Les Héros du Grand-Port

Les Héros du Grand-Port
Revue des Deux Mondes3e période, tome 84 (p. 101-123).
LES
HEROS DU GRAND-PORT


I

Avec l’année 1809 s’ouvre une nouvelle phase dans les opérations navales dont les mers de l’Inde sont le théâtre. Nous prenons tout à coup l’ascendant, un incontestable ascendant, sur l’ennemi. Ce résultat est dû à trois capitaines : Duperré, Bouvet et Hamelin. Le commodore Rowley rétablit peu à peu, par sa prudence, par son activité, par son énergie, la situation que des officiers téméraires ont compromise d’une façon qui semble irrémédiable. L’honneur de la marine anglaise, dans cette période, est sauf : la gloire de la marine française n’en est que plus grande. J’ai eu le très appréciable avantage, quand j’étais enseigne de vaisseau, d’être présenté à l’amiral Rowley, commandant de l’escadre de la Méditerranée après le départ de l’amiral Malcolm. Le capitaine Lalande voulut bien m’expliquer, à cette occasion, les motifs qui lui faisaient tenir en si haute estime les services de l’officier-général devant lequel il inclinait respectueusement sa renommée naissante. Je n’hésite jamais à rendre justice à nos anciens ennemis : l’histoire ne doit pas être faite de patriotisme, mais de vérité.

Au mois de mars 1808, pendant que la Sémillante, convertie en navire de commerce, achevait ses préparatifs de départ[1], on vit arriver à l’Ile-de-France deux nouvelles frégates : la Caroline, commandée par le capitaine Billard, et la Manche, sous les ordres du capitaine Dornal de Guy. A la même époque, l’ancien corsaire de Robert Surcouf, le Revenant, acheté par le gouverneur-général, devenait la corvette l’Iéna, corvette armée de 14 caronades. La colonie retrouvait ainsi une marine, bien faible marine sans doute, mais marine redoutable encore pour le commerce de l’Inde, grâce aux traditions que léguaient aux commandans Billard et Dornal de Guy leurs devanciers. Plus tard viendront la Canonnière, avec le capitaine Bourayne ; la Vénus, avec le commandant Hamelin. Je ne puis suivre tous ces bâtimens dans leurs croisières ; je m’attacherai aux pas de la corvette l’Iéna, car c’est sur cette corvette que je vais retrouver le futur vainqueur du Tage.

Le lieutenant de vaisseau Morice a pris le commandement de l’Iéna : il demande et obtient pour second son ancien compagnon de la Sémillante, l’enseigne de vaisseau Roussin, promu au grade de lieutenant le 12 juillet 1803. Jusqu’au 8 octobre, l’Iéna croisa dans le golfe Persique, à l’entrée de la Mer-Rouge, dans le golfe du Bengale, partout, en un mot, où l’on pouvait se promettre l’espoir de quelque butin. Le 8 octobre 1808, au milieu de la nuit, la vaillante corvette rencontra la frégate anglaise la Modeste, de 46 canons. Que pouvait-elle faire contre des forces aussi supérieures ? Honorer sa défaite : elle n’y manqua pas. L’Iéna ne se rendit qu’après un combat de deux heures cinq minutes. Les Anglais apprécièrent l’héroïsme de cette longue défense : quand les prisonniers français arrivèrent à Calcutta, le capitaine et le second de l’Iéna furent logés au palais du gouvernement et traités avec les plus grands égards.

Si douce qu’elle puisse être, la captivité n’en est pas moins bien lourde à supporter pour de jeunes courages impatiens de prendre leur revanche. L’échange ardemment désiré ne put être consommé qu’au bout de onze mois. Le 12 décembre 1809, un parlementaire anglais, l’Henrietta, débarquait Morice et Roussin à l’Ile-de-France : le 2 janvier 1810, Duperré ramenait à Morice sa corvette, reprise sur l’ennemi le 2 novembre 1809, à l’embouchure du Gange. L’ancien Revenant, la corvette l’Iéna, portait cette fois, encore un nouveau nom. Les Anglais l’avaient baptisée le Victor ; le général Decaën lui conserva ce nom, qui rappelait un heureux retour de fortune. Le lieutenant Morice en reprit le commandement. Roussin ne suivit pas à bord du Victor ce capitaine rentré d’une façon aussi inespérée en possession d’un navire valeureusement défendu ; le sort lui réservait mieux. Le 11 janvier 1810, Roussin embarquait sur la frégate la Minerve, commandée par le capitaine de frégate Bouvet.

Le général Decaën demandait par tous les courriers, demandait avec une insistance croissante des renforts. Le capitaine Duperré se chargea de lui en fournir aux dépens de l’ennemi. Parti de Saint-Servan avec une seule frégate, la Bellone, au mois de février 1809, arrivé à l’Ile-de-France le 14 mai, en croisière dès le 17 août, Duperré rentrait au Port-Louis, le 2 janvier 1810, à la tête d’une division. Le Victor et la frégate portugaise la Minerve, capturée après une heure quarante-cinq minutes de combat, faisaient cortège à l’ancien commandant de la Sirène. Jadis sur la Sirène, Duperré, à l’entrée de Lorient, avait bravé la volée d’un vaisseau de ligne : combattre des frégates ne lui semblait plus qu’un jeu. L’emphase et la déclamation me font justement horreur, et pourtant comment rester froid devant les beaux faits d’armes que j’aurai tout à l’heure à raconter ! « Je vais, se hâtait d’écrire au ministre le général Decaën, mettre le commandant Duperré à même de trouver de nouvelles occasions de s’illustrer. » Ces occasions-là vont volontiers au-devant de ceux qui les courtisent. « On n’est pas constamment heureux, me disait l’amiral Lalande, sans qu’il y ait pour cela quelque raison. »

Le 14 mars 1810, la Bellone, accompagnée de la Minerve et du Victor, pour lesquels le général Decaën sut faire, en quelques jours, sortir des équipages d’un sol tout brûlant d’enthousiasme, la Bellone reprenait la mer : le 20 août, ce n’étaient plus trois bâtimens, mais cinq, qui se présentaient, sous pavillon français, à l’entrée du Grand-Port. Deux vaisseaux de la compagnie, le Ceylan et le Windham, commandés, le premier, par l’enseigne de vaisseau Moulac, de la Minerve, le second, par un officier de la Bellone, avaient, après une résistance opiniâtre, changé de maîtres.

On ne raconte plus la bataille d’Austerlitz : à qui pourrait-on avoir la prétention d’apprendre aujourd’hui les incidens qui ont marqué le combat du Grand-Port ? Ce combat-là, il est dans toutes les mémoires : il défraie les entretiens du gaillard d’arrière ; il demeurera longtemps encore la légende favorite du gaillard d’avant. Je ne puis pas cependant le passer tout à fait sous silence ; je me contenterai d’en abréger les détails. Les Anglais, pendant l’absence de la division Duperré, s’étaient emparés, le 9 juillet 1810, de l’Ile Bourbon ; le 14 août, ils surprenaient et occupaient, à l’entrée du Grand-Port, le fort bâti sur l’Ilot de la Passe. Du Bengale, de Madras, du cap de Bonne-Espérance, des troupes, embarquées sur de nombreux transports, accouraient pour se concentrer à l’Ile Rodrigue. On sait que Rodrigue est située à 100 lieues environ au vent de l’île Bourbon. La base d’opérations était bien choisie. L’orage s’amassait ainsi lentement : quelques jours encore, il allait crever sur l’Ile-de-France. Soliman avait voulu supprimer Malte ; Charles-Quint, Alger[2] ; le gouvernement de l’Inde jugeait, à son tour, nécessaire de faire disparaître « le nid de scorpions » si funeste à ses flottes marchandes.

