LES
GUEUX DE MER

IV.[1]
PLUTOT TURCS QUE PAPISTES.


I.

Ce ne sont pas seulement les marins de 1830 qui ne reconnaîtraient plus aujourd’hui notre flotte ; ceux de 1866, s’ils voyaient les profondes modifications que le court intervalle d’un quart de siècle a pu produire dans les engins de destruction, dans les installations intérieures, dans la stratégie navale, ne se montreraient peut-être pas beaucoup moins étonnés. La science nous a, par un étrange détour, ramenés aux temps où les armes de jet cédaient encore le pas à l’éperon brutal et au brûlot. Les combats de mer s’en trouveront singulièrement simplifiés ; on n’en peut dire autant du rôle des arsenaux. Nous ne verrons plus des flottes de bannis promener en tous lieux le drapeau de princes sans état. Les gueux de mer et l’intrépide amiral de Charles Ier le fameux prince Rupert, n’avaient besoin ni d’ateliers de réparation pour leurs machines, ni de dépôts de charbon pour leurs chaudières. La guerre en 1649, aussi bien qu’en 1568, en était restée aux procédés primitifs qui l’avaient, pendant des milliers d’années, rendue si facile. Sur terre on savait la faire avec des piques, sur mer avec des barques.

Quiconque avait quelque démêlé avec la justice, quiconque se voyait en butte aux poursuites de ses créanciers, allait grossir les rangs des mécontens qu’effrayaient les persécutions du duc d’Albe. Lorsque Louis de Nassau eut, par la mesure prise le 1er juillet 1568, légitimé en quelque sorte la piraterie[2], ce ne furent pas seulement des criminels et des débiteurs insolvables qui accoururent, ce furent des patriotes dont le frère d’Orange venait de rassurer tout à coup les consciences timorées.

Pour Albe, les lettres de marque de Louis de Nassau ne changeaient rien à la situation. Albe ne se demanda pas un instant si les commissions délivrées aux commandans rebelles émanaient d’un prince indépendant, d’un chef qui, par sa principauté d’Orange, ne relevait en aucune façon de l’autorité du roi d’Espagne et se trouvait par conséquent investi de toutes les prérogatives attribuées par la loi du jour aux princes souverains : les gueux de mer restèrent à ses yeux des rebelles et des pirates. Ils n’obtinrent de lui, chaque fois que leur mauvaise fortune les mit en son pouvoir, d’autre merci que la potence au lieu du bûcher. Les puissances neutres ne se montrèrent guère plus tolérantes. Seulement ce n’était pas la rébellion ou la course illégale qu’elles prétendaient punir : elles s’en prenaient uniquement aux excès dont leurs riverains et leurs vaisseaux marchands avaient à se plaindre. Quand les magistrats de Hambourg firent pendre Jan Broeck, un des gueux de mer les plus réputés pour son audace, ils n’avouaient nullement l’intention de contester les droits du prince d’Orange ou de consacrer ceux du roi d’Espagne ; ils voulaient venger leurs propres griefs comme le duc d’Albe vengeait la majesté outragée de son maître.

A peine pourvus de leurs lettres de marque, Didier Sonoy et Henri Thomasz[3] reçurent l’ordre de Louis de Nassau d’attaquer la flotte de Boshuizen. L’armée d’Albe n’avait pas encore paru, la fortune semblait favoriser les rebelles : les habitans d’Emden prêtèrent leur concours aux gueux de mer. Ils aidèrent Sonoy, Thomasz et Gérard Sébastien, flibustier de Gorcum, à s’emparer, devant leur ville même, d’un vaisseau de Groningue du port de 200 tonneaux [4]. La population de Delfzijl ne montra pas moins de complaisance. Elle livra ses vaisseaux, ses chaloupes de pêche. Louis les fit armer par ses capitaines et les envoya rejoindre Jan Abels. Le valeureux transfuge se préparait, avec trois autres commandans, à exécuter contre Boshuizen une attaque en règle.

Le 7 juillet 1568, les gueux de mer se portèrent à toutes voiles vers la flotte ennemie. Boshuizen fit un instant mine de vouloir soutenir le choc sans broncher. A l’approche des gueux cependant, on le vit lever l’ancre et battre en retraite. Boshuizen connaissait l’impétuosité de ses adversaires, leur habitude d’engager le combat corps à corps ; il se souciait peu de se laisser aborder, et prit chasse dans le dessein d’attirer en pleine mer ces chétifs navires, d’un tonnage bien inférieur à celui de ses vaisseaux. Malheureusement pour lui, le vent tomba et les vaisseaux commencèrent à dériver au gré de la marée. Il fallut de nouveau jeter l’ancre. Sonoy et Gérard Sébastien profitèrent de la dispersion des vaisseaux de Boshuizen pour en capturer quatre. Ils capturèrent également deux hourques marchandes.

Satisfait de cet avantage, Sonoy, qui exerçait le commandement en chef, se hâta de revenir devant Delfzijl. Il apportait la nouvelle d’une victoire : il trouvait à Delfzijl les symptômes avant-coureurs d’un prochain désastre. Albe approchait rapidement ; Louis de Nassau venait de lever le siège de Groningue et se tenait sur la défensive, déjà retranché à Jemmingen[5]. Les vaisseaux des gueux, si faible que fût leur tirant d’eau, ne pouvaient suivre l’armée du comte jusque-là. Sonoy dut se borner à expédier au comte quelques provisions dans les scutes[6] et dans les bateaux ramassés à Delfzijl. Jan Broeck, — ce Jan Broeck destiné à un sort si funeste, — Et Ellert Hop, se chargèrent de la mission. Ce furent eux qui sauvèrent, comme nous l’avons raconté dans la première partie de ce travail, les débris de l’armée du comte Louis et le comte lui-même.

Après le triomphe si éclatant et si complet du duc d’Albe, qu’allaient devenir les vaisseaux de Sonoy ? Le bailli d’Emden, Unico Manninga, offrait de les recevoir dans le port qui tant de fois les avait abrités ; il promettait même à Sonoy une énergique protection. Les menaces d’Albe transformèrent brusquement ces dispositions bienveillantes. Les vaisseaux capturés furent placés sous séquestre, et les fonds provenant des navires de commerce mis à rançon par les gueux furent confisqués, « en dédommagement, » prétendit le bailli d’Emden, « du préjudice causé par les équipages rebelles au gardien des balises de l’embouchure de l’Ems. »

L’adversité ne rencontre pas d’amis, et ce n’est pas seulement chez les Turcs qu’on « apprend à raser sur la tête de l’orphelin. » Sonoy et ses capitaines durent se trouver trop heureux d’échapper aux rigueurs de la prison.

Emden était donc pour le moment fermé aux gueux. Il ne leur restait plus pour refuge que la mer, les ports anglais et La Rochelle. Leur flotte cependant, loin de diminuer, croissait toujours : l’armée du comte Louis s’était chargée, en se dispersant, de lui procurer des recrues. C’est alors qu’on vit se présenter à bord des vaisseaux qui portaient le suprême espoir de la pairie, le frère et le fils de Jan Abels, — Tamme et Fokke Abels, Homme Hottinga, jadis capitaine d’une compagnie de soldats sous le comte Louis, avec ses deux fils Duco et Taco, Jelte Eelsma, Hero Hotiinga, Douwe Glins, Wijbe Sjoerds, et, quelque temps après, Willem van Blois de Treslong, habitant de la Brille.

