— J’ai promis un brochet dans les quatorze livres à Mme Champion… Faites silence, je vous prie, car le son de la voix humaine écarte le poisson.

— Et vous amenez bien chou-blanc sans ça, bourgeois ! »

M. Champion se redressa en homme qui veuf couper court à un entretien compromettant, mais il n’eut pas besoin de réclamer une seconde fois le silence. Le pauvre hère avait changé tout à coup de contenance et tendait avidement l’oreille.

Partout où il y a de l’eau, les bruits s’entendent de très loin. Un son vague et sourd, bien connu des riverains du canal, venait du côté de Paris. L’homme à la ficelle n’écouta qu’un instant et sa maigre figure prit une expression solennelle.

« Le bateau-poste ! murmura-t-il. C’est fini de rire. On va savoir ! »

En même temps, il roula lestement sa ligne improvisée et la mit dans sa poche.

M. Champion toussa, rougit et dit :

« Combien vos insectes, mon brave ? »

L’homme à la ficelle attendait évidemment cette proposition, car il sourit en répondant :

« Ça fera tout de même plaisir à madame, en place du brochet dans les quatorze livres.

— Fi donc ! s’écria M. Champion indigné, ai-je l’air d’un homme qui rapporte de la friture à la maison ?

— Oh ! non, repartit le voisin, jamais.

— Je vous achète vos animalcules pour amorcer mes lignes. Combien ? »

Le mouchoir fut ouvert et les goujons argentés brillèrent sur l’herbe aux derniers rayons du soleil. M. Champion, malgré lui, les couvrait d’un regard de concupiscence. On entendait déjà distinctement le galop de l’attelage.

— Un sou pièce, dit le voisin, à cause de madame.

— Un franc le tout, » offrit M. Champion.

Le voisin allait se débattre, lorsque la tête des chevaux parut au sommet de la montée du pont. Il tendit la main vivement et arracha plutôt qu’il ne prit la pièce de vingt sous entre l’index et le pouce de M. Champion. Sans ajouter un mot, il ramassa son mouchoir, laissant les goujons éparpillés sur l’herbe, et s’élança dans le champ de luzerne qui s’étendait entre le chemin de halage et la forêt. Il était temps, si, comme vous l’eussiez jugé vraisemblable, l’homme au tablier de pharmacien avait intérêt à éviter la rencontre du bateau. Les chevaux, lancés à pleine course, arrivaient sur le pêcheur de brochets, occupé à colliger son butin, et quelques goujons restaient épars sur la voie au moment où il s’accroupit pour laisser passer la corde.

« Oh ! hé ! monsieur Champion ! cria le capitaine ; toujours solide au poste ? avons-nous fait bonne pêche ?

— Assez, assez, monsieur Patu, nonobstant l’effroi que ce nouveau mode de navigation répand parmi les habitants de l’onde. »

Ce disant, l’orgueilleux montrait avec une triomphante modestie les goujons du pauvre voisin.

L’Aigle de Meaux, no 2, fila devant lui comme une flèche.

Le voisin, pendant cela, s’était coulé derrière la haie séparant le champ de luzerne du chemin de halage. Au moment où le bateau passait, il mit sa tête crépue à une ouverture de la haie et regarda de toute la puissance de ses yeux. Un frémissement nerveux agita bientôt son corps, sa face rouge devint blême et une larme brilla au bord de sa paupière.

« Ah ! Similor ! Similor ! murmura-t-il d’une voix plaintive, c’est donc bien vrai que tu trompes l’amitié ! »

Les grandes émotions sont courtes. D’ailleurs, Similor exerçait sur Échalot une attraction irrésistible. Du revers de sa main tremblante, ce dernier essuya ses yeux et s’élança. Mais il ne fit qu’un pas.

« Saladin ! prononça-t-il avec émotion ; j’allais oublier Saladin ! »

Il revint en arrière et prit dans une haute touffe de luzerne un objet de forme oblongue, dont la nature était assez malaisée à deviner, mais qui ressemblait pourtant à ces enfants de carton que le traître enlève au prologue des mélodrames et qui doivent, plus tard, devenir, selon leur sexe, le jeune premier ou la jeune première de la pièce. L’objet avait une courroie ; Échalot passa la courroie à son cou et jeta l’objet sur son dos en disant :

« Sois calme, Saladin ! »

Puis il prit sa course le long de la haie avec une rapidité que n’eût point promis sa lourde apparence. Son intention était évidemment de lutter avec le galop des chevaux. Il y eut bientôt sur son visage une épaisse couche de rouge, et la sueur inonda ses tempes, mais il allait toujours, regardant le bateau par-dessus les broussailles et murmurant malgré lui le nom de Similor.

Au bout de quatre ou cinq cents pas cependant, l’objet, secoué outre mesure, s’éveilla et se mit à crier comme un jeune aigle. Qu’il fût ou non de carton, il avait une voix magnifique. Échalot lui fit des remontrances avec douceur :

« Taisez son petit bec à Bibi, lui dit-il sans ralentir le pas ; je vas te le boucher, Saladin, si tu continues ! Nous allons à papa, tu vois bien, failli merle ! »

Saladin n’en criait que mieux.