Trompée par le pavillon français, toujours arboré sur l’îlot de la Passe, arboré également à bord de la frégate mouillée sous cet îlot, la division Duperré donne, le 20 août, à pleines voiles dans le Grand-Port. L’ennemi, à l’instant, se démasque : la frégate, le fort déploient le pavillon britannique. Au signal du commandant Duperré, la Minerve a pris la tête de la colonne : Bouvet, familier avec les récifs de la baie, guidera la division française au mouillage. La Minerve essuie les volées du fort, envoie en passant sa bordée à la frégate anglaise, et va jeter l’ancre au fond de la rade. Toute la division l’a suivie.

Que pouvaient avoir à redouter nos vaisseaux dans cette position ? N’y avaient-ils pas cent fois trouvé un refuge assuré contre les forces supérieures de l’ennemi ? Oui ! l’asile autrefois était sûr : mais le fort qui commande l’entrée du Grand-Port n’était pas alors au pouvoir des Anglais ; l’Ile elle-même n’était pas menacée d’un débarquement. Le Grand-Port, aujourd’hui, n’est plus un abri ; c’est une nasse. Dans de telles conditions, ne pas désespérer de la défense, songer à embosser les frégates, au lieu de les incendier, sera déjà une résolution héroïque.

Les Anglais, heureusement, attaquèrent avec une audace irréfléchie : ils se laissèrent emporter par l’espoir d’un facile succès. Aussitôt que l’escadre de blocus put être avertie, elle accourut. Trois nouvelles frégates vinrent, le 22 août, rejoindre la Néréide, qui continuait de garder l’entrée du Grand-Port : Néréide, Sirius, Iphigénie, Magicienne, se précipitèrent vers la division Duperré, comme si la voie qui devait les mener au combat ne cachait pas d’embûches. Les bancs de coraux se signalent d’eux-mêmes sous une eau calme : ils se signalent par de larges plaques blanchâtres tachant la nappe bleue ou verte ; seulement, pour apercevoir à temps le danger, il faut avoir le soleil derrière soi. Les Anglais firent route avec le soleil dans les yeux. Des marins aussi consommés ! qui l’eût jamais cru ? La Néréide tire moins d’eau que les autres frégates ; elle franchit les hauts-fonds sans s’échouer. En mouillant, elle s’embosse à portée de pistolet de la division française. Le capitaine Willoughby la commande. Si la marine britannique eût eu, dans cette journée, à faire choix d’un champion, elle n’eût pu en faire sortir de ses rangs un plus brave. Bravoure et imprudence quelquefois se confondent : c’est la fortune qui en décide. Le Sirius et la Magicienne suivaient la Néréide. Elles s’arrêtent brusquement, la proue tournée vers la Bellone et vers la Minerve. Le même fit de coraux vient de heurter leurs quilles ; le même récif les retient serrées dans son implacable tenaille. Tous les efforts pour les dégager et les remettre à flot seront inutiles. Ce spectacle ne sera pas perdu pour le futur amiral Roussin : il s’en souviendra quand il devra, en 1833, forcer l’entrée du Tage.

La fortune abandonne donc enfin cette Angleterre que jusqu’ici elle a tant gâtée 1 Pas de milieu pour les capitaines du Sirius et de la Magicienne : il leur faut, en ce jour, vaincre ou périr sur place. Mieux inspirée ou avertie par le sort de ses conserves, l’Iphigénie jette l’ancre à mi-chemin. La division française ouvre le feu. La Néréide, la première, riposte. L’action ne sera qu’un duel de canonnière ; la manœuvre n’y jouera aucun rôle. Qu’importent les avaries de mâture à ces pontons forcément immobiles ? Tout boulet qui ne frappe pas en plein bois est un boulet perdu. Les câbles de la Minerve et du Ceylan ont été coupés dès les premières volées : ces deux navires sont jetés en travers et vont s’échouer sous le vent, — la Minerve à demi masquée par la Bellone, le Ceylan couvert en partie par la Minerve. La ligne d’embossage ne forme plus qu’un bloc hérissé d’artillerie : la batterie de la Bellone s’est, en quelque sorte, allongée de 18 pièces, — 9 appartenant à la Minerve, 9 autres garnissant les flancs du Ceylan. — Cette forteresse de bois, à double étage et à triple redan, accable la Néréide de ses projectiles. Quarante bouches à feu font voler en éclats les bordages de la malheureuse frégate. L’artillerie de la Néréide est bientôt réduite au silence.

Le Sirius, négligé, est, en réalité, peu à craindre : ses pièces de chasse sont les seules qui puissent porter. La Magicienne occupe une position moins désavantageuse. Plusieurs de ses canons prennent en écharpe la Minerve. A dix heures et demie du soir, la victoire n’est plus douteuse. La Néréide tire un dernier coup à mitraille. Ce seul coup, — tant le hasard a de part dans les combats de mer, — va peut-être changer la face de la journée. Atteint à la joue gauche par un biscaïen, le commandant Duperré est renversé de son banc de quart. Le vainqueur du Grand-Port en gardera la profonde cicatrice toute sa vie. J’ai entendu raconter, — car j’eus la bonne fortune d’approcher, quand j’étais encore un enfant, les acteurs de ce drame héroïque, — j’ai entendu raconter, dis-je, que, dans le désordre produit par un incident si funeste, peu s’en fallut qu’on ne jetât le corps mutilé du commandant de la Bellone à la mer. Semblable précipitation se rencontre souvent dans le feu de la bataille. Je pourrais citer telle dunette qui, le 17 octobre 1854, devant Sébastopol, fut dégagée de cette brusque façon. L’enseigne de vaisseau Vigoureux étendit un pavillon de signaux sur le corps du glorieux blessé qui ne donnait plus signe de vie et prit soin de le faire transporter, inconnu, caché à tous les yeux, au poste des blessés. Dans la batterie, les canonniers ne soupçonnèrent rien de ce qui se passait sur le pont : le feu ne se ralentit pas un instant.

Bouvet cependant a été prévenu : il confie la Minerve à son second, le lieutenant de vaisseau Roussin, et vient prendre, avec le commandement de la Bellone, la direction générale du combat. Collingwood a remplacé Nelson. L’amiral Roussin se rappelait encore, en 18Ù7, les démêlés qui suivirent le triomphe éclatant du 23 août 1810 : j’ai appris de sa bouche les prétentions des officiers de la Minerve, les répliques indignées des officiers de la Bellone, chacun revendiquant pour son chef l’honneur de la journée. Comme s’il n’y avait pas dans un pareil fait d’armes assez de gloire pour tous, assez de lauriers pour les uns et pour les autres ! Des duels insensés faillirent avoir lieu. Le débarquement des Anglais sur les côtes de l’île détourna heureusement les esprits échauffés de cette misérable querelle. Nous retrouvons là un des fâcheux côtés de notre humeur nationale. Il y aurait en beaucoup à dire, beaucoup à récriminer après la bataille de Trafalgar. Les Anglais songèrent-ils à diminuer l’éclat de leur triomphe, en faisant le procès à quelques capitaines attardés, en discutant les mérites du héros qui montait le Victory et du commandant en sous-ordre appelé par la balle du Redoutable à compléter notre défaite ? Le capitaine Duperré fût-il mort sur le coup, que c’est encore sur son cercueil qu’il eût fallu déposer les drapeaux anglais. Le commandement en chef répond de tout : vous lui attribuez de trop grandes responsabilités pour avoir le droit de lui disputer la conquête, n’eût-il fait que donner le signal de la charge.