Les gueux de mer, exclus du port d’Emden, ne renoncèrent pas pour cela aux pillages qui les faisaient vivre. Ils n’avaient plus de point d’appui sur la côte : ils se rabattirent sur les îles dont le faible tirant d’eau de leurs vaisseaux leur ménageait l’accès. Ils établirent un double dépôt de vivres, de butin et de prisonniers sur Ter-Schelling et sur Ameland[7]. De là, ils négociaient l’échange contre rançon des captifs qu’il leur semblait profitable d’épargner. Le temps des irruptions normandes était revenu. On voyait constamment rôder le long du littoral de la Frise et des côtes de la Hollande du nord des barques suspectes qui occupaient les passes du Zuyderzée, et s’aventuraient même souvent à jeter leurs équipages à terre. Entraînés par l’ardeur de la rapine, aiguillonnés par la haine des moines, ces aventuriers intrépides poussaient leurs incursions au loin dans la campagne, et allaient dévaster avec une férocité inouïe les cloîtres et les églises. « Fokke Abels, » — Le fils de Jan Abels, — écrivait, à cette époque, Jean Carolus d’Anvers, fiscal du conseil de la Frise, « est bien jeune encore ; il dépasse cependant déjà en cruauté la rage inhumaine des Turcs. Il la dépasse de plusieurs « parasanges. » Jamais dans ses orgies il n’emploie que les saints calices remplis de bière ou de vin jusqu’au bord. Il a fait clouer un riche tabernacle en tête du grand mat de son vaisseau. « Voyez, dit-il aux prêtres qu’il a fait prisonniers, ce très saint coffret. Si haut que vous le placiez dans votre vénération, vous ne le placez pas encore aussi haut que les gueux. » Puis il oblige les malheureux prêtres à revêtir leurs vêtemens d’officians et, sous menace de mort, prêt à les percer de l’épée ou à les faire jeter à la mer, il les contraint d’accomplir toutes les cérémonies qui accompagnent la célébration de la messe. »

Fokke Abels trouvait des émules. « Moi, capitaine Egbert Wybrantsen, » écrivait aux religieux du cloître d’Hemmelum, près de Stavoren, le commandant d’un des vaisseaux des gueux, « je vous fais savoir que si vous ne m’avez pas, avant quatorze jours, envoyé la somme de six mille écus pour la rançon de votre supérieur, je le ferai pendre, ne dût-il plus rester abbé vivant au monde. » Les religieux s’exécutèrent. Ils firent bien, car le capitaine Wybrantsen aurait sans hésiter accompli sa menace.

Pendant ce temps la flotte de Boshuizen, faute d’argent pour acheter des munitions et des vivres, pour opérer de nouvelles levées de matelots, demeurait forcément inactive à Dokkum[8], et assistait dans une impuissance douloureuse aux exploits répétés des forbans. Albe, nous l’avons dit, ne recevait aucun secours d’Espagne. Les Maures de Grenade venaient de se soulever : l’attention de Philippe II se trouvait forcément détournée des Pays-Bas. Il ne lui arrivait d’ailleurs de ces provinces lointaines que des nouvelles rassurantes : Albe se croyait entièrement maître de l’insurrection ; il le répétait dans toutes les dépêches qu’il adressait de Bruxelles à son maître[9]. Ce n’étaient pas quelques pirateries qui pouvaient le troubler dans son triomphe. Ces désordres l’indignaient : ils ne l’alarmaient pas. Très peu de capitaines, même parmi les plus illustres, ont compris la puissance de la marine, le parti qu’on en peut tirer, le mal qu’on en doit craindre.

Les tempêtes de l’hiver et les glaces du Zuyderzée vinrent pourtant mettre un frein aux déprédations des gueux de mer : Boshuizen désarma sa flotte ; les bannis se replièrent vers l’embouchure de l’Ems. Le prince d’Orange s’était vu contraint de licencier son armée, et une foule de soldats sans ouvrage encombraient la ville d’Emden. Soutenus par les sympathies des habitans, ils y étaient en quelque sorte les maîtres. Les gueux n’avaient plus rien à craindre du bailli ; ils reparurent effrontément dans le port d’où on les avait chassés. Au printemps de l’année 1569, les côtes de la Hollande septentrionale reçurent de nouveau leur visite.

Orange avouait maintenant à la face de l’Europe ces compromettans auxiliaires. Il leur envoya, dans l’espoir de les modérer, ses meilleurs capitaines, des capitaines appartenant à la première noblesse des Pays-Bas. Adrien van Zwieten, Lancelot de Brederode, Albert d’Egmont, Frédéric et Guillaume van Dorp, le baron bourguignon de Montfalcon, Guillaume d’Imbize, gentilhomme gantois, Nicolas Ruychaver, Adrien Menninck, Dirk van Bremen et maint autre allèrent tenir compagnie à Sonoy, à Thomasz, à Jan Abels. Les guerres civiles ne connaissent pas cette division jalouse du travail qui partage les armées en marins et en soldats. Les mêmes personnages font campagne sur terre ou sur mer, suivant que l’occasion s’en présente.

Pour prix de sa condescendance envers cette force irrégulière qu’il voulait relever aux yeux mêmes des élémens si divers qui la composaient, Orange s’était réservé le droit de nommer l’amiral auquel il conférait le soin d’introduire dans la flotte une certaine unité. Son choix tomba sur un très vaillant homme de guerre, sur Adrien de Berghes, seigneur de Dolhain. Cet amiral, — le premier qui ait arboré au grand mât, en vertu d’une commission régulière, l’étendard de l’insurrection, — paraît avoir échangé sans trop de regret la vie des camps pour la vie bien plus rude encore du corsaire. Malheureusement pour Orange, la comptabilité de Dolhain laissa, dès le début, beaucoup à désirer. Orange attendait des gueux moins des victoires éclatantes que des victoires fructueuses. Tourmenté, comme tous les généraux de cette période troublée, du besoin d’argent, sachant qu’avec de l’argent il recruterait facilement des armées, il abandonnait à l’amiral, pour la part personnelle dont il n’entendait pas le priver, le dixième du butin. Tel était l’avantage universellement attaché à la fonction. Des neuf parts restantes, Orange s’attribuait expressément le tiers. Les deux autres tiers seraient partagés entre les équipages et les capitaines, à la charge pour les capitaines de payer la solde et les vivres. Les premiers débats entre Orange et Dolhain naquirent de cet arrangement.

