Les Héritiers de Silvio Pellico


ESSAIS ET NOTICES.
LES HÉRITIERS DE SILVIO PELLICO.
I. Spilbergo e Gradisca, scène del carcere duro in Austria, estratte dalle Memorie di Giorgio Pallavicino, Turin 1856. — II. The Austrian Dungeons in Italy, a narrative of fifteen months’ imprisonnent and final escape from the fortress of S. Giorgio, by Felice Orsini, translaled from the unpublished manuscript, by J. Meriton White, Londres 1856.

Sans être un écrivain de premier ordre, Silvio Pellico a eu la bonne fortune bien rare d’être rangé de son vivant parmi les classiques et de se voir jugé comme d’ordinaire on ne juge que les morts. Le livre des Prisons, son meilleur, j’allais dire son unique titre de gloire, mérite sans doute à plusieurs égards la faveur dont il est encore aujourd’hui l’objet : la simplicité attachante du récit nous captive, et la mansuétude évangélique de l’auteur ajoute l’attendrissement à l’intérêt ; mais quiconque, jugeant avec sa raison, résiste aux entraînemens de son cœur éprouve à cette lecture je ne sais quel malaise indéfinissable, et se sent, après l’avoir achevée, moins fort, moins homme qu’auparavant. On n’est vraiment homme en effet qu’à la condition de concevoir pour le mal une de ces haines vigoureuses dont parle Molière, et qui sont le commencement du bien, quand elles n’en sont pas la conséquence. Rien de mieux que de se résigner au mal, s’il vient d’une cause supérieure, immuable, éternelle : c’est pour ce cas, et pour ce cas seulement, que la religion chrétienne a fait de la résignation une vertu. Courber la tête devant l’injustice, se soumettre à la volonté discutable de nos pareils, de ceux qui nous oppriment par le droit du plus fort, ce ne saurait être ni une vertu ni un devoir. Notre devoir à tous, c’est de renouveler, en faveur du bien, de l’indépendance, de la liberté, l’immortelle protestation que Galilée faisait entendre au nom du vrai : E pur si muove. La charité chrétienne ne prescrivait pas à Silvio d’abaisser le caractère italien aux pieds de l’Autriche. C’est ce qu’il a fait pourtant, et il n’y aurait encore que demi-mal, si le succès de son livre n’avait tenté les imitateurs : nous avons vu en France un de ses compagnons de captivité, M. Andryane, délayer sa touchante élégie en quatre volumes mal écrits, partout empreints d’une sentimentalité de mauvais goût et d’une résignation affectée qui décèlent le copiste maladroit.

Grâce à Dieu, cette école a fait son temps. Aujourd’hui, si un ancien prisonnier de l’Autriche prend la parole, ce n’est plus pour parler avec tendresse de ses geôliers et nous donner des impressions de cachot semblables à celles que peut éprouver un homme libre dans un voyage autour de sa chambre. Les nouveaux écrivains ne s’interdisent plus les malédictions et les imprécations, même ils en sont peut-être trop prodigues : réaction naturelle, inévitable contre la résignation énervante de l’école de Silvio. Deux ouvrages surtout, bien que d’une médiocre étendue et d’une valeur littéraire très contestable, nous paraissent devoir être signalés ici comme caractérisant cette réaction. L’un nous montre l’auteur retrouvant sa colère des anciens jours pour raconter des infortunes déjà vieilles de trente ans : le temps ne lui a point apporté l’oubli ; sa rancune est implacable comme son souvenir. L’autre nous offre le spectacle instructif d’un homme qui trouve jusqu’au fond d’une prison les moyens d’exercer son activité dévorante, qui devient libre parce qu’il a voulu le devenir, et qui rencontre pour complice de sa fuite tout un peuple sujet de ses ennemis.

Je dirai peu de chose de M. George Pallavicino et des cent pages qu’il vient de détacher de ses mémoires, encore inédits. Comme citoyen, il a le mérite de ne point trembler, ainsi que Pellico, au souvenir des cachots du Spielberg, où ils ont souffert simultanément ; loin de se retirer de la politique, il y a pris depuis sa délivrance, il y prend encore aujourd’hui une part active. Député libéral au parlement de Turin, il est au premier rang des ennemis de l’Autriche, il propage avec ardeur les idées récemment émises par M. Manin, qui propose, comme on sait, de réunir tous les états de la péninsule sous les lois de Victor-Emmanuel, proclamé roi d’Italie… après la victoire. Comme écrivain, il est, je le crains, un peu en arrière de son temps. N’est-il pas bien tard pour nous ramener dans ces sombres cellules du Spielberg dont nous connaissons déjà les moindres recoins ? On regrette, en lisant ce récit, le talent de Silvio, on regrette même les détails d’Andryane, et l’on chercherait, vainement la raison d’être de ce nouvel écrit sur un sujet rebattu, si l’auteur ne nous avertissait qu’il cède, après vingt ans de silence, au besoin de se réhabiliter aux yeux de ses contemporains. Peine inutile ! le temps a plus fait pour M. Fallavicino que ne fera toute son éloquence. Compromis dans la conjuration de 1821, il eut le tort de se laisser attendrir un moment par des juges perfides qui, pour lui arracher des aveux, lui représentaient sa vieille mère éplorée et sans appui ; il laissa échapper contre ses amis quelques mots accusateurs. Il reconnaît sa faute, il en gémit, il la déplore ; n’a-t-il pas le droit d’ajouter qu’elle causa peu de mal et fut bientôt réparée ? Dès l’interrogatoire suivant, il feignit la folie pour infirmer ses paroles précédentes, et l’on ne voit pas que Silvio, Maroncelli, Villa et tant d’autres dont il n’avait point prononcé le nom, aient été mieux traités par leurs juges que Confalonieri et Castillia, les seuls qui eussent à se plaindre de son imprudence. Sur ce point, je donne volontiers à M. Pallavicino cause gagnée. Pourquoi faut-il que, par une légèreté impardonnable à son âge, il ait attaqué la mémoire de ce Confalonieri qui lui avait si généreusement pardonné ! Je croirais volontiers qu’une admiration complaisante a placé cette illustre victime sur un piédestal trop élevé ; mais si l’opinion publique se modifie un jour, ce ne sera pas sur les attaques intéressées et les récriminations tardives de M. Pallavicino.