Je rappelais tout à l’heure le nom de Collingwood. Quelle que soit mon admiration, — oserai-je dire ma sympathie instinctive ? — pour ce sage et vertueux grand homme, je crois qu’il eût été heureux pour l’Angleterre que, le jour où Nelson fut frappé, son successeur s’appelât Bouvet : la victoire eût été poursuivie plus énergiquement. Bouvet, en effet, a l’audace ingénieuse, active, féconde en ressources, toujours emportée sur les ailes de l’espérance. A peine a-t-il mis le pied à bord de la Bellone qu’il juge la Néréide incapable de reprendre la lutte. C’est sur la Magicienne qu’il fait concentrer tout le feu dont il dispose. Des soldats longtemps victorieux ne se décident pas aisément à s’avouer leur défaite. A Reichofen, à Frœschviller, la retraite ne nous était peut-être pas, au début, interdite : nous préférâmes disputer un terrain où l’inondation croissait d’heure en heure. Du matin au soir, nous luttâmes acharnés, nous combattîmes contre des forces triples et quadruples des nôtres, impuissans à désespérer de la victoire. Les Anglais, au Grand-Port, n’avaient, d’ailleurs, pas le choix. La brise, à défaut d’échouage, les eût empêchés de rétrograder. Ils résistèrent toute la nuit ; ils résistèrent encore le lendemain. Le 24 août, au matin, le lieutenant de vaisseau Roussin, sur l’ordre du commandant Bouvet, partit de la Minerve pour aller amariner la Néréide. Plus de quarante ans après, l’affreux spectacle que le pont et la batterie de la frégate anglaise offrirent à ses regards hantait encore, comme un sinistre rêve, sa pensée : 1-60 morts ou blessés gisaient pêle-mêle dans une mare de sang. Ce fut au fond de l’entrepont que le nouveau commandant de la Minerve reçut l’épée du capitaine Willoughby, dangereusement blessé et couché dans un cadre. Il la reçut avec le respect que nous n’avons jamais su refuser au courage malheureux. Quels hommes que ceux de cette époque, et combien je me félicite de les avoir connus ! J’ai appris, dès l’enfance, à les vénérer : leur souvenir aujourd’hui console et réjouit ma vieillesse.

La Magicienne garda son pavillon arboré pendant toute la journée du 24 août. Elle le garda jusqu’à la nuit. De temps en temps, quelque coup isolé venait affirmer qu’elle ne se rendait pas encore. Nous répondions par des salves entières. Vers neuf heures du soir, l’opiniâtre frégate avait terminé l’évacuation de ses blessés. Un jet de flamme apprit aux vainqueurs que, pour ne pas laisser leur frégate échouée tomber entre nos mains, les Anglais prenaient le parti de l’incendier. A dix heures, une explosion formidable en dispersa les débris. Le 25, au matin, une seconde éruption annonça la destruction du Sirius. L’Iphigénie, par de prodigieux efforts, était parvenue à se louer jusqu’à l’Ile de la Passe, se mettant ainsi hors de la portée de nos coups. Nous restions maîtres d’un champ de bataille sur lequel il n’y avait plus à ramasser que des épaves.

Le 27 août apparut à l’entrée du port la division Hamelin, composée de trois frégates et d’un brick : la Vénus, la Manche, l’Astrée et l’Entreprenant. Sommé de se rendre, le commandant de l’Iphigénie, le capitaine Lambert, reconnut l’impossibilité d’opposer à tant de forces réunies le feu de sa seule frégate : il nous remit, avec l’Iphigénie, le fort de la Passe. Le pavillon anglais n’y avait flotté que pendant quatorze jours. N’étions-nous pas en droit de nous écrier, comme Nelson après Aboukir : « Ce n’est pas une victoire, c’est une conquête ? » Jamais triomphe ne fut plus complet. Nous l’avions, il est vrai, payé cher. Les deux frégates et le Ceylan comptaient 150 marins et plusieurs officiers hors de combat.

Les Anglais ne nous ont pas souvent donné de ces joies-là. Ce n’était pourtant pas la dernière que nous réservaient les mers de l’Inde.


II

Dès les premiers jours de septembre, l’Iphigénie, seul navire qui fût sorti intact du combat du Grand-Port, était armée avec un équipage d’élite et confiée au capitaine de vaisseau Bouvet. Le capitaine-général Decaën venait, en vertu des pouvoirs qu’il tenait de l’empereur, de conférer provisoirement ce grade à l’ancien commandant de la Minerve. Le 12 septembre, l’Iphigénie et l’Astrée, commandée par le capitaine Lemarant, se présentaient devant l’île Bourbon. Quatre voiles, sortant, l’une de Saint-Denis, les trois autres de Saint-Paul, se réunissent et mettent le cap sur la division française. Quatre voiles ! D’où peuvent-elles provenir ? Bouvet ne connaît plus dans les mers de l’Inde qu’une frégate anglaise, la frégate du commodore Rowley, la Boadicée, Rowley aurait-il reçu des renforts de Bombay, du Bengale ou d’Europe ? Il est au moins prudent de s’assurer le loisir de conférer avec le commandant de l’Astrée. Les deux frégates françaises virent de bord et font route au large. Les quatre voiles ennemies leur appuient vigoureusement la chasse.

Bouvet ne pouvait prévoir que cette force navale, si supérieure en nombre, se diviserait : la fortune, en cette occasion, le servit encore mieux que sa prudence. Un esprit de vertige, une ardeur irréfléchie, entraînaient alors les vainqueurs de Trafalgar : une seule leçon ne suffisait pas pour les refroidir. Au milieu de la nuit, l’Astrée et l’Iphigénie sont atteintes par un des bâtimens acharnés à leur poursuite. L’Astrée essuie la première le feu ; elle riposte. Son grand hunier est partagé en deux lambeaux par un boulet. Le navire anglais, sur son élan, passe outre. Il se trouve bientôt sous la volée de l’Iphigénie. Le combat s’engage, d’un commun accord, vergue à vergue. En moins d’une heure, l’Anglais se trouve réduit à baisser pavillon : Bouvet vient de capturer la frégate l’Africaine. Arrivée le matin même d’Angleterre, l’Africaine était commandée par le capitaine Corbett, un des élèves favoris de Nelson. Corbett avait appliqué la méthode de son maître. Il ne demandait qu’à joindre l’ennemi, ne mettant pas un instant en doute l’issue du combat. 100 grenadiers et des officiers de la garnison anglaise de Bourbon avaient obtenu la faveur d’embarquer à son bord : joyeuse partie dans laquelle ces volontaires empressés s’attendaient à voir, suivant la promesse qui leur en était faite, « comment on prend une frégate française. » Le résultat ne répondit pas à leur attente. Jamais pareille boucherie ne précéda la défaite : l’Africaine, quand le combat cessa, était complètement démâtée ; le capitaine et tous les officiers, à l’exception d’un lieutenant et d’un aspirant, plus de 300 hommes sur 400, jonchaient le pont des gaillards et celui de la batterie. Les pertes de l’Iphigénie ne s’élevaient qu’à 9 tués et 32 blessés.

Comment nous expliquer cette énorme disproportion ? Le concours de l’Astrée y contribua peu. L’action se passa presque tout entière entre l’Africaine et l’Iphigénie. Ceci est un fait avéré, hors de discussion. La bonne volonté ne manqua certes pas au capitaine Lamarant ; mais est-il possible d’intervenir, en pleine nuit surtout, entre deux adversaires qui se sont saisis corps à corps ? Le commandant de l’Astrée l’essaya : ses boulets, s’il en faut croire la version du capitaine Bouvet[3], causèrent plus de dommage à la mâture de l’Iphigénie qu’à la coque de l’Africaine. Écartons donc, sans que la réputation du capitaine Lamarant en souffre le moins du monde, l’intervention de l’Astrée. Attribuons le succès, comme le veut une exacte justice, comme le fit le commandant Bouvet lui-même, « à la valeur des canonniers » formés par le commandant Duperré et par le capitaine Mourgues. Les canonniers de l’Iphigénie provenaient, en majeure partie, de la Bellone. Toute leur ardeur pourtant, toute leur habileté, si rare pour l’époque, n’auraient guère servi sans la tactique du capitaine Bouvet. Cette tactique, nous l’avons déjà exposée[4]. Elle consistait, avant tout, à éviter les tirs obliques. Le capitaine Corbett joignit l’Iphigénie, les pièces de sa frégate pointées en chasse : ses canonniers, sous la grêle de boulets qui ne tarda pas à les assaillir, ne purent jamais, le premier coup tiré, ramener les affûts au milieu du sabord. Fidèle à sa coutume, Bouvet attendait l’attaque avec sa batterie pointée en belle, avec tous ses canons visant à couler bas. Un coup de gouvernail, les voiles de l’arrière brassées en ralingue, firent brusquement pivoter la frégate sur elle-même et amenèrent l’ennemi par son travers. La position fut habilement gardée jusqu’au moment où la frégate anglaise se trouva réduite.