Au mois d’octobre 1569, la bataille de Montcontour portait un coup funeste à la cause des réformés. Trois jours avant cette bataille, le prince d’Orange avait quitté la France pour rentrer en Allemagne, son refuge accoutumé. A peine remis de l’émotion que dut lui faire éprouver la défaite de ses alliés naturels, Orange s’empressa de dépêcher auprès de Dolhain un de ses officiers les plus actifs, Jean Basius. L’amiral venait précisément d’arrêter, au mois de septembre, à l’entrée de la Vlie, une des passes qui donnent accès dans le Zuyderzée, deux flottes marchandes arrivant de la Baltique ; l’une de soixante vaisseaux, l’autre de quarante. Ces flottes étaient en majeure partie composées de bâtimens neutres. Un tel mépris du droit des nations ne témoignait que trop du profond dédain que rencontraient les instructions réitérées du prince. Orange s’était cru en droit d’interdire rigoureusement aux gueux de mer a de rien entreprendre contre les villes, les places fortifiées, les vaisseaux des habitans de l’Allemagne, de l’Angleterre, du Danemark, de la Suède, de la France, de tous les pays en un mot qui avaient cru à la parole de Dieu. » Quant aux autres puissances, — Espagne, Écosse, Italie, Portugal, — Orange ne s’en occupait pas. S’il y a eu des croisades contre les musulmans, on voit qu’il n’en a pas manqué non plus contre les catholiques. Le catholicisme s’est trouvé dans les Pays-Bas en état de légitime défense. Je suis loin d’excuser la férocité avec laquelle il s’est défendu, je tiens seulement à constater qu’il n’a pas été attaqué avec des gants de velours. Lui aussi, on l’a mis hors la loi, non pas seulement parce qu’il persécutait, mais parce qu’il « ne croyait pas à la parole de Dieu. » Toutes les sectes ont du fanatisme, de la superstition et d’odieuses violences à leur charge. Je préfère cependant la pire de ces communions chrétiennes au matérialisme.

Pour prendre son parti de l’infraction de ses ordres et du discrédit où les excès des gueux pouvaient jeter la cause dont il se déclarait le chef, Orange aurait eu besoin que son délégué lui rapportât au moins quelque fruit des scandaleuses captures qu’une indulgence poussée jusqu’à la faiblesse tolérait. Basius n’eut, au contraire, à transmettre à son prince qu’une réclamation du seigneur de Dolhain. Ce brave gentilhomme du Hainaut, loin de se reconnaître débiteur de Guillaume, se posait en créancier. Il revendiquait avec énergie le remboursement de cinq mille écus « avancés par lui, » disait-il, « pour l’entretien de la flotte. » Il se démettait d’ailleurs de son commandement, et le laissait, jusqu’à décision contraire du prince, aux mains de son frère Louis de Berghes. Malade, il allait partir pour Cologne. Quand il aurait rétabli sa santé, ce ne serait pas à bord de son vaisseau qu’il reviendrait : il irait chercher en Angleterre « un repos qu’il croyait avoir bien gagné. »

Comprend-on bien maintenant toutes les difficultés de la tâche assumée par Orange ? Ce taciturne n’est pas mon héros. Toutes mes sympathies vont à celui qu’après Albe et Requesens Philippe II enverra le combattre, à celui qu’un savant professeur de Louvain appelait, il y a quelques mois, « un héros belge[10], » et que j’appellerai, moi, le dernier des chevaliers chrétiens : elles vont sans hésiter au vainqueur de Lépante, à l’aimable et honnête don Juan d’Autriche. Je ne saurais cependant refuser sans une criante injustice à Guillaume d’Orange le titre de grand homme et de libérateur de la patrie.

Dès qu’on sort des voies régulières, il faut s’armer de patience. « Le meilleur architecte, a dit un grand souverain à qui la fortune ne devait épargner aucune épreuve, ne peut bâtir qu’avec les matériaux qu’il a sous la main. » Ces matériaux ne sont pas toujours ceux que l’architecte se serait complu à employer. Orange eût préféré, sans doute, affranchir les Pays-Bas avec d’autres outils que ceux qui lui étaient offerts par la rigueur des temps : il accepta les instrumens que la Providence lui envoyait, les yeux sur son but, qui était assurément très noble, l’âme cuirassée contre les déceptions. La réponse de Dolhain le blessait profondément. Il dissimula néanmoins son déplaisir, seulement quand Dolhain mit le pied sur le sol britannique, les griefs d’Orange l’y avaient devancé. Dolhain fut arrêté et conduit en prison par ordre de la reine Elisabeth. Pour en sortir, il lui fallut donner une apparence de satisfaction à Basius, car ce collecteur des deniers réclamés au nom de la cause nationale avait suivi l’amiral récalcitrant à travers la Manche.

Basius était autorisé à offrir à Dolhain, non pas la confirmation de son brevet d’amiral, mais le commandement d’une division de deux ou trois vaisseaux. Dolhain refusa une faveur qui eût mal dissimulé sa disgrâce. Ni sur mer ni dans la compagnie des gueux, il ne se sentait à sa place. On peut, en effet, mettre en doute que ce valeureux seigneur ait jamais possédé la force d’âme qui lui aurait été si nécessaire pour dominer une troupe irrégulière peu disposée à échanger le frein des lois pour le joug volontaire de la discipline. Trop compromis pour pouvoir jamais espérer le pardon du duc d’Albe, Dolhain reprit le harnais de guerre, sur le terrain où, dès l’enfance, il était habitué à le porter. La mort d’un soldat l’attendait dans une de ces journées sanglantes qui n’ont plus même de nom ; elle a préservé sa mémoire compromise et permis à l’histoire, par une juste appréciation des difficultés contre lesquelles le premier amiral des gueux eut à lutter, de ranger l’administrateur négligent, l’homme de mer peu capable, au nombre des héros que la patrie reconnaissante honore encore aujourd’hui.


II.

La destitution de Dolhain laissait de nouveau les gueux de mer sans chef. L’ivrognerie et le désordre firent à bord de leurs vaisseaux de tels progrès qu’on put craindre un instant que la flotte d’Orange ne vînt à se dissoudre. Les ports amis qui les accueillaient encore, ceux d’Angleterre, aussi bien que ceux de France, ne s’ouvraient plus qu’à regret à ces équipages dont la turbulence devenait un fléau pour les villes qu’ils envahissaient. La population même des Pays-Bas cessait de leur être sympathique. Partout où ils apparaissaient dans leurs irruptions soudaines, on souhaitait ardemment leur départ, on ne songeait qu’à se mettre en garde contre leur retour. Les villes néerlandaises avaient longtemps souffert des allures arrogantes et brutales des soldats espagnols. — C’était là une des principales causes de la révolution. — On se voyait aujourd’hui obligé de reconnaître que les soldats espagnols valaient encore mieux que les gueux de mer. Exposées aux désastreuses visites des pirates, presque toutes les villes marchandes sollicitaient maintenant, dans l’intérêt de leur sécurité, l’envoi de ces garnisons dont elles demandaient jadis avec tant d’insistance l’éloignement. Il y avait là un moment précieux qu’Albe aurait dû saisir pour en finir une fois pour toutes avec la piraterie. Le cours des choses en eût probablement été changé. Albe se laissa distraire par d’autres soins qui lui semblèrent, sans doute, plus pressans. Un de ses lieutenans, Gaspar Robles, seigneur de Billy, gouverneur de la Frise, apprécia mieux la situation.

Au retour du printemps, les gueux avaient menacé Delfzijl[11] : Robles les contraignit de se retirer. Les gueux se rejetèrent sur le Dollard[12], saccagèrent tout le pays environnant et allèrent déposer leur butin sur les îles d’Ameland et de Ter-Schelling. Nous avons dit plus haut que, chassés d’Emden, ils s’étaient rendus maîtres de ces deux clés de l’Fins et du Zuyderzée. Sur Ameland, ils occupaient le château qu’y avait bâti un-gentilhomme frison, Pierre de Kamminga ; sur Ter-Schelhng, ils avaient détruit l’habitation du comte d’Aremberg, emmené prisonniers le bailli et le pasteur.

