LES GUISE.




:Histoire des Ducs de Guise ; par M. : René de Bouillé, 4 vol. in-8o.




Il est beau qu’aux cieux on s’élève ;
Il est beau même d’en tomber.
QUINAULT, Phaëton.


On peut ranger les principaux personnages de l’histoire en deux catégories : les hommes illustres qui ont réussi, et les hommes non moins illustres qui ont complètement échoué ; les esprits supérieurs qui ont réalisé leur pensée tout entière, et les intelligences aussi hautes, mais moins favorisées par le sort, qui, après avoir conçu et porté un dessein, n’ont pas eu la force de l’amener à terme. Entre des résultats à différens, il semble que la gloire doive être inégalement répartie, comme la fortune ; pourtant il n’en est pas toujours ainsi. Malgré le culte des faits accomplis, le succès n’est pas toujours la règle et la mesure de l’opinion. Souvent notre sympathie s’attache à l’action indépendamment de son objet. Peut-être même savons-nous plus de gré à nos semblables de l’aspiration que de l’issue, peut-être leur tenons-nous plus de compte de l’effort que de l’événement. C’est qu’en effet l’événement est en des mains plus puissantes que les nôtres, et nous n’avons presque jamais à en répondre. De tous les élémens de notre destinée, la volonté est le seul qui nous appartienne, le seul dont Dieu nous ait laissé l’exercice et livré la conduite. Il faut donc permettre aux hommes, et même aux grands hommes, de ne pas réussir. C’est un droit inhérent à notre faible et imparfaite nature ; mais, sans montrer une curiosité trop indiscrète, on peut leur demander pourquoi ils n’ont pas réussi.

Je ne ferai pas de philosophie de l’histoire à l’occasion des ducs de Guise : leur nouveau biographe s’en est sagement abstenu ; je veux imiter son exemple, non que je méconnaisse l’utilité de cette science quand elle est renfermée dans de justes bornes ; je n’en réprouve que l’abus, devenu excessif de nos jours. M. le marquis de Bouillé ne s’est point jeté dans la phraséologie à la mode ; il ne s’est point égaré dans le labyrinthe des généralisations, dans les systèmes à. perte de vue : il s’est contenté d’appliquer à l’étude de l’histoire une raison judicieuse et ferme, fécondée par une préparation patiente, soutenue par la fréquentation assidue des sources les plus authentiques, par la connaissance approfondie des textes les plus autorisés. Il n’est point aujourd’hui de médiocre écrivain, point d’historien romanesque, pas même de romancier humanitaire, qui ne se mette en lieu et place de la Providence et ne se fasse t’interprète, le garant de ses décrets. À force de couvrir la vérité d’une enveloppe qui la dépare et qui la déguise, on finit par lui donner un air de conjecture ou de problème ; en faisant de l’histoire une sorte d’algèbre, en la calquant sur les formes des sciences exactes, on lui ôte le degré d’exactitude qui lui est propre. On n’entend plus parler que d’individualités qui s’incarnent dans une époque et qui la résument, d’hommes qui sont le coefficient d’un siècle, d’événemens qui se produisent ou se meuvent dans tel ou tel milieu, expressions justes au fond, mais descendues si bas, appliquées si mal à propos, mêlées à un jargon à la fois si prétentieux et si vulgaire, qu’en vérité il n’est plus possible de s’en servir. Toutefois, de la fausseté du langage, on ne doit pas toujours conclure à la fausseté des idées. Sans faire trop de philosophie de l’histoire, sans s’amuser aux subtilités ingénieuses, aux subdivisions arbitraires, on ne peut s’empêcher de distinguer parmi les hommes célèbres ceux qui furent opportuns, nécessaires, ceux qui vinrent dans leur temps, à leur heure, pour une tâche déterminée, pour une mission précise, et qui, tout en s’égarant quelquefois sur les routes de traverse, ne dévièrent jamais de la grande ligne que la Providence leur avait marquée. Parmi les intelligences d’élite préposées par elle au gouvernement du monde, les unes ont marché avec leur temps, les autres contre lui ; quelques-unes l’ont combattu ; d’autres en s’emparant de sa tutelle, l’ont dirigé dans le sens de sa destination spéciale et de ses tendances légitimes, non pas en se livrant à ses caprices avec une lâche complaisance, mais en s’associant à ses destinées avec dévouement et courage, en lui imprimant selon le besoin le mouvement qui accélère et féconde, le frein qui modère et retient, — en le conduisant, par la politique ou par les armes, par la paix ou par la guerre, quelquefois par tous ces moyens à la fois, non à la chimérique perfectibilité de l’espèce humaine, rêve des utopistes, mais au perfectionnement réel et pratique, à cette situation normale où un grand peuple trouve la civilisation, l’indépendance et la gloire. Ceux-là sont les premiers entre les plus grands ; ils sont peu nombreux : on en compte un par siècle tout au plus.

Au-dessous de ces génies suprêmes, on trouve des imaginations ardentes, de mâles courages, des caractères hardis, entreprenans, sans scrupule et sans peur, qui écrasent, qui éblouissent leurs contemporains par leur audace, par leur bonheur, par le nombre et l’éclat de leurs triomphes. Personne autour d’eux ne semble les surpasser ni les égaler : ils s’élèvent de toute la tête au-dessus de ce qui les environne ; mais leur puissance est viagère, elle s’étend seulement à quelques générations rapidement écoulées. Dans leur course hâtive, ils ne fondent rien, pas même une famille ; étrangers aux destinées générales de l’humanité, ils ne la secondent pas dans sa marche providentielle ; ils l’entravent au contraire, et lui font faire fausse route. Bien plus, l’obstacle qu’ils ont créé n’est que passager : ce n’est qu’une halte, un temps d’arrêt. Interrompu un moment par leurs efforts, le cours naturel des choses prend après leur passage ; tout recommence ; tout se remet en mouvement, tout marche comme s’ils n’avaient pas été. Incapables de maîtriser les égaremens de leur siècle, ils les subissent, s’y associent et y succombent. Aucune institution ne date de leur nom ; rien de durable ne se rattache à leur mémoire. Ils ont brillé sur la terre, mais ils n’y ont pas laissé leur empreinte : c’est un feu d’artifice éteint, ce sont des personnages épisodiques. Tels sont les Guise.

Les Guise ont tout essayé en effet, et n’ont réussi à rien ; ils ont été tous de vaillans guerriers, quelques-uns de grands capitaines, seul titre auquel ils aient des droits certains. En revanche, ils ont manqué tout le reste. Après avoir examiné avec attention leur politique et ses résultats, sans se laisser éblouir par le mirage trompeur d’une existence prestigieuse et romanesque, on ne sera pas loin de conclure que, s’il n’y eut pas des héros plus brillans, il n’y en a eu guère de plus malencontreux. Ils n’ont dédaigné aucun genre d’ambition ni de convoitise : richesse, domination, pouvoir, ils ont tout poursuivi avec une ardeur infatigable ; ils ont rêvé toutes les couronnes, ils ont désiré les plus hautes sans dédaigner les moindres : la couronne de Sicile comme celle de France ; mais les unes et les autres leur ont échappé également. Toutes ont passé devant leurs yeux avec une rapidité dérisoire ; aucune n’est venue se placer sur leur front, sur ce front qui ne portait pas l’étoile des prédestinés.

Quoique bien supérieurs en intelligence, en noblesse, en talens militaires, à tant d’heureux condottieri leurs contemporains ou à peu près, ils n’ont pu réaliser même la fortune comparativement médiocre des Sforza, des Visconti, des Farnèse. Qu’on se rappelle où ont abouti leurs efforts, quelle a été la destinée définitive de cette branche de la maison de Lorraine qui a étonné et bouleversé une partie de l’Europe. Ils commencent par vouloir supplanter les rois de France, ils finirent par devenir leurs premiers domestiques ; voilà le fruit de tant de conspirations et de batailles, de tant de sièges et de négociations, de tant de perfidies et d’insolences ! C’est que les Guise ont échoué dans leur dessein ; non parce que les circonstances collatérales et accessoires leur ont été contraires (loin de là, elles leur ont été singulièrement favorable, mais uniquement parce qu’ils luttaient contre l’impossible. Ils ont combattu l’esprit légitime de leur temps ; ils ont cherché à détruire l’autorité royale à une époque où tout tendait à la constituer et à l’établir. Pour y mettre obstacle, ils ont fomenté la guerre civile, qui n’était pas le produit naturel, la conséquence nécessaire de l’état de la France au XVIe siècle, même après l’introduction de la réforme. Les Guise ont allumé de leur propre main l’incendie qu’ils n’ont pas su éteindre et qui a fini par les dévorer. Aussi ne sont-ils que les faux grands hommes de leur siècle. Le vrai grand homme, c’est le réparateur, le sauveur de la France ; c’est celui qui les a vaincus, c’est Henri IV.

Les fautes des Guise, et elles sont nombreuses, contribuèrent sans doute à la chute de l’édifice imparfait dont ils avaient posé les assises ; mais il croula surtout par la faiblesse de ses fondemens. Il faut chercher moins dans leur entreprise que dans eux-mêmes les causes déterminantes de leur ruine. Si leur projet était né viable, ils avaient dans l’esprit et dans le caractère plus de ressources qu’il n’en fallait pour le réaliser. On a plus d’un exemple d’une œuvre presque aussi difficile accomplie à moins de frais. La vérité est que si les Guise ne purent toucher le but, c’est que ce but était une illusion.

Et cependant ils ont séduit un écrivain distingué, un fidèle et laborieux historien. Pour éclairer son sujet de plus prés ; il l’a détaché de l’histoire générale ; il l’a placé dans le cadre circonscrit mais non rétréci, d’une monographie particulière. C’est une entreprise nouvelle ; on n’avait pas encore considéré isolément cette race fameuse pour qui l’héroïsme fut un héritage et qui remplit de son nom cette période à la fois brillante et indécise, où le moyen-âge décroît et s’efface, tandis que les temps modernes ne font encore que poindre à l’horizon. L’autour de l’Histoire des Ducs de Guise a reproduit dans leur attrayante variété, dans leur singularité piquante, ces physionomies si originales et si contrastées : Claude, prudent et fin ; Charles, très politique, mais encore plus audacieux ; François, si fastueusement généreux, si orgueilleusement magnanime ; Henri, le plus bruyant de tous, non le plus habile ; ce cauteleux Mayenne, en réalité le dernier de leur race ; puis enfin leurs descendans affaiblis et dégénérés, les petits Guise à la suite des grands Guise. Toutes ces physionomies revivent dans un récit abondant, quoique sévèrement enchaîné. Sans doute l’admiration emporte quelquefois un peu trop loin le nouvel historien : « Rien n’est plus illustre que les Guise ! » dit ou plutôt s’écrie M. de Bouillé. Ici, il devient difficile de partager entièrement son enthousiasme, néanmoins on peut le comprendre. Les Guise n’ont point atteint le but, il est vrai ; mais ce but était bien haut, et ils en parurent bien près. On les suit avec un intérêt passionné dans cette lutte prodigieuse. Entre les qualités et les défauts, entre les vertus et les vices, ils apportent cette balance qu’Aristote imposait aux personnages dramatiques. Ce seraient tes plus brillans aventuriers du monde, si ce mot d’aventuriers pouvait s’appliquer aux descendans de Gérard d »Alsace, aux petits-fils de René d’Anjou. Avant de déchirer la patrie qu’ils ont choisie, ils la servent et la défendent ; ils couvrent la France de leur épée en attendant qu’ils la lui plongent dans les entrailles. À la fois miséricordieux et cruels, ils protègent et persécutent, ils mêlent les victoires et les supplices. Braves jusqu’à la témérité, imprévoyans jusqu’à la démence, ils courent à une mort certaine d’un rendez-vous d’amour. Aussi, par un mélange de grandeur, de passion et de faiblesse, ils sont devenus les favoris, les privilégiés de l’histoire. C’est qu’en dépit de la pruderie dont elle fait parade, l’histoire se laisse séduire comme le roman ; elle estime les Grandisson, mais elle aime les Lovelace. Quelle différence, par exemple, entre les Guise et ces descendans d’Arnould qu’ils avaient choisis pour ancêtres, entre cette dynastie manquée et cette dynastie accomplie qui commence aussi par quatre grands hommes dont le quatrième est le plus grand de tous ! Il n’y a assurément aucune comparaison possible entre les premiers Carlovingiens et les premiers Guise. Sans parler de l’issue si différente de leur entreprise qui pourrait assimiler Pépin de Landen, l’aïeul de Charlemagne, a ce Claude de Lorraine, qui ne fut que l’aïeul du Balafré ? Malgré sa bravoure de chevalier et ses talens de capitaine, quelle proportion entre François de Guise écartant les impériaux de la frontière et Charles-Martel rejetant l’islamisme hors de la civilisation ? Rapprocher Pépin-le-Bref du héros des barricades, c’est mettre le triomphe en présence de la défaite. On ne peut pas aller plus loin ; ici, tous les points du parallèle échappent à la fois. Pour le continuer, il ne faudrait pas s’arrêter au XVIe siècle : il faudrait remonter à l’antiquité païenne ou redescendre jusqu’à des temps très voisins, quoique très différens des nôtres. Il n’y a donc nulle égalité entre les Guise et leurs prétendus ancêtres. Il n’en est pas moins vrai que de ces deux époques, de ces deux races, c’est à la plus moderne que nous réservons l’intérêt le plus vif, la curiosité la plus sympathique. On n’admire l’autre que de loin ; la distance, l’absence de renseignemens, le manque de détails, ce qu’il y a même de colossal, de démesuré dans ces personnages les rejette presque dans le domaine de la fiction. Un nimbe coloré et transparent les enveloppe, mais ils n’en restent pas moins impénétrables. Comme les Alpes, dont les flancs sont baignés de lumière tandis que leurs sommets se perdent dans les nuages, les Carovingiens nous apparaissent à la fois éclatans et obscurs. Organisateurs d’une société détruite, de ce monde féodal dont nous ne sommes plus que les débris, ils n’ont rien de commun avec nous. Même cette autre dynastie française dont la biographie a été racontée naguère avec un art séduisant, ces ducs de Bourgogne, si puissans, si dramatiques, sont déjà bien loin de nous. Il n’en est pas du XVIe siècle comme de ceux qui le précèdent : ce n’est pas la fin d’une époque, c’est le commencement de notre ère.

Les Guise nous plaisent par une sorte d’analogie entre leur temps et le nôtre. Cependant quelle différence ! Le XVIe siècle est visant, plein de chaleur et d’enthousiasme, mélange de barbarie et d’élégance, de combats et de plaisirs, de sang et de fêtes, c’est un carnaval perpétuel, mais un carnaval tragique. Là, point de mélancoliques découragemens, point de tristesse maladive, aucune défaillance de la volonté et du désir ; là, rien de ce qui conduit une génération tout entière à la résignation par la lassitude, rien de ce qui la fait ressembler à une caravane échouée dans le sable. C’est au contraire une activité incessante, infatigable, prodigieuse, un emploi excessif de l’imagination, de l’intelligence et du cœur. Guerre, religion, philosophie, poésie, lettres naissantes, antiquité retrouvée, tous les alimens de la pensée sont avidement, sont passionnément recueillis. Doit-on plaindre une telle époque, et ne se laisse-t-on pas surprendre à l’envier ? Près d’un usage si immodéré des forces humaines réside le charme qui les tempère et les soutient. Quels caractères de femmes qu’Antoinette de Bourbon, Anne de Ferrare, Catherine de Clèves ! Quels noms ! quels souvenirs ! Alors l’énergie n’excluait pas la grace. Voilà pourquoi ces héros qui n’ont pas réussi n’en sont pas moins l’objet d’un intérêt durable et d’une préoccupation constante.

Cependant il y a quelque chose de plus sérieux dans l’intérêt qui s’attache aux Guise ; cet intérêt n’est pas uniquement fondé sur l’amour du pittoresque : leur destinée renferme une haute question religieuse et politique. « Sans les princes lorrains, » a dit Mézeray, répété par la foule des annalistes « la religion ancienne eût fait place aux nouvelles sectes. » Cette assertion ne me semble pas fondée ; je pense au contraire que sans les Guise, sans l’alliage de leurs vues personnelles et de la cause sacrée qu’ils ont embrassée, le protestantisme n’aurait pas pris en France l’extension dont il a été redevable à leur politique irritante et provocatrice. Faible à sa naissance, réprimé par François Ier et par Henri II, peu adapté aux mœurs et aux habitudes des classes inférieures, peut-être se serait-il éteint faute de chefs, si les Guise n’avaient pris soin de lui en donner par un antagonisme imprudent avec les princes du sang et avec l’élite de la noblesse française. Ainsi que j’essaierai de le prouver par le simple exposé des faits, ils ont créé le péril qu’ils n’ont pu vaincre ; ils ont laissé la réforme plus puissante et mieux établie qu’ils ne l’avaient trouvée. Toutefois, en leur contestant la gloire d’avoir sauvé le catholicisme en France, on ne peut leur refuser l’honneur de s’en être déclarés les champions et les chevaliers.

Que l’habile panégyriste des Guise me permette de prendre ici leur parti contre lui-même : il attribue d’une manière trop absolue tous leurs actes à l’ambition ; il en fait le mobile trop exclusif de leur conduite. À cet égard, je suis loin de partager son avis. Les Guise étaient ambitieux, qui peut le nier ? mais ils étaient croyans, mais ils étaient pénétrés d’une conviction profonde ; ils avaient la foi. Certes ce n’était pas la religion indulgente et douce qui sait plaindre et consoler : la religion de saint François de Sales et de saint Vincent de Paule. Leur siècle était trop féroce pour la connaître. Ils avaient la foi agressive et militante ; la foi qui attaque, combat et punit. Pour être dure, cette foi n’en était pas moins vraie : c’était du fanatisme si l’on veut, mais un fanatisme sincère ; ces hommes, quelquefois coupables, n’étaient pas des hypocrites. Il faut bien se garder de confondre les entraînemens de la passion avec les calculs de l’hypocrisie. Jamais la ferveur religieuse n’aurait eu cette force d’expansion, si elle était sortie tout armée du cerveau, au lieu d’avoir germé dans le cœur : huguenots, catholiques, tous croyaient alors, et croyaient fermement. S’il y avait des hypocrites quelque part, ce n’ était point parmi les plus grands et les plus forts, surtout ce n’était point parmi les hommes de guerre ; le scepticisme hantait peu les camps et se cachait rarement sous l’armure. La foi était alors une vertu éminemment militaire. Alexandre VI et Jules II avaient régné pendant cette même période où Bayard, sur le champ de bataille, expirait en baisant la croix de son épée. Tandis que Charles de Lorraine, un prince de l’église, faisait des concessions à l’hérésiarque Théodore de Bèze, François de Lorraine, un soldat déclarait qu’il n’entendait pas grand’chose à toutes ces disputes, mais qu’il ne cédait rien de ce qu’il avait appris sur les genoux de sa mère.

Certes, il y aurait de l’exagération à prétendre que la foi était l’unique boussole de tels hommes et qu’aucun alliage ne se mêlait à leurs convictions religieuses. Il y a plus : par une capitulation de conscience ignorée de ceux qui s’y livraient, tant elle leur étant naturelle, il arrivait alors que dans le détail de la vie on tirait de ses croyances un parti égoïste et très profane ; mais le ressort, à la fois solide et flexible, existait indépendamment de ses applications ; il se prêtait souvent, il fléchissait quelquefois, il ne rompait jamais. Au surplus, quel que soit le motif qui ait dirigé les Guise dans le choix de leur drapeau, qu’ils aient agi sous l’empire de la conscience ou du calcul, ce qui fait l’honneur de leur nom, ce qui les recommande à la postérité, c’est d’avoir reconnu qu’en France la cause du catholicisme était celle du christianisme lui-même, et de s’y être dévoués vaillamment. Ils ont vu, non par le raisonnement, mais par l’instinct, que l’esprit français, assez hardi, assez aventureux pour franchir toutes les barrières, était trop logique pour s’en créer de factices ; qu’il pouvait aller bien au-delà du protestantisme, mais qu’il ne consentirait jamais à s’y arrêter. Les Guise assurément n’ont rien dit ni même rien pensé de tout cela ; leur siècle n’était pas raisonneur comme le nôtre ; il n’était pas sans cesse occupé à faire sa propre autopsie, il portait une épée au lieu d’un scalpel ; mais, en pareille matière, le coup d’œil de l’homme d’état vaut bien l’analyse du philosophe. Dans ce rendez-vous de toutes les opinions, dans cette mêlée de tous les symboles, tandis que Coligny voulait créer une république protestante, tandis que la réforme donnait l’existence à la Hollande, la grandeur à l’Angleterre, et qu’elle formait sur les bord d’un lac écarté, dans un coin des Alpes de Savoie, un centre religieux et politique, les Guise se détournaient de ces exemples, et comprenaient que le génie de la France était ailleurs. En effet, tout son passé, toutes ses traditions repoussaient l’établissement de la réforme. Quels étaient les souvenirs de l’Allemagne ? Une lutte perpétuelle et sanglante avec le saint-siège. Ceux de l’Angleterre ? Un assujétissement absolu à la cour de Rome. Rien de semblable en France : ni hostilité ni esclavage ; presque toujours une libre et respectueuse soumission, souvent même une protection honorable accordée par la fille à la mère. En France, le protestantisme n’avait pas d’ancêtres. — Mais il est temps d’entrer avec M. de Bouillé, dans les annales de l’étrange famille qui a débuté par prétendre à la couronne et qui a fini par disputer le pas au menuet.


I. – LES PREMIERS GUISE.

L’établissement d’une branche de la maison de Lorraine en France eut de graves conséquences pour la dynastie et pour l’état ; toutefois, à son origine, cet événement ne fut marqué d’aucun caractère politique : il n’avait rien que de simple et d’ordinaire, c’était l’effet d’une coutume très répandue au moyen-âge. Les cadets de maison souveraine se transportaient dans quelque royaume voisin pour y faire leurs premières armes, quelquefois pour s’y fixer. Moyennant certains avantages, certaines prérogatives, sans être assimilés aux enfans des rois, ils s’y plaçaient au premier rang, immédiatement après les princes du sang, au-dessus de la plus haute noblesse. Les exemples en étaient fréquens à cette époque ; ils se sont perpétués jusqu’à nous, non pas à la vérité en France, où toutes les traditions aristocratiques sont abolies, depuis long-temps, mais en Allemagne et dans le nord de l’Europe. On y voit souvent des princes allemands, de ceux qu’on appelle Ebenbürtig, entrer au service des puissances du premier ordre, telles que la Russie, l’Autriche, la Prusse, s’y établir pour le reste de leurs jours, et ne quitter l’uniforme qu’avec la vie. Sous la féodalité, ce lien était encore plus resserré et plus durable. Comme la naturalisation des princes étrangers, presque toujours suivie de quelque opulent mariage, devenait une occasion naturelle d’acquisitions importantes, leur situation dans leur patrie adoptive n’était pas uniquement fondée sur la prestation du service militaire ; elle l’était aussi sur une large part dans la possession du sol. Cette situation, à la fois territoriale et politique, ne restait pas simplement viagère ; de l’individu, elle passait à la race. Sans parvenir à se faire complètement nationales, ces familles participaient cependant à tous les droits, à tous les privilèges des naturels du pays.