Bouvet n’usa jamais de beaucoup de finesses : le ministre Decrès l’étonna fort, quand il lui demanda le secret de sa tactique. Le calme, le sang-froid, la résolution, un coup d’œil rapide, lui donnèrent en toute occasion l’avantage. Le capitaine Corbett semble, au premier abord, avoir appartenu à la même école. Bouvet, toutefois, — nous en avons pour garans ses nombreuses croisières si bien racontées par lui-même et par son biographe, M. Eugène Fabre[5], — n’eût pas commis la faute de se précipiter en avant, sans attendre la division qui le suivait. L’english pluck fut ici de l’étourderie. Le commodore Rowley, en effet, n’était pas éloigné : il arrivait avec une escadre improvisée par son industrie : avec sa frégate la Boadicée d’abord, puis avec la corvette l’Otter de 28 canons, le brick le Staunch de 16 et un vaisseau de la compagnie, le Windham, repris sur les Française ! armé en guerre. La conduite de Corbett ne saurait trouver son excuse que dans la présomption générale qui, en ce moment, aveuglait les Anglais. L’impétuosité à la Nelson et à la Cochrane leur avait toujours réussi dans les mers d’Europe : ils crurent qu’il en serait de même dans les mers de l’Inde. Comme si des vaisseaux attaqués à la sortie du port et des vaisseaux aguerris par une traversée de trois mois pouvaient se comparer ! C’est ainsi qu’ils se firent détruire au Grand-Port et qu’ils perdirent, dans la plus sanglante affaire qu’on eût jamais vue, leur cinquième frégate, l’Africaine.

Rowley fit son apparition sur le champ de bataille, quand tout était terminé depuis plus d’une heure. « Il promena, dit le capitaine Bouvet, ses regards sur le spectacle que nous avions l’honneur de lui présenter : son avant-garde démâtée au ras des ponts, la mer couverte de cadavres et de débris, et les frégates de Sa Majesté Impériale en ligne de bataille. Le commodore prit le parti de se replier sur les forces qui lui restaient en arrière. » N’est-ce pas ainsi qu’en pareille occasion aurait agi Fabius ? Le succès justifia la temporisation du commodore Rowley : il n’est rien de tel que le succès pour ranger à son avis les historiens. Rowley n’eut pas besoin de tirer un seul coup de canon pour rentrer en possession de l’Africaine. A la vue de la division anglaise, ralliée, naviguant en ordre compact, Bouvet dut se résigner à faire l’abandon de la prise à laquelle l’Astrée se préparait à donner la remorque. Le délabrement de sa mâture, l’épuisement de ses munitions, ne lui permettaient pas de livrer, contre des forces qu’il jugeait supérieures, un nouveau combat. Ce fut déjà beaucoup de pouvoir, avec des mâts et des vergues aussi compromis, rentrer sain et sauf à l’Ile-de-France.

Il était dans la destinée du commodore Rowley de réparer, par un incessant labeur, les fautes de tout genre commises autour de lui. Une grande expédition anglaise, nous l’avons déjà lait pressentir, s’organisait en ce moment à l’île Rodrigue. Les autorités de l’Inde croyaient les ports de l’Ile-de-France hermétiquement bloqués : ils expédiaient, sans précaution, les bâtimens de guerre isolés ; sans escorte, les transports chargés de troupes. Une corvette de la compagnie, l’Aurore, de 16 bouches à feu, tombait, le 20 septembre, au pouvoir de Bouvet, qui la ramassa sur sa route. Trois jours auparavant, une capture bien plus importante encore avait été accomplie par la frégate la Vénus, que commandait le capitaine Hamelin. Le général Abercromby s’était embarqué, dans l’Inde, sur la frégate le Ceylan. Il venait prendre à l’île Rodrigue le commandement en chef des troupes de l’expédition qui allait être dirigée contre l’Ile-de-France. Le vent d’est conduisit la frégate anglaise en vue du Port-Louis. Les vigies la signalèrent : à deux heures du matin, elle recevait à portée de pistolet toute la bordée de la Vénus lancée à sa poursuite. A quatre heures, elle était prise. Cette fois encore, Rowley eut le dernier mot. Il ne reprit pas seulement le Ceylan, il s’empara aussi de la Vénus à moitié démâtée, après une demi-heure de combat.

Rowley possédait de nouveau quatre frégates. Il était désormais en mesure de rétablir le blocus de l’île : aucun de nos bâtimens, à l’exception de l’Astrée et du Victor, n’aurait pu, quelque hâte qu’on mit à les réparer, reprendre la mer. Le sort de l’Ile-de-France ne faisait plus question. Soixante-dix voiles, — vaisseaux de ligne, frégates, bâtimens de transport, amenant près de 25,000 hommes, — atterrirent de divers côtés le 26, le 27, le 28, le 29 novembre. Noos n’avions à opposer à l’armée de débarquement du général Abercromby que 1,600 hommes environ, tout compris, soldats, miliciens, matelots. Le 3 décembre1810, la capitulation était signée : notre pavillon disparaissait des mers de l’Inde. Grand soulagement pour le commerce anglais, mais soulagement facile à se procurer, quand, par la guerre d’escadre, on dispose de la suprématie navale.

III

On ne juge bien un officier que le jour où cet officier est appelé à subir l’épreuve du commandement. Plus d’un, qui n’attira jamais l’attention de ses chefs, s’est révélé soudain homme de guerre accompli, quand la responsabilité est venue mettre en relief ses qualités latentes. Il en est même qui n’ont pris tout leur essor que dans le grade d’officier-général. Une belle voix, une majestueuse prestance ont fait plus d’une fois sur le banc de quart illusion. Le talent de manœuvrier lui-même n’est pas, pour briller au premier rang, une garantie suffisante. La marine anglaise a possédé de meilleurs manœuvriers que Nelson. Bouvet, en rade de Brest, lorsqu’il y commandait le vaisseau le Gaulois, manquait presque constamment son corps-mort : il ne manœuvrait bien qu’en présence de l’ennemi. Ce n’est donc ni le coup d’œil, ni la science, ni l’esprit, ni l’adresse, ni la force physique qui distinguent les hommes : c’est le caractère. Heureux ceux qui, comme l’amiral Hotham en Angleterre, comme l’amiral Roussin et l’amiral Baudin en France, ont su tout réunir : le port imposant, le geste altier, l’organe dominateur et le don beaucoup plus rare de commander aux événemens ! Nelson, Bruix, Lalande, avec un corps chétif, ont possédé, à un très haut degré, cette qualité suprême qui comprend toutes les autres : le sang-froid dans l’audace. Je me suis toujours senti, je le confesse, un secret penchant pour les héros gais et familiers : c’est un tort que je partage avec la race gauloise d’où je sors. Je ne méconnais pas cependant l’avantage d’une attitude qui inspire à première vue le respect : je me méfie seulement de ces gens qu’on appelle « sérieux, » parce qu’ils ne rient jamais.

Le lieutenant de vaisseau Roussin, capitaine de frégate à titre provisoire, n’avait pas encore eu, en 1810, l’occasion de donner toute sa mesure. On pouvait, à la rigueur, le confondre avec une foule de vaillans officiers, l’orgueil et l’espoir d’une marine renaissante. « Je certifie, écrivait le capitaine Bouvet, que M. Albin Roussin était premier lieutenant sur la frégate la Minerve que je commandais, en 1810, dans les mers de l’Inde, jusqu’à la fin de la campagne de cette frégate, qui fut honorée par trois combats. Pendant le dernier (affaire du Port-Impérial), M. Roussin eut le commandement de la Minerve, le lui ayant confié pour passer sur la frégate la Bellone, après la blessure du commandant de la division. Dans cette circonstance et toutes celles qui l’avaient précédée, M. Roussin justifia ma confiance par ses talens, son courage et son activité. Je certifie, en outre, que Sa Majesté n’a pas d’officier plus dévoué et plus capable dans sa marine. » De pareils témoignages constituent déjà un gage des plus sérieux pour l’avenir : ne les considérons toutefois que comme un premier échelon vers la gloire. C’est la gloire, « la grande gloire, » que le capitaine de frégate Roussin était destiné à conquérir un jour.