Ce qu’il y a de nouveau dans l’écrit qui nous occupe, c’est la seconde partie, où nous voyons quel est, dans l’empire d’Autriche, le sort d’un prisonnier auquel le gouvernement accorde un adoucissement de régime. M. Pallavicino était malade ; ses nerfs, gravement attaqués, faisaient craindre des accès de folie, et le médecin demandait qu’il fût transféré dans une autre prison, sous un climat moins rigoureux. L’empereur François fit droit à cette requête et donna des ordres en conséquence. Au bout d’un an, il ne fallut rien moins qu’une nouvelle manifestation de la volonté impériale pour que ces ordres fussent exécutés. Par les soins du ministre de la police, le moribond fut conduit en poste à Gradisca. Or Gradisca vaut le Spielberg : la seule différence est dans la douceur relative du climat humide de l’Esclavonie. Du reste, même mobilier incomplet et incommode, même nourriture détestable et insuffisante, même obligation du travail manuel. Au Spielberg du moins, les prisonniers politiques, traités plus durement que les voleurs, n’étaient pas confondus avec eux ; à Gradisca, sans doute pour lui faire expier l’adoucissement apporté à sa position, M. Pallavicino dut subir la compagnie d’un coquin émérite, depuis cinquante ans endurci dans le crime, et, afin de n’être pas exposé à sa brutalité, dissimuler toute répugnance pour ses propos obscènes ou vulgaires, pour ses actes les plus cyniques et les plus dégoûtans. S’il fallait en croire le narrateur, il aurait obtenu sur son estimable compagnon un succès oratoire qui lui ferait le plus grand honneur. Il avait quelque argent dont le voleur Ribberschegg convoitait la possession : « Ta bourse ! dit un jour ce dernier, ou je déclare que tu as des livres dans ta paillasse ! » Céder, c’était renoncer aux petites jouissances qui rendent seules le séjour de la prison supportable ; se laisser dénoncer, c’était compromettre de braves gens. M. Pallavicino trouva un moyen terme : il fit un sermon en trois points, apparemment sur la convoitise, à la suite duquel le vieux voleur tout ému se serait écrié : « Je veux me confesser ! » L’expédient était étrange, il fut couronné d’un plein succès, et M. Pallavicino put se croire appelé à faire des conversions.

Cette illusion dont il se berça, et qui ne paraît pas encore dissipée, put contribuer à lui rendre moins pénible le séjour de Gradisca. Il y trouva du reste d’autres consolations moins chimériques, celle notamment de se voir entouré d’âmes charitables qui compatissaient à son malheur et violaient les règlemens à leurs risques et périls, tantôt pour lui faire passer de l’argent et des livres, tantôt pour ajouter à sa ration quotidienne un utile supplément. On aime à constater ces témoignages de la bonté naturelle à l’homme jusque dans les fonctions les plus propres à l’endurcir. Ils nous consolent de certaines persécutions si répugnantes pour celui qui les subit, si dégradantes pour celui qui les exécute, qu’il est impossible même de les indiquer. M. Pallavicino les indique cependant, et il a tort, car de pareilles hardiesses touchent de près au ridicule. Faut-il donc croire que son portrait, tracé par M. Andryane d’une main peu bienveillante, et contre lequel il proteste avec tant de véhémence, n’est pas une caricature ?

Ce récit s’arrête, plutôt qu’il ne finit, quand il plaît à l’auteur. S’il a voulu, comme il est permis de le penser, pressentir l’accueil que le public ferait à ses mémoires, c’est un devoir de lui dire la vérité. Les descriptions, les scènes du Spielberg sont usées aujourd’hui : il faut donc sacrifier courageusement toute cette partie. Si toutefois M. Pallavicino a dans ses notes beaucoup d’épisodes comme celui de Gradisca, s’il les anime de son ardent patriotisme, qu’il poursuive la publication commencée : pour peu qu’il se modère et s’observe, pour peu qu’il apprenne à discerner ce qui intéresse les autres de ce qui l’intéresse lui-même, il obtiendra la sympathie de ses lecteurs.