C’est donc par suite d’une coutume à peu près générale, et non par aucune vue ambitieuse ; par aucune combinaison dynastique, que le duc de Lorraine, René II, établit à la cour de France Claude, comte, puis duc de Guise, le second de ses fils. Tout héros qu’il était, le vainqueur de Charles-le-Téméraire n’agit dans cette occasion qu’en bon ménager, en excellent père de famille. Ce partage entre ses enfans était indiqué par la nature de ses possessions, qui, d’une part, consistaient en terres souveraines et indépendantes telles que ses deux duchés ; de l’autre, en biens allodiaux situés en France. Même avant de songer à acquérir aucune prépondérance politique dans le royaume, les princes lorrains y étaient déjà puissamment établit, tant au midi que dans le nord, grace à leurs alliances matrimoniales. Comme héritiers de la maison d’Anjou, ils avaient de grandes terres en Provence, en Champagne, en Picardie, en Flandre ; ils tenaient d’autres fiefs en Normandie du chef de leur aïeule, Marie de Harcourt, comtesse de Vaudemont. Ce fut cette portion de ses domaines que le duc René légua à la branche cadette de sa maison, pour en faire une famille toute française, entièrement distincte de la branche aînée, destinée à gouverner la Lorraine. Le roi Henri IV était donc plus partial qu’exact, lorsqu’il prétendait qu’à leur arrivée dans le royaume, les Guise n’avaient que 15,000 livres de rente et un valet. Ce qu’il y a de bien sûr, c’est que, sans le rôle qu’ils jouèrent plus tard, la clause qui les concernait dans le testament de leur père n’aurait pas eu plus d’importance historique que la naturalisation analogue des deux branches collatérales des maisons de Mantoue et de Savoie, établies en France sous le nom de ducs de Nevers et de Nemours.

Bornée à de frivoles distinctions de cour, la vie de Claude n’aurait pas été plus glorieuse que celle de ces princes, si dans ce cadet de Lorraine, dans cet aventurier de bonne maison, l’avenir n’avait pas préparé le plus heureux capitaine de son siècle et peut-être le plus grand esprit de sa race. Nul doute qu’il n’en fût le plus habile : seul de tous les Guise, il ne laissa jamais échapper l’occasion ; seul, il ne manqua jamais à sa fortune, qu’il sut gouverner et circonscrire. Il la prépara et traça la route à tous ses descendans en identifiant ses intérêts avec ceux de l’église : pensée audacieuse, presque sacrilège, qui compromettait une cause sainte en l’assujétissant à des vues particulières, mais conception puissante, soutenue par une invincible énergie et par une passion sincère. Dans le cœur de Claude de Lorraine brûlait une aversion profonde des novateurs, un vif attachement à l’ancienne foi, un désir ardent de laver ses outrages dans le sang de ses ennemis, de les guerroyer sans relâche et sans pitié. Progrès ou défaite, triomphe ou martyre, il s’associa avec tous les siens aux chances du catholicisme. Les Guise en devinrent les Machabées.

La mère de Claude l’avait élevé dans ce dessein. Philippe de Gueldres avait été la seconde femme de René II, duc de Lorraine. Veuve, comblée d’honneurs et de richesses, entourée d’une postérité nombreuse, elle s’était retirée du monde dans un cloître, et avait fait profession devant ses sept enfans. M. de Bouillé raconte de la manière la plus intéressante cette scène, qui dut laisser une trace si profonde dans l’imagination et dans la mémoire du premier Guise. « La duchesse entra précédée de son jeune fils, âgé de douze ans ; il fondait en larmes en lui portant le cierge. Après la cérémonie, les princes, les princesses et les personnages présens s’avancèrent près de la grille du chœur, pour recevoir, agenouillés et baignés de larmes, la bénédiction de Philippe, qui disait ainsi au monde un adieu spontané, et définitif. Dans cet austère asile, où elle devait terminer ses jours en opinion de sainteté à l’âge de quatre-vingt-cinq ans, son humilité fut constamment telle que, soumise à toutes les obligations de son ordre, portant les mêmes vêtemens, vivant de la même nourriture que les autres religieuses, elle signait ses lettres à ses supérieures : « Votre pauvre fille et sujette sœur Philippe, humble servante de Jésus, pauvre ver de terre. »

Dans ces temps d’action, l’humilité la plus vraie, la plus sincère, n’affaiblissait pas la fermeté, n’éteignait pas l’ardeur d’un cœur héroïque. Puisée à la même source, la résolution de Philippe de Gueldres n’avait pourtant rien de commun avec celle qui naguère conduisit Jeanne de France du palais des rois au fond d’un monastère. Aimante et dédaignée, Jeanne avait essayé de guérir dans l’ombre et dans la solitude la blessure d’une ame tendre. Philippe, au contraire, y était descendue des hauteurs de la maternité et de la puissance. Elle n’y était pas venue pour oublier un siècle coupable, mais pour attirer sur lui le châtiment par la force de la prière. On ne peut se défendre d’une sorte de terreur religieuse devant la statue de la duchesse de Lorraine[1]. À cette pâle figure de marbre blanc revêtue d’un long suaire de marbre noir, à ce masque sillonné par l’âge, macéré par la pénitence, à ces traits mâles et durs, on reconnaît la mère des Guise, comme on reconnaissait la mère des Gracques à l’orgueil de son grand sourcil[2].


Plein de sagacité et de courage, de résolution et de finesse, doué d’une beauté noble et séduisante, le duc Claude joignait a tous ces dons de la nature un avantage auquel nul autre ne supplée, et qui parfois tient lieu de vertu et de mérite. Par ses qualités comme par ses défauts, il était de son temps ; il en eut toutes les passions : ce fut sa force. On ne gouverne les passions de ses contemporains que lorsqu’on les comprend et qu’on les partage. Claude était fanatique comme un inquisiteur et galant comme un chevalier, ce qui ne lui ôtait ni la faculté du calcul ni la possession du sang-froid. Mieux inspiré que ses descendans, il avait renfermé ses vœux dans un cercle réalisable, quoique étendu. Rien ne donne à penser que ce prince ait jamais visé au trône, même dans un avenir lointain, même pour sa postérité. Déjà apparenté à la maison de France, il se borna à former avec elle un lien plus étroit et plus direct. Il trouva dans Antoinette de Bourbon ce qui pouvait satisfaire à la fois le vœu de son ambition et le penchant de son cœur. Cette union fut le premier et peut-être l’un des plus grands bonheurs de cette heureuse maison, non-seulement à cause de la noblesse et de l’utilité d’une telle alliance, mais à cause du caractère d’Antoinette, qui ne se démentit jamais pendant un long espace de temps. Elle ne mourut qu’octogénaire par un privilège qui lui fut commun avec les autres femmes de la maison de Guise, depuis la mère de Claude jusqu’à la veuve du Balafré. Personne n’usa d’une longue vie avec une dignité plus imperturbable et plus constante. Placée par son origine royale au-dessus du rang qu’elle avait accepté, Antoinette de Bourbon s’identifia si complètement avec sa nouvelle situation, que, par une abnégation très rare, elle renonça aux honneurs et aux distinctions qui lui appartenaient en propre, rejetant ce qu’elle ne pouvait partager avec son mari. La médisance, qui poursuivait sa famille, l’épargna et la respecta toujours ; la calomnie même ne s’essaya jamais contre elle. Cependant elle était douée de toute l’adresse compatible avec la droiture, mais elle était plus forte encore de ses vertus que de son habileté. Douce, quoique fière, charitable, compatissante, épouse et mère chrétienne, étrangère à la discorde et à la haine, présente à tous les événemens politiques par un art d’autant plus admirable qu’il était plus innocent, elle évitait d’y être directement mêlée. Dans une situation où nulle démarche n’était indifférente, où toute action aurait pu être soupçonnée de combinaison et d’arrière-pensée, l’épouse du duc de Guise se réfugia si complètement dans sa tendresse conjugale, s’abrita si bien sous sa simplicité et sa modestie, que les courtisans les plus corrompus et les moins crédules ignoraient la supériorité de son intelligence et méconnaissaient la finesse de son instinct au point de ne l’appeler jamais que Mme de Guise la bonne femme[3]. Ainsi appuyés l’un sur l’autre, pleins d’une confiance et d’une déférence réciproque, les jeunes mariés cheminaient adroitement entre les écueils.

Le premier dans les tournois, général à l’âge où les plus braves n’étaient encore que chevaliers, Claude de Lorraine se montrait partout où il y avait un coup d’épée à donner ou une place à enlever. À la tête d’un petit nombre d’hommes hardis, il entrait dans le camp des Anglais et laissait cinq ou six cents morts sur la place, assistant à tous les sièges, à tous les combats. Avec ce bonheur qui ne lui fit jamais défaut, exilé pendant la campagne d’Italie par suite d’une intrigue de cour, il n’assista pas à la déroute de Pavie ; mais tandis que Bonnivet s’y faisait battre et que François Ier s’y laissait prendre, Guise, qui n’était pas homme à rester oisif dans son manoir de Joinville, s’en échappait et courait à la frontière. Un chef allemand, le landgrave de Furstemberg, à la tête de dix mille reîtres, marchait sur Neufchâteau. Au moment où il s’y attendait le moins, le landgrave vît venir à lui Claude de Lorraine en personne. Le duc lui livra bataille et tailla son armée en pièces. « Mesdames de Lorraine et de Guise, assises aux fenêtres avec leurs dames et demoiselles ; en virent le jeu à leur aise et sans danger. » On eût dit qu’elles assistaient à un carrousel.

Des fanatiques allemands, soutenus en secret par Charles-Quint, avaient profité de la captivité de François Ier pour pénétrer en France. Ils avaient établi à Saverne, en Alsace, leur quartier-général, d’où ils menaçaient notre frontière. Ce n’étaient pas seulement les propagateurs d’une religion nouvelle ; c’étaient aussi des sectateurs de cette doctrine de la spoliation et du pillage : qui a trouvé des adeptes et des professeurs dans tous les temps. Pour parler le langage énergique de Brantôme, « c’étoient quelques quinze ou vingt mille marauts de communes, qui disoient que tous biens estoient communs, et ravageoient tout partout où ils passoient… Monsieur de Guise, brave et vaillant prince, et très bon catholique, et chrestien, s’arma soudain, et ne leur donna pas loisir de venir à luy, mais luy alla à eux, et ayant assemblé la troupe assez petite pourtant, les alla charger à la plaine de Saverne, et les défit tous, si bien qu’il n’en resta pas mille pour en porter nouvelles en leur pays. »

Les communistes expédiés, Claude accourut au cri des habitans de Paris épouvautés ; l’armée anglaise campait à quelques lieues de leurs remparts. Le duc s’y enferma, déterminé à mourir avec eux ou à sauver leur ville. Il la sauva. C’est alors que fut scellé ce pacte si long-temps indissoluble qui lia les Parisiens aux Guise : alliance utile et féconde, si elle avait affermi le trône légitime et national à l’ombre d’une épée victorieuse. Vouée au renversement de ce qu’elle aurait dû protéger et défendre, elle ne produisit que des résultats funestes et ne porta que des fruits empoisonnés.

Louise de Savoie, régente pendant la captivité de son fils, ne put se défendre de violens soupçons. Pour frapper les reîtres, Claude n’avait pas attendu ses ordres ; c’était même contre l’avis du conseil qu’il avait marché sur l’ennemi sans perdre un instant, se donnant à peine quelques heures pour voir sa vieille mère, qui le bénit et lui dit : « Mon fils, sans tarder, sans faillir, allez combattre pour la gloire de Dieu. » Il avait combattu et vaincu, mais cette victoire avait rendu sa désobéissance plus éclatante. La régente aurait plus volontiers pardonné une défaite. Son dépit s’accrut en proportion de la popularité de Claude de Guise, et lorsqu’au bruit des acclamations du peuple, ravi de la vaillance, de la libéralité du prince lorrain, le parlement de Paris lui eut écrit pour le complimenter, Louise de Savoie crut voir reparaître un autre Charles de Bourbon plus dangereux que le premier.

La défiance de la régente était au moins prématurée. Certes, elle n’était en droit de faire aucun reproche à Claude ; mais le contraste entre le roi de France prisonnier dans une capitale étrangère et un prince étranger libérateur de la capitale de la France pouvait semer dans l’avenir un germe funeste à la dynastie régnante. En effet, c’est précisément de cette délivrance de. Paris que date la popularité de la maison de Guise. Déjà même, sans rompre le lien féodal qui l’attachait à la couronne, cette famille avait jeté les fondemens de son crédit à la cour de Rome. En professant un grand zèle catholique, en se faisant affilier aux bénédictins aux chartreux, aux frères prêcheurs et à d’autres ordres religieux investis d’une haute influence, en sollicitant des graces particulières pour sa femme et pour lui, Claude de Guise s’était créé à Rome une position particulière, indépendante de la politique générale de nos rois. C’étaient autant de déclarations de guerre contre le protestantisme. Les progrès de la secte étaient encore faibles et douteux dans le royaume ; mais elle pouvait grandir comme en Allemagne. Sa destruction fut désormais confiée par les papes au bras également fidèle et fort de leurs fils bien-aimés les ducs de Guise.

Louise de Savoie ne parvint pas à faire partager sa défiance à François Ier. Devenu moins impétueux, moins irritable depuis sa prison, le roi n’aspirait plus qu’au repos. Il ne voulut pas écouter les suggestions de sa mère ; il se rappelait que, lors de la fatale aventure du connétable, sa piété filiale lui avait coûté bien cher. Pour cette fois, il refusa de prêter l’oreille à des dénonciations jalouses. « Mme la régente, dit Brantôme, voulut faire un mauvais parti à M. de Guise… Elle parloit quelquefois autant par passion et affection que par raison, ainsi que le chancelier Duprat, qui n’estoit point guerrier, et toutesfois s’en vouloit mesler lui avoit soufflé aux oreilles. » Bref, au lieu de se fâcher contre le duc de Guise, le roi trouva for bon qu’il eût battu « ces marauds, qui disaient que tous biens étaient communs. » Sur ce point, il serait difficile de ne pas être de son avis.

Malgré ses défauts et ses vices, François Ier a été l’idole de son pays et de son temps, parce qu’il en était lui-même la vivante image. Les Français n’ont perdu qu’après son règne le caractère qui leur était propre, dénaturé plus tard par l’introduction successive de mœurs étrangères : italiennes sous les fils de. Catherine de Médicis, ensuite espagnoles, puis anglaises, maintenant enfin composites et mixtes. Plus préoccupés des théories du XVIIIe siècle que des coutumes du XVIe, des écrivains économistes ou rationalistes, constitutionnels ou constituans, M. Roederer, M. Sismondi, ont poursuivi la mémoire du vainqueur de Marignan ; ils ont accablé de leurs anathèmes ce prince si homogène à ses compatriotes, si sympathique à ses contemporains. Un esprit plus libre et d’un ordre plus élevé, un historien véritable n’a pas adopté contre François Ier des conclusions encore plus partiales que sévères. M. Augustin Thierry a reconnu du moins « que, parmi les hasards auxquels François Ier abandonnait sa conduite, il lui arriva de rencontrer juste pour la gloire et pour le bien du royaume, que sa volonté arbitraire, parfois violente, fut généralement éclairée[4]. » Tout en faisant à travers le moyen-âge un voyage de découverte à la recherche d’un tiers-état, M. Thierry a su rendre justice à un roi gentilhomme. Quoi qu’en aient dit ses détracteurs, François Ier avait l’ame et surtout l’imagination généreuse. Poète sur le trône, il cherchait, en toutes choses l’idéal, ce qui expose quelquefois à prendre l’apparence pour la réalité. Même après Borgia et Machiavel, il se croyait encore en pleine chevalerie, et pourtant depuis le XIVe siècle la chevalerie n’existait plus. Décimée à Crécy, à Azincourt, elle avait péri, de la main des Anglais, sur le bûcher de Jeanne d’arc. François Ier la renouvela, non comme une institution publique, mais comme un art élégant et libéral, au même titre que la sculpture, la peinture, l’architecture, les lettres. Ce prince n’était pas seulement le roi des artistes, c’était le roi artiste autant que le roi chevalier. Et pouvait-il être autre chose ? Qu’y avait-il alors en France que l’étude et la guerre, que des soldats et des lettrés ? N’est-ce pas là encore le fond, le vrai fond du génie national, sur lequel le temps a pu élever un nouvel édifice, mais sans changer la nature du terrain ? Avec ce tour d’esprit, François Ier ne pouvait rester insensible à la gloire d’un sujet, même lorsqu’elle devait devenir dangereuse à son pouvoir ; aussi fut-il touché jusqu’à l’imprudence des talens militaires et des vertus chevaleresques de Claude de Lorraine. Il l’éleva à des honneurs sans exemple, malgré la juste résistance du parlement : Guise, Aumale, Mayenne, furent successivement érigés, en duchés-pairies, ce qui n’avait été encore accordé qu’aux princes de la maison royale. Des récompenses excessives semblaient ouvrir la voie à l’ambition du Lorrain ; la tentation devenait trop forte ; cependant il y résista avec la circonspection ordinaire aux fondateurs des dynasties durables.

Malgré toute la prudence du chef des Guise, François Ier finit par s’étonner lui-même de ce qu’il avait fait pour l’élévation de cette famille. Très mobile comme tous les hommes d’imagination, il réprimait l’audace du duc de Guise par des boutades et des dégoûts dans le temps même où il l’encourageait par son indulgence et par ses dons. La situation de Claude auprès du roi offrait un singulier mélange d’alternatives favorables et contraires ; il échappait toujours à la disgrace ; mais enfin il y aurait succombé, si la mort de François Ier n’était venue à temps. Je ne crois pas que ce roi ait lu assez bien dans l’avenir pour avoir prédit :

Que ceux de la maison de Guise
Mettroient ses enfans en pourpoint,
Et son pauvre peuple en chemise.


Ceci n’est qu’une épigramme posthume ; ce qu’il y a de sûr, c’est qu’au lit de mort François Ier engagea son fils Henri à se défier de ces nouveaux venus. Il ne s’agissait pas de leurs prétentions au trône, le roi mourant aurait eu besoin d’un esprit prophétique pour les en accuser ; mais ce qu’il avait entrevu de leurs espérances suffisait pour éveiller dans son esprit quelques réflexions chagrines. Déjà à une existence presque indépendante dans l’intérieur du royaume ils avaient prêté l’appui direct d’une alliance étrangère par le mariage de Marie de Guise, fille de Claude, avec Jacques V, roi d’Écosse. Quelque temps après, leurs liens avec la maison royale se resserrèrent encore par l’union de François, fils aîné de Claude, et d’Anne d’Este, princesse de Ferrare, petite-fille de Louis XII. Après la mort de François Ier, Claude jouissait d’une faveur éclatante auprès de Henri II, moins par lui-même que par ses deux fils, François et Charles, les aînés de ses sept enfans. Ils étaient tous deux de l’âge de Henri II. Leur laissant le soin de continuer son œuvre au milieu d’une génération nouvelle, le vieux duc de Guise se retira dans son château de Joinville, y vit venir le terme de ses jours avec intrépidité et ne donna plus d’autre marque de la faiblesse inhérente à l’espèce humaine qu’en attribuant sa mort au poison, genre de vanité dont un grand personnage de ce temps-là ne savait guère se défendre. Une mort violente, un empoisonnement à défaut d’un assassinat par la dague ou par l’épée, était alors un privilège de noblesse, une preuve d’importance sociale et politique. Il fallait qu’un homme fût bien inconnu, bien insignifiant, bien subalterne, pour qu’on le laissât mourir dans son lit. Cette idée singulière est d’origine orientale ; elle a long-temps prévalu dans le Levant. Il n’y a guère plus d’un demi-siècle qu’un ambassadeur de France à Constantinople, ayant demandé à la veuve d’un hospodar si son mari était mort de maladie, elle répondit avec indignation : « Pour qui donc le prenez-vous ? » Le hospodar avait été étranglé.

Personne assurément n’avait le moindre intérêt à faire périr Claude de Lorraine, retiré du monde depuis long-temps : il aurait été plus naturel de s’en prendre à ses fils, alors dans tout l’éclat de la faveur, mais un si haut et si puissant seigneur que le duce de Guise devait pouvoir dire en mourant à sa famille éplorée et à ses vassaux, témoins de ses derniers momens Je ne sais si celui qui m’a donné le morceau est grand ou petit ; n’importe ! je lui pardonne. » Ses serviteurs lui devaient surtout d’inscrire sur son cercueil ces paroles honorables et consolantes : « Trépassé le 12 avril, l’an 1550, à Joinville, par poison. »

C’est avec raison que M. de Bouillé s’est étendu sur le premier duc de Guise. Les historiens l’ont trop sacrifié à ses descendans. Il fut le créateur et le précurseur de leur fortune. Toute proportion gardée, il a été le Philippe de ces Alexandre. Il faut avouer cependant que la grandeur de cette famille aurait été arrêtée dans son premier élan, si l’œuvre de Claude n’avait pas trouvé pour continuateurs deux hommes, deux frères d’un caractère très opposé, de talens très divers, mais qui, agissant dans un intérêt identique, se prêtant sans cesse un mutuel secours se suppléant, se complétant au besoin, tirèrent de la réunion de leurs inégalités de l’accord de leurs dissonances, un tout, harmonieux, indivisible, soutenu et balancé avec art par un contraste savamment ménagé. Se connaissant parfaitement l’un l’autre et ne s’ignorant pas eux-mêmes, ils n’avaient voulu rien perdre de leurs qualités ni de leurs défauts. Tout avait été mis en commun au profit d’une ambition solidaire. Tandis que le duc prodiguait les adages chevaleresques, le cardinal répandait avec une égale profusion les sentences machiavéliques ; pendant que François se couvrait de gloire à la tête des armées, Charles avouait sa couardise et même en faisait, un étalage évidemment affecté. Souvent on lui entendait dire : « Dans telle circonstance, j’aurais fait parler de moi, si j’avais eu le courage de M. mon frère. » Il établissait ainsi une perpétuelle antithèse entre sa propre habileté politique et la valeur militaire de son aîné. À chacun son emploi et sa tâche : à François la victoire au dehors, à Charles l’intimidation au dedans ; à François les ennemis du royaume, à Charles ceux de la maison de Lorraine ; à lui encore, les négociations habiles, à son frère les guerres heureuses. L’un s’était adjugé le goût des lettres, l’autre le dédain des lettres. Le cardinal s’érigeait en Mécène et patronnait les savans, le duc ne protégeait que les gens d’armes et les hardis aventuriers. Cette ambitieuse division du travail fut même poussée si loin, qu’en se cotisant pour quelque entreprise injuste ou violente, l’homme d’église prenait quelquefois tout l’odieux d’une démarche pour laisser à l’homme de guerre le soin de la réparer, et se rendait sciemment impopulaire, afin d’accroître la popularité de son associé.