Robles cependant faisait partout et autant que possible bonne garde sur la côte. Plus d’une fois, les gueux, descendus à terre, trouvèrent, au retour de leurs expéditions, la retraite coupée. Mais ce n’était pas assez, pensa-t-il, de punir ces ravages ; mieux vaudrait encore les prévenir. Au printemps de l’année 1570, il jeta ses soldats sur Ameland et sur Ter-Schelling. Les gueux ne s’attendaient pas à cette attaque. Ils furent surpris, égorgés, et Robles rentra en possession des îlots sablonneux qu’Albe avait négligé de mettre en état de défense. Là périt un jeune et vaillant gentilhomme qui avait été des premiers à signer la ligue des nobles. Pibo Harda s’était chargé de la défense d’Ameland : il s’acquitta de son mandat jusqu’au martyre.

Pour nous, pour l’étranger, ces hauts faits sont des hauts faits inconnus, ces noms de héros sont des noms obscurs. Il n’est guère de Hollandais, en revanche, qui ne les connaissent. Les Hollandais sont un peuple sérieux ; nous les rencontrerons toujours profondément respectueux de leur histoire. Ils la lisent, si j’osais employer cette expression, à la loupe. J’admire trop un patriotisme que nous devrions bien imiter pour ne pas m’efforcer de ne point provoquer par quelque erreur involontaire ses critiques. La tâche m’a paru quelquefois, je l’avouerai sans honte, singulièrement laborieuse. Pouvais-je cependant me flatter de comprendre les Tromp et les Ruyter, sans avoir fait connaissance avec leurs ancêtres ? Il n’y a vraiment pas, suivant moi, d’histoire instructive et féconde, si l’on ne prend cette histoire à son origine, si l’on ne peut, en un mot, passer constamment sans lacune du connu à l’inconnu. Telle est la préoccupation qui m’a fait, sans que j’en eusse pour ainsi dire conscience, remonter insensiblement au déluge, qui me ramène, après le siège de La Rochelle[13], aux premières campagnes des gueux de mer et qui ne me permettra d’arriver à Duquesne et à Tourville qu’après avoir passé par les grands amiraux anglais et hollandais appelés à se disputer la suprématie navale dans la Manche de l’année 1652 à l’année 1672.

Aussitôt après la prise d’Ameland et de Ter-Schelling, le centre des opérations fut transporté par Robles, de Delfzijl sur l’Ems, à Harlingen sur la rive frisonne du Zuyderzée. En face d’Harlingen s’ouvrait, entre Ter-Schelling et Vlieland, la grande passe de la Vlie. Dans cette passe, les gueux continuaient de se tenir embusqués : Robles expédia contre eux cinq de ses plus gros vaisseaux.

Les gueux de mer, en ce moment, faisaient flèche de tout bois ; leurs plus gros vaisseaux venaient de La Rochelle, quelques-uns leur étaient fournis par les défections qui tendaient, grâce aux nouvelles exigences du duc d’Albe, à se multiplier. Un de ces vaisseaux transfuges, le vaisseau la Cloche, de 230 tonneaux, semblait un colosse au milieu de la flottille de Myrmidons qu’il était venu joindre. Avant l’arrivée de la Cloche, c’était un navire de 120 tonneaux qui tenait dans la flotte rebelle le premier rang. Le reste se composait de bâtimens marchands capturés, de flibots, de yachts, de kromstevens[14], tous navires de 40 à 60 tonneaux, de bateaux de pêche, d’esquifs plus chétifs et plus misérables encore, — quelque chose, en un mot, comme la flottille qu’on voit, aux jours d’été, sortir chaque matin des jetées de Trouville. Les lieux, les balandres, les caravelles de Zélande, n’avaient pas encore pris place dans la flotte commissionnée par Orange. Lorsqu’en 1571 Blois de Treslong fera, au prix de 6,000 florins, l’acquisition d’un navire de 180 tonneaux, armé de seize pièces de fonte verte, les gueux de mer accueilleront ce renfort avec autant de joie et d’orgueil qu’en montreront soixante-sept ans plus tard les capitaines de l’archevêque de Sourdis, le jour où le vaisseau la Couronne, ce chef-d’œuvre de construction dont la charpente devait absorber toute une forêt de la duchesse de Rohan, rallia l’escadre du roi Louis XIII devant Guétarie[15]. Le bon combat, le combat de la liberté, fut soutenu, au début, dans les Pays-Bas, par des coques de noix et par des flibustiers, — je n’oserais pas dire par des voleurs de grand chemin.

Les vaisseaux de Robles approchaient rapidement. Au moment où l’action va s’engager, la tempête éclate. L’escadre espagnole, la flottille des rebelles, se trouvent du même coup dispersées. L’ouragan les mêle, les confond à leur insu. Un vaisseau espagnol rencontre à l’improviste deux navires qu’il ne tarde pas à reconnaître pour navires ennemis. Le vent s’est apaisé, la mer est redevenue plate. On peut de nouveau se battre. Confiant dans sa masse, l’Espagnol va droit aux gueux. Un des deux navires qu’il prétend attaquer ne portait pas de canons. Celui-là prend la fuite. L’autre avait à la fois à son bord deux canons et un certain nombre de mousquetaires. Il épargne à l’Espagnol la moitié du chemin. Rude combat où chacun des deux adversaires apporte la même énergie ! Le capitaine de Robles commence à regretter la rencontre. Il laisse entrevoir à son équipage l’intention de ne pas prolonger davantage la lutte. Voilà près de quatre heures qu’il échange sans profit des boulets. L’équipage se montra en cette occasion plus acharné que son capitaine. « À l’abordage ! à l’abordage ! crient de toutes parts les matelots, ou nous vous jetons à la mer ! — Vous le voulez, répond le commandant indigné ; vous le voulez ! levais donc accrocher ce vaisseau hollandais. Que le diable maintenant, si l’envie lui en prend, nous sépare ! » Les grappins sont jetés, les deux navires s’accostent et font corps. Je laisse à penser la furie avec laquelle ces haineux ennemis s’efforcent de se joindre ; une fois aux prises, cherchent à se terrasser. Les gueux de mer avaient pour capitaine un rude compagnon du nom de Spierings. Longtemps, très longtemps, Spierings tint les Espagnols en échec. Son vaisseau finit cependant par être envahi. Terrible mésaventure pour un homme qui combat la corde au cou ! « Tue-moi ! » dit le corsaire à un de ses soldats. Le soldat ne se le fait pas dire deux fois. Il passe son épée à travers le corps du capitaine et se jette ensuite à la mer.

Quelle merci pouvait-on attendre d’un ennemi à qui on n’eût assurément pas songé à en faire soi-même ? Les gueux que le flot n’engloutit point furent en majeure partie massacrés. Les Espagnols mirent pourtant de côté quelques prisonniers ; il fallait bien donner un certain éclat à la rentrée triomphale qu’on préparait. Le pont du vaisseau investi était jonché de morts. Les têtes furent coupées et salées à la façon turque, on lança les troncs par dessus le bord. Revenus au port, les soldats de Robles prirent avec leurs sanglans trophées la route de Groningue. Les gueux ouvraient la marche. On leur avait laissé les mains libres pour qu’ils pussent porter, non point des corbeilles de fleurs à la façon des canéphores antiques, mais les têtes de leurs camarades. Ils défilèrent ainsi, entre deux haies de spectateurs terrifiés, et allèrent déposer les hideuses offrandes aux pieds de Robles. On les conduisit ensuite à la geôle. Quelques jours plus tard, les portes de la prison se rouvraient et les gueux, déjà brisés par de cruelles tortures, allaient à la potence recevoir le châtiment suprême.