M. Félix Orsini, le dernier venu de ces narrateurs infidèles à la manière du maître, a du moins le mérite de ne pas appeler notre attention sur un passé déjà connu et trop éloigné de nous. Son histoire est d’hier : il y a un an à peine que s’est accomplie sa prodigieuse évasion. Autant qu’on peut en juger par une traduction, puisque l’original italien de ces mémoires n’a pas encore vu le jour, le prisonnier de Mantoue n’est ni un penseur ni un écrivain ; hâtons-nous d’ajouter qu’il ne prétend point à la gloire littéraire ; son livre est d’un homme d’action, c’est à ce point de vue qu’il convient de prendre l’œuvre et l’auteur. En un pays heureux et calme, dans une situation régulière, M. Orsini serait peut-être, qu’on me passe le mot, un aventurier peu digne d’attention ; c’est seulement dans la malheureuse Italie qu’il faut faire plus d’état de ces esprits à l’envers que leur patriotisme aux abois pousse aux plus extrêmes démarches. Quand les entreprises raisonnables sont impossibles, est-il donc étonnant que l’irritation se traduise chez les plus exaltés en tentatives hasardeuses qu’on doit condamner pour les résultats qu’elles produisent et le tort qu’elles font à la cause italienne, mais qu’on serait tenté d’excuser, si l’on ne regardait qu’à l’intention ?

Quelques mots sur la vie passée de M. Orsini nous feront connaître par un frappant exemple l’existence singulière et l’incurable folie de ces conspirateurs aveugles qui croient agir quand ils s’agitent. Né dans les Romagnes en 1819, habitué dès son enfance à entendre maudire le gouvernement des prêtres, sous lequel il vivait, il entra dès l’âge de vingt-deux ans dans les sociétés secrètes. Trois ans après, en 1844, il était jeté en prison, — son père l’y avait précédé sans pouvoir le rendre plus circonspect, — et condamné aux galères à perpétuité, pour avoir conspiré contre tous les gouvernemens de l’Italie. Conduit, comme un forçat qu’il était, à Cività-Castellana, il passa quelques mois dans cette forteresse, ancienne maison de plaisance d’Alexandre VI, et où l’on conserve encore la chambre de ce pape avec les peintures obscènes qui la décoraient. Il allait être dirigé sur Cività-Vecchia, sa destination définitive, lorsque l’amnistie de Pie IX (juin 1846) vint inopinément le rendre à la liberté. Loin de profiter, comme Silvio Pellico, de la leçon qu’il venait de recevoir, M. Orsini reprit son existence de conspirateur au point où il l’avait laissée en entrant en prison. Il se fait expulser de Florence, et, par son obstination à rentrer en Toscane, force le gouvernement du grand-duc à le faire reconduire, chargé de chaînes, à la frontière des États-Romains. On le trouve prenant part aux mouvemens insurrectionnels des Abruzzes, il est à Rome sous la dictature de Mazzini. Après la chute de la république romaine, il est à Gênes, à Nice, dans le duché de Modène, pris, repris par les gendarmes, par les carabiniers, et leur échappant toujours. Enfin les autorités piémontaises se débarrassent de sa turbulence en l’embarquant pour l’Angleterre.

Pourquoi M. Orsini omet-il dans son récit l’acte le plus honorable peut-être de sa vie politique, je veux dire sa coopération à la défense de Venise ? Apparemment ce n’est là à ses yeux qu’un épisode insignifiant dans l’existence d’un conspirateur. N’ayant été, sous les ordres du général Ulloa, qu’un soldat que son incontestable courage n’a pu faire sortir de son obscurité, il estime peu les services qu’il a pu rendre alors à la patrie italienne, comparés à ceux qu’il croit lui avoir rendus en acceptant de M. Mazzini des missions secrètes pour révolutionner l’Italie au lendemain de la défaite ; Qu’elles sont étranges les aberrations de la conscience humaine, quand une raison calme et sûre ne vient pas nous éclairer !

À Londres, où il passa cinq mois, dans l’intimité de M. Mazzini, l’ancien prisonnier du pape reçut ses instructions et se retrempa pour de nouvelles luttes. Il repartit bientôt (mars 1854) et se rendit en Suisse sous le nom de Tito Celsi. Le mouvement qu’il essayait d’organiser ayant échoué, comme tant d’autres, il fut forcé de se cacher dans les montagnes ; il entendit plus d’une fois les balles siffler à ses oreilles, coucha audacieusement au milieu des gendarmes et des tirailleurs qui le cherchaient, se sauva en France, revint en Suisse au mois de juin suivant pour préparer une nouvelle et non moins infructueuse expédition, et fut enfin arrêté sous son pseudonyme de Tito Celsi. Accusé d’avoir introduit des armes dans le pays, il est conduit à Coire. Cette fois encore il échappe aux gendarmes malgré leur vigilance extrême, se cache à Zurich, et prend le nom de George Hernagh, moins pour échapper aux poursuites que pour achever sa tâche interrompue. Le 1er octobre de la même année (1854), il partait audacieusement pour Milan, muni de nouvelles instructions de M. Mazzini.

Quelles étaient ces instructions ? C’est ce que M. Orsini ne dit pas, et ce qu’il est fort difficile de conjecturer. Pourquoi de Milan se rendre à Venise, à Trieste, à Vienne et jusqu’à Hermanstadt, au fond de la Transylvanie ? Voulait-on sérieusement que le hardi voyageur s’enrôlât dans l’armée autrichienne, ou n’était-ce qu’une feinte pour couvrir le but véritable au cas d’une arrestation ? Il ne serait pas impossible que M. Kossuth eût voulu associer la Hongrie aux projets conçus pour l’Italie, et peut-être les deux proscrits souhaitaient-ils de porter la désorganisation dans l’armée autrichienne, afin de frapper l’ennemi commun au cœur. Ce qu’il y a de sûr, c’est que ces beaux plans n’étaient que chimères : on avait compté sans la vigilante police du saint-empire. À peine arrivé à Hermanstadt, M. Orsini est arrêté ; bien qu’on ne trouvât sur lui ni dans ses effets rien de compromettant, on n’eut garde de le relâcher. Sans savoir qui il était, la police avait flairé le conspirateur ; l’ordre d’arrestation était parvenu à Hermanstadt douze heures avant lui.