Plusieurs exemples prouvent ce calcul ; voici le plus décisif : cela se passa au temps de la toute-puissance des Guise, un peu avant la conjuration d’Amboise. La cour était à Fontainebleau ; beaucoup de soldats, de capitaines, qui depuis long-temps attendaient en vain le paiement de l’arriéré, remplissaient la ville du bruit, de leurs réclamations et du spectacle de leur misère. Le duc de Guise les appela, les consola, reconnut leur droit, et promit de les récompenser. « Il les connaissoit tous très bien, dit Brantôme et leur fesoit très bonne chère jusqu’aux plus petits. Ces braves gens se répandoient dans la ville, pleins d’espérance et de joie, lorsqu’ils y entendirent crier que tous capitaines soldats, gens de guerre ou autres qui étaient là venus pour demander récompense et argent, qu’ils eussent à vider sur la vie. » C’était le cardinal de Lorraine qui avait fait publier cette ordonnance à son de trompe. Est-il croyable qu’il l’eût fait à l’insu du duc de Guise ? La connivence est évidente. Si, dans une circonstance aussi singulière, il n’y avait pas eu un accord tacite entre les deux frères, il y aurait eu un désaccord public : le duc se serait hâté de réparer une mesure inique et extravagante ; mais, tandis que Charles de Lorraine chassait les solliciteurs sous peine de la vie, et que, pour parler comme Brantôme, il faisait le Rominagrobis, à quoi s’amusait de son côté le duc François ? « Il recevoit ces mêmes soldats qui venoient à lui ne sachant rien du bandon, et leur disoit privément : Retirez-vous chez vous, mes amys, pour quelque temps… Le roi est fort pauvre à cette heure ; mais asseurez vous, quand l’occasion se présentera et qu’il y fera bon, je ne vous oublierai point… » Évidemment c’était de la comédie, à la vérité de la plus ingénieuse, de la plus haute, et jamais acteurs n’ont si bien joué leur rôle. Ce qui le prouve, c’est qu’après trois cents ans nous subissons encore le prestige exercé par François de Lorraine, cet habile courtisan de la multitude. On lui attribue la magnanimité, la clémence, le pardon des injures, sur la foi de quelques paroles généreuses démenties par de cruelles actions. J’insiste sur ce jeu concerté entre le duc de Guise et le cardinal de Lorraine. J’y vois un trait caractéristique, qui ne me semble avoir été suffisamment mis en relief, ni par M. de Bouillé ni par aucun des historiens qui l’ont précédé.

Heureusement pour la réputation des deux frères, il y avait en eux. Surtout dans le duc, trop de talens incontestables, trop de supériorité réelle pour leur rendre toujours nécessaire un si fatigant manège. C’est à tort cependant qu’on veut faire du cardinal de Lorraine un grand homme d’état ; rien ne justifie cette assertion. C’était tout au plus un habile diplomate, ce qui est très différent d’un homme d’état. À en juger non par les panégyriques, mais par les actes, le cardinal de Lorraine ne fut jamais qu’un brouillon magnifique. Il n’avait de l’homme d’état que le costume, l’attitude et le masque. En revanche, la nature en avait fait un orateur éminent. Sans doute, l’éloquence de Charles de Guise n’a pas échappé au mauvais goût dont les arts libéraux s’étaient seuls affranchis dans ce beau siècle de la renaissance, et qui infectait la poésie, l’éloquence religieuse ; judiciaire et politique, mais, de l’aveu de tous ses contemporains, le cardinal de Lorraine était puissant par la parole. Il savait séduire et convaincre ; il possédait la voix, l’action, le geste oratoires. S’il imposait dans le cabinet par son rang, par son faste, par l’autorité d’une situation à la fois ecclésiastique et princière ; dans les conciles, dans les conférences, dans les colloques, à la tribune enfin, tous ces secours étrangers lui devenaient inutiles. Il lui suffisait de ne montrer que son talent.

(*) Quant au duc François, c’était le premier capitaine de son siècle, et sur ce point il n’y a ni doute, ni controverse, pas plus chez les contemporains que dans la postérité. Son début cependant ne fut pas heureux. Chargé de défendre le pape contre les impériaux, le duc de Guise se laissa dominer par une préoccupation trop ordinaire à sa famille, et qui finit par contribuer à sa chute. Il ne songea qu’à faire valoir ses prétendus droits sur le royaume de Naples ; il manqua la campagne pour l’avoir conduite uniquement dans ce dessein personnel. Aussi le fougueux Paul IV, peu accoutumé à dissimuler et à se contraindre, n’hésita pas à lui dire que, « dans cette guerre d’Italie, il avait fait peu pour son roi, encore moins pour le saint-siège, et rien du tout pour lui-même. » Cet échec fut bien glorieusement réparé par une série de combats, de sièges, de victoires, qui forment seuls une auréole impérissable autour du nom trop compromis des Guise. La bataille de Saint-Quentin, la prise de Calais, la défense de Metz, voilà pour cette famille des titres de meilleur aloi que le massacre de Vassy et la journée des barricades. M. de Bouillé n’en a point altéré l’éclat. Toute cette partie de son livre est écrite avec autant d’exactitude que de verve, et c’est là qu’il faut voir ce grand tableau de Charles-Quint méditant son abdication devant les armes de la France.

(*) ERRATUM. Un passage de l’article sur les Guise, de M. A. de Saint-Priest, a paru, dans l’intérêt de la vérité historique, devoir être complété par quelques lignes. Le passage, tel que nous le rétablissons en soulignant les lignes ajoutées, précise mieux la pensée de l’auteur. Ainsi, livraison du 1er mars 1850, page 802, lignes 30 et suiv. après ces mots : « Quant au duc François, c’était le premier capitaine de son siècle, et sur ce point il n’y a ni doute, ni controverse, pas plus chez les contemporains que dans la postérité, » lisez : « Guise fut héroïque devant Metz. Il arrêta la fortune de l’aigle autrichienne. M. de Bouillé n’a point altéré l’éclat de ce tableau. C’est dans cette partie de son livre écrite avec autant d’exactitude que de verve qu’il faut voir Charles-Quint méditant son abdication devant les armés de la Fronce La suite ne répondit pas à ce début du duc de Guise. Chargé de défendre le pape contre les impériaux, il se laissa dominer par une préoccupation trop ordinaire à sa famille, et qui finit par contribuer à sa chute. »

Le rôle militaire de la maison de Guise a été irréprochable ; il n’en est pas de même de son rôle politique. Après avoir adhéré sans réserve à l’admiration qui a si bien inspiré son historien, je me vois forcé de me mettre un peu moins du parti de son enthousiasme. Les Guise désormais ne vont plus faire que des fautes.

C’est pendant le règne de François II, qu’il faut juger François et Charles de Lorraine. Jusqu’alors ils avaient occupé une place très importante dans l’état ; la cour n’avait rien refusé à leur orgueil ; les distinctions, les dignités, les honneurs leur avaient été largement accordés. Point de limites dans les faveurs, nulle modération dans les imprudens bienfaits de la royauté ; elle avait fait de ces ambitieux étrangers ses premiers sujets, et même quelque chose de plus. Cependant ils n’étaient pas encore les maîtres du royaume ; ils ne le devinrent qu’à la mort de Henri II. Comment usèrent-ils du pouvoir suprême ? S’y montrèrent-ils grands politiques, administrateurs habiles, hommes d’état supérieurs ? Ont-ils marqué leur passage au pouvoir d’une de ces traces à la fois lumineuses et profondes qui, bien qu’obscurcies par la poussière des âges suivans, ne sont jamais complètement effacées, et restent dans les mœurs, dans les institutions, dans la constitution naturelle d’un pays ? C’est là ce qu’il faut examiner ; c’est là qu’est le point en litige. Si, au succès transitoire d’une ambition égoïste, les Guise n’ont associé aucune pensée d’un ordre plus général, ils ne méritent guère plus d’attention qu’un Concini, un d’Épernon, et tant d’autres favoris plus ou moins heureux, que l’histoire nomme en passant et auxquels elle ne tient aucun compte de leur élévation ; mais si les Guise ne se sont pas bornés à élever un monument domestique, s’ils ont apporté aussi une pierre à l’édifice encore nouveau de l’autorité monarchique commise à leur garde ; si, au lieu de l’arrêter dans sa construction laborieuse, ils en ont hâté l’achèvement et dirigé l’essor, ils méritent une place à côté des Suger, des Richelieu, de tous ces ministres qui, après avoir reçu le dépôt de la France, l’ont rendit à leurs successeurs accru, augmenté ou du moins intact. Pour prononcer, il faut examiner dans quel état les princes lorrains ont pris les affaires et comment ils les ont laissées.

En 1559, à l’avènement de François II, l’Europe entière vivait dans la préoccupation d’une seule idée, celle de la réforme religieuse. Le catholicisme succombera-t-il ? cédera t-il au nouveau symbole, ou finira-t-il par en triompher ? Voilà ce qu’on se demandait depuis le détroit du Sund jusqu’au détroit de Gibraltar, voilà l’énigme redoutable qu’on se proposait d’un bout de la chrétienté à l’autre avec anxiété, avec espérance, selon les lieux et les climats, partout avec un intérêt profond, nulle part avec indifférence et froideur.

Résolue sur plusieurs points du globe, la question était encore restée indécise dans de nombreuses contrées. De tous les habitans de l’Europe centrale, les Français étaient le peuple qui jusqu’alors avait apporté le moins d’empressement et de passion dans ce débat universel. Le protestantisme a pénétré en France beaucoup plus tard et beaucoup plus difficilement qu’ailleurs. Puissamment établi à Genève, il régnait déjà dans une grande partie de la Suisse et de l’Allemagne, en Suède, en Danemark, en Angleterre, en Hollande ; il pénétrait en Pologne, où il n’a fait qu’une halte ; accueilli, encouragé à la cour de Ferrare, il menaçait de se répandre en Italie. Seule impénétrable à sa prédication, l’Espagne lui était restée obstinément fermée. Il n’avait encore fait en France que des tentatives faibles et assez facilement contenues ; déjà établi au nord de l’Europe, il n’existait encore parmi nous qu’à l’état de secte clandestine et de société secrète. Ainsi que l’ont remarqué MM. Mignet et Augustin Thierry[5], la constitution du parti protestant en France commence précisément avec le règne de François II, c’est-à-dire avec le règne bicéphale du duc de Guise et du cardinal de Lorraine.

La répression exercée par François Ier contre les novateurs avait été cruelle, mais parcimonieuse et efficace. Appliquée d’une manière toute locale et selon les besoins du moment, elle n’avait pas été répandue sur une surface trop vaste. François Ier n’avait sévi contre les protestans ni par entraînement ni par fanatisme ; l’esprit de gouvernement avait été son seul guide. En frappant le calvinisme, François Ier voulait frapper non une hérésie religieuse, mais un crime d’état. Il ne prétendait pas venger Dieu, conformément à la doctrine ascétique qui prévalut sous ses successeurs immédiats : il se proposait seulement d’arrêter dès le début les progrès d’une opinion qu’il jugeait hostile à la monarchie absolue. Aussi dès qu’il crut avoir obtenu ce résultat, il se hâta de mettre un terme aux condamnations et aux supplices. Ayant appris au lit de mort que le premier président du parlement de Provence avait outre-passé ses ordres, le roi fit promettre à son fils de punir les auteurs des odieux massacres de Mérindol et de Cabrière. Naturellement modéré, peu favorable au clergé séculier et ennemi déclaré des moines, mais sincèrement attaché au catholicisme, comme religion de ses pères et surtout de ses prédécesseurs, comme religion d’état, symbole de la foi monarchique et traditionnelle, peut-être aussi s’estimant plus grand seigneur que Henri VIII et ne voulant pas se faire son piste, François Ier s’était toujours maintenu entre l’influence de sa sueur, qui penchait vers la réforme, et l’ascendant de sa mère, catholique ardente. Ce ne fut pas lui qui donna le signal de la persécution, mais la régente, Louise de Savoie, pendant la captivité de son fils à Madrid. Les guerres de religion n’éclatèrent point sous François Ier ; elles furent amenées par sa mort et par l’abandon du système général dont lui-même n’avait dévié que d’une manière transitoire, avec une sorte de mesure dans la rigueur et d’économie dans la violence. Sous Henri II, sans devenir permanente, sans être élevée au rang d’institution civile, la persécution fut réputée un moyen de gouvernement, une branche de l’administration, admise, reconnue et consacrée comme telle. Ce fut surtout une coutume qui ne tarda pas à faire partie des mœurs publiques. Cependant la nouvelle religion ne pénétra guère ni dans le peuple ni dans le tiers-état, s’il est vrai que le tiers-état existât réellement comme pouvoir à une époque où, par son essence, il n’était pas distinct du peuple, et où, par la multiplicité des charges, des offices, par la fréquence et la facilité des anoblissemens, il entrait, sinon dans la noblesse d’opinion, du moins dans la noblesse de fait, dans la classe des privilèges exempts des obligations imposées à la roture. Par suite de la répression, malhabile et trop peu ménagée d’Henri II, le protestantisme fit des progrès dans le parlement de Paris ; il y gagna quelques prosélytes, dont le plus résolu fut ce malheureux Anne du Bourg, qui monta plus tard sur le bûcher. Le protestantisme recruta aussi des partisans à la cour, et plus encore dans les châteaux, dans les manoirs, au fond des montagnes du Vivarais, du Gévaudan, du Béarn, parmi les gentilshommes de province, qui, dans le laps de temps écoulé entre les guerres d’Italie et les guerres de religion, n’avaient su que faire de leur oisiveté. Pendant les longues soirées d’hiver, aux romans de chevalerie déjà passés mode, ils avaient substitué les bibles huguenotes et les pamphlets calvinistes, répandus à profusion dans les campagnes par des porte-balles, mode de propagande particulier au protestantisme, et dont l’usage remonte à l’origine même de la nouvelle doctrine. « Pour avoir plus facile succès, dit un historien contemporain (Florimont de Rémond), dans les villes, aux champs, dans les maisons de la noblesse, aucuns se faisoient colporteurs de petits affiquets pour les dames, cachant au fond de leurs balles les petits livrets dont ils faisoient présent aux filles ; mais c’étoit à la dérobée, comme d’une chose qu’ils tenoient bien rare pour en donner le goût meilleur. »

À cette époque, une idée ne réussissait que sous la forme et l’enseigne d’un nom propre : disposition d’esprit qui existe surtout dans les partis de nature aristocratique et d’origine ancienne. Là, les caractères des princes, des premiers personnages, les messages secrets, les rapports confidentiels, les dispositions de tel ou tel individu, les anecdotes enfin, occupent plus de place que les vues générales et l’ensemble d’une situation. Ce qui est encore vrai à quelques égards l’était surtout au XVIe siècle. La réforme n’avait pas pris un complet développement dans la noblesse française faute de chefs ; les ducs de Guise se chargèrent de lui en donner.

Ces chefs ne pouvaient être que des princes du sang, seuls assez autorisés pour rallier autour d’eux tous ces gentilshommes déjà prédisposes aux doctrines nouvelles, mais encore flottans et indécis. Il n’y avait pas alors d’autres princes que ceux de la branche de Bourbon, divisée en trois rameaux : Navarre Condé et Montpensier Quoique séparés du tronc par un intervalle immense, à défaut des Valois, les Bourbons seuls avaient un droit incontestable à la couronne ; mais, depuis la révolte du connétable, ils étaient complètement disgraciés[6]. Éloignés des conseils et du commandement des armées, gardés à vue dans les habitations royales, traînés comme des captifs à la suite des rois, on les voyait confondus dans la féale des courtisans, dont ils partageaient quelquefois les emplois et la servitude. Ainsi Louis, prince de Condé, frère d’Antoine, roi de Navarre, était simple gentilhomme de la chambre du roi. Leur père, Charles de Bourbon, duc de Vendôme, sous le coup d’une continuelle menace, vivait dans les transes d’une terreur incurable et profonde. Pendant la captivité de François Ier, il n’avait travaillé qu’à se faire oublier et à bien pénétrer ses fils du péril qu’il y aurait pour eux à sortir d’une obscurité volontaire. Antoine de Navarre se ressentit toute la vie des craintes et des admonitions paternelles. Louis de Condé, au contraire, n’aspirait qu’à rompre le charme funeste que le crime du connétable avait attaché à son nom. Ce jeune prince, dans un corps frêle et presque difforme, portait beaucoup d’ardeur, de pétulance et de courage. Il savait plaire et séduire, mais il avait moins de patience que de résolution, moins de sens que de talent ; son idée fixe était de mettre un terme à l’ostracisme de sa famille.

Devenus rois en réalité, sous l’enfant maladif et rachitique qui en portait le titre, les Guise ne songèrent plus qu’à réaliser leur projet favori d’égaler, et même d’effacer la branche cadette de la maison de France. Déjà, sous prétexte de l’ancienneté de sa pairie, leur père avait précédé au sacre le duc de Montpensier. Par menace plus encore que par conseil, ils éloignèrent le roi de Navarre et le prince de Condé en leur donnant des commissions ridicules qui auraient suffi pour les avilir. Condé, dépouillé du gouvernement de Picardie donné au maréchal de Brissac, fut envoyé en Flandre sous prétexte de porter au roi d’Espagne l’ordre de Saint-Michel, et, pendant que son frère cadet courait sur la route de Flandre, le roi Antoine s’acheminait vers Madrid, chargé d’y conduire la jeune Elisabeth de France, récemment mariée à Philippe II. Un tel emploi était indigne du rang d’Antoine de Bourbon et bien dégradant pour sa personne, puisque c’est d’Espagne qui avait dépouillé la maison d’Albret de la meilleure partie du royaume de Navarre. Il est vrai que l’occasion de débattre ses intérêts à Madrid avec Philippe lui-même avait servi a colorer l’inconvenance d’une telle mission. Encore ce prétexte manqua-t-il au pauvre prince, qui, au lieu d’aller jusqu’à Madrid, ne reçut pas même la permission de passer la frontière. Un si sanglant affront lui avait été ménagé par les Guise, entièrement dévoués à l’influence espagnole. C’est en 1558, à Péronne, après la guerre de Naples, et pendant les préliminaires du traité de Cateau-Cambrésis, que les princes lorrains, jusqu’alors les adversaires de Philippe II, s’étaient constitués ses serviteurs et ses cliens. Le vieux cardinal Granvelle avait fait comprendre au cardinal de Lorraine qu’étrangers en France, en butte à la haine et à la jalousie des personnages les plus considérables de la nation, Français par une fiction et non par leur naissance, ses frères et lui devaient chercher au dehors un secours puissant contre l’intérieur du pays, où ils étaient moins établis que campés. Par l’affinité des opinions religieuses comme par la tradition de la maison de Lorraine, toujours attachée à la maison d’Autriche, les Guise ne pouvaient trouver cet appui qu’en Espagne ; ils adhérèrent avec passion à cette politique, et désormais ils en firent la base invariable de leurs desseins. Sans doute, l’alliance espagnole imprimait à leur ambition une impulsion, un élan dont elle avait manqué jusqu’alors ; mais, en s’inféodant à une puissance étrangère, ils se suscitèrent dans l’avenir des obstacles qui devaient les entraver dans leur marche, et que, malgré tous leurs efforts, ils ne parvinrent pas à surmonter. Dans des vues particulières, étrangères à la politique française et même absolument opposées à celle de François Ier et d’Henri II, ils se dévouèrent à cette alliance de la maison d’Autriche, qui, à toutes époques, au XVIIIe siècle comme au XVIe, est demeurée inséparable des malheurs et de l’abaissement de la France. Ainsi leur avènement au pouvoir fut marqué par l’abandon des intérêts vraiment français, ce qui était inévitable dès qu’ils songeaient à quelque chose de plus que la seconde place. Dans cette hypothèse, ils ne pouvaient se passer du roi d’Espagne. Pour détrôner le roi de France, ils avaient besoin de s’appuyer sur le plus puissant de ses rivaux. Aussi subordonnèrent-ils tout à cette considération principale.

Au dedans, les fautes des nouveaux maîtres du royaume furent encore plus graves qu’à l’extérieur. Revenus du premier étourdissement que leur avait causé la puissance des Guise, les Bourbon résolurent de reprendre la position de princes du sang et de premiers sujets de la couronne, déjà usurpée en réalité par les cadets de la maison de Lorraine. Condé n’hésita plus à se mettre à la tête des gentilshommes. Le roi de, Navarre entra dans ce projet : à l’instigation de son frère, mais, comme ils ne pouvaient prendre leur point d’appui dans une cour subjuguée par leurs ennemis, ils le cherchèrent en dehors du gouvernement royal. Ils demandèrent à une guerre de religion l’occasion, le prétexte et l’appui qu’elle seule pouvait leur offrir. Ils avaient à choisir entre les deux partis catholique et huguenot. Le choix leur était facile ; le roi de Navarre et le prince de Condé pouvaient y procéder sans scrupule, car ni le roi de Navarre ni le prince de Condé, plus indifférens en matière de religion que leurs contemporains, n’adhéraient bien fermement à aucun symbole. La faiblesse de l’aîné, les mœurs légères du cadet leur laissaient toute liberté à cet égard. Leurs cœurs ne brûlaient pas de ce feu sombre et sacré qui enflammait la tribu biblique des Châtillon ; mais les Bourbon ne pouvaient songer à se faire les chefs du parti catholique : la place était prise. Ils devenaient ainsi les chefs nécessaires des huguenots. Dans leur détresse, ils adoptèrent cette cause comme la seule qui pût amener le rétablissement de leur race et la ruine de leurs persécuteurs, ils adhérèrent publiquement à la religion nouvelle. Cette démarche fut décisive ; l’élite de la noblesse, qui n’attendait qu’un signal et un drapeau, se rangea en foule autour des princes du sang. Quelques familles au rang des plus illustres, quoiqu’en bien petit nombre, les Montmorency en tête, restèrent fidèles à la vieille foi. En revanche, une foule de gentilshommes, les uns animés d’un zèle sincère, les autres moins nombreux, indifférens ou sceptiques, tous ennemis mortels des Guise, se précipitèrent dans la réforme, qui devint alors en France le parti de l’aristocratie.

Dès ce moment, la guerre civile fut allumée ; il ne faut pas oublier qu’elle le fut par l’ambition et surtout par la mauvaise politique des princes de la maison de Lorraine. Que font-ils en effet ? Au lieu de prévenir la conspiration d’Amboise, ils la laissent mûrir et éclater. À ce moment décisif, ils ne montrent qu’une imprévoyance extrême, une irrésolution pusillanime, couronnées par la plus odieuse cruauté. Ils accusent le prince de Condé, puis ils reculent devant la fierté de sa contenance et la fermeté de son langage. Ils entassent mensonges sur mensonges, maladresses sur maladresses : le cardinal de Lorraine propose au prince de se cacher derrière une tapisserie et de dénoncer ses complices ; Guise, très brave, mais encore plus artificieux, au lieu de relever le gant que Condé lui jette à la face, offre son épée à l’insulteur et se déclare son champion contre tous venans. Dans cette circonstance peu héroïque, le nouvel historien des Guise ne laisse pas d’être embarrassé de son héros ; mais ce qui ne l’embarrasse pas un seul instant, c’est de flétrir autant qu’elle le mérite la conduite de ces odieux tyrans après la découverte du complot d’Amboise. M. de Bouillé nous montre sans aucun déguisement l’horrible spectacle des nombreux supplices ordonnés par les Guise, « les cadavres que la Loire roulait avec ses flots, le sang qui ruisselait dans les rues et sur les places, et qui, au lieu d’apaiser le mécontentement par une terreur passagère, aiguillonnait profondément les rancunes, et ne faisait qu’ouvrir la source du carnage dont, pendant tant d’années, le sein de la France devait être inondé. » Il nous dépeint enfin avec une vérité frappante toutes ces exécutions auxquelles le cardinal de Lorraine condamna les yeux de la duchesse de Guise évanouie de terreur, et que le duc eut le tort injustifiable de couvrir de son épée : connivence flétrissante pour sa mémoire, qui ne peut être comparée qu’à la conduite de certains membres modérés du comité de salut public, trop occupés de plans stratégiques pour ne pas signer de confiance les arrêts de mort dressés par leurs exécrables collègues.