On meurt de ces courses désespérées, témoin le soldat de Léonidas qui apporta aux Spartiates la première nouvelle du combat des Thermopyles. Heureusement pour cet héroïque et tendre Échalot, l’allure des chevaux se ralentit subitement, comme on dépassait l’angle d’une futaie de chênes pour entrer dans la grande plaine qui forme clairière entre Sevran et la route d’Allemagne. Au milieu d’un paysage admirable, le château de Boisrenaud se montrait : on arrivait au débarcadère du baron Schwartz.

Échalot retourna son paquet et mit la main sans façon sur le bec de Saladin.

Trois personnes descendirent du bateau ; d’abord M. Cotentin de la Lourdeville qui prit, en faisant grincer ses souliers, l’avenue sablée conduisant au château, ensuite la jeune fille au voile noir qui suivit plus lentement la même direction, enfin Similor, léger comme une plume, qui, après avoir adressé un salut courtois à son adversaire, remonta le chemin de halage sur la pointe du pied. Échalot, caché derrière un buisson, soufflait comme un phoque en le contemplant ; d’une main, il étouffait Saladin et tamponnait la sueur de son front avec son autre manche.

« Ce n’est pas toujours pour c’te jeunesse qu’il court, murmura-t-il. C’est pour un tas de manigances qui lui feront son malheur !… Mais, minute ! nous sommes là, pas vrai, petiot ? On va savoir enfin de quoi il retourne ! »

Sur ce chemin de halage, où Similor sautillait dans ses chaussons de lisière, évitant avec une gracieuse adresse les moindres vestiges de la récente ondée, un homme grave allait à pas comptés, regardant couler l’eau philosophiquement et faisant tourner entre ses doigts, comme un marquis de la Comédie-Française, une tabatière d’argent niellé. Ce geste était d’une perfection si rare que vous eussiez cherché la maline traditionnelle à son jabot et le claque sous son aisselle. Mais ce n’était pas un marquis, à moins que le malheur des temps ne l’eût fait considérablement déchoir. Au lieu du frac en drap de soie, il portait en effet un habit gris de fer, coupé carrément et orné de boutons blancs ; M. Schwartz, le puissant financier, qui était roi dans ces campagnes, avait choisi pour ses valets cette solide livrée rappelant l’uniforme des garçons de la Banque de France.

Ce n’était qu’un valet, bien qu’il eût coutume de parler, la casquette sur la tête, aux autorités décoiffées de Sevran, de Livry et de Vaujours.

Similor marcha droit à lui et l’aborda, chapeau bas ; d’un ton timide et doux, il lui demanda :

« C’est-il bien à M. Domergue que j’ai l’avantage de vous adresser la parole ? »

M. Domergue ne répondit pas plus que ce malhonnête Patu, capitaine de l’Aigle de Meaux no 2 ; mais s’il est une dignité respectée par Similor et ses pareils, c’est celle de valet de grande maison. Il y a dans la haute position de l’homme à livrée quelque chose qui les éblouit et qui les fascine. Similor, l’ombrageux Similor, ne se fâcha point et attendit.

Ce puissant Domergue était distrait : il regardait sur la ligne de halage le bizarre véhicule dont nous avons parlé, le panier de Trois-Pattes, traîné par un chien de boucher. Il souriait avec une fière bonhomie et se rangeait déjà le long de la haie, pour faire place à l’équipage de l’estropié.

Trois-Pattes poussait son molosse et arrivait grand train.

En passant devant M. Domergue, il dessina un signe de tête familier.

« Bonjour, monsieur Mathieu, lui dit courtoisement le domestique. Les affaires vont, à ce qu’il paraît ? »

La figure terreuse et barbue de Trois-Pattes avait ce sourire fixe des masques. Il répondit :

« L’argent est dur à gagner ; je viens causer de mon argent. M. le baron est à la maison ?

— Pour vous, toujours, monsieur Mathieu. »

L’équipage de Trois-Pattes entrait déjà dans l’avenue du château. M. Domergue ajouta entre haut et bas :

« Une drôle de lubie que monsieur a de causer avec ce paroissien-là !…

— Pour quant à ça, dit Similor, saisissant aux cheveux l’occasion d’entamer l’entretien, je n’en reviens pas de ma surprise ! »

M. Domergue abaissa sur lui son regard noble et le toisa de la tête aux pieds. Similor cligna de l’œil agréablement et poursuivit :

« Comme quoi les mystères abondent de tous côtés autour de nous…

— Qu’est-ce que vous voulez, l’ami ? » interrompit M. Domergue.

Similor, baissant la voix et mettant sa main au coin de sa bouche pour ne rien laisser perdre de sa réponse, répliqua :

« Ayez pas peur ; j’ai la confiance entière du jeune homme.

— Quel jeune homme ?

M. Michel, parbleu ! »

Les traits du domestique se déridèrent à ce nom.

Échalot, toujours aux écoutes, bouche béante et le cou tendu, faisait des efforts inouïs pour entendre. Similor poursuivit en prenant une pose théâtrale :

« Par conséquence, on est chargé de vous demander tout simplement s’il fera jour demain. Voilà ! »