Je n’entrerai point dans le détail des souffrances que M. Orsini dit avoir subies à cette époque de sa captivité. Ce que nous aimons à reconnaître, c’est que, avec une louable sincérité, il dit le bien comme le mal, et ne cherche point à assombrir le tableau. De son récit, on peut conclure en somme que le régime des prisons autrichiennes s’est adouci, et que plusieurs complaisances sont autorisées aujourd’hui, qui étaient sévèrement interdites au temps de Silvio Pellico. Quoi qu’il en soit, d’Hermanstadt il fut ramené à Vienne, puis à Mantoue. La première partie de ce voyage fut très pénible. Le Danube n’était plus qu’une épaisse couche de glace, et le prisonnier voyageait tout le jour sans qu’il lui fût accordé un moment de répit pour réchauffer ses membres engourdis. Plus heureux, les gendarmes qui l’accompagnaient se relayaient toutes les cinq ou six heures. Dans les hôtelleries où l’on passait la nuit, M. Orsini, quoique malade, était gardé à vue, et à chaque issue de la chambre un soldat montait sa faction, la baïonnette au bout du fusil. On n’eût pas fait plus pour M. Mazzini lui-même.

La police put facilement se convaincre à Vienne, par les interrogatoires, qu’elle avait mis la main sur un de ces hommes qui font beaucoup de bruit pour rien, et qui ont plus d’audace que d’habileté. Poussé dans ses derniers retranchemens, M. Orsini avoua qu’il ne s’appelait point Hernagh, mais il refusa de dire son véritable nom. Était-ce pour ne pas faire connaître son passé ? Il aurait dû comprendre que ses réticences mêmes feraient supposer pis encore. Voulait-il, comme il le dit à la police, éviter à sa famille l’humiliation de savoir un des siens dans les fers ? C’était oublier que le crime fait la honte et non pas l’échafaud. Une seule de ses réponses nous met sur la trace de son véritable génie : il se donna pour Toscan, et demanda à être envoyé dans son prétendu pays. « Pour m’y conduire, dit-il, on m’aurait fait passer dans des contrées que je connaissais bien, et où je pouvais avoir chance de m’échapper. »

Sans tenir compte de sa demande, on l’écroua au fort Saint-George, dans cette place de Mantoue qui donna tant de mal au général Bonaparte en 1796. Il était renvoyé devant la cour spéciale de justice instituée après les événemens de 1848 pour juger les prisonniers politiques. Ce tribunal avait déjà bien mérité du gouvernement autrichien en condamnant à mort, en faisant exécuter une foule de patriotes. Les noms de ces infortunées victimes revenaient en mémoire à M. Orsini, et l’avertissaient qu’il entrait dans une de ces prisons au seuil desquelles il faut laisser toute espérance. La surveillance dont il y fut l’objet confirma cette triste impression : treize visites régulières toutes les vingt-quatre heures, sans compter les visites extraordinaires et imprévues, devaient le forcer à se tenir éternellement sur le qui-vive et faire évanouir d’avance tout projet d’évasion. Au prix de ce malheur, le plus grand de tous pour un homme qui ne rêvait que liberté reconquise et nouveaux périls à braver, qu’étaient des privations, des souffrances de toute sorte ? La compassion de ses geôliers, au surplus, lui en épargna quelques-unes. Son robuste appétit ne se contentait point de la ration quotidienne, et il n’avait pas encore d’argent pour l’augmenter à ses frais : ces hommes, ordinairement cupides, qui s’engraissent des dépouilles des détenus y pourvurent avec désintéressement, et plus tard ne voulurent point être indemnisés.

M. Orsini parle longuement de la cour de justice et des interrogatoires multipliés qu’il eut à subir. Il serait peu convenable, au moment où le jeune empereur d’Autriche vient de dissoudre ce tribunal, de répéter des accusations sans doute exagérées. J’ai peine à croire, par exemple, que les juges autrichiens apostent de faux témoins. À quoi bon, puisque la procédure n’est pas publique, et qu’on n’en doit compte qu’à l’autorité supérieure ? C’est bien assez de ces vices radicaux dans l’administration de la justice : secret des débats, suppression du droit de défense, refus de faire connaître à l’accusé le code criminel, et de lui accorder les plus simples garanties qui sont de droit commun. La cour spéciale de Mantoue, étant purement civile, s’est toujours montrée plus douce dans les formes que les tribunaux militaires. C’est à l’habileté de ses membres, et non à la bastonnade, qu’elle devait les aveux arrachés aux inculpés. Il est vrai que, pour le résultat final, la différence était moindre entre les deux juridictions : trop souvent une condamnation à mort témoignait de leur égal désir de plaire. Pendant que M. Orsini était au fort Saint-George, le colonel Calvi, un des défenseurs de Venise, avec lequel le prisonnier entretenait ces relations murales si connues par les récits de Silvio Pellico, fut pendu presque sous ses yeux.

Ce nouvel acte d’excessive rigueur l’aurait rappelé au sentiment vrai de sa position, alors même que la tolérance qu’on lui témoignait aurait pu un instant le lui faire perdre. Sans doute il lui était permis de chanter, de siffler, de lire et d’écrire ; on laissait à sa disposition des livres qui devaient pourtant jouir d’une médiocre faveur auprès de ses juges, Jean-Jacques Rousseau par exemple, et Shakspeare ; mais si, comme dit le poète anglais, tout est bien qui finit bien, il est vrai aussi que rien n’est bien que ce qui finit bien, et la perspective de la potence était peu propre à rendre, le prisonnier sensible aux adoucissemens de régime que l’Autriche semble avoir tacitement consentis, si elle ne les a prescrits officiellement.