La capitulation de l’Ile-de-France laissait à la garnison ses armes et ses drapeaux ; elle garantissait aux officiers et aux équipages des bâtimens de guerre, aussi bien qu’à ceux des corsaires, la liberté. Le gouvernement anglais s’engageait à les rapatrier à ses frais. Roussin prit passage, le 11 décembre 1810, sur le parlementaire Lord Castlereagh. Le 19 mars 1811, après plus de huit années d’absence, il foulait de nouveau la terre natale. L’empereur voulut le voir. « Je souhaite, lui dit-il en présence d’une assistance nombreuse, que vous ayez beaucoup d’imitateurs. » Combien de braves n’auraient pas cru payer trop cher de tout leur sang un pareil éloge !

Confirmé dans son grade de capitaine de frégate, décoré de l’ordre de la Légion d’honneur à l’âge de trente ans, Roussin sentait instinctivement que toutes les aspirations lui étaient permises. L’empereur cherchait un homme : de quels rangs cet homme pouvait-il sortir, si ce n’était des rangs déjà rajeunis d’une marine que Decrès considérait comme son œuvre, et qui ne lui inspirait encore ni ombrage ni envie ? L’ambition a ses mesquins côtés ; on ne peut nier qu’elle n’incline aux grandes choses. Une frégate portant du 18, la Gloire, nom de bon augure, était en armement au Havre. Le 23 septembre 1811, à six heures du matin, Decrès fait passer ce billet au directeur du personnel, M. Forestier : « Il faut nommer pour la Gloire un capitaine de frégate venant de l’Inde. Il faut tout de suite donner à ce capitaine le dispositif de l’armement, ainsi que j’avais fait à Roquebert et à Raoul. » Le directeur du personnel désigne le capitaine de frégate Roussin : le ministre et l’empereur s’empressent de ratifier ce choix.

La frégate est percée de 46 sabords : elle porte, dans la batterie, 28 canons de 18 ; sur le pont, 16 caronades de 24 et 2 canons de 8. Roussin en prend le commandement le 1er octobre 1811. Le 10 novembre, il demande un chronomètre. Qu’on reconnaît bien là l’officier du capitaine Motard, celui que le commandant de la Sémillante citait déjà, en 1808, comme « un bon astronome ! » Le 14 mars 1812, l’armement est achevé. Le 2 avril, Roussin écrit : « Je n’ai encore que des hommes de nouvelle levée, et, par conséquent, tout à fait ignorans, mais nous les exerçons à l’usage du canon. » A « l’usage, » remarquez-le bien, non pas au tir. En 1812, on ne gaspillait pas ainsi les munitions : la plupart des navires faisaient feu pour la première fois le jour du combat. Personne ne songeait alors à trouver la chose étrange. Le 14 mai, Roussin ajoute : « Mes cinq canots sont constamment armés. J’y fais embarquer tous les jours un certain nombre de jeunes gens ; mes officiers et moi nous sortons, à toutes les marées, pour les accoutumer à la mer. » La précaution est indispensable : entre de vieux matelots aguerris par mainte croisière d’hiver et des « jeunes gens » qui vont combattre, le cœur sur les lèvres, la lutte serait vraiment par trop inégale. On sait quelle mélancolie inspire aux âmes les plus fermes cette défaillance qu’apportent le tangage et le roulis.


Et dulces moriens reminiscitur Argos.


On meurt deux fois : le jour où, le navire tombant dans le creux de la laine, l’estomac vous descend dans les talons, et celui où un boulet, frappant en pleine poitrine, vous emporte. Les capitaines qui, au sortir du port, ont, sous l’empire, remporté des victoires, devaient être de rudes hommes.

Le 18 mai, nouvelle lettre du commandant de la Gloire. « Il se passe fort peu de jours sans que trente ou quarante hommes soient dix et douze heures dehors. » Le 12 juin, le ministre met à la disposition du capitaine Roussin une canonnière qu’on lui expédie de Dieppe. Le 1er juillet, le capitaine Roussin fait connaître au ministre que, « dans les dix-huit jours qui se sont écoulés, la canonnière a été quatorze jours sous voiles. » Le 18 octobre, le ministre ordonne que la Gloire « soit incessamment prête à prendre la mer. »

J’ai tenu à insister sur cette longue préparation à la sortie, parce qu’il fallait bien que l’on sût dans quelles conditions nos devanciers ont fait la guerre. N’était-ce pas une admirable génération ? Faire la guerre sur terre avec des conscrits est un jeu pour une nation aussi militaire que la nôtre ; la faire sur mer avec des « jeunes gens » arrachés de la veille à la charrue, voire à leurs bateaux de pêche, doit s’appeler, pour toutes les raisons possibles, un prodige.

La Gloire, pour sortir du Havre, n’attendait plus qu’une occasion favorable. Cette occasion exigeait trois choses : un vent propice, une hauteur de marée suffisante, l’absence momentanée de la croisière anglaise. Le 10 novembre, une frégate et deux bricks ennemis « font des bords depuis le cap la Hève jusque par le travers de l’embouchure de la Seine. » La fraîcheur est da sud-sud-est, presque calme. Impossible de tenter l’appareillage. Roussin a cependant à sauvegarder sa réputation d’audace. C’est la première fois qu’il commande : le ministre, les envieux l’observent. Quelle fièvre d’impatience ! Quelles anxiétés secrètes ! Un calcul imprudent, un faux pas, et la jeune renommée s’écroule. J’écris pour des marins. Je me complais à les mettre en présence des épreuves de leurs aînés : ce souvenir leur rendra peut-être celles qui leur sont réservées plus légères.

Le 20 novembre arrive un dernier renfort : quelques soldats du 3e régiment d’infanterie de marine viennent compléter l’équipage de la Gloire. Si l’on nous empruntait des matelots pour les envoyer en Allemagne, parfois aussi, dans la commune détresse, les conscrits prenaient le chemin de nos vaisseaux. L’armée de la Moselle avait, sous la Convention, dévoré les « canonnière bourgeois » de l’ancienne monarchie ; les champs de Lutzen et de Bautzen auront raison des débris de notre glorieuse infanterie de marine. Lisez les mémoires du duc de Raguse, vous apprendrez ce que valaient ces soldats amphibies. Le duc de Raguse déclare n’en avoir jamais vu d’aussi solides sous le canon.

Le 5 décembre 1812, la croisière ennemie qui surveille Le Havre se compose de deux frégates et d’une corvette. La marée du matin a donné sur la barre 16 pieds 8 pouces. C’est un peu moins que le tirant d’eau de la Gloire. Le 16, le blocus n’est plus gardé que par une seule frégate. Une belle apparence de vents d’est-sud-est, une marée plus forte que celle du 5, encouragent la sortie : Roussin saisit l’occasion aux cheveux ; il appareille à huit heures du soir ; à huit heures et quart, il est hors des jetées et fait route vers la côte d’Angleterre. Ce n’est pas là que l’ennemi, quand il s’apercevra de son absence, ira le chercher.