Ayant ainsi rétrogradé dans le sang de douze cents victimes, mais sans perdre un instant de vue leur projet d’extermination de la maison de Bourbon, les Guise demandèrent à la trahison la sentence du prince de Condé. Ils étaient bien décidés cette fois à englober le roi de Navarre dans le crime vrai ou présumé de son frère. L’histoire n’a pas prononcé sur la culpabilité de ce dernier. Après avoir repoussé et hâté les états-généraux avec l’incertitude et l’hésitation qui présidaient à toutes leurs démarches, à toutes leurs pensées, les Guise résolurent néanmoins d’en profiter pour perdre leurs rivaux, attirés par des promesses fallacieuses. Antoine et Louis de Bourbon se rendirent à Orléans, où François II venait de convoquer les états. Là leurs adversaires les firent arrêter, résolus de faire marcher de front le jugement du prince de Condé et l’assassinat du roi de Navarre. Et qui avaient-ils choisi pour donner le signal de ce meurtre ? François II lui-même, prince de seize ans, le parent, le neveu de la victime désignée[7] ! L’enfant-roi n’ayant pu venir à bout de la tragique leçon que ses maîtres lui avaient soufflée, François de Guise, caché derrière la porte, s’écria avec dépit : « .Oh ! le pauvre sire que nous avons là ! » Il faut l’avouer, ce mot ne ressemble guère aux paroles magnanimes prononcées au siège de Rouen, et que la poésie a consacrées. On conçoit sans peine que M. de Bouillé soit fortement tenté de nier cette anecdote, malgré le témoignage presque unanime des historiens, le président de Thou, d’Aubigné, Jean de Serre, Regnier de la Planche, sans compter les modernes ; mais on ne devine pas bien sur quelle base s’établit la dénégation d’un fait si bien appuyé. Si elle est tirée du caractère du duc de Guise, elle n’est pas concluante ; si c’est des mœurs du siècle, elle l’est encore moins. François de Guise y appartenait par ce côté comme par tant d’autres. Il avait voulu tourner contre la reine Élisabeth d’Angleterre le couteau de Hamilton, déjà teint du sang de Murray, et l’effusion de son propre sang est un nouveau témoignage de ces cruelles doctrines. Un héros, son égal et son émule, Gaspard de Coligny, s’est mal défendu de l’avoir désigné au pistolet de Poltrot.

Au surplus, tuer le roi de Navarre par l’ordre de François II était le seul moyen de faire monter le prince de Condé sur l’échafaud, la voie unique pour obtenir l’exécution de l’arrêt porté contre Louis de Bourbon, sans s’exposer quelque jour à de terribles représailles. Avec le roi pour second et pour ordonnateur du crime, les Guise pouvaient braver la vengeance de leurs ennemis ; sans cet appui, c’était trop hasarder que de faire périr publiquement un prince du sang par la main du bourreau. Aussi, malgré l’arrêt arraché à la complaisance ou à la peur des juges, Louis de Bourbon ne fut-il pas sacrifié[8].

Selon l’opinion générale, Condé n’a dû son salut qu’à la maladie et à la mort de François II. On croit que sans cette péripétie inopinée le prince de Condé aurait infailliblement porté sa tête sur le billot. Cela n’est pas vraisemblable, une telle audace aurait perdu les Guise et ils le savaient bien ; mais, puisqu’ils avaient tant fait que de dicter une condamnation capitale, il fallait pousser à bout leur audace il fallait cacher la hache, ou la laisser tomber hardiment. Les Guise se troublèrent, ils hésitèrent ; se retournant, dans l’embarras de leur triomphe, vers Catherine de Médicis, ils la supplièrent de leur livrer le prisonnier, de leur permettre de l’égorger à leur aise. Certes ils s’adressaient mal. On ne conçoit pas qu’ils aient pu se flatter un seul instant d’engager à leur profit la responsabilité de Catherine, devenue l’héritière immédiate de leur pouvoir. Vainement ils cherchèrent à la fléchir par des soumissions ; vainement, pour lui plaire, ils hâtèrent le départ de Marie Stuart, en lui sacrifiant leur nièce comme ils lui avaient sacrifié jadis Diane de Poitiers, leur bienfaitrice. Cette humiliation devant la femme, devant la reine qu’ils avaient offensée, ne fît que constater leur défaite. Ils abdiquaient.

Ainsi finit règne des Guise, qui, tout absolu qu’il était, n’a été qu’un avortement. Leur passage aux affaires fut à la vérité très court ; mais s’ils avaient été de grands hommes d’état, ils auraient pu suppléer au temps par la volonté. À travers le manège de leur ambition, on ne découvre aucune vue d’utilité publique ou de grandeur nationale, aucune idée désintéressée, rien de vaste, de général, d’impersonnel. Je me trompe : le cardinal de Lorraine proposa d’établir l’inquisition.

Les Guise éclipsés, Catherine de Médicis régnait enfin. Il était temps pour la reine-mère ; elle avait attendu vingt ans. Tenue loin des affaires sous Henri II, appelée à y participer e apparence sous le règne suivant, elle ne gouverna l’état en réalité qu’à l’avènement de Charles IX. Jusqu’alors, Catherine avait été effacée par les partis ; maintenant elle les dominait tous. On attribue ce résultat à un mélange de méchanceté et de profondeur, d’habileté et de perfidie, enfin à cette réunion de qualités et de défauts, de talens et de vices dont on a poussé la combinaison jusqu’à la plus puérile hyperbole, et qui forme le caractère convenu, le type banal de cette espèce de monstre sans entrailles et au sexe que les historiens et les poètes appellent du nom ambigu de Médicis. Écoutons Voltaire, qui résume en quelques vers toutes ces accusations :

Médicis régnait seule, on tremblait sous sa loi :
D’abord sa politique, assurant sa puissance,
Semblait d’un fils docile éterniser l’enfance ;
Sa main, de la Discorde allumant, le flambeau,
Signala ’par le sang son empire nouveau ;
Elle arma la fureur de deux sectes rivales.


Ce qui veut dire en simple prose qu’en arrivant au pouvoir pendant la minorité de son fils Charles IX, Catherine s’est hâtée de provoquer et de faire naître la guerre civile pour son plaisir, pour son amusement, pour l’accomplissement de ses projets ambitieux. Quoi de moins exact ?

Médicis, pour parler comme la Henriade, n’a songé, en arrivant à la régence, qu’à vivre le plus tranquillement et le plus commodément possible. Elle n’a montré aucune prédilection préconçue pour la guerre civile, qui au surplus, n’a jamais été un divertissement pour personne, surtout pour aucun homme ou aucune femme investis de l’autorité suprême. Ceux-là même qui fomentent et qui conduisent la guerre civile s’y résignent plus qu’ils ne la recherchent ; ils l’évitent tant qu’ils peuvent recourir ç d’autres moyens. On n’a donc jamais fait la guerre civile par choix, par goût, par fantaisie. On ne secoue les flambeaux allégoriques dont nous parle Voltaire que lorsqu’on ne peut pas faire autrement. À la mort de François II, Catherine de Médicis aurait passionnément désiré que les Français se tinssent en repos, et rien n’est plus simple qu’un tel désir, puisque c’est elle qui les gouvernait.

Sans doute, vue à distance, la physionomie de cette reine se compose de quelques-uns des traits qu’on lui prête ; mais ils ne sont pas tous accentués d’une manière aussi distincte, avec cette précision mathématique et ce relief sculptural. En parlant de Catherine, on confond beaucoup trop les époques, on fait arriver trop tôt, sur la scène la complice, l’instigatrice de la Saint-Barthélemy. S’il est juste que le sang de cette nuit fatale retombe sur sa mémoire, il ne faut pas la montrer à tous les âges préméditant un, crime qui fut le fruit amer de sa maturité, la conséquence tardive de tristes aventures et de cruelles déceptions. Qu’est-ce que la Catherine de la Saint-Barthélemy ? Une vieille femme qui avait passé sa vie à mourir de peur. Ostensiblement impassible, elle n’en avait pas moins tremblé tous les jours dans le plus profond de l’ame. Cette existence si longue n’a été tout entière qu’une longue transe, commencée avec les tressaillemens du berceau, achevée dans les spasmes de l’agonie et les convulsions de la mort.

La nièce de Clément VII n’avait pas encore sept ans, et déjà on avait délibéré de l’égorger ou de la livrer à la brutalité des condottieri. Devenue reine, elle avait vécu sous la perpétuelle menace du divorce, du couvent, de la prison ou de l’exil. On la comparait en chaire à Jézabel jetée aux chiens, en ajoutant qu’il fallait y jeter aussi toute sa portée, et, comme ce supplice biblique n’était plus guère en usage, le maréchal de Saint-André avait proposé d’y suppléer en précipitant la reine-mère au fond de la Seine, cousue dans un sac, à la mode turque. Voilà quelle perspective s’était ouverte devant Catherine de Médicis, non pas dans des momens courts et rares, dans des crises peu durables, et peu fréquentes, mais sans cesse, mais toujours, avec une publicité complète et une invincible persistance. Il faut l’avouer, de pareils procédés doivent finir par aigrir le caractère, et on ne doit pas s’étonner que Catherine de Médicis ait enfin perdu patience. D’ailleurs on a fait beaucoup de contes sur cette femme étrange. Pour connaître la bonne volonté des partis à son égard, elle n’avait aucun besoin de monter dans un grenier et d’appliquer son oreille au tuyau d’une sarbacane, comme le prétend ce fou de Brantôme. Assez de libelles, de passequils, de lettres anonymes s’étaient chargés de le lui apprendre, sans qu’elle prît la peine de s’en assurer par ce singulier expédient.

Comme tous les princes qui gouvernent dans des temps de révolution et de guerre civile, Catherine était suffisamment édifiée sur les sentimens dont elle était l’objet. C’est encore Brantôme qui nous apprend que la reine-mère méprisait fort les libellistes et les appelait bavards, donneurs de billevesées. Toutefois des coups répétés, avec quelque sang-froid qu’on les reçoive, creusent à la longue une plaie profonde et incurable, surtout quand l’ame sur laquelle ils frappent obstinément n’est pas d’une trempe d’acier, pectus adamantinum. Catherine de Médicis ne se piquait pas d’héroïsme ; elle n’avait pas une intrépidité naturelle, bien qu’elle ait montré dans quelques circonstances décisives, par exemple aux barricades, une longanimité, un calme qui ressemblaient fort au courage. Elle savait surtout souffrir et attendre. Si elle commit des crimes, et il serait difficile de le nier, même sans vouloir admettre qu’elle eût empoisonné Jeanne d’Albret dans une paire de gants, tous ses crimes furent ceux de la peur.

D’autant plus possédée de la passion des affaires qu’elle en avait toujours été sevrée, Catherine de Médicis y apportait de nobles qualités et des défauts graves : une patience à toute épreuve, une infatigable persévérance, beaucoup d’application, beaucoup d’esprit, une finesse excessive dont la fausseté était le fonds naturel, et qui dégénérait presque toujours en incertitude. Elle avait la conscience intime de son savoir-faire mais nul empressement de le faire briller sans nécessité. Quand la reine-mère voulait faire prévaloir un avis, elle aimait mieux avoir l’air de le recevoir que de le donner[9]. Ce qui est frappant dans Catherine de Médicis, c’est que jamais elle ne se laissa aller à aucun des défauts d’une parvenue. Elle ne fit preuve de vanité qu’une fois, vers la fin de sa vie. Lassé d’être traitée de bourgeoise, de banquière, de marchande, par ces Français, qu’intérieurement elle dédaignait comme des barbares, comme des ultramontains, elle étala avec orgueil des prétentions à une origine royale du chef de sa mère. Contre toute espèce de droit, même sans apparence de raison, elle réclama la couronne de Portugal, devenue vacante par la mort du cardinal-roi, dernier rejeton de la maison d’Avis. Assurément, elle n’avait pas l’espoir de réussir ; mieux que personne, elle connaissait l’insuffisance de ses titres, qui d’ailleurs remontaient trop loin pour n’être pas primés par d’autres prétentions plus claires et plus récentes ; mais l’antiquité de ses prétendus droits fut principalement ce qui l’engagea à les produire, non pour le profit, mais pour l’honneur : elle voulait prouver à la maison de France que la Florentine, comme l’Écossaise, pouvait lui apporter une couronne en dot. On ne trouverait pas dans toute la vie de Catherine un second exemple de ce genre d’amour-propre. Elle aimait du pouvoir moins l’apparent et l’éclat que l’exercice et surtout l’agitation. Pendant la minorité de Charles IX, elle négligea le titre si brillant, si envié de régente, et le prit pendant l’absence de Henri III. Dans ces deux occasions ; elle se détermina uniquement par l’opportunité politique et par la raison d’état. Catherine n’en déployait pas moins dans l’occasion la fierté d’une grande reine : elle savait imposer ; « elle rabrouait fort les glorieux, elle les abaissait sous son regard jusqu’au centre de la terre[10]. » Elle s’armait parfois du sarcasme sanglant de l’ironie amère ; mais ; quoique d’humeur gaie et plaisante, de très bonne compagnie, au dire des contemporains, la reine Catherine s’abstenait avec soin de la moquerie, de cette fine mitraille française qui avait fait tant d’ennemis à d’autres femmes admises comme elle au partage du pouvoir suprême : à Mme de Valentinois, à Mme d’Étampes, à Marie Stuart surtout. Sa voix, qui lançait la foudre, ne la faisait jamais précéder d’éclairs sans chaleur et sans puissance. Elle avait de la simplicité dans les manières, comme toutes les Italiennes, mais elle n’en avait pas dans le caractère ; le sien fuyait la ligne droite et tournait naturellement en spirale Elle n’aimait pas le mal, mais elle ignorait le bien. Ce qui lui manquait, c’était le cœur ; elle ne pouvait rien aimer, pas même son fils Henri III, quoi qu’on en ait dit ; je crois aussi qu’elle ne se donnait pas la peine de haïr beaucoup de choses. Davila, qui la voyait de près et qui l’admirait trop, la dépeint avec vérité, lorsqu’il la montre non pas tant avide que dédaigneuse du sang humain. Catherine l’était aussi des opinions humaines. Je doute fort qu’elle ait poussé l’incrédulité jusqu’à l’athéisme, comme les modernes l’en accusent. La préoccupation des sciences occultes lui était commune avec presque tous ses contemporains ; les plus religieux : ne repoussaient l’astrologie que parce qu’ils croyaient à sa puissance. La reine-mère était moins indifférente qu’on ne le pense en matière de religion ; elle avait de la répugnance pour le protestantisme ; même dans le temps où elle le protégeait, son instinct, à défaut de sa foi, penchait vers l’ancien symbole. Jamais elle ne songea sérieusement à l’abandonner. « Nous prierons Dieu en français, » a-t-elle dit, et sans doute elle préférait la couronne de son fils et sa propre position dans ce monde à ses intérêts dans l’autre : elle aimait mieux aller au prêche que de retourner à Florence, et rester en France que d’aller au ciel ; rien ne prouve cependant qu’elle eût pris aucun parti sur les questions religieuses, et surtout un parti aussi violent, aussi absolu, aussi irrémédiable que l’athéisme. À la vérité, elle ne reculait devant aucune spéculation ; elle écoutait tout, elle savait tout comprendre. Cette intelligence de toutes choses, indépendamment du sens moral, faculté qu’on érige presque en vertu dans des temps désabusés et affaiblis, devait passer pour un crime de l’intelligence et pour un vice du cœur dans un siècle fervent, convaincu et passionné. De là, plus encore que de la Saint-Barthélemy, la mauvaise réputation de Catherine de Médicis.

La reine-mère parut d’abord réussir. L’autorité vint tout naturellement à elle, sans qu’elle eût besoin de se mettre en frais pour en faire la conquête. L’adhésion générale, dont on fait honneur à son habileté et à ses artifices, n’était que la conséquence inévitable des circonstances où la France se trouvait alors engagée. Il y avait trois partis en présence : les Bourbon, les Guise et les Montmorency. Chacun de ces partis était trop faible pour l’emporter, trop fort pour désarmer sans combat. Ils se tenaient tous en échec ; des trois factions, aucune ne pouvait prédominer sur les factions rivales. Les affaires tombaient nécessairement entre les mains d’un pouvoir modérateur et neutre, revêtu de certains avantages qui lui étaient particuliers, et que, personne n’était en mesure de lui enlever ou de partager avec lui. Telle était la vraie position de Catherine de Médicis ; elle gouverna tout le monde parce qu’elle n’appartenait à personne ; elle ne se rattachait d’une manière obligatoire à aucune des trois nuances politiques qui se seraient disputé l’autorité, et qui toutes aimèrent mieux s’en remettre à la mère du roi que de plier sous une prétention contraire. Une seule offrait alors à la France divisée ce qu’on appelle parfois, dans le langage hypocrite des partis, un terrain de conciliation, mais qu’il serait plus franc et plus exact de nommer un terrain d’exclusion, parce que les partis s’y réunissent en apparence afin de s’entendre dans un intérêt commun et, en réalité, pour s’exclure réciproquement dans un intérêt particulier.

Cela se passe ainsi dans tous les temps, mais dans aucun temps cela ne peut durer. Après ces conciliations factices, le vrai reparaît ; les combinaisons arbitraires, les nuances composées déteignent et s’effacent, les couleurs franches, les couleurs du prisme ressortent seules dans cet arc-en-ciel de circonstance. Alors chacun reprend son rang et son drapeau, chacun se débarrasse d’une armure empruntée, et les dimensions fondamentales restées intactes, s’élèvent sur les débris des alliances transitoires. Voilà précisément ce qui arriva en 1560. Seules, les deux grandes opinions qui partageaient le royaume demeurèrent en présence : d’un côté le protestantisme avec Condé et Coligny, de l’autre le triumvirat - Guise, Montmorency et Saint André. Le parti lorrain et le parti français, long-temps opposés, se réunirent contre le protestantisme, contre l’ennemi. Que pouvait faire la reine-mère dans des conjectures si difficiles ? Essayer de balancer les forces des deux partis pour les maintenir en équilibre. C’était une nécessité inévitable : on lui en a fait un crime.

On a dit en prose et répété en vers que

Ses mains autour du trône avec confusion
Semaient la jalousie et la division,
Opposant sans. relâche avec trop de prudence
Les Guises aux Condés et la France à la France.


Eh ! qu’avait-elle de mieux à tenter ? Cette haine, cette jalousie, cette division, elle n’eut pas la peine, de les semer, elle les trouva tout écloses et tout épanouies. La discorde, résidait au fond même de ces débats. Catherine devait-elle se faire chef de faction, se mettre à la tête ou plutôt à la remorque des deux armées, couvrir de son manteau royal les Coligny ou les Guise ? Au début de son administration, elle se conduisit avec sagesse. Sans doute elle porta dès-lors dans le maniement des affaires publiques l’indécision artificieuse, les ressorts compliqués, inhérens à sa nature ; elle déploya, un luxe superflu de pourparlers et de correspondances, une richesse excessive d’insinuations, de menaces et de larmes ; « larmes de crocodile, » a dit un contemporain. À force de recherche dans le choix des moyens, elle fit quelques démarches faussement savantes : elle proposa un compromis trop théologique pour une femme qui n’amena d’autre résultat que de scandaliser le saint-père. Après tout, si elle se trompait dans les matières ecclésiastiques, elle s’adressait à leur juge naturel, elle soumettait au saint-siège ses doutes et ses perplexités avant de mettre ses projets à exécution ; elle agissait donc très régulièrement. De tels doutes d’ailleurs, de telles perplexités ne lui appartenaient pas d’une manière exclusive, car le cardinal de Lorraine lui-même, ce champion le Rome, ce promoteur de l’inquisition en France, quoique au fond le moins catholique des Guise, le cardinal de Lorraine avait très sérieusement songé à une alliance avec les luthériens pour écraser les calvinistes. Dans ce moment où, grace à la mauvaise politique des deux Lorrains, le protestantisme prenait un si rapide et si redoutable essor, on crut pouvoir recourir à des concessions semblables à celles que la papauté fit plus tard en Pologne, sous le nom de rit uni. Ce serait, au surplus, se tromper étrangement que de regarder l’église elle-même comme éloignée de toute idée de réforme intérieure. À la suite de l’invasion de Luther, c’est dans une pensée de réforme que s’établit à Rome une société religieuse intitulée l’Oratoire de l’amour divin, sous les auspices des cardinaux Sadolet, Contarini et Caraffa, le même qui devint le pape Paul IV. L’espérance d’un compromis présida à la convocation du concile à Trente, auquel la papauté se monta d’abord opposée, et qu’elle adopta ensuite à la demande instante des princes séculiers. En convoquant le colloque de Poissy, Catherine de Médicis ne flatta point le protestantisme, comme elle en fut accusée alors par des catholiques ardens ; elle ne fit que seconder le mouvement de conciliation imprimé par les partisans les plus modérés et les plus politiques de l’ancienne religion.

Si le mot de vertu pouvait jamais être applique aux actions d’une pareille femme, il serait juste de dire qu’à cette période de sa vie, Catherine de Médicis donna la preuve de l’une des principales vertus des rois : le bon choix d’un ministre. Elle fit mieux que de choisir le chancelier de L’Hôpital ; elle sut le défendre contre ses nombreux ennemis qui étaient ceux de la patrie. Quelque grande que soit la renommée de ce personnage, on est en train de la rabaisser aujourd’hui, comme si nos faibles yeux ne pouvaient plus supporter l’éclat d’une gloire si pure. Il y a long-temps que le père Daniel a donné l’exemple de cette profanation. Il a osé flétrir la mémoire de l’homme qui a dit (et dans quel temps, grand Dieu !) : Le couteau ne vaut pas contre l’esprit. Laissons répéter de vieux blasphèmes aux Daniel et aux Varillas de nos jours. Jamais l’antiquité n’a connu de caractère plus respectable que celui du chancelier de L’Hôpital. Écrire sa vie aurait été l’un des bonheurs de Plutarque ; il s’y serait livré avec délices[11].