M. Orsini n’était pas homme à gémir et à méditer longtemps d’une façon en quelque sorte platonique. Ses méditations se traduisaient bien vite en actes. « Je ne veux pas finir comme Calvi, il faut donc m’échapper. » Telle fut, à la nouvelle de cette exécution, sa première et désormais son unique pensée. Après avoir donné quelques larmes à son malheureux ami, il court à son lit, enlève les draps, attache à un bout la tasse qui lui servait à boire, et, grimpant à la fenêtre, il mesure la distance qui le sépare du sol. Elle était considérable, et la tasse revint mouillée ; il y avait donc au pied de la muraille un fossé plein d’eau. Cependant rien ne l’arrête : il est sur son terrain, c’est là qu’il faut le voir à l’œuvre.

Ceux qui se figurent que pour s’évader d’une prison il n’y a qu’à scier des barreaux et à descendre par une échelle de cordes n’entrevoient que le dénoûment, et courraient risque de rester captifs jusqu’à la fin de leurs jours. M. Orsini s’y prit comme s’il n’avait fait autre chose de sa vie. Affaibli par le régime auquel il était soumis, son premier soin devait être de recouvrer ses forces. Il y parvint en se livrant avec assiduité à des exercices gymnastiques et en buvant d’excellent vin. Rien de plus nécessaire pourtant que de dissimuler cette transformation ; il continua donc de se montrer docile et résigné. « Je bois, disait-il à ses geôliers, pour charmer les derniers jours qu’il me reste à vivre ; ne voulez-vous pas, en me tenant compagnie, m’aider à oublier ma fin prochaine ? » Les geôliers n’avaient garde de refuser pareille aubaine : d’ordinaire les prisonniers, plus économes de leurs rares deniers, boivent eux-mêmes leur vin. Un quart d’heure se passait ainsi, et souvent plus. Ce n’était certes pas du temps perdu. « Combien y a-t-il de sentinelles par ici ? » demandait négligemment l’amphitryon. Était-il possible de ne pas répondre à un si galant homme ? Si d’ailleurs quelque geôlier moins aviné ou plus avisé que les autres gardait le silence, M. Orsini avait des moyens sûrs de lui délier la langue. « Avant de marcher au supplice, disait-il, je dicterai mes dernières volontés, et je vous laisserai ma garde-robe. » A ces mots, les yeux avides de son interlocuteur s’écarquillaient. « Dieu ! quel grand homme ! s’écriait-il, jamais une plainte, jamais un mouvement de mauvaise humeur ou de colère ! » De ces exclamations l’on passait facilement inter pocula à dire la disposition du lac qui entoure Mantoue, celle des portes et des ponts, l’heure à laquelle les unes et les autres sont fermés. M. Orsini put même sans danger essayer de la corruption : ses gardiens ne crurent jamais qu’il parlât sérieusement. Dans leurs rapports au président de la cour, ils disaient à l’envi : « Le n° 3 est si bon, si doux, qu’il semble n’aimer personne autant que ses juges et nous. On lui laisserait la porte ouverte, qu’il ne voudrait pas s’échapper. »

Cet excès de bonne réputation faillit faire perdre au n° 3 le fruit de tant de peines et d’efforts. Probablement pour lui être agréable, on le réunit, dans une cellule commune, à d’autres prisonniers. Il dut se soumettre et dire adieu à ses beaux rêves de liberté. Pendant quatre mois entiers, il ne cessa de protester de son désir d’être seul, et comme ce souhait insolite aurait pu paraître suspect, il le motivait par l’intention de poursuivre en paix un ouvrage commencé. On finit par faire droit à sa requête, on le rendit à la solitude ; mais un surcroît de précautions lui fit assigner la plus formidable de toutes les cellules ; la fenêtre était distante du sol de sept pieds à l’intérieur, décent quatre à l’extérieur ; deux grilles parallèles d’énormes barreaux croisés et scellés en fermaient l’ouverture ; au pied de la forteresse, un fossé profond, et au-delà un mur d’enceinte haut de vingt pieds.

Le découragement que de pareils obstacles devaient produire dura peu : M. Orsini s’occupa de se procurer des scies. Comment les mêmes geôliers qui avaient refusé de favoriser son évasion par la porte consentirent-ils à lui procurer les moyens de s’en aller par la fenêtre ? Il y a là des mystères d’inconséquence ou plutôt d’influences que le narrateur s’abstient de nous faire connaître, pour ne pas les révéler en même temps à l’Autriche, et nous ne pouvons en savoir que ce qui s’en dit parmi les Italiens. Tel gardien sourd aux sollicitations discrètes du prisonnier n’aurait pas su résister aux doux accens d’une sirène, gagnée à peu de frais par les agens de M. Mazzini.