Pendant toute la nuit, le vent s’est soutenu avec force. Il se soutient encore le lendemain : vers deux heures du matin, il manque tout à coup. La frégate est en vue des feux du cap Lézard. Le 18 décembre, au point du jour, le capitaine Roussin se trouve au milieu de neuf bâtimens. « La plupart, nous apprend William James, n’étaient que des bâtimens de commerce. » C’est possible, mais, pour le constater, il fallait laisser ces bâtimens douteux approcher. Un grand trois-mâts, favorisé par une folie brise, est bientôt à portée de canon. Est-ce une frégate ? Une corvette ? C’est, à coup sûr, un navire à batterie. On compte ses sabords. L’inspection est rassurante ; Roussin n’attend qu’un peu de vent pour attaquer. Il a rencontré, en effet, une de ces grosses corvettes que les Anglais ont armées de caronades. L’Albacore, — tel est le nom du navire ennemi, — porte dans sa batterie 16 caronades de 32, sur le pont 8 caronades de 11 et 2 canons longs de 6. Son équipage se compose de 121 hommes ; son capitaine est le commander Henry Thomas Davies. Un peu plus loin se montre, également arrêté par le calme, un brick-goêlette de 14 canons, le Pickle, commande par le lieutenant William Figg.

Dès que la première fraîcheur se fait sentir, Roussin laisse porter sur l’Albacore. Quelques coups de canon s’échangent. La corvette a conservé l’avantage du vent : elle en profite pour se retirer du feu. Faut-il la poursuivre ? Faut-il se laisser entraîner vers la côte ennemie, au risque d’attirer, par le bruit d’une canonnade prolongée, de nouveaux navires de guerre ? Avec une belle brise, bien établie, on pourrait accabler en quelques minutes ce bâtiment de force évidemment inférieure : un vent incertain, la proximité de la terre interdisent cet espoir. Roussin reprend sa route pour sortir au plus tôt de la Manche. C’est le parti auquel se seraient arrêtés tous les croiseurs de l’Inde. Le capitaine Motard, le capitaine Bouvet lui-même, n’ont pas donné au lieutenant de vaisseau Roussin d’autres exemples.

Au bout d’une demi-heure, la corvette anglaise rassurée revient sur ses pas : elle revient accompagnée de toute une flottille, — du Pickle, d’un autre brick, le Borer, capitaine Richard Coote, d’un cutter de 4 canons, le 'Landrail, commandé par le lieutenant John Hill. Tous ces mirmidons ne supporteraient pas une volée de la frégate française ; — n’oublions pas pourtant que, dans la mer des Antilles, le capitaine Napier, sur un brick, — le Recruit, — a décidé, par l’obstination de sa poursuite, le 15 avril 1809, la prise du vaisseau français le d’Haupoult. — Mais tous se sont couverts de signaux, tous appellent à l’aide la flotte qui, d’habitude, se tient entre l’Ile d’Ouessant et les Sorlingues. Leur but est surtout de faire du bruit. L’Albacore a ouvert le feu ; ses trois compagnons envoient à leur tour décharges sur décharges. La Gloire se contente de répondre avec ses pièces de retraite. La nuit survient : l’Albacore a cessé son feu. Un de ses lieutenans, William Harman, est tué ; six ou sept hommes sont hors de combat. A trois heures du matin, la brise s’élève : la frégate française est bientôt hors de vue.

En haute mer, les chances seront plus égales. Le capitaine Roussin s’établit en croisière sur le banc des Soles. Le 20 décembre, il s’empare de la corvette le Spy armée de 10 canons. Ce bâtiment venait d’Halifax ; il transportait en Angleterre un nombre assez considérable d’officiers et quatre-vingt-dix matelots ou soldats malades. Roussin fait jeter à la mer l’artillerie de la corvette et laisse le Spy continuer sa route. Un cartel a été passé avec le capitaine pour l’échange d’un pareil nombre de prisonniers français.

Le 23 décembre, au matin, un navire marchand de 450 tonneaux, la Minerva, partie de Surinam avec un chargement de café, de sucre, de coton, chargement estimé à près de 1 million de francs, est capturé par la Gloire. En 1812, on vivait en plein blocus continental. La consigne était implacable. Le chargement de la Minerva, s’il eût pu atteindre un port français, y aurait probablement été confisqué ou brûlé. Nos frégates prenaient la mer avec l’ordre « de faire le plus de mal possible au commerce anglais : » il n’était pas question de parts de prise. Le capitaine Roussin fit passer à son bord l’équipage de la Minerva et coula le trois-mâts sur place.

Le 26 décembre, Roussin quittait sa croisière du banc des Soles et se dirigeait vers les côtes de Portugal. Il y arriva dans la nuit du 28. Des avaries dans les ciels de ses deux mâts de hune le contraignirent presque aussitôt à reprendre le large. Il est vraiment curieux d’observer à quel point la routine est tenace. Les navires, jusqu’au XVIIe siècle, naviguaient généralement, quand la brise était fraîche, sous leurs basses voiles : les huniers, voiles légères, ne se portaient que de beau temps. Peu à peu, on en fit les voiles de combat, la véritable âme du navire. Croirait-on que, malgré le nouveau rôle qu’on leur attribuait, les mâts de hune restèrent presque aussi mal appuyés que par le passé ? La rentrée des œuvres-mortes était alors excessive : les haubans, les galhaubans descendaient du capelage vers la hune et vers les porte-haubans, sous un angle si aigu qu’ils n’offraient qu’un soutien tout à fait insuffisant à des espars dressés au haut des bas-mâts comme des cierges. Si du moins on les eût enfoncés profondément dans la bobèche ! Loin de là : ces cierges vacillans ne recevaient aucun secours du candélabre. En d’autres termes, car, lorsqu’on parle marine, il faut bien se résoudre à employer les mots techniques, — le ton des bas-mâts ne doublait que d’une quantité beaucoup trop faible le pied des mâts de hune. Lisez les relations des combats « rendus, » — le mot indique l’époque, — pendant les dernières années du règne de Louis XVI, sous la république, sous le premier empire, vous y verrez constamment des vaisseaux français obligés de diminuer de voiles, quand les vaisseaux anglais continuent de porter les hunier ? hauts. Que de belles occasions cette infériorité nous a fait perdre ! Marins de 1840 qui survivez encore à tant de camarades disparus, vous rappelez-vous les tons de la Belle-Poule ? Voilà du moins une frégate qui pouvait en toute sécurité faire de la toile. Nous n’étions pas princes, nous autres ! Quels assauts opiniâtres il nous a fallu livrer aux ingénieurs, nos « billets de demande » à la main, pour obtenir l’objet de notre ardente ambition : des tons semblables à ceux de la Belle-Poule ! Le règlement ! on nous opposait toujours le règlement. Et pourtant le règlement était absurde.

Pendant que le capitaine Roussin s’évertuait à consolider de son mieux sa mâture, deux grands bâtimens de guerre apparaissent. Il n’y a pas un instant à perdre pour prendre chasse. La Gloire heureusement possédait, comme la plupart de nos frégates et de nos vaisseaux, — car nos ingénieurs, au fond, étaient fort habiles, — une marche supérieure. Avant la nuit, elle avait laissé les navires suspects à une telle distance que, la nuit venue, elle les perdit de vue.

La côte de Portugal décidément se trouvait trop bien gardée : Roussin alla chercher aux Açores des parages où l’on pût trouver plus de navires marchands que de navires de guerre. Qu’il revienne de l’Inde ou revienne des Antilles, un navire marchand va toujours reconnaître quelque point de cet archipel. C’est là qu’il rectifie sa position et prend de nouveau son élan pour donner dans la Manche ou dans le golfe de Gascogne. Entre les Açores et Madère, la Gloire s’empara de neuf bâtimens. La plupart de ces navires furent coulés ; les autres reçurent, pour les porter à Madère, les prisonniers anglais, portugais, espagnols, qui commençaient à encombrer la frégate.

Le 18 janvier 1813, le capitaine Roussin fit route pour la Barbade. Un croiseur ne saurait sans danger s’attarder longtemps sur le même terrain : sa présence y serait bientôt signalée, et c’est par la mobilité surtout qu’il peut espérer se rendre insaisissable. Les parages de la Barbade sont excellens pour guetter les navires qui reviennent du Brésil, du Para, de Cayenne, de Surinam. Le capitaine Roussin y passa pourtant huit grands jours sans apercevoir un seul navire. Tout est heur ou malheur à la guerre ; les calculs les mieux fondés y sont sans cesse déjoués par le sort.

