Deman (p. 62-66).

Vésale



À Paul Heger.

À qui vous regardait baller, de large en long,
Baller au vent, sur la montagne des Sablons,
À qui, de loin, vous regardait,
Pauvres pendus hagards et contrefaits.
Avec des vers blottis au creux de vos aisselles,
Votre danse sinistre, à reculons,
Semblant frôler, du bout de ses talons,
Clochers, beffrois, tourelles,
Que projetait aux deux, du fond de son vallon,
Bruxelles.

Montaient vers vous de lointaines huées,
Et le tumulte roux des farouches nuées,
Loques d’automne et funèbres lambeaux ;
Et la haine toujours et jamais la clémence,
Et les vols tournoyant, en couronnes immenses,
Des freux et des corbeaux.

Vous vous dressiez, là-haut, comme des dédicaces
À la reine des Espagnes noires, la mort,
Et nul ne se serait enquis de votre sort,
Ni du morne délabrement de vos carcasses,
S’il ne s’était trouvé, dans la ville d’en bas,
Quelqu’étrange cerveau d’homme songeur et las,
Qui s’en venait scruter, parmi vos pourritures,
L’énigme encor serrée aux joints de vos structures.

Vésale était cet homme, et rien, ni la frayeur
Dont les ailes du soir emplissaient l’étendue,
Ni le rire large ou sournois des fossoyeurs,
Ni les grappes de vers à vos torses pendues,
Ni vos crânes verdis, ni vos pieds blanchissants,
Ni vos deux yeux pareils à des caillots de sang.

Rien n’arrêta jamais sa rude patience
À pénétrer jusques au fond de votre horreur
Pour en tirer les ors cachés de sa science.


Son regard était net, sa main prompte mais sûre ;
Il enfonçait sa torche au trou d’une blessure ;
Il disséquait, la nuit, sans hâte et sans erreur.
Ceux qui passaient sous sa fenêtre ardente
Ignoraient tous quelle œuvre fécondante,
Grâce à lui seul, la Flandre élaborait,
Et quel arbre géant, dans la forêt
Farouche et maigre encor des certitudes,
Tenacement, son effort clair régénérait.
Lui seul cherchait ; tous les autres couvaient l’étude
En des livres rongés par les rats et le temps ;
Leur cerveau était clos et leur esprit battant
Au tambour creux des rengaines sonores :
Gallien n’est plus qu’un nom dont Pergame s’honore,
Jamais il ne scruta les fils ni les réseaux
Qui dans le corps humain relient entre eux les os.
L’animal seul le tint penché sur son mystère,
Si bien que le feu d’or que Vésale brandit,
Large, puissant, serein, autoritaire,

Malgré l’âpre menace et l’inepte interdit,
Se nourrissait d’ardeur immanente et nouvelle,
Et jaillissait et bondissait,
Uniquement,
Du merveilleux embrasement
De sa cervelle.


Ainsi s’inaugura le savoir net et clair.
L’homme ne bougeait plus en sa maison de chair
Qu’on ne vît se mouvoir les nœuds et les jointures
Souples de sa flexible et forte architecture.
Le squelette qui déchaînait le branle-bas
— Heurts, chocs, danses et sauts — des grotesques sabbats
Fut instauré, splendide et blanc, dans la lumière ;
Nul ne le rabaissait à sa hideur première.
L’art, qui l’étudiait en sa complexité,
Exprima tout à coup son occulte beauté
En des marbres marchant, sous de grands cieux en flammes ;
Et le grand Florentin, Michel-Ange, sombre âme,
N’aurait certes tordu, entre ses vastes mains,
Avec un tel excès tout le tumulte humain,
Rué en bonds et vols et meutes colossales,
S’il n’avait eu d’abord, pour éclaireur, Vésale.

Ô le vent rude et sain des pensers énergiques
Qui secouait alors les branches du destin !
Ô la neuve clarté du jour à son matin !
Vésale en prodiguait au loin, de ville en ville,
Les feux, à des cerveaux timides et serviles.
Il était guérisseur de peuples et de rois ;
Sa gloire ample montait pareil à un charroi
De fleurs et de moissons sur de hautes montagnes ;
Il enfiévrait la France, il étonnait l’Espagne ;
Sa méthode s’affermissait comme un donjon
Massif et droit, dans un pays de lourde brume.
Il ne frappait jamais à côté de l’enclume ;
Il ne s’appuyait point sur un peuple de joncs.
Les yeux pouvaient saisir ce qu’il affirmait : être ;
Aucun faux jour ne glissait par sa fenêtre.
Bologne le conquit à son enseignement
Multiple et clair — tels les astres au firmament. —
Et quand plus tard, en la même Italie,
En les villes de France et d’Espagne, s’en vint,
Comme un charmeur, comme un devin,
Pareil à quelque fraîche et soudaine embellie,
Triomphal et princier, héroïque et gourmand,
Rubens ! il conduisit son art, de joute en joute,
Par les mêmes chemins et les mêmes grand’routes
Qu’avaient déjà sacrés le haut savoir flamand.