Une fois les scies en sa possession, M. Orsini se mit à l’œuvre. Ce n’était pas chose facile que de scier de grosses barres de fer, perché sur le barreau le plus élevé d’une chaise, et dans un équilibre impossible à tenir longtemps. À peine engagé dans ce travail, le prisonnier fut obligé de le suspendre, car il avait été frappé d’un double danger qui le menaçait. D’abord il devait craindre que le bruit éternel des cloches de Mantoue ne l’empêchât d’entendre les pas de ses geôliers. Or, la fenêtre étant en face de la porte, il courait risque d’être surpris avant d’avoir pu descendre de sa chaise. Ensuite il pouvait prendre fantaisie à quelqu’un d’entre eux de visiter les barreaux de la fenêtre. Pour parer au premier danger, il eut la patience de passer des jours entiers l’oreille collée contre la porte, afin de s’accoutumer aux moindres bruits venant du corridor ; puis il consacra d’autres longues et nombreuses journées à se tenir attentif auprès de la fenêtre, l’oreille droite contre les barreaux et la gauche vers la porte. Par ces soins minutieux, il rendit son ouïe si fine, que, malgré le tintamarre des cloches, il entendait marcher au loin et même respirer. Quant à la sécurité dont il avait besoin par rapport à la visite possible de ses barreaux, un autre se fût contenté de remarquer que cette visite, n’avait jamais lieu ; mais les surveillans pouvaient se raviser ; et c’était une éventualité qu’il fallait conjurer à tout prix. « Pourquoi, dit-il un jour, n’examinez-vous jamais mes barreaux ? Vous n’y manquiez points quand j’étais au no 3. — Nous ne vous connaissions pas si bien alors, signor Orsini. — À merveille ; mais vous savez que mon affaire est faite : il serait donc sage de me surveiller de près, de peur que je ne m’échappe. — Ah ! non, répondaient les geôliers. Il signor Orsini est un homme, il ne craint pas la mort. D’ailleurs regardez ces barreaux ! Nous ne prenons tant de précautions qu’avec les Barrabas ; mais avec un homme tel que vous, ce serait mal, bien mal ! » Là-dessus le prisonnier leur offrait un verre d’eau-de-vie, plaisantait avec eux, et ils s’en allaient en répétant : O che grand’ uomo ! che grand’ uomo !

Le grand homme eut bientôt la preuve qu’il n’avait pas inutilement prodigué son vin ; et pris ses précautions. Une maladroite tentative d’évasion d’un détenu nommé Redaelli ayant mis tout en l’air au fort Saint-George, l’ordre fut donné d’apporter une rigueur inusitée dans les perquisitions. La chose était grave pour M. Orsini, car il avait commencé de scier ses barreaux. Néanmoins il fit bonne contenance. Même les geôliers lui disant qu’ils lui épargneraient l’injure de leurs visites minutieuses : « Prenez garde, répliquait-il, je vous échapperai d’entre les doigts. » Les geôliers riaient d’un gros rire bête, avalaient un grand verre de vin, et s’en allaient sans rien vérifier.

Pendant ce temps, le travail continuait. Malgré les scies cassées, malgré la difficulté que M. Orsini éprouvait à se tenir sur le haut de sa chaise, malgré l’engourdissement qui le prenait aux pieds et aux mains, un barreau à séparer du mur ne lui coûtait guère plus de quatre jours. Avec un peu de cire et de mie de pain brûlée, il faisait une espèce de ciment couleur de fer pour consolider provisoirement à leur place les barreaux sciés. Que de fois, pendant ces heures laborieuses, le désespoir s’empara de son âme ! Les visites, les bruits du corridor, la fatigue, l’obligeaient à s’arrêter presque à chaque instant, et néanmoins, sous l’impulsion d’une volonté forte, le travail recommençait, de plus en plus pénible, la seconde grille étant assez éloignée de la première pour augmenter sensiblement les difficultés.

La fenêtre ouverte, il fallait des cordes pour descendre. Des draps, des serviettes en étaient la matière indiquée ; mais ceux qu’on laissait aux prisonniers pour leur usage étaient visiblement insuffisans, et s’en procurer d’autres ne paraissait pas chose facile. M. Orsini essaya. Le jour venu où l’on devait, suivant l’usage, changer son linge, il se tint assidûment à sa table, en apparence très occupé à lire et à composer. Un geôlier entre, lui apporte des draps propres et le prie de lui remettre les autres. « Laissez-moi finir ces pages, et je vous les donnerai. En attendant, déposez ici votre paquet. » À cette réponse la confiance aveugle des surveillans ne permettait aucune objection. La porte se referme, les draps sont aussitôt cachés par l’heureux possesseur : un peu plus tard les hommes de service étaient relevés par d’autres, et le tour était joué. Le nouveau-venu se présente. « Vous a-t-on changé de draps ? dit-il. — Sans doute, » répond M. Orsini. Il ne fut plus question de rien restituer. Avec quatre draps et plusieurs serviettes, l’échelle se trouva bientôt achevée. Désormais tout était prêt : restait à attendre le moment propice pour l’exécution.