Vous trouverez, sans doute, ces procédés atroces. Notez bien que nous sommes ici en plein XVIe siècle, et rappelez-vous avec quelle ardeur sauvage catholiques et huguenots se faisaient, à la même époque, la guerre dans notre belle et malheureuse France. Ce qui nous fait frémir étonnait à peine nos ancêtres. Ne vous fiez pas trop, d’ailleurs, aux progrès si vantés de notre civilisation. Le monde a peut-être connu, dans les profondeurs des siècles préhistoriques, des périodes où la vie humaine avait droit à autant de respect que nous nous faisons gloire de lui en accorder aujourd’hui. Puis brusquement, par un choc imprévu, l’âge d’or a fait place à l’âge de fer. Il a fallu des milliers d’années pour lui donner le temps de renaître. La main de Caïn, par une fatalité inhérente en quelque sorte à notre nature, reste toujours levée sur Abel. On ne saurait présumer à l’avance jusqu’à quel degré de barbarie la guerre pourrait, de représailles en représailles, ramener des peuples qui croient avoir abjuré à jamais les horreurs des temps passés. La réplique aux assauts des torpilleurs provoquerait très probablement des rigueurs près desquelles les combats sans pitié dont le récit fait passer dans nos veines un secret frisson, n’apparaîtraient plus que comme le légitime exercice des droits du belligérant. Qu’on y songe pendant qu’il en est temps encore. L’empereur Napoléon Ier entrevit le remède en 1812 ; d’accord avec les États-Unis, il ne craignit pas de le proposer[16]. Je n’en connais point d’autre que celui qu’il indiqua. Le cannibalisme nous guette, hâtons-nous, croyez-moi, de conjurer le fléau et, sans perdre une minute, déclarons dans un congrès solennel « la neutralisation sur mer de la propriété privée. »

Pas de grâce ! Tel était le mot d’ordre des hostilités dont l’année 1568 donna le signal. Les rencontres sur terre et sur mer devenaient plus impitoyables de jour en jour ; les cœurs encore accessibles à la compassion peu à peu s’endurcissaient. Les égards que l’antique chevalerie ne refusait pas au courage malheureux, la clémence vers laquelle certains esprits inclinaient au début, passaient maintenant d’un aveu à peu près unanime pour des faiblesses. Au mois de mai 1570, les gueux de mer entrèrent de vive force à Hindeloopen, petite ville de la Frise située près de Workum. Le butin fut considérable ; les sanctuaires des églises en fournirent la majeure partie. La rage dévastatrice des gueux prenait surtout plaisir à s’exercer aux dépens du clergé. Quelques jours plus tard, le maire de Dongeradeel était, près de Holwert[17], enlevé de nuit dans son lit. La terreur devenait générale. Aucun noble, aucun habitant de la Frise, se sentant soupçonné d’être partisan de l’Espagne, n’osait plus séjourner hors des villes.

Outre ces incursions venues de la mer, il fallait encore craindre les attaques des troupes de brigands affiliés aux pirates. Les gueux des bois écumaient la campagne, pendant que les gueux de mer écumaient l’océan germanique et les fleuves. A la tête des audacieux malfaiteurs, figurait le jeune noble frison dont nous reproduisions, au début de cette étude, les prédictions sinistres[18]. Comblé par la nature de ses dons les plus séduisans, Hartman Gauma n’était pas ne pour piller des villages et pour dévaliser des couvens. Le malheur des temps l’avait chassé de sa patrie ; il séjournait d’ordinaire à Emden. Ses complices sur l’autre rive de l’Ems étaient nombreux. Il apparaissait subitement et disparaissait de même. En vain Robles mettait-il chaque jour, avec un redoublement de promesses, sa tête à prix. Personne en Frise ne se sentait le courage ou la volonté de le trahir. Ni tortures, ni potences, ni bûchers, n’arrachaient aux suspects qu’on parvenait à saisir le secret des retraites successives où Gauma trouvait à se réfugier. Brûlait-on un de ces asiles, la maison de Sixte Janszoon, par exemple, dans le village d’Oldeborn[19], aussitôt le Mané, thècel, pharès du festin de Balthazar brillait en vers latins sur les ruines fumantes du repaire favori des gueux. Bientôt, il n’y eut qu’un cri dans les campagnes dévastées pour réclamer la protection des vaisseaux du roi. Puisque le duc d’Albe prétendait avoir raffermi d’un bout des Pays-Bas à l’autre l’autorité de Philippe II, c’était bien le moins qu’il songeât enfin à rendre la sécurité aux provinces maritimes et qu’il consacrât à ce soin une partie des ressources arrachées à un peuple appauvri.

Comment s’expliquer qu’Albe ait pu continuer de rester sourd à ces plaintes réitérées, à ces doléances de jour en jour plus vives ? La confiance d’Albe dans la pacification des Pays-Bas était moins complète que son attitude et son langage auraient pu le faire croire. Le prudent gouverneur tenait à garder ses forces et ses fonds pour faire face à un retour offensif, toujours à prévoir, toujours imminent, du prince d’Orange. Le soulèvement des Maures dans le massif des montagnes de Grenade n’était pas encore apaisé : ne pouvait-on craindre que le sultan Sélim ne vînt quelque jour en aide à ces persécutés auxquels, des côtes d’Afrique, les corsaires barbaresques tendaient déjà la main, qu’il n’expédiât enfin sa flotte sur les côtes de l’Andalousie, au lieu de l’employer à refouler les galères de Venise au fond de l’Adriatique ? Ce n’était pas, on en conviendra, pour Philippe II ainsi menacé, le moment d’envoyer ses vaisseaux dans les mers du Nord. « Les Maures, écrivait le prince d’Orange, nous donnent, par la grâce de Dieu, un bon exemple. Si un peuple de rien, un troupeau de brebis, peut entreprendre de lutter contre la puissance du roi d’Espagne, que ne doit-on attendre du courage d’un peuple vaillant et fort, entouré de toutes parts, comme le sont les Néerlandais, de voisins prêts à l’assister ? » L’indifférence affectée par Albe au sujet des ravages dont l’écho ne cessait d’arriver à ses oreilles avait donc probablement pour cause un souci plus grave et plus impérieux encore. L’heure, en tout cas, semblait passée où un léger effort pouvait étouffer la marine naissante qui prêtait déjà un si vigoureux concours à l’insurrection. Albe prit la seule mesure qu’il jugea, dans cette situation critique, à sa portée : il envoya ses pleins pouvoirs à Robles.

Le vaillant stathouder ne perdit pas une minute pour justifier la confiance que le vieux duc de fer mettait en lui. Il fit sur-le-champ appel aux contributions volontaires des habitans qui le pressaient de les protéger. Malheureusement ces mêmes habitans, si empressés à solliciter son appui, ne savaient pas résister aux excitations secrètes des émissaires d’Orange. Ils auraient voulu être à la fois patriotes et tranquilles. N’est-ce pas le spectacle qu’en tout temps et en tout pays a offert, au grand détriment de la paix publique, une bourgeoisie frondeuse ? « Ils chantent, disait Mazarin, ils paieront. » Il eût été plus vrai, peut-être, de dire : « Ils chantent : prenons garde ! » Le peuple, à lui seul, ne fait pas de révolutions ; il n’est propre qu’à faire des émeutes. Toutes les chutes de gouvernement sont venues des chambres de rhétorique : n’est-il pas juste que les chanteurs aient leur part dans les calamités qu’ils provoquent ?