Enfin le moment d’ouvrir la guerre civile était arrivé. Guise y était décidé ; mais il lui fallait un prétexte. Le massacre de Vassy le lui offrit. Surprendre de malheureux Français dans une grange les faire attaquer par des pages allemands et venir ensuite prêter main-forte à ces étrangers, voilà comment François de Lorraine engagea la partie. Au surplus, il usa d’une méthode qui fut toujours celle de sa maison ; c’est ainsi que le Balafré, son fils, fit égorger Coligny par Dianovitz, surnommé Besme ou Böhme, parce que cet assassin, à la solde de la maison de Guise, était originaire de Bohême. Un massacre dans une bourgade n’était certainement pas le début le plus propre à honorer l’ouverture des hostilités ; mais en révolution a-t-on le choix des moyens ? Sans doute François de Lorraine aurait préféré une entrée en matière plus noble et plus brillante ; il prit celle que lui offrait le hasard, et s’en accommoda faute de mieux. Ce qu’il y a de plus vraisemblable dans cette triste affaire, si souvent controversée sans en être mieux éclaircie, c’est que le duc de Guise voulut faire armer de force le prêche de Vassy, ce qui était très illégal depuis l’édit de tolérance du mois de janvier. Dès-lors un conflit devenait inévitable. Aussi, dans cette aventure comme dans beaucoup d’autres procès du même genre, l’enquête sur la préméditation se réduit-elle à une simple dispute de mots. La guerre civile ressortait nécessairement de cette attaque, et c’est là que le Lorrain voulait en venir. On peut donc dire avec justice qu’il en fut le véritable auteur, car, lorsque son frère et lui prirent le pouvoir, il n’y avait pas même un commencement d’hostilités. Pour juger avec équité la politique des Guise, il faut s’arrêter un instant et se faire cette simple question : où en étaient les huguenots en France à la mort de Henri II ? qu’étaient-ils à l’avènement de Charles IX ? — Une faction faible et presque cachée à la première époque ; à la seconde,.un parti puissamment organisé dans lequel l’aristocratie était entrée presque tout entière, et qui, même après ses défaites, pouvait mettre six armées sur pied.

C’est ce que fit Coligny après la perte de la bataille de Dreux, où combattirent deux intelligences et deux fortunes inégales, car l’amiral était le plus grand et son adversaire le plus heureux. Sans être le premier des humains, comme l’appelle la Henriade, Gaspard de Châtillon avait un génie plus élevé, plus original que celui de François de Lorraine. Coligny ne fut pas seulement un chef de faction et un bon capitaine, mais un des esprits les plus étendus de son temps : organisateur au dedans, colonisateur au dehors ; alliant les combinaisons de partis aux plus hautes pensées de civilisation, de commerce ; faisant la guerre civile et envoyant Villegagnon à la découverte de Rio-Janeiro ; voulant asseoir le protestantisme sur les bases d’une politique large et savante ; ne se bornant pas enfin, comme la plupart de ses contemporains, à des calculs égoïstes d’intérêts personnels, à des combinaisons de rang, de famille et de caste, mais appliquant sa capacité toute moderne à des projets de transformation politique et sociale, avec inopportunité quelquefois, avec grandeur toujours. Qu’on ne sache pas un gré infini à l’amiral de son plan de république, réalisé depuis d’après ses idées par le prince d’Orange, son gendre, j’y souscris volontiers : la France n’est pas la Hollande ; mais qu’on n’oublie pas que les projets de politique extérieure proposés par l’amiral à Charles IX furent précisément ceux qu’entama Henri IV et qu’exécuta Richelieu. Les Guise, de leur côté, faisaient prévaloir la conduite opposée. Quoi qu’il en soit, le duc de Guise battit l’amiral Coligny dans la plaine de Dreux. Il fut bientôt enseveli dans sa victoire.

« M. de Guyse, raconte Brantôme, se sentant fort blessé et atteint, pencha un peu la tête et dit seulement : L’on me devait celle-là ; mais je croys que ce ne sera rien. Et, avec un grand cœur, se retira en son logis, où aussitôt il fut pansé et secouru de chirurgiens, des meilleurs qui fussent en France M de Saint-Juste d’Allègre, estant fort expert en telles cures de playes, par des linges et des eaux, et des paroles prononcées et méditées, fut présenté à ce brave seigneur, pour le panser et guérir, car il en avoit fait l’expérience grande à d’autres ; mais jamais il ne le voulut recevoir, ni admettre : d’autant (dit-il) que c’étoient tous enchantemens défendus de Dieu, et qu’il ne vouloit autre cure ni remède, sinon celui qui provenoit de sa divine bonté et de ceux des chirurgiens et médecins élus et ordonnés d’elle, et que c’en seroit ce qu’à elle luy plairoit, aymant mieux mourir que de s’adonner à de tels enchantemens prohibés de Dieu. » Je l’avouerai, ce simple récit m’émeut bien plus profondément que le célèbre pardon accordé sous les murs de Rouen. Lorsqu’il disait à un huguenot : « Juge de la différence de nos religions ; la tienne t’ordonne de m’assassiner, la mienne me commande de te pardonner ; » Guise parlait en chef de parti bien plus qu’en chrétien. L’assassinat fut tout au plus la doctrine d’une époque, jamais celle d’une communion quelconque. Voltaire a été plus logique en mettant ces paroles dans la bouche d’un Espagnol, qui s’adresse à un sauvage, à un adorateur des fétiches. Ici il n’y a plus ni chef de parti ni profond politique : le chrétien seul est resté. Saisi par la mort au milieu d’une prospérité inouie au plus haut, au plus vif de ses espérances, Guise peut ressaisir la fortune et la vie. Pour les retrouver, pour renaître ; il croit n’avoir qu’un mot à prononcer, et il refuse de dire ce mot, il repousse ce secours, non parce qu’il doute de son efficacité, il en est au contraire persuadé avec tout son siècle, mais parce que ce remède est coupable. Il aime mieux mourir que de l’accepter. Gloire, fortune, existence, couronne même, cette couronne, objet de ses plus fervens désirs, il repousse tout, il ne veut pas vivre, parce que les enchantemens sont défendus, parce qu’ils ne sont pas de Dieu, mais du démon. Là, le sentiment du devoir apparaît dans toute sa grandeur ; voilà du sublime sans exagération, sans emphase, un sublime loyal et simple. Il faut beaucoup pardonner à celui qui, sans se dépouiller entièrement de la férocité de son temps, vécut comme un chevalier et mourut comme un saint.

Cependant cette mort fut loin d’être un malheur public, le duc de Guise tombait au moment où il allait bouleverser la terre adoptive que son courage avait défendue autrefois. Sa perte ne prévint pas les maux de la patrie, qui éclatèrent quelque temps après avec plus de fureur, mais elle les ajourna. Poltrot n’avait frappé qu’un chef de factieux à la veille de devenir un chef de rebelles. Guise expiré, le gouvernail de l’état fut saisi d’une main rapide, adroite et ferme. C’est le moment le plus brillant et le seul irréprochable du gouvernement de Catherine de Médicis. En voyant ce qu’elle fit dans ce court intervalle, on peut soupçonner sans injustice que cette femme aurait pu tenir une place honorable dans l’histoire, si, au lieu d’exercer un pouvoir combattu, précaire, mal défini, elle avait porté une couronne indépendante et libre comme la reine Élisabeth, sa contemporaine. Du moins Catherine se montra digne d’une telle rivale ; elle lui enleva le Hâvre, que les huguenots, par un tort impardonnable, alors commun à tous les partis, avaient livré à l’Angleterre. Chose remarquable ! en arrachant cette conquête aux Anglais, Catherine ne se brouilla pas avec leur orgueilleuse souveraine, tant il est vrai qu’avec cette nation le calcul le plus sûr est de ne point perdre son estime.

Après avoir jeté sur sa politique extérieure l’éclat que donne toujours l’indépendance unie à la modération, Catherine ne se montra pas moins habile dans l’intérieur du royaume. Elle enchaîna un moment la guerre civile au pied de la tombe de François de Guise. La famille éplorée du Lorrain était venue lui demander vengeance. La reine remit à trois ans le jugement de cette grande cause, et conclut avec le prince de Condé une paix dont la sagesse et la nécessité furent démontrées par les plaintes et les imprécations des partis extrêmes. Sans doute, pour arriver à cette transaction, les moyens employés par Catherine ne furent pas tous également avouables et précis ; la corruption, et une corruption de toutes les sortes, vint en aide à la prudence politique. Le Tasse, qui voyageait alors en France, a pu prendre à la cour de Chenonceaux l’idée des enchantemens d’Armide : au milieu de l’escadron volant de la reine-mère, Condé séduit et désarmé lui a peut-être suggéré quelques-uns des traits de Renaud, captivé par l’enchanteresse de Damas. En laissant de côté les anecdotes, on peut affirmer que Catherine, dans cette période de son gouvernement, tint tête à l’Angleterre et pacifia la France. À la vérité, cela fut transitoire et doit être attribué surtout à l’ascendant du chancelier de L’Hôpital. Tant que reine-mère conserva sa confiance à cet admirable ministre, elle appliqua avec mesure et souvent avec utilité ces délais, ces tempéramens qui lui étaient naturels ; mais après la disgrace du chancelier, loin de sa surveillance et de ses conseils, elle se complut dans l’excès des moyens qui lui avaient réussi : elle érigea son inclination en système et la faussa en l’exagérant. Ce qui n’avait été qu’une balance sage et prudente devint une bascule aléatoire et capricieuse. Cet esprit ennemi de la ligne droite, n’étant plus rectifié par aucune direction, ni comprimé par aucun frein, devint le fléau du pays. À force de toucher aux plaies de la France, Catherine de Médicis les irrita et les rendit incurables.

Il est vrai qu’elle ne changea de politique qu’après s’être convaincue de l’impossibilité de ramener les partis. La reine-mère et le chancelier avaient publié des édits de pacification fondés sur la tolérance religieuse, et eux seuls en France en avaient pu concevoir la pensée : L’Hôpital par un mouvement naturel de l’ame, Catherine par un raffinement de l’esprit ; mais ce qu’ils admettaient par des motifs différens était rejeté de tout le monde. Personne alors n’était tolérant. C’est au XVIIIe siècle qu’appartient exclusivement le dogme de la tolérance. Il est d’autant plus juste de lui en rapporter l’honneur, que c’est là le seul bienfait qu’il nous ait transmis sans alliage ; don précieux, dépôt qu’il faut conserver avec plus de soin que jamais, depuis qu’il a été adopté et consacré par les organes de la religion elle-même, qui ne demandent plus l’empire, mais la liberté, qui ne réclament plus le privilège, mais exigent le droit commun.

Les deux factions ennemies étaient donc devenues décidément implacables ; Coligny avait hautement désavoué le prince de Condé ; les catholiques comme les huguenots taxaient de sacrilège l’édit d’Ambois (mars 1563) ; les huguenots s’appuyaient sur l’Angleterre, les catholiques sur les Espagnols ; il fallait choisir. Sans se prononcer ouvertement, la reine n’hésita plus ; elle se tourna du côté de l’Espagne, et demanda une entrevue à Philippe II. D. Felipe el discreto craignait sa rivale en machiavélisme ; il était trop prudent pour se mesurer en personne à une si rude jouteuse. Il envoya à sa place la reine Elisabeth, sa femme, fille de Catherine de Médicis. Enfermé dans son Escurial, où il tenait comme un escamoteur adroit, tous les fils de la politique européenne, Philippe alliait délicieusement la paresse du corps à l’activité de l’esprit, et produisait le mouvement européen du fond de sa cellule, tout en y goûtant lui-même un égoïste et profond repos.

C’est à ces conférences de Bayonne, où Philippe II se fit représenter par le duc d’Albe, qu’on rapporte communément la première idée de la Saint-Barthélemy. En admettant qu’elle y fut proposée, ce ne peut avoir été que d’une manière très vague, très éventuelle, et, pour parler le langage d’aujourd’hui, seulement en principe. C’est un grand problème, resté encore sans solution, que de savoir si le signal de cet attentat public est parti subitement, ou s’i a été préparé par une atroce et savante préméditation. Un tel examen m’a toujours semblé superflu. La Saint-Barthélemy n’a pu être et n’a été, en effet, ni absolument spontanée, ni tramée long-temps d’avance. La pensée première d’un massacre des huguenots a dû souvent se reproduire ; dans un siècle machiavéliste, on a dû la présenter plus d’une fois, comme une excellente recette politique. L’aristocratie française ne prit aucune part à cette tragédie. « Notre noblesse ne veut point frapper les hérétiques, s’écriait Vigor, évêque de Xaintes ; n’est-ce pas une grande cruauté, disent-ils, de tirer le couteau contre son oncle, contre son frère ?… Je dis que parce que tu ne vas frapper les huguenots, tu n’as pas de religion. Aussi quelque jour, Dieu en fera justice et permettra que cette bâtarde noblesse soit accablée par la commune. Je ne dis pas qu’on le fasse, mais que Dieu le permettra[12]. » Le président de Thou assure qu’un autre évêque, nommé Sorbins, avait dit en pleine chaire que « si le roi Charles IX ne voulait user du glaive contre les hérétiques, il fallait l’enfermer dans un couvent[13]. » On trouve aux archives de Simancas des indications d’une mesure générale semblable à celle qui fut prise le 24 août 1592. Les souvenirs des vêpres siciliennes étaient, depuis deux ans, devenus populaires parmi les Parisiens. Vingt fois, cet affreux expédient a pu traverser l’esprit de Catherine de Médicis et de ses conseillers les plus intimes, seulement à de longs intervalles, dans des secousses imprévues, sous le coup immédiat de la peur, lorsque les succès ou l’audace de l’hérésie réveillaient en sursaut toute cette cour épouvantée. Mais que le massacre ait été longuement combiné, systématiquement arrêté dans tous ses détails, que Charles IX et sa mère aient conçu long-temps d’avance le projet d’attirer Coligny et ses coreligionnaires pour les envelopper dans une proscription générale, voilà ce qui est difficile à croire voila ce qui est improbable, même impossible. Ce qui est plus impossible encore, c’est que la cour des Valois ait cédé, comme le disent quelques écrivains de nos jours à la menace d’une émeute, que la Saint-Barthélemy n’ait été que l’explosion soudaine de la colère du peuple. Rien de plus faux qu’une telle assertion et d’ailleurs, cette apologie fût-elle bien fondée, qu’importe ? L’acte qu’elle amnistie en serait-il moins exécrable ? Est-ce à nous, victimes de troubles intérieurs continuels, de révolutions périodiques et incessantes, est-ce à nous de glorifier les colères de la multitude, d’y voir une atténuation et une excuse ? N’y faudrait-il pas chercher plutôt une circonstance aggravante ? L’honneur d’une génération, d’un gouvernement surtout, n’est-il pas précisément de savoir résister à de telles contraintes, de ne jamais se laisser forcer la main ? Le nombre des coupables suffit-il pour leur conférer l’innocence ? Grace au ciel, cet odieux forfait n’a pas été le crime de tout un peuple. Loin d’avoir été imposé par la France, il n’a pas même été commandé par des Français. À côté des Médicis et des Condi, des Birague et des Gonzague de toute cette triste importation étrangère, près de ce malheureux Charles IX, qui lui-même ressemble au fils de quelque condottiere, à un Sforza, à un Visconti, plutôt qu’à un descendant de saint Louis, on trouve à regret un nom français, mais un seul.

La Saint-Barthélemy un acte national ! Quel sacrilège qu’une telle assertion ! La Saint-Barthélemy a été l’horreur de tout ce qu’il y avait d’honnête parmi les contemporains. Dans cet âge d’obéissance, elle a été repoussée même par les dépositaires du pouvoir : plus de dix gouverneurs de province ont refusé d’en devenir complices ; le chancelier de L’Hôpital en est mort de douleur, fin digne d’un tel homme. Il y a plus : des personnages d’une morale plus que douteuse, des courtisans serviles l’ont désavouée, l’ont flétrie. Brantôme, l’adorateur de tous les vices de son temps, Brantôme, alors absent de Paris, en bénit Dieu avec effusion. Reconnaissant d’un bonheur si inespéré, il trouve pour la première fois l’accent du cœur au lieu des saillies de l’esprit. L’anachronisme n’est donc pas dans l’opinion, qui condamne la Saint-Barthélemy, elle est dans l’opinion qui l’interprète. Il ne faut pas croire d’ailleurs que la différence des siècles modifie aussi profondément la nature des attentats : la conscience du genre humain n’est pas une affaire de chronologie. Il y a des crimes innés comme il y a des idées innées, des crimes qui restent crimes, à quelque siècle qu’ils appartiennent. Ce qui importe, ce n’est pas de les expliquer, mais de les flétrir. Il est bon, il est honorable de ne pas savoir les comprendre. Il y a un extrême péril dans ces interprétations trop ingénieuses. En pareille matière, l’impartialité peut se confondre avec l’indifférence. Se piquer d’une trop grande intelligence des temps funestes, c’est diminuer l’horreur qui seule peut en rendre le retour à jamais impossible. L’instinct des masses l’a bien senti lorsqu’il a nommé, la plus récente et la plus affreuse de ces époques du seul nom qui lui convienne : la Terreur. Un tel nom est à la fois un jugement et une sauvegarde. Le nom sert de garantie contre la chose, et peut-être n’en avons-nous été préservés que par cette enseigne sanglante, mais instructive. On peut se croire en sûreté tant qu’un pareil souvenir est encore trop rapproché pour qu’on ose en faire le thème d’une dissertation prétendue impartiale ou d’un subtil jeu d’esprit ; le danger recommence lorsqu’on s’en croit assez éloigné pour pouvoir le commenter et le comprendre. Défions-nous de cet excès d’intelligence historique ; gardons-nous, d’ensevelir le dégoût dans le raisonnement. Malheur au talent qui sait dorer la hache de Robespierre ou l’arquebuse de Charles IX !

Après la mort du cardinal de Lorraine, son neveu, Henri, duc de Guise, devint le chef de sa maison et de son parti. Je n’essaierai pas de reproduire en détail ce qui regarde ce personnage, qui fût non pas le plus grand, mais le plus célèbre des Guise. Son caractère est assez connu ; il est d’ailleurs expliqué par ses actions. Presque tous les historiens l’ont bien saisi, et, sous ce rapport essentiel, le livre de M de Bouillé ne laisse rien à désirer. Je ne raconterai donc après lui ni la rivalité du Balafré avec Henri III, ni la formation de la ligue, ni la tragique aventure de Blois, ni la longue guerre de Mayenne contre Henri IV : événemens trop présens à tous les esprits ; au lieu d’une répétition fastidieuse et inutile, je me bornerai à jeter sur les phases de cette lutte un coup d’œil général, une vue d’ensemble ; je la suivrai depuis son origine jusqu’à ses derniers résultats.

Lorsque les Guise parurent sur la scène politique, la féodalité, depuis trois siècles, était battue en brèche par la royauté. Ce mouvement devint alors si général, si irrésistible ; que, loin d’y mettre obstacle, la réforme religieuse s’associa à la monarchie absolue. Elles se prêtèrent un mutuel secours, s’appuyèrent l’une sur l’autre, et firent leurs affaires ensemble de compte à demi : le domaine royal s’enrichit des biens que la nouvelle doctrine arrachait à la puissance ecclésiastique. L’idée monarchique marchait alors en avant de toutes les autres ; que le représentant de la royauté fût orthodoxe ou hérétique, qu’il s’appelât Henri VII ou Henri VIII, Ferdinand-le-Catholique ou Gustave Wasa, François Ier ou Charles-Quint, partout le trône était devenu le symbole de l’ordre, partout le besoin de l’autorité suprême se faisait sentir, et le pouvoir public ne prenait plus d’autre forme que celle de la monarchie pure.

Cette disposition universelle en Europe à la fin du XVe siècle et au commencement du XVIe n’était nulle part plus manifeste qu’en France : elle y avait suivi une marche progressive et ascendante, non-seulement depuis Louis XI, qui lui avait donné une impulsion plus régulière et plus certaine, mais en remontant à Charles à Philippe-le-Bel, à saint Louis même. Les Guise se mirent en travers de ce mouvement, et parvinrent à le suspendre en croyant, au contraire l’accélérer à leur profit. Ils savaient bien que la France ne consentirait pas à se passer de la royauté, mais ils crurent pouvoir lui donner une royauté de rechange. Les circonstances semblaient en effet concourir à leur dessein. L’avilissement d’Henri III et l’hérésie du roi de Navarre, double cause de ruine semblaient ouvrir une large et facile carrière à l’usurpation. Pour faire crouler plus vite cette monarchie affaiblie et isolée. Henri de Guise lança contre elle toutes les forces d’une association religieuse. À un principe qu’il croyait mort, il opposa un autre principe qui lui semblait plein de vitalité et d’énergie. Il se trompait sur le premier point : ce qu’il prenait pour la mort n’était qu’une paralysie. Guise s’aventura sur un faux calcul qui ne pouvait le conduire qu’à sa perte. Fût-il sorti du château de Blois sain et sauf, la tête haute et la dague au poing ; eût-il rougi les pavés du sang de Valois, il ne pouvait obtenir qu’un triomphe éphémère ; la royauté victorieuse se serait relevée pour le frapper au cœur, car l’établissement qu’il prétendait créer n’était pas la rénovation, mais la négation de la monarchie.

Cet établissement était impossible par plusieurs raisons, dont voici les principales : d’abord, il était fondé sur un mouvement municipal factice, qui s’est reproduit en France à divers intervalles, et qui n’ayant puisé à aucune époque dans son principe la faculté de se développer et de vivre, a toujours fini, et cela très promptement, par l’anarchie de tous et la tyrannie de quelques-uns. Les exemples en sont multipliés dans notre histoire ; ils reparaissent périodiquement sous la même forme. Qu’on examine, en effet, les diverses phases du pouvoir municipal en France. Marcel, ce Danton prématuré qu’on voudrait réhabiliter aujourd’hui, ne fit que servir de transition aux crimes de la jacquerie, comme la ligue à la sanglante anarchie des seize, comme Bailly à Pétion, comme Pétion à la commune de Paris et au comité de salut public. Pourtant il ne manque pas d’écrivains qui, désespérant de fixer l’attention par des recherches sérieuses, par une étude approfondie des sources, n’ont publié des textes inconnus ou négligés que pour les tronquer, pour les détourner de leur vrai sens ; qui, sous le vain prétexte d’une prétendue restauration historique, n’ont abouti qu’à l’étalage de quelques couleurs fausses et criardes. Ils contredisent les opinions les mieux fondées, les mieux établies sur les faits, uniquement pour y opposer de vieilles erreurs méprisées depuis long-temps et déjà réfutées cent fois. Ces enlumineurs de l’histoire prennent sans cesse des images pour des idées ; ils ne nous parlent que beffrois, gonfanons, robes mi-parties, et nous promènent à travers bute la ligue de procession en procession, de mascarade en mascarade, prétendant, d’un ton doctoral et sentencieux, qu’au XVIe siècle le sentiment religieux s’était emparé exclusivement des esprits, au point d’avoir aboli le sentiment national. « Le territoire, disent-ils, n’était rien, il n’y avait plus ni Anglais, ni Français, ni Espagnols, mais seulement des protestans et des catholiques… » Selon eux, « c’était la chose du monde la plus simple d’appeler les étrangers en France ; personne ne le trouvait singulier ni mauvais ; c’est montrer la plus profonde ignorance de l’époque que d’en douter. » Et quelle est la théorie sur laquelle on appuie ce beau système ? Les prémisses sont encore plus bizarres que les conséquences. À en croire ces écrivains, et pour parler leur incorrect langage, « le patriotisme de la terre n’est que le vieux droit féodal, la patrie a disparu avec la féodalité. »

Cependant personne n’ignore, les petits enfans savent eux-mêmes que la patrie française, c’est-à-dire la réunion des divers fragmens qui la composent, que l’unité de la France enfin est précisément l’œuvre de la royauté, le fruit de sa victoire sur les institutions féodales. La féodalité pouvait peut-être invoquer les étrangers sans crime, parce que la patrie n’était pas encore constituée, il en fut tout autrement dès que la France eut pris seule la place occupée jusqu’alors par des dynasties et des races diverses, par des princes angevins ou poitevins, angoumois ou bretons. C’est, au contraire, de la constitution définitive de la monarchie que date la création de la patrie française. Le sang versé sur les champs de bataille a été l’eau de son baptême ; elle n’a reçu son nom, ce beau nom de France, que lorsque Jeanne d’Arc et Duguesclin eurent enfin chassé les Anglais. C’est seulement quand la monarchie fut constituée, qu’il devint criminel d’appeler les étrangers. Le connétable de Bourbon l’avait appris à ses dépens ; son aventure marque le moment précis de cette révolution. Il se croyait toujours en pleine féodalité ; il ne s’était pas aperçu que, dans l’intervalle, le pouvoir royal avait marché sourdement. Aussi qu’arriva-t-il ? Le connétable se trouva en face d’un souverain, lorsqu’il croyait encore n’avoir affaire qu’à un suzerain. Il s’était endormi vassal mécontent, il se réveilla sujet rebelle.