Ici encore se présentaient d’assez graves obstacles. Si les nuits orageuses de février et de mars avaient permis à M. Orsini de travailler à la fenêtre sans être entendu des sentinelles, elles avaient en même temps rempli d’eau les fossés ; or, comme il devait y tomber dans sa chute, il comprit la nécessité d’attendre que ces fossés fussent à sec. Le moindre bruit l’eût trahi, et s’il s’était présenté tout mouillé pour passer le pont, il aurait infailliblement éveillé l’attention des factionnaires qui en gardaient l’entrée. D’autre part il fallait que le beau temps coïncidât avec le premier quartier de la lune, qui lui donnerait seul assez d’obscurité pour qu’il pût s’aventurer au dehors, le long d’un drap blanc, sur le mur noirâtre de la prison. Un accident imprévu faillit lui faire manquer l’occasion. Dans sa précipitation à descendre de sa chaise à l’approche des geôliers, il se fit un matin une grave entorse. La douleur, si forte qu’elle fût, n’était rien ; mais ce retard inévitable ne pouvait-il amener la découverte de ses préparatifs ? Cette crainte le décida, au bout de quelques jours, à braver la souffrance, qui n’avait pas encore disparu. Le 29 mars 1855, toutes les conditions nécessaires se trouvant réunies, il attache à sa corde les objets qu’il voulait emporter avec lui, habits de rechange, livres, manuscrits, etc., et les descend au fond du fossé. Il s’était procuré quelques oranges, sachant bien que, s’il se blessait en tombant, il n’éprouverait pas de plus cruelle torture que la soif. Sur le soir, il se suspend à son échelle, dans sa prison, pour en éprouver la solidité ; puis, après l’avoir de nouveau cachée, il se met au lit et attend la visite de nuit. S’il fallait l’en croire, la fatigue l’aurait emporté sur le besoin de se tenir en éveil, et il aurait profondément dormi. La visite a lieu comme à l’ordinaire ; on ne remarque rien des choses insolites qui auraient dû frapper des yeux moins prévenus. À peine les geôliers dehors, M. Orsini se lève et s’élance à la fenêtre ; il avait hâte d’en finir. Son passage à travers les barreaux ne s’effectua pas sans peine ; pour abréger, il n’avait scié que ce qui lui avait paru rigoureusement nécessaire. Se tenant alors suspendu à la corde qu’il venait d’assujettir solidement à un trou fait dans le mur, il met ses oranges dans ses poches, — elles l’avaient gêné au passage des grilles, et il s’était vu forcé de les déposer sur le bord de la fenêtre, — il se fait de la muraille un point d’appui pour les pieds et commence sa périlleuse descente dans l’attitude d’un marin, le long d’une corde garnie de nœuds. Il était déjà à quatre-vingt-quatre pieds de sa cellule lorsqu’il sentit la force lui manquer. « La douleur que me causait, dit-il, la tension des muscles était si violente que je ne pouvais la supporter plus longtemps. Je vis alors une corniche qui semblait m’inviter à y appuyer les pieds. Malheureusement la corde me glissa entre les doigts, malgré tous mes efforts pour la retenir. Je regardai en bas, et, m’imaginant dans l’obscurité que je n’étais plus qu’à six pieds du sol, je me laissai aller de manière à tomber à quatre pattes. Ce calcul fut l’œuvre d’une seconde ; mais beaucoup plus long fut le temps que je mis à tomber, car j’étais encore à une hauteur de plus de vingt pieds. Le coup fut terrible. Je perdis connaissance. En revenant à moi, je sentis une douleur poignante au genou et à la jambe droite. Je crus m’être brisé ce membre. Au bout de quelques instans, je portai une orange à mes lèvres, et je revins à la vie. Quoique la souffrance fut atroce et ne semblât pas diminuer, je recouvrai, par un effort de volonté, assez de force pour changer de bas, de chemise, de pantalon. On a dû trouver sous ma fenêtre les vêtemens que je laissai, avec des peaux d’orange. Je levai les yeux. Si c’était à refaire, me dis-je, je ne tenterais pas l’aventure une seconde fois. »

La réflexion était assez naturelle ; mais comme, à tout prendre, il était plus facile désormais de fuir que de rentrer en cage, M. Orsini se traîna, plutôt qu’il ne marcha, vers l’ouverture par laquelle les eaux du lac peuvent être introduites dans le fossé. Il y trouva trop de boue et de vase pour s’y pouvoir risquer. De l’autre côté, toute issue était fermée ; impossible donc de parvenir jusqu’aux roseaux pour s’y cacher jusqu’à ce bienheureux coup de cinq heures auquel les portes du pont sont ouvertes à la circulation. Forcé de rebrousser chemin, le fugitif essaya inutilement de grimper sur les arches sous lesquelles il avait passé : la douleur qu’il ressentait au pied le fit retomber sans force au fond du fossé. Plusieurs tentatives de ce genre, entreprises avec ce courage qu’inspire le désespoir, ayant également échoué, le malheureux Orsini finit par perdre toute espérance, tout désir de salut. En ce moment-là il lui eût été indifférent d’être repris. Vaincu par la fatigue et l’épuisement, il dormit une heure. À son réveil, le jour commençant à poindre, il se traîna comme il put le plus près possible de l’endroit où passaient ceux qui allaient traverser le pont. Dans sa détresse il ne pouvait plus rien pour lui-même ; sa dernière chance était que, au risque de se compromettre, quelque âme charitable vînt le tirer de là. Combien n’était-il pas plus probable que parmi ceux à qui il s’adresserait il trouverait un dénonciateur !

Le premier qu’il vit arriver était un jeune homme de vingt ans. « Tirez-moi de ce fossé ! s’écrie l’infortuné ; j’y suis tombé, étant ivre, la nuit dernière. » Le jeune insouciant passe outre, sans faire attention à cette singulière requête. Deux personnes le suivent de près, même demande. « Povero signore, disent ceux-ci, si nous essayions de vous tirer de là, nous nous mettrions dans l’embarras sans vous mettre vous-même hors d’affaire. » D’autres plus hardis s’arrêtent : ils saisissent un bout de corde dont le prudent Orsini s’était pourvu et qu’il s’empresse de leur jeter ; ils se mettent en mesure de le hisser. Tout à coup ils lâchent pied, le laissent retomber, au fond du fossé et se sauvent : ils avaient entendu les pas de nouveaux arrivans. À chacun le fugitif renouvelait sa demande. Enfin un robuste paysan s’approche, s’arrête, écoute et paraît mieux disposé. Il essaie à lui seul de retirer M. Orsini : ses efforts n’y suffisaient point. Par bonheur, c’était un dimanche, il y avait sur le pont plus d’affluence qu’à l’ordinaire. Le paysan ne se laisse pas intimider ; il trouve de braves gens disposés à lui prêter main-forte, et à eux tous ils amènent sur le bord le prétendu ivrogne au moment où, les forces venant à lui manquer tout à fait, il allait retomber au fond du fossé. Il était six heures moins un quart ; c’était à six heures que les geôliers devaient entrer dans la cellule pour la visite du matin !