Le prince Guillaume faisait quêter de tous côtés pour la cause de Dieu. Pierre Adrien van der Werf a un nom célèbre dans l’histoire des Pays-Bas. De concert avec le ministre protestant Jurriaan Epeszoon, il récoltait d’abondantes aumônes. Son éloquence entraînante savait arracher aux plus hésitans et aux plus timides des libéralités qu’il fallait quelquefois payer de sa tête. La situation présentait donc cette anomalie singulière d’esprits favorables au fond à la cause de la réforme, assez irrités cependant contre les gueux de mer pour se prêter, sans trop de mauvais vouloir, à des exigences qui auraient du moins pour effet d’éloigner des côtes néerlandaises ces défenseurs irréguliers de la patrie. Les réquisitions des agens du fisc rencontrèrent ainsi moins de résistance qu’on n’eût pu le craindre, et Robles se trouva bientôt en mesure d’augmenter dans une proportion notable ses armemens.

Le plus grand secours lui vint d’Amsterdam. Cette ville marchande, tout occupée de ses opérations commerciales, n’avait pas encore pris parti pour la révolte. Elle ne communiquait avec l’océan germanique que par le Zuyderzée : il était naturel qu’elle s’indignât de voir les passes de cette mer intérieure constamment assiégées par les vaisseaux des gueux. Semblable blocus devait la conduire à une ruine totale, s’il n’avait même bientôt pour résultat de l’affamer. Puisque le gouvernement de la régence demeurait impuissant, la noble cité se défendrait elle-même. Ses magistrats réclamèrent et obtinrent à cet effet, sans trop de peine, le concours des autres villes de la Hollande. Douze vaisseaux d’Amsterdam se portèrent, sous les ordres de Boshuizen, à l’embouchure de l’Ems ; d’autres vaisseaux, équipés à Hoorn et à Enkhuysen, furent placés sous le commandement du bourgmestre de Hoorn, Jan Simonsz Roi. Gouda, Delft, Dordrecht, promirent de leur côté d’entretenir sur les fleuves des barques armées de canons et de soldats, pour y garantir la sûreté des transports. Albe eût voulu donner quelque consistance à ces flottes détachées, les ranger toutes sous l’autorité d’un même amiral. Il songea même un instant à conférer cette importante fonction à un prince allemand, au duc Adolphe de Holstein. La combinaison eût offert l’avantage d’associer les villes hanséatiques, — Hambourg, Brème et Lubeck, — à la répression d’actes qu’Albe, dans son indignation d’Espagnol et de catholique, s’obstinait à flétrir du nom de pirateries. Le duc Adolphe se détendit d’accepter une mission qui lui eût très probablement aliéné les sympathies de ses compatriotes. Les villes allemandes étaient presque toutes infectées de l’esprit d’hérésie. Albe se vit donc contraint de s’en fier encore une fois à l’énergie de Robles et à l’activité du comte de Bossu, stathouder de Hollande. Il se contenta de donner à Bossu, dans la personne de Roi, le bourgmestre de Hoorn, un actif auxiliaire. Roi fut investi des fonctions de vice-amiral.

A Bossu les réformés opposèrent, le 16 juin 1570, Jan van Troyen. Ce vaillant corsaire réunit à la hâte un certain nombre de vaisseaux et obtint d’abord sur son adversaire quelques succès. Les efforts d’Amsterdam redoublèrent, ses armemens grossirent, la jonction s’opéra entre les vaisseaux équipés par Robles et ceux qu’avec un zèle infatigable continuait de rassembler Bossu : les gueux de mer durent vider les lieux. Ils allèrent chercher un asile en Angleterre. C’était le seul refuge qui leur restât. Leurs violences croissantes éloignaient ceux-là mêmes que la politique et la religion en auraient le plus naturellement rapprochés. Pressés par le besoin, les gueux ne respectaient plus rien, pas même les sauf-conduits délivrés aux vaisseaux de La Rochelle par le comte Louis de Nassau, représentant d’Orange auprès des réformés français. Tout vaisseau marchand était pour ces flibustiers aux abois de bonne prise. Orange n’ignorait pas les réclamations véhémentes que provoquait de toutes parts la conduite déréglée de ses partisans. Il ne se bornait point à en gémir tout bas ; il s’en plaignait très haut et avec amertume ; mais en vain multipliait-il les réprimandes, les objurgations : son autorité n’était que l’autorité d’un chef de parti, c’est-à-dire l’autorité la plus précaire qui soit au monde. Quand on se met à la tête des passions de la foule, on roule avec le flot, on ne le dirige pas.

Le frère aîné de Coligny, Odet de Châtillon, ce cardinal étrange qui, gagné à la cause de la réforme, épousa la comtesse de Beauvais, et, revêtu de la pourpre romaine, osa célébrer la cène calviniste dans sa cathédrale, Odet de Châtillon, disons-nous, se trouvait en Angleterre en ce moment. Il y plaidait avec une chaleur persuasive la cause des huguenots, quand les gueux de mer, battus par la tempête, ayant perdu en route plusieurs de leurs vaisseaux, vinrent jeter l’ancre sur la rade de Douvres. C’était sur le conseil de Châtillon qu’Orange, en 1568, avait délivré à ces capitaines d’aventure des lettres de marque. Aujourd’hui Châtillon rougissait de ses protégés : « Si les gueux ne changent pas de conduite, s’empressa-t-il d’écrire à Orange, ils finiront par compromettre la cause qu’ils prétendent servir. Toute liberté leur était autrefois donnée de se ravitailler et d’espalmer leurs vaisseaux dans les ports de France : ils se sont si mal comportés que le 23 avril ordre a été expédié de la part du roi de les mettre sous séquestre. N’ont-ils pas eu l’audace de poursuivre des vaisseaux jusque dans les ports et franchises de France ! Pour les éloigner, il a fallu tirer sur eux. Le roi s’est montré très offensé de ces insolences... Il est temps que le prince avise et porte enfin remède à un état de choses qui ne pourrait se prolonger sans les plus graves inconvéniens. »

Charles IX, on le sait, avant de jeter le masque, ne négligeait rien pour rassurer les huguenots ; il leur laissait même entrevoir, comme un terrain sur lequel tous les partis en France se mettraient aisément d’accord, une guerre prochaine avec l’Espagne. Elisabeth, de son côté, ne pouvait se défendre d’un sentiment commun avec les Pays-Bas : elle haïssait le pape et elle surveillait les papistes. Ni Charles IX, ni Elisabeth cependant ne se résolvaient à prendre franchement leur parti de venir en aide « à des serviteurs soulevés contre leur maître. » Une pareille alliance froissait toutes les idées de l’époque ; la majesté des rois en semblait atteinte. L’exemple des Néerlandais n’était-il pas de ceux qui deviennent avec une rapidité foudroyante contagieux ? Orange avait donc un immense intérêt à ne fournir aucun prétexte au désaveu que Philippe II et le duc d’Albe demandaient avec une vivacité presque menaçante aux deux souverains de France et d’Angleterre.