Dans les conditions que nous créait la suprématie incontestée de la marine anglaise, la partie vraiment délicate d’une campagne de course, pendant les dernières années de l’empire, était toujours le retour au port. Le golfe de Gascogne présentait une ceinture presque continue de vaisseaux, de frégates, de corvettes et de bricks. Pour percer cette ligne de contrevallation, il fallait absolument le secours d’une tempête. Aborder nos côtes avec des vents d’est et un temps clair eût été courir à une perte certaine. La saison des vents d’ouest touchait à sa fin : le commandant de la Gloire reconnut la nécessité de reprendre la route de France. Il régla sa marche de façon à venir atterrir sur la sonde, vers la fin du mois de février.

Le 17 février, la tempête attendue, désirée comme la colombe de l’arche, se déclara enfin. Dans la nuit du 19 au 20, cette tempête devint une tourmente. Le 23, le capitaine Roussin jetait la sonde sur le banc de la Grande-Sole : le vent se calma soudain. Quel affreux contre-temps ! Pendant deux jours, la Gloire dut s’arrêter et demander au ciel un nouvel ouragan. Le 25, l’ouragan répondit aux vœux des audacieux marins. Il y répondit avec un redoublement de foreur. La Gloire reprit sa route. Elle courait vent arrière à l’est-nord-est, sous la misaine et le grand hunier au bas ris, quand les vigies signalèrent tout à coup un navire en cape, à quelques lieues sur l’avant de la frégate. On s’approche : le navire aperçu est une corvette anglaise. — « Elle me fit des signaux, écrit dans son rapport de mer le commandant Roussin : quand elle nous eût jugés, elle augmenta de voiles pour s’échapper. J’en fis autant pour la poursuivre, mais ma position était bien moins critique que la sienne. Je puis dire, sans aucune exagération, que cette corvette était plus souvent sous l’eau que dessus. À deux heures et demie, je l’atteignis. Son capitaine manœuvra parfaitement : virant plusieurs fois de bord lof pour lof, il me contraignit à l’imiter. Mes mouvemens, beaucoup plus lents que les siens, en raison de nos longueurs respectives, lui donnaient, à chaque virement de bord, une avance qu’il fallait lui regagner chaque fois. Je ne pouvais lui envoyer que de temps en temps quelques coups de caronade des gaillards, et encore la mer était-elle si grosse que tous les coups étaient extrêmement incertains. Enfin, à trois heures et demie, j’avais atteint son travers sous le vent : il tenta pour la dernière fois la manœuvre qu’il avait déjà faite et laissa arriver subitement sur mon avant. Nous étions alors si près l’un de l’autre qu’il faillit tomber sous mon beaupré. Si je ne fusse venu au vent, je lui passais sur le corps. Il se trouvait, dès ce moment, sous le vent à moi. Saisissant entre deux lames un moment d’embellie, je pas ouvrir ma batterie et lui tirer deux volées qui m’en rendirent maître. » — Ces deux volées avaient emporté la vergue de misaine, la corne, le beaupré de la malheureuse petite corvette. Il ne pouvait plus être question pour elle de virer lof pour lof et de tenir le vent. Désemparée de son phare de l’avant, elle était nécessairement perdue. C’est ainsi que fut capturée, le 25 février 1813, à l’entrée de la Manche, la corvette à gaillards de sa majesté britannique, le Linnel, navire de 200 tonneaux, à peine plus grand que la Comète, mon second commandement ; navire armé de quatorze caronades de 18 et de deux canons de 6, monté par 75 hommes d’équipage et commandé par le lieutenant John Tracey.

Le spectacle de cette chasse acharnée au milieu du tumulte des élémens n’a-t-il pas quelque chose de saisissant ? Le cœur d’un vrai marin n’y résiste pas. Le patriotisme un instant fait silence et tout l’intérêt se concentre sur le chétif ennemi qui défend si courageusement sa liberté. La frégate n’a-t-elle pas, elle aussi, de superbes allures ? Ses mâts craquent, ses voiles, gonflées comme des ballons, menacent à chaque instant d’éclater ; penchée sur le flanc, elle prend l’eau par tous ses dalots et n’ose se hasarder à ouvrir ses sabords. Elle continue cependant la poursuite et passe comme l’éclair à travers les gerbes d’écume que sa proue fait jaillir. C’est beau des deux côtés ; c’est beau de mouvement et d’horreur. « J’ai vu, écrit Saint-Preux à sa sensible amante, dans le vaste océan, où il devrait être si doux à des hommes d’en rencontrer d’autres, deux grands vaisseaux se chercher, se trouver, s’attaquer, se battre avec fureur, comme si cet espace immense eût été trop petit pour chacun d’eux. Je les ai vus vomir l’un contre l’autre le fer et les flammes. Dans un combat assez court, j’ai vu l’image de l’enfer. » Qu’aurait donc dit Saint-Preux, s’il avait vécu de nos jours ? Une torpille dans le flanc, et le gouffre a sa proie. N’est-il pas vraiment indispensable d’affranchir le commerçant paisible de semblables risques ? J’y reviendrai, car je suis tenace, — je crois l’avoir assez prouvé dans la question des flottilles, question à laquelle je m’acharne depuis plus de seize ans, — j’y reviendrai ; mais que l’Angleterre y songe ! c’est à elle que doit appartenir l’honneur de l’initiative à ce sujet. La civilisation lui en sera éternellement reconnaissante.

Le Linnet avait amené ses couleurs ; il n’était pas pour cela encore amariné. Jeter un équipage de prise à son bord par un temps pareil semblait impossible. Le capitaine Roussin y réussit pourtant. Il y perdit, il est vrai, toutes ses embarcations ! Enfin la chose est faite : non-seulement le Linnet se trouve sous la garde d’un détachement français, mais la Gloire est parvenue à lui donner la remorque. Elle l’emporte dans ses serres vers les côtes de France. Le 26, à quatre heures de l’après-midi, la remorque casse. En ce moment critique, une voile inconnue, une frégate, apparaît à deux lieues sous le vent. Il faut abandonner le Linnet à son sort, car un nouveau combat est imminent. A dix heures et demie du soir, le trois-mâts aperçu et la Gloire se croisent à contre-bord. Les deux navires ont passé à moins de 10 pieds l’un de l’autre : s’ils s’étaient rencontrés, ils coulaient tous deux à pic. L’obscurité est si profonde, la mer si énorme, que pas un coup de canon n’est échangé.

Le temps continuait d’empirer ; le baromètre, très bas, n’annonçait point d’embellie ; la frégate se trouvait par la latitude d’Ouessant ; c’eût été une faute impardonnable que de laisser échapper une circonstance aussi propice. « Je me déterminai, écrit le capitaine Roussin, à laisser arriver pour gagner la rade de Brest. J’y ai mouillé hier, 27 février, à quatre heures et demie du soir, après soixante-douze jours de mer. La corvette le Linnet y a mouillé peu de temps après moi. Je crois que ce bâtiment conviendra au service de Sa Majesté pour les escortes. J’évalue le tort fait aux ennemis de Sa Majesté, pendant cette croisière, à 4 millions 1/2. » Il aurait fallu leur en faire bien davantage encore pour les détacher de la formidable coalition en marche, à cette heure néfaste, sur la France.