Restait le pont à traverser, « Apprenez, dit M. Orsini à ses sauveurs en les remerciant, apprenez que je suis un prisonnier politique. » Ces bons cœurs s’en doutaient peut-être ; en tout cas, loin de s’effrayer à cette nouvelle, ils mirent tout leur soin à ce que l’Autriche ne reprit pas sa victime. Après avoir jeté la corde dans le lac, ils marchèrent en avant et laissèrent M. Orsini derrière eux pour ne pas éveiller l’attention Celui-ci les suivit de loin et péniblement ; à chaque pas, il regardait autour de lui. Il boitait, il était couvert de boue et de poussière, ses mains étaient ensanglantées. Quand il eut la certitude de n’être plus en vue des sentinelles, il rejoignit ses généreux compagnons, qui le cachèrent jusqu’au soir dans les roseaux, au bord du lac.

Comment il en sortit, c’est ce que nous ignorons, car il se refuse à le dire pour n’exposer personne aux vengeances de l’Autriche. Ce qu’il y a de certain et en même temps d’admirable, c’est qu’ayant été forcé par la maladie de rester assez longtemps caché à Mantoue ou dans les environs, il ne trouva pas un dénonciateur, pas même un bavard ou un imprudent, parmi ceux qui durent être mis dans le secret. Les perquisitions, les menaces, les promesses de la police n’y purent rien. L’allégresse parmi les Mantouans, même les moins révolutionnaires, fut extrême ; on eût dit que l’évasion d’un prisonnier obscur était un événement public.

Bientôt, grâce à cette complicité universelle, M. Orsini put passer en Suisse, et de là en Angleterre. « Arrivé, dit-il, sur le sol anglais, je me sentis renaître. Pour la première fois depuis mon arrestation, je pus dormir tranquille. L’atmosphère anglaise est humide et brumeuse ; si je lève les yeux, je ne vois que pluie, neige et nuages, mais je respire, je suis indépendant, je suis libre, et quand je me rappelle mon agonie de prisonnier, d’esclave, alors que je me fatiguais les yeux pour voir un coin de ce ciel bleu et profond de ma chère Italie à travers les barreaux de ma cellule, je me sens pénétré de reconnaissance pour la permission de rester dans la libre Angleterre jusqu’à ce que le travail incessant de mes concitoyens et la mort de quelques-uns d’entre eux me permette de retourner dans mon pays avec mes frères exilés, pour y répandre les bénédictions des institutions libres. »

Ainsi voilà un homme à peine échappé des plus horribles souffrances et d’un supplice probable, parlant avec enthousiasme de cette liberté précieuse dont il a été si longtemps privé, le voilà rêvant déjà aux moyens de la risquer de nouveau ! Et qu’on ne s’imagine pas que ce soit là une bravade passagère, un vain désir de poser en conspirateur, en homme d’action devant ses contemporains : non, cette pensée se retrouve à chaque page du livre, en maint endroit, plus nettement, plus énergiquement exprimée. M. Orsini a donné d’assez éclatantes marques de son courage, de sa témérité même, pour qu’on ne l’accuse pas de n’être brave qu’en paroles. Puisse son évasion, si habilement préparée, si intrépidement accomplie ; puisse cet impérieux besoin d’affronter de nouveaux dangers convaincre les malveillans que ce n’est point le cœur qui manque à l’Italie ! Malgré les conditions désastreuses au milieu desquelles ce pays se débat aujourd’hui, M. Orsini n’y est point une exception. Les Italiens ont prouvé par les héroïques combats de la campagne de Lombardie, par leur attitude au milieu des troupes françaises sous l’empire, et surtout par la continuité de leur résistance passive depuis cinquante ans, qu’ils ne méritent pas le reproche de lâcheté. Ce qui leur manque, c’est de savoir unir leurs forces et en faire un sage et utile emploi. En attendant ce progrès si désirable et si nécessaire, ce ne sont pas des indices à dédaigner sur l’état de l’Italie que les plaintes encore vives, après vingt ans, de ce prisonnier du Spielberg à qui l’âge et les souvenirs n’ont pas glacé le cœur ; que les impétueux élans de ce conspirateur acharné, qui croit n’avoir point fait assez pour sa patrie tant qu’il n’aura pas versé pour elle jusqu’à la dernière goutte de son sang, et surtout l’active complicité de ces bourgeois des villes, de ce peuple des campagnes, qui, s’il n’a pas su toujours se rallier pour prendre part aux batailles de la liberté, se montre du moins si empressé à en sauver les victimes. L’Italie a prouvé ; quoi qu’on en dise, qu’elle n’est pas la terre des morts : il lui reste, pour se relever comme nation, à tirer parti des forces vitales, dont la nature ne s’est pas montrée moins prodigue à son égard qu’envers tous les grands peuples.

F.-T. PERRENS.