La révocation de Dolhain était un premier pas vers la constitution d’une flotte mieux disciplinée. A la place de Dolhain, Orange nomma pour commander ses forces navales Guislain de Fiennes, seigneur de Lumbres. Les grands seigneurs ne lui manquaient pas : la noblesse, on s’en souviendra, donnait en 1567 le signal de l’insurrection ; elle ne pouvait conserver l’espoir de rentrer en possession de ses biens confisqués que par le triomphe du prince d’Orange. Guislain appartenait à une illustre maison originaire de l’Artois. Homme de conseil et homme d’action, il offrait à Orange toutes les garanties désirables. On le savait, d’ailleurs, un des plus fidèles et des plus actifs amis de Louis de Nassau. Sa nomination porte la date du 10 août 1570. Non moins que le jour où furent distribuées les premières lettres de marque, cette date est mémorable. Le 1er juillet 1568 était venu donner une existence légale aux armemens des gueux de mer : il avait, en quelque sorte, ouvert les annales de la marine indépendante des Pays-Bas ; le 10 août 1570 tendait à séparer de plus en plus la course autorisée de la piraterie. La guerre d’émancipation, soutenue avec tant d’héroïsme par la Grèce moderne, nous a récemment montré combien la distinction est difficile.

Entre Navarin et Stampalie, vous ne trouverez que quelques jours d’intervalle. Le 20 octobre 1827, Rigny, Codrington, Heïden, brûlaient la flotte ottomane au nom du salut de la Grèce ; le 5 novembre, Bisson se faisait sauter, pour ne pas tomber aux mains des brigands affranchis par nos soins de la crainte des Turcs. Ce n’étaient pas là, dira-t-on, « les compagnons de Miaulis et de Canaris. » En êtes-vous bien sûrs ? S’il n’y avait jamais eu de pirates en Grèce, les capitans pachas auraient pu dormir tranquilles : sans les gueux de mer et sans leurs frêles bateaux, Philippe II eût probablement réalisé son beau rêve de la cité de Dieu et de la monarchie universelle.

L’engin de destruction, ramassé sous un petit volume, n’est vraiment à sa place qu’aux mains de désespérés. Si vous l’assujettissez au calcul, au soin de la sûreté personnelle, il trompera, la plupart du temps, votre espoir. Qu’il s’appelle brûlot ou torpille, c’est toujours un instrument de guerre à outrance. Confiez-le à un fanatique, — patriote ou sectaire, — vous le verrez rarement manquer son coup. Canaris communiait le matin : avant midi, il avait incendié un vaisseau. De ces vaisseaux turcs, beaucoup ont été assaillis pendant la guerre de 1821 à 1830 ; combien, si l’on en excepte ceux qu’aborda Canaris, ont succombé[20] ?.. « Mettez mes hommages aux pieds de ce héros, » écrivais-je, il y a seize ans, à M. Palaska. Ma lettre arrivait au Pirée, au moment où l’immortel marin venait de rendre l’âme. Je le regrette encore.


III.

Le seigneur de Lumbres est à peine installé à son poste que les ordonnances destinées à fonder sur la flotte un ordre régulier se succèdent. Lumbres est nommé amiral ; tous les chefs d’escadre doivent lui obéir. L’honneur, le service et la gloire de Dieu y sont intéressés ; la liberté, la vie de tant de chrétiens opprimés en dépendent. « Je veux voir, écrivait le prince d’Orange, la pure parole de Dieu s’implanter et fleurir, grâce à l’assistance de nos marins, dans ce malheureux pays. C’est dans cet espoir que j’ai équipé des vaisseaux. Les dissensions et les divisions des partis ont amené le désordre, jeté la flotte dans la plus déplorable confusion. Il est temps de travailler à la cause commune. C’est la cause de Dieu, c’est celle de vos proches, c’est la vôtre. Les fidèles et les braves peuvent compter sur ma gratitude. Avec l’aide de Dieu, je récompenserai leurs bons services. Écartez de vos âmes toute ambition, tout intérêt personnel. Ne songez qu’à la gloire de Dieu et à la délivrance des pauvres croyans des Pays-Bas. »

Croire, c’est pouvoir ; le scepticisme ne mène à rien ; mais, nation ou individu, on n’est pas sceptique quand on souffre. J’aime à croire Orange dans ses homélies politiques aussi sincère que le peuple auquel il s’adresse. Néanmoins, dans cette grande révolution des Pays-Bas, c’est surtout le peuple que j’admire sans réserve. Les Néerlandais ont prouvé de quels sacrifices et de quelle persistance la foi est capable. Si la religion n’eût été pour les insurgés des Pays-Bas qu’un prétexte ou un masque, ces insurgés n’auraient jamais secoué le joug espagnol. Brave peuple chez qui la vigueur de l’âme s’unit encore aujourd’hui au culte le plus sérieux de toutes les vertus domestiques ! c’est bien assurément de lui qu’on peut dire qu’il n’aurait pas conquis la liberté, s’il n’en eût été vraiment digne. Et pourtant de quelles erreurs sanglantes, de quelles ingratitudes ne l’a-t-on pas vu se rendre coupable ! « Ne mettez pas votre confiance dans les princes des hommes, » a dit l’Écriture. Mettez-la donc dans les foules ! Ce que les foules, — les meilleures ! — vous réservent, c’est le sort de Barneveldt et des frères de Witt.

Les engouemens populaires jouent un grand rôle dans l’histoire. Jamais maison princière n’a joui d’une faveur plus constante que celle dont fut, dès son début sur la scène politique, entourée la maison de Nassau. Le prince Guillaume ne doit pas son ascendant au succès, car jusqu’ici le succès lui manque : il le doit à cette sorte d’instinct qui désigne souvent aux nations la voie du salut. Orange ordonne et tous les insurgés se soumettent. Les gueux de mer eux-mêmes dépouillent devant lui leur agitation féroce. Le prince leur rappelle avec énergie ses droits si fréquemment méconnus. Le tiers du profit des captures doit être scrupuleusement remis à ses agens. On sait à quel saint emploi il le destine. On a jusqu’à présent enrôlé tout matelot, tout soldat, tout fugitif qui s’est présenté. Désormais, on n’admettra sur les vaisseaux armés pour combattre la tyrannie du duc d’Albe, aucun homme qui ne jouisse d’un bon renom ou qui ait eu quelque démêlé avec la justice. Les commandans en chef et les patrons seront, — Tous et sans autres exceptions que celles qui seraient prescrites par Orange lui-même, — Néerlandais. Chaque capitaine est tenu d’embarquer sur son vaisseau un ministre qui puisse « y annoncer la parole de Dieu, y faire les prières et entretenir l’équipage dans les bornes de la modestie chrétienne. »

Il est, je crois, fort à craindre que ce dernier ordre n’ait jamais été pris au sérieux. C’était généralement d’Emden que les pasteurs calvinistes travaillaient au salut des âmes. Le décret d’Orange n’en avait pas moins son importance, car il mettait du moins la responsabilité du prince à l’abri. Orange pouvait-il témoigner d’une façon plus éclatante, devant les consistoires alarmés, de son orthodoxie et de ses intentions vraiment pieuses ?