François Ier était un roi vraiment national. C’est sous son règne, c’est au XVIe siècle que le mot patrie fut transporté de la langue latine dans la nôtre ; mais la patrie, quoique anonyme encore, vivait déjà dans tous les cœurs. Même après François Ier, sous les règnes suivans, quand les mœurs étrangères ; à la suite de Catherine de Médicis, entrèrent à la cour et descendirent dans la nation, il y eut toujours un parti français, dont le connétable de Montmorency, ennemi déclaré de l’influence étrangère[14], était alors le chef reconnu et avoué. C’est là ce qui a contribué à jeter sur ce nom de Montmorency un éclat de popularité sans égale. Ce rôle, qui ne fut pas seulement particulier au connétable Anne, mais qu’il transmit à toute sa race, tint primitivement à la position du domaine héréditaire de cette famille, situé aux environs mêmes de Paris. On peut dire que, pendant toute la durée du moyen-âge, dans le grand travail de la création de la France par la guerre, les Montmorency furent les aides-de-camp nés de la monarchie. Aussi, même pendant leurs alliances momentanées, les Guise furent tenus en échec par les deux connétables, Anne et Henry. Les Lorrains ne parvinrent point à entamer le parti français ; ils réussirent encore moins à s’en faire adopter. Bien plus, ils ont toujours passé pour étrangers, même d’ans l’esprit de cette portion du peuple qui les avait acceptés avec passion comme chefs du parti catholique. Ils eurent précisément contre eux la situation géographique, si favorable aux Montmorency. Celle des états héréditaires de leur famille, limitrophes de la France et d’Allemagne, faisait que les descendans de Gérard d’Alsace n’appartenaient bien nettement à aucune des deux nationalités. Ils n’étaient ni Français ni Allemands, et, comme ils avaient quelquefois besoin d’être l’un et l’autre, ils avaient mis tout leur art à tirer le meilleur parti possible de cette ambiguïté. Selon l’événement et l’occasion, on les vit tour à tour Français contre l’empire et Allemands contre la France. Il en résulte que jamais leur voix ne fit remuer la fibre patriotique. Plus tard ce vice originel fut effacé par la consécration des guerres civiles, mais encore d’une manière bien insuffisante et bien incomplète. Malgré tous leurs efforts, au mépris de leur sang versé sur vingt champs de bataille pour l’indépendance de la France, malgré Metz défendue et Calais reconquise ; en dépit de ces balafres héréditaires qui, pendant deux générations consécutives, ont sillonné leurs héroïques visages ; enfin, malgré une naturalisation emportée à coups de victoires, jamais les Guise ne vinrent à bout de l’instinct public, qui, en les acceptant à tant d’autres titres, leur refusa toujours celui de régnicoles : Lors de la mort de François. II, aucun des sept frères n’ayant assisté aux funérailles du jeune roi, on trouva sur le drap mortuaire un écrit tracé d’une main inconnue, qui, rappelant les obsèques de Charles VII, faites aux dépens de Tanneguy Du Châtel, alors exilé, flétrissait doublement les Guise comme ingrats et comme étrangers. L’anonyme avait tracé ces lignes vengeresses : Où est Du Châtel ?… Mais il était Français[15].

On le voit, quand bien même la royauté des Guise aurait pu se réaliser, ce que je suis loin d’accorder, elle aurait pu fournir qu’une carrière bornée et précaire, qui aurait abouti sans nul doute à une chute honteuse, parce que, n’étant pas nationale à son origine, elle s’était faite d’avance non-seulement l’alliée, mais la sujette de l’étranger. Ce rôle de prétendans dynastiques, les Guise ne surent pas le prendre avec l’indépendance qui seule pouvait en amener la réalisation et en assurer la durée. Pour détrôner un roi, ils s’en étaient donné un autre ; pour devenir maîtres à l’intérieur, ils avaient été obligés de se faire les cliens, les vassaux d’une domination non-seulement étrangère, mais ennemie, mais rivale séculaire de l’ancienne France, la domination de la maison d’Autriche. Jamais on ne vit d’exemple d’un abandon plus complet de la dignité et du libre arbitre ; jamais il n’y eut d’assujétissement plus ignominieux. Des hommes qui s’arrogeaient le titre de princes français ou qui aspiraient à le devenir, écrivaient à un roi d’Espagne avec une bassesse sans mesure et sans limites. Apres avoir engagé la malheureuse. Marie Stuart à transporter ses droits sur la tête de Philippe II, en d’autres termes à créer à la France une rivalité et un danger de plus, Henri de Guise s’avilissait au point d’écrire au monarque espagnol que « la réalisation de ce projet était son vœu le plus cher, parce qu’il assurerait les desseins de l’Espagne sur l’Angleterre[16] ! »

L’amertume de cette situation en surpassait encore l’ignominie. Que d’humiliations pendant les états de la ligue, où un ambassadeur d’Espagne, tenait ces fiers Lorrains en laisse et les marchandait à son gré ! Quel spectacle que Mayenne courtisan d’un Feria où d’un Mendoce, qui lui présentent l’appât de la couronne comme on montre un jouet à un enfant, puis la retirent sitôt qu’il veut y porter la main ! Quelles déférences ! quels respects ! que de déceptions ! Comme ces Guise passaient de la supplication au désespoir ! Aujourd’hui le duc Charles, fils du duc Henri, épousait l’infante ; demain l’infante s’annonçait comme souveraine propriétaire et se mettait en route pour la France au bras d’un archiduc. Jamais, trône n’aurait été acheté à un tel prix ; jamais esclavage n’aurait été payé plus cher, car ce n’était qu’un esclavage. Un Guise roi de France n’aurait jamais été qu’un vice-roi de Philippe II. Et on répète encore tous les jours que la sainte ligue était nationale, que les Guise étaient placés à la tête du parti national ! Étrange nationalité que celle de princes quasi-allemands à la solde d’un roi d’Espagne !

Un mot résume la situation des Guise pendant la ligue : les princes lorrains sacrifiaient nécessairement à leur intérêt les intérêts permanens de la France. L’état où ils l’ont trouvée est la seule justification ou du moins la seule explication de leur entreprise. Du discrédit personnel de Henri III, d’autant plus avili que la nature l’avait plus richement doué, il était difficile de ne pas conclure à sa déchéance. Il y avait un tel contraste entre l’homme qui portait la couronne et ceux qui y étaient appelés par un parti nombreux il y avait une différence si frappante entre Henri de Valois et Henri de Lorraine, que celui-ci n’aurait pu résister à la tentation que par un effort d’héroïsme. On rencontre quelquefois dans la vie politique des situations tellement trompeuses, des apparences si décevantes, que l’illusion devient pour ainsi dire inévitable. Le génie pourrait seul y échapper ; mais le génie n’est pas un héritage, il ne se reproduit pas. Les Guise se laissèrent enivrer par les acclamations populaires, devenues si bruyantes qu’ils devaient en effet les croire universelles. À la vue de l’enthousiasme public saluant un droit nouveau, ils devaient croire à sa légitimité et à l’anéantissement du droit ancien. D’ailleurs ils furent conduits jusqu’à leur ambition suprême graduellement, successivement, pas à pas. Une tentative en engendre une autre ; les déceptions même irritent la convoitise. De leurs prétentions au comté de Provence dérivèrent leurs prétentions à la couronne de Naples, du droit de commander l’armée celui de gouverner l’état. De l’opposition sortit la ligue, et de la royauté de Paris la royauté de la France.

Quel que soit l’éclat qui s’attache au nom des Guise, il y a quelque chose qui les empêche d’être tout-à-fait de grands hommes. La fortune leur a manqué sans doute, mais bien moins souvent qu’eux-mêmes n’ont manqué à la fortune. On admire la hauteur, la finesse, même la justesse de leur pensée dans la conception d’un projet ; on applaudit à la fermeté, à la sûreté de leur marche dans l’accomplissement de leur dessein ; ils ne reculent devant aucun obstacle, devant aucun péril ; ils n’ont rien oublié, ils ont tout prévu, jusqu’à l’instant où il faut étendre la main pour prendre la proie si long-temps et si passionnément guettée. Tant qu’ils ont devant eux des années, des semaines, des jours, on ne les trouve jamais en défaut ; mais aussi le jour, la seconde, la minute, le seul jour, la seule minute qui leur reste pour agir, leur vue se trouble, leur courage s’étonne, l’occasion leur échappe : ils frappent tous les coups, excepté le dernier.

Et qu’on n’attribue pas au hasard ce mécompte perpétuel, cet incroyable guignon, si on ose se servir d’un tel terme à propos de choses si hautes ; qu’on ne le mette pas uniquement sur le compte de la destinée ; qu’on n’en accuse pas la mort inopinée de François II, le pistolet de Poltrot ou le poignard des quarante-cinq. Le poignard ne change rien à leur destinée ; ils suivent toujours et ne précèdent jamais les crises : de là leur irrésolution, de là les défaillances de leur volonté. Avec tous les talens et même du génie si l’on veut, ils furent sans cesse à la veille du succès, jamais au lendemain. Une autre infirmité de leur ambition, c’est le mélange perpétuel des petites vues et des grands desseins. Un intérêt privé, un intérêt relativement mesquin, puisqu’il était personnel, les a dominés constamment. Leur conduite a toujours été compromise par l’introduction d’objets secondaires dans les plans les plus vastes. Derrière les prétendans à la plus belle couronne de la chrétienté, on entrevoit toujours des princes d’une famille souveraine du second ordre ; toujours les collatéraux des petits ducs de Lorraine percent sous le masque des Machabées de la France. Une foule de réclamations et de prétentions particulières s’interposèrent entre leur regard et le but définitif de leur ambition. Dans leur marche audacieuse à la conquête du trône, ils se laissèrent constamment détourner par ces considérations de fortune territoriale, quelquefois par ces vanités de famille et de branche, qui trop souvent entravent et compromettent les hautes pensées de gouvernement et de pouvoir. Même en aspirant au trône de saint Louis, ils ne parviennent pas à oublier qu’ils sont princes lorrains, et, qui pis est, des cadets de Lorraine.

Entre la royauté méridionale, ultramontaine des Guise et la république septentrionale et aristocratique des Châtillon, il n’y avait que déception et néant pour la France. De rêve en rêve et de mensonge en mensonge, les Guise avaient fini par se persuader qu’ils étaient les descendans de Charlemagne ; que les petits-fils de Hugues Capet et de saint. Louis détenaient leur héritage. En osant porter les yeux sur la couronne, ils feignirent de croire, ils crurent peut-être qu’ils ne réclamaient que leur bien. Pendant toute leur existence, ils restèrent dans le faux, mais dans un faux magnifique éblouissant et spécieux. Ils n’entrèrent dans le vrai qu’en se déclarant les défenseurs du catholicisme en France. Peut-être l’ont-ils sauvé. Toutefois, ainsi que je l’ai dit en commençant et que j’ai essayé de le prouver, les Guise ont presque creer l’adversaire qu’ils ont si vaillamment combattu. Ils ont tenu tête à l’orage, mais ils n’ont pu le conjurer, eux qui avaient provoqué la tempête ! En se déclarant les champions du catholicisme, en lui prêtant un appui efficace, il ont secondé le génie de la France, mais ils l’ont contrarié et méconnu en ranimant contre la royauté les restes de l’esprit féodal et municipal, quand l’un se mourait et que l’autre n’avait jamais vécu. Aussi est-ce la royauté qui a eu le dernier mot. C’est que la royauté était plus forte que la ligue, plus forte même que la loi civile. Elle a triomphé d’Henri III, même d’Henri IV. Rien n’a pu la vaincre : ni les vices du dernier des Valois, ni les nombreuses générations qui éloignaient du trône le premier des Bourbons, car la loi civile ne reconnaissait alors le droit d’héritage au titre de la parenté, qu’au septième degré, et Henri IV n’était parent de Henri III qu’au vingt-deuxième : tant il est vrai que la royauté était considérée alors non-seulement comme le faîte et la garantie de l’ordre social, mais comme un droit existant par lui-même et survivant à tous les naufrages.

Le rétablissement de la royauté a été dû avant tout à ce puissant tiers-parti qu’il ne faut pas confondre avec les pâles et indécises combinaisons qui, de nos jours, abritent leur faiblesse sous cette vieille enseigne. « Je n’ai point eu la prétention, a dit un homme d’état éminent, d’offrir en peu de mots, et, d’un trait rapide, le tableau de ces vies qui, comme celle d’Étienne Pasquier, se sont écoulées honorables et pures, toujours attachées à la loi du devoir. Qu’il me suffise d’ajouter qu’ils n’ont jamais faibli, dans les circonstances les plus critiques et au milieu des périls, en présence desquels les plus fermes courages auraient pu êtres ébranlés, ces hommes dévoués, qui n’avaient pour défense que le bon droit et leur conscience. Les Loisel, les Pithou, les Sainte-Marthe, les Molé, les de Harlay, les de Thou, les Ayrault, les Brinon, n’ont pas été seulement d’éminens magistrats ou de savans jurisconsultes ; ils ont été d’excellens et quelquefois même de grands citoyens. Oserai-je le dire enfin ? Ils ont sauvé l’honneur de leur temps. Que serait-il, ce temps, aux yeux d’une postérité impartiale, si elle ne devait voir que tant de criminelles entreprises, tant de violences, tant de féroces actions, les plus saintes choses employées à susciter les plus odieux attentats, et tant de souillures jusque dans les plus hauts rangs[17] ? » Peut-être, dans ces paroles où l’éloquence n’est que l’expression de la justice, y a-t-il quelque chose d’un peu exclusif. Dans un siècle qui commence avec Bayard et finit avec le brave Lanoue, la vertu militaire avait aussi ses représentans ; mais il est hors de doute qu’à cette époque la magistrature et surtout le parlement de Paris contribuèrent puissamment à rétablir l’état, à sauver la France, et, si quelqu’un était bien en droit de le dire, c’est le digne héritier de l’un des beaux noms de la magistrature française.

En suivant avec attention les Guise depuis leur point de départ jusqu’aux extrêmes limites de leur carrière, on sent qu’il ne leur appartient pas de décider en dernier ressort d’un pays tel que la France. Quel que soit l’éclat du rôle qu’ils y jouent, l’importance de la part qu’ils prennent à ses affaires, l’étendue de leur influence sur les événemens et leur domination sur les esprits, dès le début quelque chose nous dit qu’en dernier résultat ils ne travaillent pas pour eux-mêmes et que d’autres profiteront de leurs efforts. Dans leur moment le plus brillant, dans leurs succès les plus légitimes, même lorsqu’ils défendent la loi de leurs pères, jamais on ne se surprend à faire des vœux pour leur cause. On sent que la gloire de sauver la France, de la retenir au bord de l’abîme, de la rasseoir sur les bases ébranlées, appartient à une main plus autorisée et plus auguste.

Un grand ministre perfectionna l’œuvre d’un grand roi ; Richelieu complète Henri IV. Arrêtons-nous un moment devant ce nom, à l’exemple de M. de Bouillé, qui l’a amené dans son récit et l’a rapproché des Guise. Il est impossible, en effet, de ne pas se préoccuper de.Richelieu, dès qu’on touche aux grandes choses de l’histoire de France.

Le nouvel historien attribue au cardinal de Lorraine la première idée de cette politique qui protégeait les protestans à l’extérieur et les persécutait dans l’intérieur du royaume : « combinaison hardie et profonde, enfantée par un esprit plus vaste que scrupuleux, qui servit de modèle ou du moins de précédent au plus habile peut-être et certainement au plus absolu des ministres qui aient gouverné notre pays ! » - Et plus loin : « Suivant le système politique adopté par le cardinal Charles-de-Lorraine, Richelieu soutient, en Allemagne, la cause des réformés qu’il prétend étouffer dans le royaume. »

En quelque occasion que ce soit, il serait beau pour le cardinal de Lorraine d’avoir servi de modèle au cardinal de Richelieu. Cela suffirait à sa gloire, car on ne saurait souscrire au peut-être qui accompagne ce rapprochement. Richelieu fut, non-seulement le plus absolu des ministres, mais le plus grand de tous ceux qui aient jamais gouverné en France ou ailleurs. C’est ici ou jamais l’occasion de reprendre la distinction que j’ai commencé par établir entre les personnages épisodiques et les personnages nécessaires, entre les hommes qui se sont accompli efforcés de remonter inutilement le courant des âges et qui ont accompli l’œuvre légitime et providentielle d’une époque : on verra nettement en quoi diffèrent les cardinaux de Richelieu et de Lorraine.

Je l’ai déjà dit, les Guise ont arrêté la marche de la France vers l’autorité monarchique ; ils ont interrompu, l’impulsion donnée par saint Louis, Philippe-le-Bel, Louis XI et François Ier, suspendue momentanément une seconde fois, après Henri IV, sous la triste régence de Marie de Médicis. Richelieu, au contraire, a remis cette politique en mouvement. Chacun, au gré de ses opinions particulières, lui en fait un mérite ou un crime ; on lui impute d’avoir privé le trône de ses appuis naturels en détruisant la noblesse, et cette allégation atteint la mémoire de deux côtés à la fois. Éloge ou blâme, pour les démocrates excessifs comme pour les aristocrates exagérés, Richelieu est un révolutionnaire. Je passe sur cet anachronisme de langage et me hâte d’aller au fond d’un jugement historique qui, pour avoir été souvent répété, même par des voix éloquentes, n’en est pas moins en contradiction manifeste avec les faits.

D’abord, il est matériellement inexact que Richelieu ait détruit l’aristocratie. Qu’entend-on par ce mot ? Est-ce une classe politique dominante ? Une telle classe n’a jamais existé en France. Richelieu n’a donc pas eu la peine de la détruire, et, dans tous les cas, si elle a jamais été maîtresse des affaires, ce n’est pas Richelieu qui lui aurait ravi le pouvoir ; cette tâche aurait été accomplie avant lui. Bien long-temps avant sa naissance, nos rois avaient eu des ministres qui s’étaient appelés La Brosse et Marigny, Jacques Coeur et Duprat, Olivier et L’Hôpital. S’agit-il de l’aristocratie considérée comme une haute classe sociale, seul caractère de la noblesse parmi nous ? Richelieu est si loin d’avoir causé sa ruine, qu’on l’a vue reparaître avec plus d’éclat sous la fronde, immédiatement après la mort de son prétendu destructeur. Ce que Richelieu a combattu, ce n’est pas l’aristocratie sociale ou politique, c’est un état de choses sans nom et sans forme produit par les guerres civiles, amené surtout par les Guise, et qu’Henri IV lui-même, forcé de faire des concessions de toute nature, n’a pu refuser à l’exigence des partis. Ce n’est ni l’aristocratie territoriale ni même l’aristocratie féodale, mais l’anarchique oligarchie des gouverneurs de province ; c’est l’occupation des points fortifiés du pays, notamment sur la frontière, par les anciens chefs de factions qui, n’étant plus des chefs féodaux, des grands vassaux de la couronne et n’étant pas encore devenus ses sujets, constituaient, sous le nom de gouverneurs, une association de rebelles armés. Soumis à la royauté en apparence, dans la réalité ils tenaient le roi en échec, toujours prêts à recommencer la guerre civile. Voilà ce qu’a attaqué, ce qu’a écrasé Richelieu. Il n’a pas renversé un édifice il n’a fait que balayer des décombres. Mais, dit-on, en privant le trône de ses soutiens il l’a isolé, et dans un avenir plus ou moins rapproché, il a rendu sa chute inévitable. Ici, il y a deux questions distinctes : qu’on me permette de les poser.

Après la ligue, après les Guise, après ces furieux et ces brouillons qui avaient bouleversé la France, quel était pour elle l’intérêt le plus immédiat, le plus pressant ? Le rétablissement de l’ordre par l’autorité royale. Qu’est-ce qui s’y opposait alors ? Est-ce le peuple ? Non assurément. Remué à la surface pendant les guerres de religion, agité d’un mouvement factice, éveillé au branle du beffroi de l’Hôtel-de-Ville le peuple, depuis Henri IV, était rentré dans l’engourdissement et le silence. D’où venaient donc les périls du trône ? Est-ce du parlement, de la bourgeoisie, du clergé ? Non, mais de ce reste de féodalité catholique ou huguenotte qui, n’ayant plus la force de gouverner, même de combattre, s’était cantonnée dans des citadelles, dans des places de sûreté. Qu’avait à faire Richelieu, si ce n’est de lutter avec cette oligarchie et de la désarmer dans ses chefs ? Il l’a fait avec une extrême rigueur, j’en conviens, mais avec un incomparable courage, sans souci des représailles, avec un sentiment enthousiaste de la responsabilité. Sa main a arrêté la guerre civile renaissante, qui ne s’est remise en route qu’après sa mort. Pouvait-il suivre un autre système ? S’il n’avait pas frappé la féodalité, ou plutôt s’il m’avait pas achevé de déchirer le lambeau informe qui lui servait encore de drapeau ; si, tout en ayant sévi contre la portion rebelle de l’aristocratie, il n’avait pas attiré au pied du trône tout ce qui restait fidèle ou consentait à le devenir, Richelieu n’aurait eu qu’un parti à prendre… Ce parti, j’hésite à le signaler ; mais enfin, quelque ridicule qu’il y ait à admettre une telle supposition, il faut bien s’y résoudre, pour donner un sens aux reproches qu’on adresse à cette immortelle mémoire. À la vue des troubles de l’Angleterre, le cardinal de Richelieu aurait dû faire donner une charte par Louis XIII et constituer sa noblesse en chambre haute accompagnée d’une chambre des communes. J’ai annoncé d’avance l’absurdité d’une telle hypothèse ; cependant il n’y en a pas d’autre à lui substituer. Si on veut prendre un instant au sérieux une idée insensée et la reproduire sous une forme moins dérisoire, on peut se demander ceci : En limitant la royauté par l’aristocratie, en démantelant l’autorité royale au profit de la noblesse dans l’intervalle écoulé entre la ligue et la fronde, Richelieu n’aurait-il pas été le plus téméraire, le plus aveugle et le plus intempestif des politiques ? On a beau, être un grand homme, on n’a pas le droit de sacrifier l’intérêt immédiat de la génération qu’on gouverne à l’intérêt futur des générations qui ne sont pas nées. Ce procédé est même si loin de la pensée d’un véritable homme d’état, que c’est précisément le propre des songe-creux et des utopistes. Mille exemples le prouvent, exemples trop récens pour qu’il soit nécessaire de les rappeler.