Les États-Unis venaient de trouver un meilleur moyen d’inspirer à l’Angleterre le désir d’une prompte paix : ils s’étaient rendus redoutables à cette marine de guerre qui, depuis près de vingt ans, ne connaissait plus que l’offensive. Était-il donc si impossible que des esprits découragés le déclaraient, de suivre l’exemple qui nous était donné par la jeune nation dont le malheureux Louis XVI paya de la perte de son trône et de sa vie l’indépendance ? Demandons-le plutôt aux Anglais. Quand les Anglais apprirent, le 31 mars 1813, le combat soutenu le 7 février devant Sierra-Leone par la frégate de sa majesté britannique l’Amelia contre la frégate française l’Aréthuse ; quand ils surent que le capitaine Irby, — un des adversaires de mon père aux Sables-d’Olonne, — assailli vergue à vergue par le capitaine Bouvet, avait, dans l’espace de trois heures et demie, perdu 141 hommes, tant tués que blessés, y compris le capitaine et tous les officiers, il n’y eut qu’un cri pour reconnaître que les temps avaient changé. « Malgré l’admiration que nous devons avoir pour nos braves, s’écriait le Times, organe, en cette occasion, de l’opinion générale, nous ne les voyons pas sans peine exposés à des combats aussi obstinés et aussi destructifs. Depuis longtemps nous n’avions vu, de la part des Français, une telle persévérance et de pareils efforts. »

Voilà les traces glorieuses que les meilleurs élèves du capitaine Bouvet, les Baudin[6], les Roussin, s’apprêtaient à suivre. La chute imminente de l’empire ne leur en laissa pas le temps. Dans le désarroi général, le ministre n’avait guère le loisir de combiner de nouvelles campagnes. Il sentait déjà le sol trembler sous lui, le trône chanceler, la fortune de nos armes irrémédiablement atteinte. La Gloire fut attachée à l’escadre de Brest. Au bout de quelques mois, tout croulait. La paix était signée le 24 mai 1814 ; le passé reprenait possession de la France. Pour beaucoup d’officiers, ce changement de régime fut un désastre.

La Restauration cependant n’entendait accepter l’humiliation de la défaite que pour celui qu’elle s’obstinait à nommer « l’Usurpateur ; » elle la répudiait noblement, courageusement, pour la France Le roi Louis XVIII prétendit toujours, quoi qu’on en ait pu dire, rentrer en frère aîné dans la famille des rois : il eut, en plus d’une occasion, de beaux mouvemens d’orgueil vis-à-vis de ses prétendus protecteurs. Sur un sol envahi, tout couvert encore du flot dévastateur qui se retirait lentement, ce banni, que la main de Dieu relevait tout à coup de l’exil, redressait, dans la fierté indomptable de sa race, sa haute taille de Bourbon. Prêt à s’appuyer, si des exigences incompatibles avec le vieux droit de la monarchie l’y poussaient, sur le dernier tronçon de l’épée impériale, il osait réclamer sa place, la première place, dans les conseils agités de l’Europe. Les compagnons d’Hector se serraient peu à peu autour de lui et ne demandaient pas mieux que de l’y aider. C’eût encore été pour eux une revanche.

La Gloire ne fut pas désarmée. On l’employa au transport des prisonniers que la merveilleuse campagne de France avait accumulés dans nos ports. Tout vaincus que nous fussions, nous avions, nous aussi, de nombreux captifs à rendre aux vainqueurs. Le commandant Roussin fit successivement trois voyages en Angleterre, un voyage à Anvers, un voyage encore de trois mois à Riga. Les missions pacifiques elles-mêmes, quand elles sont bien remplies, peuvent faire ressortir la valeur exceptionnelle d’un officier. La restauration ne s’y trompa point : elle reconnut dans le commandant de la Gloire un homme d’avenir et résolut sur-le-champ de se l’attacher. Le 2 septembre 1814, sur la proposition du baron MaIouet, elle le faisait capitaine de vaisseau ; quelques mois auparavant, elle lui avait conféré la croix de Saint-Louis. L’empereur de Russie, de son côté, le décorait de l’ordre de Saint-Vladimir. « J’avais, écrivait, le 10 novembre 1814, au capitaine Roussin le comte Ferrand, alors le ministre de la marine, chargé le commandant de la division dont vous faisiez partie de vous faire connaître combien j’ai été satisfait du zèle et de l’activité que vous avez déployés dans cette campagne ; je saisis avec empressement l’occasion de vous renouveler les témoignages qu’il a dû vous transmettre de ma part. Je regrette que le désarmement de la Gloire interrompe votre activité de navigation, mais soyez persuadé que je ne perdrai pas de vue les titres que vous avez acquis, lorsque les circonstances m’offriront les moyens de vous employer d’une manière convenable et qui réponde à ma confiance dans votre expérience et votre dévoûment au service de Sa Majesté. »

Il est une aristocratie que, malgré notre fureur de nivellement, nous aurons toujours intérêt à ne point abattre : c’est l’aristocratie des hommes bien élevés. Le ministre qui écrivait la lettre que je viens de rapporter en faisait partie ; l’officier qui la recevait avait aussi le droit d’y réclamer sa place. Ne nous y trompons point : la révolution a eu, comme l’ancienne monarchie, sa noblesse. Cette noblesse, on la reconnaissait à la distinction des manières, à l’élévation des sentimens, à la fierté assurée, non moins qu’à l’exquise urbanité du langage. La bonne politique commandait de lui rendre hommage et d’honorer en elle vingt années de victoires. Le rêve malheureusement fut court. L’empereur n’eût jamais songé à revenir de l’île d’Elbe, si la France lui eût présenté le spectacle d’une nation unie. Je n’en veux imputer la faute à personne, la situation était plus forte que les volontés. Lord Wellington l’avait pressenti : « La restauration, écrivait-il, succombera sous les rancunes des officiers à demi-solde. » Il eût pu ajouter : et sous les transports mal réglés de ses serviteurs les plus fidèles. Tout pouvait s’aplanir cependant, tout se fût aplani, s’il était donné à la France de vivre satisfaite, quand le prestige qui s’attache à la gloire des armes lui manque. Qu’on nous le reproche si l’on veut, ou qu’on nous en loue : notre honneur n’est pas de la même nature que celui des autres nations. On peut le foudroyer comme Encelade et Typhon, l’ensevelir sous la masse énorme de l’Etna : il fera longtemps encore par ses convulsions trembler la terre.

Quand j’étais aspirant, je me souviens d’avoir essayé, avec mes amis les midshipmen de la Belvidera et de la Madagascar, — Drummond, John Gore, Dillon, Mac-Gregor, Elliott, Fanshawe, Challoner, — de traduire en anglais ce mot essentiellement français : l’amour-propre. Self-love, self-pride, self-interest, ne nous satisfirent pas. Mac-Gregor trancha la difficulté : « L’amour-propre, dit-il, c’est la différence qu’il y a entre un gentleman et une canaille. » Notre amour-propre ne nous a que trop souvent poussés à jouer un jeu désespéré. En revanche, on l’intéresse facilement en lui tendant la main à la façon d’Auguste. Nous ressemblons sur ce point au chevaleresque et regretté Abd-el-Kader. La générosité, imprudente, disait-on, d’un souverain plus généreux encore par tempérament que par politique, eut-elle, à son endroit, sujet de se repentir ? Si profond politique que l’on soit, il importe avant tout de bien connaître les races avec lesquelles on traite.

L’empereur revint : tous les cœurs de ses soldats volèrent à lui. La restauration ne s’en souvint que trop : 1815 n’imita pas la clémence de 1814. La marine, la première, fut mise en coupe réglée. Elle fit, ce jour-là, de grandes pertes. Le capitaine Roussin faillit partager le sort de ses vaillans camarades ; la netteté de ses explications le sauva. Le ministre de la marine, M. le vicomte du Bouchage, s’honora en conservant à la marine française un officier qui devait l’illustrer.


JURIEN DE LA GRAVIERE.

  1. Voyez, dans la Revue du 1er octobre 1887, l’article intitulé : les Cinq combats de la « Sémillante. »
  2. Voyez les ouvrages intitulés : Doria et Barberousse, et les Corsaires barbaresques ; Plon, Nourrit et Co, éditeurs, Je reviens encore sur ce sujet dans un autre ouvrage : les Chevaliers de Malte.
  3. Précis des campagnes de l’amiral Pierre Bouvet.
  4. Voyez, dans la Revue du 1er octobre 1887, les Cinq combats de la « Sémillante. »
  5. Voyages et combats, par Eugène Fabre, 1888 ; Paris, Berger-Levrault et Co éditeurs.
  6. Voyez dans la Revue du 1er février 1886, p. 624, le combat de la Dryade devant Toulon.