La tâche précise de Richelieu, à l’époque où il a paru, a été de rétablir l’autorité monarchique ; rien de plus, rien de moins. Pour y parvenir, il a dû non-seulement réprimer ce qui restait de l’anarchie féodale, mais donner au pays, par des institutions administratives dont l’énumération n’appartient pas à mon sujet, le bienfait de l’unité ; il a dû le doter de cette centralisation, -qu’on me pardonne un mot trop moderne, — combattue si violemment aujourd’hui, susceptible sans doute d’être renfermée dans des bornes plus étroites, mais dont l’anéantissement serait la ruine totale, le coup de grace de la France. Qu’on ne s’y trompe pas : dans l’affreux guet-apens dont nous avons failli périr victimes, c’est l’administration, c’est l’organisation intérieure, c’est la centralisation, c’est l’unité enfin qui nous ont sauvés… provisoirement.

Richelieu a donc été un organisateur monarchique et non un destructeur révolutionnaire. Il est vrai qu’on veut bien ajouter, en amnistiant ses intentions aux dépens de son génie, qu’il fut révolutionnaire à son insu. Franchement, pense-t-on qu’en fortifiant l’aristocratie, si cela lui avait été possible, il aurait prévenu la chute du trône ? Rien de plus courageux, rien de plus dévoué, rien de plus illustre que l’ancienne noblesse française. Elle a fait la carte de la France à la pointe de son épée et à la trace de son sang dont elle a versé le plus pur sur tous les champs de bataille de l’Europe et de l’Asie. Race militaire incomparable, ouverte à toutes les idées hautes et généreuses, facilement inclinée au goût des arts et à l’amour des lettres, adoucie et non amollie à leur contact ; reine de la langue souvent par l’énergie et la force, toujours par la grace, la facilité et l’agrément ; associée dans tous les temps, avec un entraînement trop naïf peut être ; mais désintéressé et, sincère, à ce progrès des idées, à ce renouvellement des institutions qui, après l’avoir prise pour auxiliaire, s’est plus d’une fois tourné contre elle ; fût-elle dépossédée, fût-elle réduite à n’être plus qu’un nom, une ombre, un souvenir, la noblesse française ne cesserait pas d’être un dès ornemens de la France. Bravoure, dévouement, culture de l’esprit, inspiration du cœur, voilà son glorieux et imprescriptible partage ; mais, de bonne foi, y a-t-elle jamais fait entrer le génie politique ? Et dans ces terribles cataclysmes où les trônes tombent moins sous une attaque matérielle que sous l’agression des idées, de quel secours aurait été son épée, cette héroïque épée de Ptolémais, de Marignan et de Fontenoy ?

Au surplus, personne ne peut triompher de cet aveu, arraché par la vérité. Si d’autres classes ont succédé à la noblesse, si à leur tour elles se sont emparées du pouvoir, combien de temps l’ont-elles gardé ? comment ont-elles su le défendre ? Sous ce rapport, la classe moyenne a-t-elle rien à reprocher à sa devancière ? Les cadets ont-ils été plus heureux que les aînés ? Rien moins encore ; mais passons,… Ne remuons pas des cendres mal éteintes… Convenons seulement qu’il n’y a jamais eu en France qu’une seule chose politique : la monarchie. Richelieu l’a affermie, et les Guise ont essayé de la détruire. Voilà pour l’ensemble du parallèle. Quant aux circonstances de détail, aux moyens accessoire à l’égard des protestans. En les persécutant, les Guise en ont fait un parti redoutable. Richelieu ne les a jamais persécutés et les a toujours contenus ; il a respecté l’édit de Nantes, même après avoir pris La Rochelle. Quand les ministres et les prédicans de cette ville vinrent lui faire leur soumission, il les accueillit le plus courtoisement du monde, et leur dit avec autant de modération que d’esprit : « Messieurs, je suis charmé de vous recevoir, non comme un corps d’ecclésiastiques, mais comme des gens de lettres dont j’estime le savoir et le talent. » Qu’on rapproche cette audience de La Rochelle des massacres de Vassy et d’Amboise, qu’on se fasse surtout cette simple question : Que nous ont donné les Guise ? La ligue. — Que nous a donné Richelieu ? Le siècle de Louis XIV. – On peut choisir.


II. – LES DERNIERS GUISE.

En 1605, la cour de France assistait paisiblement aux noces de Charles, duc de Guise, avec une princesse de Modène. « A peine quelques jours de réjouissances y avaient-ils été consacrés, que le nouvel époux se trouva impliqué dans une vive dispute de cour. Deux frères (de la maison de Bourbon), le prince de Conti et le comte de Soissons, se croisant en carrosses sur le chemin du Louvre, s’étaient querellés pour la préséance au point d’échanger un brutal et scandaleux défi. Guise chargé par la reine d’apaiser Conti, qui se montrait le plus intraitable, réussit promptement dans sa négociation. Les courtisans toutefois dénaturèrent le fait, et représentèrent les formes suivies par le prince lorrain en cette occasion comme une sorte de bravade à l’égard des princes du sang. « Deux partis se forment aussitôt, prêts à soutenir respectivement, dans une lutte imminente, le comte de Soissons et le duc de Guise, devenus adversaires. La reine impose les arrêts au dernier, contre lequel le connétable demande justice devant le conseil, et dont Sully justifie toute la conduite. Guise, sur les instances du maréchal de Bouillon et du duc d’Épernon, se montre disposé à faire transmettre des excuses au comte de Soissons. Celui-ci ne s’en contente pas toutefois ; il exige une démarche directe et personnelle. Pressé de recouvrer sa liberté, le prince lorrain est sur le point d’acquiescer à cette condition ; mais, en se rendant à l’hôtel de Soissons, il passe chez le duc de Mayenne, qui le dissuade de céder ainsi, et lui promet d’intervenir comme médiateur pour faire reconnaître son innocence, tout en ménageant la susceptibilité de leur maison. Effectivement, Mayenne prononce le lendemain, en présence de la reine, des paroles convenues d’avance : « Madame, dit-il au nom de son neveu, sur l’opinion que M. le conte de Soissons a eue que ce qui se passa mardy a donné quelque occasion de se plaindre de moy, je puis asseurer votre majesté que je n’ay eu nulle pensée ny intention de luy en donner subject, et serois très marry de l’avoir faict : au contraire, si je l’eusse rencontré, je lui eusse rendu l’honneur qui lui est deu, désirant demeurer son très humble serviteur. — Je suis bien aise de ce que vous me dites et en demeure fort contente. » répond la reine, et, après une telle déclaration personne n’ose plus se permettre de chercher à donner suite à cette fâcheuse affaire[18]. »

Voilà précisément la transition des grands Guise aux petits Guise ; après la tragédie, la petite pièce. Mayenne, le chef de la ligue, clot la première série et inaugure la seconde. Pendant un temps presque roi de France et bien réellement le roi de Paris, confiné maintenant dans sa voluptueuse et paisible retraite de Soissons, il substitue à ses orgueilleux travaux l’arrangement non moins laborieux, quoique plus humble, d’une simple question d’étiquette, et termine la vie d’un rebelle par l’obséquiosité d’un courtisan.

Dès ce moment les Guise disparaissent. De tout cet héritage de gloire, le fils du Balafré ne conserva guère que son épée. Il la tourna contre les Espagnols ; qu’il avait trop flattés peut-être pour avoir tout-à-fait bonne grace à les combattre. Comme l’habitude du pouvoir ne se perd pas facilement, forcée de renoncer à l’ambition, cette famille n’avait pas abdiqué l’audace ; elle avait de la peine à se soumettre à la loi. La violence, dont elle s’était fait une habitude, se fit jour, grace au relâchement de l’autorité légitime. Après la mort d’Henri IV, le duc Charles de Guise et le prince de Joinville, son frère, crurent encore retrouver les beaux jours des barricades et de la ligue. Il faut lire dans M. de Bouillé l’assassinat du baron de Lux par le chevalier de Guise, fils posthume du duc Henri ; ce récit est plein de vivacité et d’énergie. Des tentatives de cette espèce ne furent pas suffisamment réprimées. Le chef de la maison de Guise, enhardi par l’impunité, rêva le retour du passé, et se relança éperdument dans les folies de sa jeunesse ; mais Charles avait compté sans Richelieu. À peine s’était-il remis à courir les aventures, qu’il se sentit arrêté par une main de fer qui le saisit et le rejeta en Italie, où ce vieil étourdi, se croyant encore un chef de faction, mourut obscurément sans avoir pu faire lever un seul homme pour sa défense.

Je ne suivrai pas l’historien dans sa rapide énumération des princes lorrains : jusqu’au règne de Louis XIV. Il raconte avec d’intéressans détails cette expédition de Naples où, comme dans tout ce qu’ont fait les Guise, l’imagination, le courage et l’entrain se mêlent à la duplicité, à la ruse, et même, s’il faut le dire, à je ne sais quoi de méprisable et de bas qu’on retrouve dans le cardinal de Lorraine, dans le duc Henri, dans le duc de Mayenne, et dont Claude et François ont été seuls exempts. Sans doute on aime à voir ce brillant paladin, ce soi-disant héritier de la maison d’Anjou, entrant dans Naples pour réclamer la couronne un peu fantastique de ses ancêtres. Lorsqu’on se représente le duc de Guise apparaissant sur cette mer mythologique, dans une galère peinte et dorée, tel qu’un demi-dieu, un argonaute ; toute une population à moitié nue, comme une population antique, accourant à sa rencontre avec des cris de triomphe et de joie ; on cède volontiers à ce séduisant prestige, on s’associe à l’impression des contemporains, qui, voyant Condé et Guise réunis dans un carrousel, disaient : Voilà le héros de la fable auprès du héros de l’histoire ! Mais quand du rivage enchanté de la Mergellina on se transporte dans la cave hideuse, dans la caverne immonde du Torion del Carmine, qu’on y voit M. de Guise devenu le flatteur de Gennaro Annese, étendu entre ce sale démagogue de carrefour et sa repoussante femelle sur un grabat autour duquel s’amoncèlent les meubles précieux, les écrins ruisselant de diamans et de perles, les ciselés, les amas d’or et d’argent, enlevés aux palais et aux églises ; lorsqu’on voit enfin ce gentilhomme, ce prince, ce poursuivant de couronnes dormant chez un receleur au milieu d’objets volés, le dégoût l’emporte sur tout autre sentiment. La chute morale des Guise fut cependant retardée quelque temps. Le fameux cadet à la perle se fit à la vérité le recors de Jules Mazarin et le guichetier du grand Condé ; mais il avait pris les îles Sainte-Marguerite, il avait gagné des batailles. Sous la fronde, le duc d’Elbeuf, seul rejeton de la maison de Lorraine en France, issu d’un septième fils de Claude, essaya de conduire la guerre civile à la mode de ses ancêtres, et fut bientôt forcé de résigner le commandement. Les aventures de Marie de Rohan ; duchesse de Chevreuse, jetèrent aussi un intérêt romanesque sur la postérité des Guise, qui jouèrent encore un diminutif de rôle militaire et politique, après ces lueurs mourantes, il n’y a plus que la décadence, disons plus, la dégradation ; elle est même portée à un point qu’on ne saurait dire. Le nom du chevalier de Lorraine, empoisonneur douteux de Madame, mais favori authentique de Monsieur, doit être prononcé sans commentaire et seulement par une observation scrupuleuse de l’exactitude chronologique. Ici nous rétrogradons de la renaissance française à l’antiquité romaine ; nous allons de Rabelais à Pétrone.

Dans la galerie des Guise, les portraits succédaient désormais aux tableaux. Saint Simon s’y est surpassé ; les Lorrains deviennent ses victimes privilégiées. Quelle énergie, quelle verve comique, quelle bile amère et colorée ! Quelle suite de caractères pris en flagrant délit dans cette famille si nombreuse, si accréditée, si élégantes, l’ornement, mais aussi le fléau de la cour de Louis XIV, par ses insolences, par ses vices, par cette avidité d’argent qui, dans les descendans dégénéré des Guise, avait succédé à des convoitises non moins coupables, mais plus héroïques ! Quels portraits que. M. le Grand, le comte d’Armagnac, grand écuyer, et le comte de Marsan, son frère, « l’homme de la cour le plus prostitué à la faveur, gorgé des dépouilles de l’église, des femmes, de la veuve et de l’orphelines enragé de malefaim par une paralysie sur le gosier, qui, lui laissant la tête dans toute sa liberté et toutes les parties du corps parfaitement saines, l’empêcha d’avaler ! Il fut plus de deux mois dans ce tourment, jusqu’à ce qu’enfin une seule goutte ne pût plus passer sans que cela l’empêchât de parler. Il faisait manger devant lui ses gens, et sentait tout ce qu’on leur donnait avec une faim désespérée. Le comte de Marsan mourut en cet état, qui frappa tout le monde, si fort instruit des rapines dont il avait vécu. Il semble que dans un tel état d’abâtardissement, d’abjection, les Guise n’eussent plus conservé le moindre vestige de leur ancienne puissance. Non-seulement ils avaient perdu toute dignité morale, mais, malgré la magnificence de quelques-uns d’entre eux, fondée sur ce qu’on appelait alors les graces du roi, ils ne jouissaient d’aucune indépendance de fortune, à ce point que plusieurs d’entre eux étaient réduits à la pauvreté.

Certes, on ne devait plus rien attendre de redoutable de ceux qui furent autrefois les Guise ; cependant ils faisaient encore illusion aux autres et à eux-mêmes. Il leur échappait du moins d’étranges boutades. Voici la plus singulière de toutes celles que raconte Saint Simon : « Le sang de Lorraine, si ce n’est par force, ne fut jamais pour aimer la cour, et moins pour s’attacher au sang de Bourbon. Cela me fait souvenir d’une brutalité qui échappa à M. le Grand, et qui par cela même montre le fond de l’ame. Il jouait au lansquenet dans le salon de Marly avec Monseigneur, et il était très gros et très méchant joueur. Je ne sais par quelle occasion de compliment Mme la grande-duchesse de Toscane (fille de Gaston, duc d’Orléans) y était venue. Le hasard fit qu’elle coupait M. le Grand et qu’elle lui donna un coupe-gorge. Lui aussitôt donna un coup de poing sur la table, et, se baissant dessus, s’écria tout haut : « La maudite maison ! nous sera-t-elle funeste ? » La grande duchesse rougit, sourit et se tut. Monseigneur et tout ce qui y était, hommes et femmes, à la table et autour, l’entendirent clairement. Le grand écuyer se releva le nez de dessus la table, regarda toute la compagnie toujours bouffant. »

Et le roi, que fit-il ? — Le roi se prit à rire.

C’est du moins ce qui est probable, mais M. de Saint-Simon n’est pas homme à en faire autant ; il prend la chose au sérieux. Pour lui, l’hôtel de Guise sous Louis XIV est toujours l’hôtel de Guise sous Henri III, et un prince de Vaudemont, fils naturel de Charles IV, duc de Lorraine, personnage fort célèbre autrefois, fort oublié aujourd’hui, contre lequel il s’acharne avec un redoublement de fureur, lui semble un Mayenne ou un Balafré. Il voit de nouvelles barricades dans l’affaire de la chaise à dos. C’était en effet une terrible entreprise ; on y reconnaissait la noire malice de « ces louveteaux que le cardinal d’Ossat a si bien dépeints dans ses admirables lettres. ». Vaudemont, ce ligueur de l’OEil-de-Boeuf, avait des jambes très mauvaises et très courtes ; il s’était avisé de s’asseoir sur une chaise dans le salon de Marly ; de là grande rumeur des ducs et de M. de Saint-Simon, plus duc que pas un. Le roi fit changer la chaise en tabouret exhaussé et appuyé. Alors M. de Saint-Simon entonna un hymne de louange, et s’écria : « D’un rang supérieur, Vaudemont est réduit enfin au rang de cul-de-jatte ! »

Il y eut une autre circonstance bien plus importante encore où l’audace des guisards s’étala dans toute son horreur et mit toute la cour en émoi, du moins à ce que prétend toujours Saint-Simon, très suspect en pareille matière. On avait toujours cru que la cour de Louis XIV était un lieu assez discipliné ; qu’à part la galanterie, il y régnait peu de désordre, et qu’il n’y en avait aucun surtout qui prît sa source dans la politique. On s’est trompé. Les seize y étaient revenus avec les Guise. L’audace de la maison de Lorraine n’avait plus de bornes ; partout, à la communion du roi, à la cérémonie de l’ordre, au grand et au petit coucher, les princes lorrains les princesses lorraines s’efforçaient de prendre le pas sur les duchesses et les ducs. Enfin les choses en étaient arrivées a ce point que subrepticement d’abord, à l’aide d’une dame d’honneur « . basse, de fort peu d’esprit, et qui laissait tout entreprendre, ». les princesses prirent le pas sur les duchesses et quêtèrent avant ces dames à la chapelle ! Un tel attentat faillit remettre le feu aux quatre coins du royaume, comme au temps du massacre de Vassy ou des états de Blois. Heureusement M. de Saint-Simon était là pour sauver la France. Il se conduisit en héros ; il devint le Coligny de cette guerre civile. À la vérité, il n’était pas question de livrer bataille, mais simplement d’aller se plaindre au roi. Aucun des ducs n’osa s’y hasarder, ou ne voulut se donner le ridicule d’une telle ambassade. M. de Saint-Simon se dévoua ; il comparut seul devant l’antre du lion, c’est-à-dire à la porte du cabinet de Louis XIV, ce qui dans le fond n’était guère moins imposant. Le lion se tenait bénignement dans l’embrasure d’une fenêtre. Il avait l’oreille un peu dure et se baissa pour mieux entendre le solliciteur, probablement un peu tremblant, quoiqu’il assure le contraire ; puis sa majesté releva la tête d’un air gracieux comme pour dire : « C’est fort bien, il n’y a pas de mal à cela. »

Grace à l’héroïsme de M. de Saint-Sirnon, la chose se passa à merveille pour les ducs. Les princesses, pirouettant à.leur tour, — furent forcées de reprendre la gauche et même de demander pardon aux duchesses ; mais, comme il est difficile de garder quelque mesure dans le succès, le champion de la pairie ne triompha pas modestement. Il se mit à parler en toute liberté sur les Lorrains, sur leur ambition, sur leurs entreprises ; il affronta M. le Grand en personne, passant, repassant d’un air fier devant lui, le regardant du haut en bas, le narguaut, le toisant, ce qui devait faire un étrange spectacle, car M. de Saint-Simon n’était ni un Goliath ni un Antinoüs ; « ma figure, dit-il lui-même quelque part, n’était pas avantageuse. » On sait par tradition qu’enseveli dans sa perruque, il était quelquefois obligé de l’ôter, parce que sa tête fumait naturellement ; — ce qui ne l’empêche pas d’être l’un des plus grands écrivains de la langue française, presque un Tacite, et bien certainement un Labruyère ample et naturel, par conséquent bien supérieur à Labruyère, ce dont personne ne se doutait et M. de Saint-Simon moins que personne. Son orgueil n’était pas là.

Il serait curieux, mais trop long, de reproduire les portraits des femmes de la maison de Lorraine tracés par l’immortel auteur des Mémoires. Tout s’y trouve, depuis la grace la plus attrayante jusqu’à la plus sanglante caricature, depuis l’Albane jusqu’à Callot, car cet écrivain sans le savoir assortit toutes les couleurs, prend tous les accens, possède tous les tons. Cette galerie s’ouvre par Mlle d’Alençon (Élisabeth.d’Orleans). Petite file de France, issue en ligne directe d’Henri IV, elle avait daigné épouser le dernier duc de Guise, alliance bien plus éclatante que toutes celles des ancêtres de ce prince, mais qu’il fit, on va voir, à quel prix « M. de Guise n’eut qu’un pliant devant madame sa femme. Tous les jours, à dîner ; il lui donnait, sa serviette, et dès qu’elle l’avait déployée, M. de Guise debout, Mme de Guise dans un fauteuil, elle ordonnait qu’on lui apportât un couvert qui était toujours prêt au buffet. Ce couvert se mettait au bout de la table, puis elle disait à M. de Guise de s’y mettre, et il s’y mettait. Tout le reste était observé avec la même exactitude, et cela recommençait tous les jours sans que le rang de la femme baissât en rien, ni que, par ce grand mariage ; le rang de M. de Guise en ait augmenté de quoi que ce soit. Il mourut de la petite vérole à Paris en juillet 1671, et ne laissa qu’un seul fils qui ne vécut pas cinq ans, et qui mourut à Paris en août 1675. Mme de Guise en fut affligée jusqu’à en avoir oublié son Pater. » Ainsi finit la branche aînée, la grande branche de la maison de Guise[19], après avoir été représentée pendant quelque temps par une vieille princesse qui n’avait jamais, été mariée, du moins publiquement, car on croit que Mlle de Guise avait épousé en secret Claude de Bourdeilles ; comte de Montrésor, célèbre par ses mémoires ; mais la branche d’Elbeuf-Harcourt-Armagnac restait encore pour fournir, des modèles à l’inimitable pinceau de Saint-Simon, plus brillant, plus éclatant, plus vrai que ne le furent jamais les peintres ses contemporains et ses émules : les Mignard, les Rigaud et les Largillière.

Voici d’abord Mme de Lillebone. « Elle logeait avec toute sa famille à l’hôtel de Mayenne, ce temple des guerres civiles. Les Lorrains y avaient consacré le cabinet dit de la ligue, sans y avoir rien changé, par la vénération, pour ne pas dire le culte d’un lieu où s’étaient tenus les plus secrets et les plus intimes conseils de la ligue, dont la vue continuelle entretenait leurs regrets et en ranimait l’esprit. » Puis viennent les deux filles de cette princesse, Mlle de Lillebone et Mme d’Epinay. « elles étaient toutes deux fort grandes et fort bien faites ; mais à qui avait du nez, l’odeur de la ligue leur sortait par les pores. » C’est ensuite la comtesse d’Armagnac (Catherine de Villeroy), la femme de M. le Grand, « si imposante sans rouge, sans rubans, sans dentelles, sans or, ni argent, ni aucune sorte d’ajustement, vêtue en noir ou de gris en tout temps, en habit troussé comme une espèce de sage-femme, une cornette ronde, ses cheveux couchés sans poudre ni frisure, un collet de taffetas noir et une petite coiffe courte, et plate, chez elle comme chez le roi ; qui, de sa vie, n’a donné la main ni un fauteuil chez elle à pas une femme de qualité. Tout occupée de son domestique, également avare et magnifique, elle menait son mari comme elle voulait, et traitait ses enfans comme des nègres, excepté ses filles, dont la beauté l’avait apprivoisée… » Pourquoi faut-il que de ces peintures énergiques, ou gracieuses, Saint-Simon, passe quelquefois à tout ce que le mépris et la haine peuvent inspirer de plus noir ? Le portrait de la princesse d’Harcourt (Françoise de Brancas) semble écrit sous la dictée des Furies. Il n’a guère été plus indulgent pour la plus intéressante de ces filles des Guise, pour l’infortunée Suzanne de Lorraine, duchesse de Mantoue, morte à la fleur de l’âge, et dont la courte vie offre comme un résumé de tout ce qu’une existence brillante et heureuse en apparence peut renfermer d’amertume cachée et de sécrètes douleurs.

Louis XIV alors était arrivé à ce déclin de sa fortune si sévèrement jugé par la génération suivante, si imposant encore aux yeux des contemporains. Malgré tous ses malheurs, il n’avait pas cessé d’être pour eux non-seulement le roi de France, mais le roi. Son nom restait toujours le plus grand dans l’Europe conjurée contre lui ; ce soleil n’était pas assez éclipsé pour qu’on n’essayât pas encore de se réchauffer à son crépuscule. Une des preuves les plus manifestes du prestige conservé par Louis XIV dans ses dernières années, c’est l’empressement avec lequel plusieurs petits souverains, et notamment quelques princes d’Italie, se mettaient sous sa protection. Ils recherchaient son alliance, non dans sa famille (leurs prétentions ne s’élevaient pas si haut), mais dans sa cour, autour de son trône, dans les rangs intermédiaires entre Le sang royal et la haute noblesse française, quelquefois dans cette noblesse elle-même. Ils demandaient une femme au roi, à la seule condition qu’elle fût de son choix. Parmi ces quêteurs de mariage se trouvait à la cour de Versailles, un duc de Mantoue, de la maison de Gonzague. Il adressa sa requête à Louis XIV, qui l’agréa, et voulut lui faire épouser une jeune veuve de grande naissance, la duchesse de Lesdiguières, fille du maréchal de Duras. Celle-ci refusa net M. de Mantoue, tout souverain qu’il était. Jamais les Françaises n’ont aimé à s’expatrier ; d’ailleurs, le refus de Mme de Lesdiguières s’expliquait facilement par la réputation du duc. Sans être déjà vieux, il était usé par la débauche ; avec les impôts dont il écrasait son petit pays, il entretenait un sérail asiatique. En outre, sa première femme venait de mourir d’une manière assez brusque, et ceux qui en parlaient le plus favorablement pour ce prince, assuraient qu’elle était morte de chagrin.

Les Lorrains, à l’affût de toutes les occasions, résolurent de profiter de ce qu’ils appelaient sans doute la folie de Mme de Lesdiguières. Une des princesses de la maison de Guise, la duchesse d’Elbeuf (Françoise de Navailles), avait alors une fille à marier. Mme d’Elbeuf était une femme brusque, ignorante[20] et grossièrement ambitieuse. Bien différente de sa mère, la jeune Suzanne était douée d’un caractère très doux, et, si l’on en juge par ses portraits, d’un extérieur séduisant. Ce n’était pas une de ces figures à la Mignard, dont la coquetterie semble l’expression naturelle, mais, ce qui est rare au XVIIe siècle, une beauté mélancolique et touchante. Sa mère, tous ses parens lui proposèrent le duc de Mantoue, ou plutôt lui signifièrent l’ordre de l’épouser. À cette nouvelle, elle frémit. L’horrible réputation de Gonzague se présenta à son esprit : elle essaya de refuser à son tour. Alors toute la maison de Lorraine se mit après Mlle d’Elbeuf, et vainquit sa résistance. Suzanne obéit. Un seul espoir lui restait. Louis XIV avait été contraire à ce mariage ; peut-être ne lui déplaisait-il que par la vieille raison d’état, qui s’opposait aux alliances des Guise dans les cours étrangères ; peut-être aussi et c’est le plus probable, le roi, avait-il reçu l’aveu des répugnances de Mlle d’Elbeuf. De tout temps, Louis XIV avait aimé les confidences. Quoique désintéressé par la dévotion et par l’âge, il accueillait encore volontiers les belles affligées. Il ne les consolait plus ; il les écoutait toujours. Cependant l’opposition royale ne tarda pas à être levée par les intrigues et les instances des Lorrains. Pour assurer, pour hâter le mariage projeté ils n’épargnèrent rien : ils se servirent de tous les moyens, selon l’usage constant de leur maison. À la vérité, le temps pressait ; le péril était imminent. D’autres amours avaient fait oublier à M. de Mantoue sa belle fiancée. Léger, inconstant, peu curieux de sa parole, le duc avait quitté Paris, ne songeant plus qu’il devait s’y marier dans quelques jours. Mlle d’Elbeuf se croyait sauvée ; mais voilà qu’au mépris de toute pudeur sa mère et sa tante la traînent sur les pas du fugitif. Elles courent après lui sur la route d’Italie, de poste en poste, de relai en relai. Enfin elles le rattrapent à Nevers, dans une hôtellerie. Là on lui rappelle sa promesse : il refuse d’abord, il répond qu’il ne sait ce qu’on lui veut ; enfin la mémoire lui revient, et alors commence une de ces scènes que Saint-Simon a seul le droit de raconter : « Aussitôt le consentement arraché, Mme Elbeuf et Mme de Pompadour, sa sœur, font monter l’aumônier de l’équipage du duc, qui le maria dans le moment. Dès que cela fut fait, tout ce qui était dans la chambre sortit pour laisser les mariés en liberté, quoi que pût dire et faire M. de Mantoue pour les retenir. Mme de pompadour se tint en dehors, sur le degré, à écouter près de la porte. Elle n’entendit qu’une conversation fort modeste et fort embarrassée, sans que les mariés s’approchassent l’un de l’autre. Elle demeura quelque temps de la sorte ; mais, jugeant enfin qu’il ne s’en pouvait espérer rien de mieux, et qu’à tout événement ce tête à tête serait susceptible de toutes les interprétations qu’on lui voudrait donner, elle céda aux cris que de temps en temps le duc de Mantoue faisait pour rappeler la compagnie. Mme de Pompadour appela sa soeur. Elles rentrèrent, et tout fut dit. »

Il était facile de prévoir les suites d’un tel mariage, et la malheureuse Suzanne ne les avait que trop pressenties. Bientôt sa situation devint intolérable. Exaspéré de la violence qu’il avait subie, le lâche duc de Mantoue s’en prit à celle qui en avait été la victime. Il l’accabla des plus mauvais traitemens, se plut à la rendre témoin de déportemens effrénés, la sacrifia à d’indignes rivales, l’entoura d’espions et de calomniateurs. Menacée dans sa réputation, même dans sa vie, sur le point d’être enfermée pour le reste de ses jours et d’en voir abréger le terme par quelque crime, la, duchesse de Mantoue parvint à tromper la surveillance de ses ennemis. N’ayant plus de recours que dans la pitié du roi, elle écrivit en secret à Mme de Maintenon qui l’avait vue naître et qui lavait aimée dès son enfance. Au nom de ces souvenirs, elle supplia Mme de Maintenon de l’aider à fuir, pour se soustraire au déshonneur et à la mort. « Quelque violent que soit mon état, écrivait-elle, quelque hardie que soit ma résolution, m’étant sacrifiée comme une victime à l’obéissance de mes parens, j’espère que la Providence, qui m’a conduite ici malgré mes répugnances et mes pressentimens, m’aidera à m’en tirer de manière à être plainte sans être condamnée. J’espère encore de la bonté du roi et de la vôtre, madame, tout le secret que requiert une affaire aussi délicate. Que personne, au nom de Dieu, ne puisse la pénétrer, pas même madame ma mère[21] ! »

La duchesse de Mantoue parvint à tromper la vigilance de ses surveillans : elle réussit à s’échapper et se réfugia dans un couvent de Lorraine, à Pont-à-Mousson ; elle n’y resta pas long-temps. Atteinte d’une maladie de poitrine avancée par le chagrin, elle obtint un logement dans le château de Vincennes. « Ce fut, dit M. de Saint-Simon, sous prétexte de prendre du lait et l’air de la campagne. » Ainsi dans ce lieu d’intrigues et de préséances, des grandes et petites entrées, du tabouret et du bougeoir, dans cette atmosphère où Saint-Simon s’était asphyxié, l’air des champs, l’ombrage des bois, le parfum des fleurs, la paix, le repos, l’éclat du jour, le calme du soir, tout ce qui pouvait assoupir un cœur blessé, rafraîchir une poitrine embrasée, ranimer une jeune femme mourante, tout cela n’était ni un besoin, ni un plaisir, ni un bonheur :… c’était un prétexte. — Malheureusement une mère pensait comme un ennemi. Au lieu d’entourer Suzanne de soins affectueux, ses parens ne songèrent qu’à exploiter au profit de leur orgueil sa grandeur si chèrement achetée. Ils la forcèrent à jouer le rôle de souveraine ; ils en revendiquèrent pour elle toutes les prérogatives ; ils en inventèrent même de chimériques. On n’entendait parler que des prétentions de Mme de Mantoue ; elle refusait la main à telle princesse, elle faisait reculer le carrosse de telle duchesse. À la fin, elle fut brouillée avec toutes les personnes que le respect de ses malheurs et le charme de ses manières avaient attirées en foule auprès d’elle. Profondément soumise à sa mère, à sa famille, elle n’eut pas la force de s’opposer à leurs entreprises, mais elle en sentit vivement le danger ; elle demanda des conseils à Mme de Maintenon ; elle invoqua son appui. « Je suis jeune, lui écrivait-elle, par conséquent sans expérience ; j’ai besoin d’être conduite ; j’ai besoin de votre amitié. » Personne ne prenait pitié d’elle ; elle était méconnue, calomniée ; on lui attribuait des torts qui n’étaient pas les siens. Bientôt on l’accabla de ridicules ; son imperturbable douceur fut taxée de fadeur ou de fausseté[22]. Tout le monde l’abandonna.

Que firent alors ses indignes parens ? La bonne compagnie éclipsée, ils se rabattirent sur la mauvaise, et la cupidité l’emportant sur l’orgueil même, car cette maison si opulente ne vivait plus guère que des bienfaits de la cour, ils attirèrent des aventuriers, des joueurs ; le château de Vincennes devint un brelan public. Jeune, vertueuse, irréprochable, Mme de Mantoue tomba dans le mépris. Enfin la mort vint mettre un terme à un opprobre si peu mérité. La fatigue, les veilles anéantirent ses forces défaillantes ; son mal de poitrine devint incurable. En vain on eut recours aux charlatans, aux empiriques : la duchesse de Mantoue expira à la suite d’une longue et cruelle maladie qu’elle avait supportée avec une piété, avec une résignation, une patience qui arrachent un mot de tardive sympathie à l’indifférence, à la sécheresse de Mme de Maintenon elle-même. « La pauvre Mme de Mantoue se meurt, avait-elle mandé à Mme des Ursins ; je la plains moins que Mme sa mère. Toute notre cour est en parfaite santé. »

Ainsi finit cette jeune femme. Elle emporta peut-être dans la tombe un tendre et douloureux secret, qui semble palpiter sous l’âpre et dur langage de Saint-Simon… Suzanne de Lorraine, duchesse de Mantoue, mourut avant d’avoir accompli sa vingt-quatrième année.

Dans le XVIIIe siècle, la destinée des princes de la maison de Lorraine fut moins dramatique. À la veille de la révolution, leur existence s’écoula facile et légère, comme celle de toute l’aristocratie française, dont ils ne songeaient plus à se séparer. La manie de trôner leur avait passé ; ils n’avaient alors d’autre ambition que de vivre agréablement à Versailles ou à Montjeu. Le nom de ce château, situé près d’Autun, se rattache aux souvenirs de la jeunesse de Voltaire. Il y habita quelque temps. Protégé de la maison de Lorraine, il en devint à son tour le protecteur. Ce fut Voltaire qui eut l’idée de marier la fille du prince de Guise à Richelieu, son ami. Il conduisit cette négociation avec toute la patience, toute l’exactitude d’un homme d’affaires[23]. En outre, il prêta au nécessiteux Lorrain de l’argent qui ne lui fut jamais rendu ; aussi prit-il avec tous ces Guise dégénérés un ton de familiarité dont le duc Francois et le Balafré lui-même, tout populaire qu’il était, n’auraient pas laissé de se montrer un peu surpris. Voltaire outrepassait, il faut en convenir, les droits d’un officieux négociateur de mariage et ceux d’un créancier bénévole. Conçoit-on, par exemple, qu’il ait osé adresser les vers suivans à la duchesse de Richelieu, à la propre fille du prince de Guise ?

Plus mon œil étonné vous suit et vous observe,
Et plus vous ravissez mes esprits éperdus ;
Avec les yeux noirs de Vénus,
Vous avez l’esprit de Minerve…
Mais Minerve et Vénus ont reçu des avis,
Il faut bien que je vous en donne,
Ne parlez désormais de vous qu’à vos amis,
Et de votre père à personne[24] !

On pouvait parler de Mme de Richelieu à tout le monde. Sa réputation fut toujours intacte ; mais il n’en était pas tout-à-fait ainsi de la duchesse de Bouillon, sa soeur. Selon quelques critiques, elle fut la rivale d’Adrienne Lecouvreur. M. Scribe, d’après les Mémoires du temps[25], a attribué cette anecdote très hasardée à la princesse de Bouillon-Sobieska, belle-fille de Mlle de Lorraine. Leur cousin, le prince de Lixtieim, périt dans un duel avec le duc de Richelieu, qui ne lui paraissait pas d’assez bonne maison pour être devenu son parent. Il s’en expliqua très haut, et le duc ne trouva pas d’autre moyen de le désabuser que de le tuer sur les glacis de Philipsbourg. La veuve de M. de Lixheim a été célèbre sous un autre nom ; c’est cette gracieuse maréchale de Mirepoix qui inspira à Montesquieu les seuls vers passables que ce grand écrivain ait faits de sa vie. En général, à cette époque, la branche de la maison de Lorraine établie en France ne fut guère soutenue que par les femmes. Mme de Marsan, gouvernante des enfans de France, qui a donné son nom à l’un des pavillons du château des Tuileries, jouissait d’une grande considération ; c’était presque une femme politique. Son salon était le centre du parti opposé au duc de Choiseul. L’alliance autrichienne y fut sévèrement blâmée ; on y jugeait sans indulgence Marie-Antoinette. Les sarcasmes dirigés du pavillon Marsan sur la jeune dauphine donnèrent le signal et l’exemple des traits lancés plus tard contre la reine. Une autre princesse de Lorraine, Julie-Bretagne de Rohan-Guéménee, comtesse de Brionne, fut très célèbre par sa beauté, et nous avons tous vu sa belle-fille, la princesse de Vaudemont (Mlle de Montmorency), conserver dans notre société déclassée et troublée l’image et la tradition d’un temps où la vie du monde avait été portée à sa perfection. La politesse, la dignité, l’air parfaitement grande dame ne nuisaient pas dans Mlle de Vaudemont à la simplicité du caractère et au naturel de l’esprit. Aussi Rivarol l’avait-il comparée à « la nature elle-même quelquefois âpre, souvent belle et toujours bienfaisante. »

Au nom de Mme de Brionne se rattache le souvenir de la dernière victoire de la maison de Guise. L’archiduchesse Marie-Antoinette venait d’épouser M. le dauphin. Selon l’usage, un bal paré faisait partie du programme des fêtes de la cour. Le bruit se répandit tout à coup que Mlle de Lorraine, la fille de la comtesse de Brionne, et son fils le prince de Lambesc danseraient immédiatement après les princes et les princesses du sang. Cette faveur, disait-on, avait été sollicitée par l’impératrice Marie-Thérèse elle-même, ce qui n’est guère vraisemblable. Quoi qu’il en soit, toute la noblesse, haute, médiocre ou inférieure, ancienne ou nouvelle, la pairie en tête, frémit et se leva comme un seul homme. Il fut résolu qu’un mémoire serait sur-le-champ porté au roi par l’évêque de Noyon, pair ecclésiastique. Ce mémoire était conçu dans les termes les plus pathétiques ; les justes alarmes des grands du royaume y étaient dépeintes avec une vive énergie. Les supplians invoquaient en leur faveur tous les souvenirs de l’histoire à partir de François Ier : on peut bien penser que les Guise et la ligue n’y étaient pas oubliés. Le roi suspendit sa décision quatre jours : qu’on juge de l’attente publique pendant ce délai ! Enfin Louis XV fit une réponse évasive ; il en appela à la fidélité, à la soumission, à l’attachement, et même, selon ses propres expressions, à l’amitié de sa noblesse. Malgré cet appel, le pouvoir royal faillit essuyer un échec. Pendant toute la matinée qui précéda le bal, les dames nommées pour le menuet affectèrent de traverser la galerie de Versailles en chenille. Le roi se fâcha tout de bon ; il parvint enfin à se faire obéir, à la vérité, au moyen d’un mezzo termine. Mlle de Brionne dansa immédiatement après les princesses du sang ; mais son frère, M. de Lambesc, n’eut son menuet qu’après Mme de Laval ; menée par M. le comte d’Artois. Heureux temps où c’étaient là des affaires d’état !

Ce même prince de Lambesc, connu à Vienne sous le nom du prince Charles de Lorraine, y est mort, il y a peu d’années, le dernier de sa race, au service de cette branche aînée de sa maison, que les Guise avaient protégée, qu’ils avaient même dédaignée quelquefois, et qui, sans déloyauté, sans intrigues, simplement par le cours des événemens, était montée à ce faîte de grandeur où ses orgueilleux cadets avaient vainement essayé de parvenir.

Ainsi finit de nos jours dans l’oubli et dans l’ombre la postérité de « ces guerriers héroïques, de ces politiques audacieux et profonds, champions intéressés de la foi, défenseurs et tour à tour compétiteurs de trônes, derniers représentans, sinon de la féodalité, du moins d’une aristocratie énergique et menaçante. » Leur historien ; qui les avait si bien caractérisés en commençant, a achevé son entreprise avec une persévérance et un talent couronnés par le plus légitime succès. Quoiqu’il y eût une difficulté réelle à détacher la biographie des ducs de Guise du fond commun des annales de la France, à les séparer en quelque sorte de l’ensemble des événemens auxquels ils ont pris tant de part, le marquis de Bouillé a surmonté cet obstacle, presque toujours avec bonheur. Il a donné à notre littérature une monographie importante qui lui manquait, et on lui saura gré d’avoir raconté noblement les anales d’un temps mémorable où, parmi tant d’autres personnages consacrés par l’histoire, ses ancêtres avaient vaillamment combattu.


ALEXIS DE SAINT-PRIEST.

  1. Transportée avec son tombeau de Pont-à-Mousson aux cordeliers de Nanci.
  2. …Malo
    Malo venusinam quam te, Cornelia mater
    Gracchorum, si cum magnis virtutibus affers
    Grande supercilium et numeros in dote triumphos. (Juvénal, sat. VI).

  3. Brantôme, Claude de Guise.
  4. Monumens inédits de l’Histoire du Tiers-État, introduction, p. XC ; Paris, 1850.
  5. M. Mignet, De l’Établissement de la Réforme à Genève. (Mémoires historiques, tome II.) - M. Thierry, Moumens inédits de l’Histoire du Tiers-État, introduction.
  6. Davila, Guerre civili di Francia, lib. I.
  7. François II était le neveu, à la mode de Bretagne, du roi de Navarre par Jeanne d’Albret, femme d’Antoine de Bourbon et fille de Marguerite de Valois, par conséquent propre nièce de François Ier.
  8. Ce fut Henri IV et surtout le cardinal de Richelieu qui mirent un terme à l’étrange jurisprudence, qui avait cours principalement en Espagne, par laquelle l’assassinat était assimilé à une exécution juridique, lorsqu’il était directement ordonné par le souverain. Cela avait même passé en théorie (voyez Antonio Perez, par M. Mignet). Les exemples en sont nombreux : le cardinal Martinuzzius avait été assassiné par l’ordre de l’empereur Ferdinand Ier, Rincon et Frégose par celui de Charles-Quint, Escovedo celui de Philippe II. La grande ame de Henri IV répugnait à de telles résolutions, comme il l’écrit à Sully (Œconomies royales édition Petitot, t. VII, p. 432). Ils ne voulurent pas les appliquer à Conchine et à la Léonora sa femme, accusés d’exciter contre lui la reine Marie de Médicis ; mais après lui ce même Conchine fut assassiné en pleine rue en vertu de ces mêmes principes et on lit à ce propos de bien curieux détails dans les Mémoires de Jean de Caumont, marquis de Montpouillan. À partir de Richelieu, on ne voit plus trace de rien de pareil. La monarchie absolue s’épurait en s’affermissant.
  9. « Consiglio… fingendo la regina piutosto di recevere che di dare…” Davila, Guerre civili di Francia, lib. II.
  10. Brantôme, Christine de Danemark.
  11. Voyez l’excellente biographie de L’Hôpital par M. Villemain.
  12. Vigor, Serm. t. II, p. 25 (1587).
  13. Thuani, t. X, l. IV.
  14. Il Contestabile di Momoransi… sprezzava l’ossequio de’ forestieri. – Davila, lib. I.
  15. Histoire des Ducs de Guise, t. 11, p. 117.
  16. M. Mignet, Journal des Savans, n° de janvier 1850. Ces articles si remarquables sont le premier jet d’une Histoire de Marie Stuart attendue avec une vive et juste impatience, et que M. Mignet va publier incessamment.
  17. M. le duc Pasquier, Introduction aux Institutes de Justinien, par Étienne Pasquier, Paris, 1847.
  18. Hiloire des Ducs de Guise, t. IV.
  19. Après avoir passé par la grande Mademoiselle aux ducs du Maine et de Penthièvre, leur héritage échut à la maison d’Orléans ; de là les noms d’Aumale, de Joinville, d’Eu, de Penthièvre, portés par les princes de la branche cadette de la maison de Bourbon, et le nom même de duc de Guise donné à un enfant de M. le duc d’Aumale qui mourut presque en naissant, peu de temps avant la révolution de février.
  20. « J’ai trouvé Mme d’Eleuf toujours à l’agonie, et il est étonnant qu’elle vive encore ; je l’ai vue dans une grande résignation pour la vie ou pour la mort, mais la même brusquerie que vous lui connaissez en pleine santé ; elle répond à ceux qui lui parlent de Dieu comme elle grondait ses laquais ; en voici un trait. Elle se comparait à Job ; le curé, lui dit : « Il y a de la différence en ce que vous avez eu la consolation de recevoir Notre-Seigneur. » Elle lui répondit : « Et pourquoi diable le bonhomme job n’a-t-il pas reçu l’extrême-onction ? Je ne trouve pas cela bien. » Mettez à cela son ton. Elle en dit beaucoup de même force. » (Lettres de Maintenon, t. VII, Amsterdam, 1757.)
  21. Lettres de madame de Maintenon, t. VII, 130.
  22. Mme de Maintenon à la princesse des Ursins, t. Ier des Lettres, p. 453.
  23. Correspondance, édition Renouard, t. XLVI, p. 362.
  24. Voyez aussi les jolis vers qui commencent par Guise des plus beaux dons l’assemblage céleste, et vous possédez fort inutilement ; mais surtout l’épître charmante : Un prêtre, un oui, trois mots Latins.
  25. Entr’autres le Journal de l’avocat Barbier, publié par la Société de l’histoire de France.