Le prince ne tenait pas seulement à prouver qu’il n’oubliait point ses devoirs de chrétien ; il avait aussi à cœur de montrer que l’âpreté de la guerre civile ne lui faisait pas méconnaître ses obligations de gentilhomme. La quatrième femme de Philippe II, Anne d’Autriche, allait s’embarquer pour l’Espagne. Orange prescrivait à Lumbres, à Berghes, à Tseraerts, le premier amiral, les deux autres chefs d’escadre des gueux de mer, de laisser passer librement, sous peine de sa plus haute disgrâce, la fille de l’empereur Maximilien, la fiancée de ce roi d’Espagne dont il combattait les armées, mais dont il faisait profession de respecter l’autorité souveraine.

Ce commencement d’organisation était de nature à inspirer aux gueux des visées plus hautes que le pillage des navires de commerce et la dévastation des abbayes. Orange pressait en vain, depuis deux ans, les rois de Suède et de Danemark, ses coreligionnaires, de lui céder un port où il pût librement exercer la police sans laquelle toutes ses ordonnances ne seraient jamais que des mots. Accueilli par des refus formels, Orange ne cessait de recommander à ses émissaires d’étudier sur quel point du littoral une entreprise de la flotte aurait quelque chance de réussir. Les complices ne feraient pas défaut. Il y en avait à Dordrecht, il y en avait à Enkhuysen ; on en trouverait même à Flessingue et à la Brille. Dans toute la Hollande, dans toute la Zélande, on conspirait. L’exécution de quatre prêtres réformés à La Haye, le 10 mai 1570, avait achevé d’exaspérer les esprits. Malheureusement toutes ces conjurations n’aboutissaient, pour la plupart, qu’au supplice.

Trois gentilshommes de l’Ommeland, — Poppo Utkens, Pierre et Asinga Ripperda, — offraient à Sonoy de se jeter avec trois cents hommes dans Enkhuysen, dans Flessingue, dans Dordrecht, dans Rotterdam, dans la Brille, dans la ville, en un mot, qui leur serait désignée. Le manque d’argent ne permit pas à Sonoy d’accepter ces propositions. Plus tenace que ses deux compagnons, Ufkens, au mois de mai 1570, renouvela ses offres. Il s’attaquerait à Flessingue, Sonoy se chargerait d’Enkhuysen. Tout était prêt, Ufkens avait rassemblé à Emden des soldats et des vaisseaux. Le bailli d’Emden intervint. Il mit l’embargo sur la flottille.

D’Enkhuysen, arrivaient au même moment des rapports peu favorables : les habitans d’Enkhuysen déclaraient qu’ils ne recevraient dans leurs murs aucune troupe en armes, à quelque parti que cette troupe appartînt. Du même coup les deux projets avortaient. Il en fut de même d’une irruption lentement préparée sur Dordrecht. Un des gueux de mer les plus aventureux, Gisbert Jansz Coninck, pénétra dans la ville et y séjourna quelque temps, caché dans la maison qu’habitait son père. Son oncle, Pieter Jansen, s’associait avec ardeur au complot. Tout marchait à souhait, quand la terrible détresse financière fit encore une fois renoncer à l’entreprise. Le dessein cependant s’était ébruité le vieux Coninck paya la malencontreuse tentative de la vie. On l’arrêta et on l’envoya rendre compte de sa complicité au conseil des troubles. Le conseil, après un interrogatoire sommaire, le jugea digne du bûcher.

L’heure n’était pas venue il ne faut pas chercher d’autre explication à ces insuccès répétés. Les événemens sont comme les fruits qu’il faut laisser mûrir, pour qu’ils se détachent d’eux-mêmes de la branche. On secoue l’arbre en vain, quand le fruit est encore vert. Le ciel allait d’ailleurs apporter une courte trêve un disputes des hommes. La tempête effroyable du 1er novembre 1570 rompit les digues sur plusieurs points, confondant un instant dans une terreur commune les faiseurs de complots et les auteurs de répressions sans pitié. L’inondation du 9 novembre 1421, connue sous le nom d’inondation de la Sainte-Elisabeth n’avait guère été plus désastreuse que ce nouveau cataclysme, auquel fut assigné le nom d’inondation de la Toussaint . Près de 100,000 hommes furent, dit-on, engloutis dans toute l’étendue des Pays-Bas, 20,000 dans les deux Frises seulement. Comme en l’année 1173, le ciel vengeait les saints dont les rebelles avaient brisé les images. L’indignation des catholiques se sentit fortifiée par cette éclatante manifestation de la colère divine ; les réformés tremblèrent et suspendirent pour un instant leurs complots. Mais bientôt les rancunes, excitées par les violences du duc d’Albe, reprirent le dessus. Le duc, nous l’avons dit, ne se contentait plus de traîner ses victimes à Bruxelles il les faisait exécuter maintenant à La Haye, en pleine Hollande, jetant ainsi avec un dédain provocateur le défi aux populations qu’il savait le plus attachées à l’hérésie. Cette fois c’en était trop, un sourd bouillonnement se fit entendre. « Les derniers temps, annonçaient les chansonniers populaires, sont proches la prédiction de saint Jean se lèvera bientôt sanglante sur les chiens de Babylone. »

Chansonniers et pasteurs rivalisaient de zèle pour entretenir le peuple dans la haine du papisme et de l’Espagne ; des milliers de conjurés se transmettent mystérieusement le mot d’ordre de la révolte, sans qu’il se trouvât, — chose presque incroyable, — un traître parmi eux.

La terreur demeurait impuissante vis-à-vis de ces âmes aigries par l’injustice, soutenues par le fanatisme. Albe continuait d’allumer les bûchers et, sur la place même où mouraient les martyrs, dans une salle où les vitraux des fenêtres s’éclairaient tout à coup de la lueur des flammes, les ministres de l’Évangile prêchaient sans s’émouvoir « la parole de Dieu. » Les gueux de mer savaient qu’à leur approche le complot préparé à la Brille, à Dordrecht, à Rotterdam, à Delft, à Kampen, à Zwolle, à Deventer, à Zutphen, — à Enkhuysen surtout, — éclaterait.

L’attaque sur Enkhuysen avait été confiée par Lumbres à Lancelot de Brederode. Dès le 30 septembre 1570, Lancelot se tenait dans la Vlie. Il y capturait dix hourques chargées de stockfish, trois flibots, vingt buses[21], deux vaisseaux espagnols. La tempête du 1er novembre vint disperser sa flotte ; dès qu’il put la rallier, il essaya de se rendre maître de l’île de Texel. Les glaces l’entourèrent et faillirent le cerner. Il n’échappa qu’avec peine à ce nouveau péril et se hâta de gagner le large.

Alarmé des triomphes du duc d’Albe, le comte Edzard[22] prenait alors ouvertement parti contre les gueux. Les vaisseaux rebelles n’entraient plus à Emden que pour y être confisqués. Il leur restait, par bonheur, en France La Rochelle, en Angleterre les Dunes et la rade de Douvres. C’était sur la côte anglaise que se réunissaient, à l’époque où nous sommes arrivés, outre Lumbres et Tseraerts, Fokke Abels, Dirk Duireel, Jan Klaasz, Spiegel, Dirk Geerlofsz, Roobol, Niklaas Ruychaver, Egbert et Jurrien Wijbrants. Cinquante vaisseaux mouillés sur la rade des Dunes se préparaient à tenter une descente dans l’île de Walcheren. Albe avait bien quelques vaisseaux à leur opposer, seulement ces vaisseaux étaient en majeure partie montés par des marins néerlandais, et la foi de tout Néerlandais lui était suspecte. Le duc croyait donc sage de tenir sa marine sur la défensive, réclamant des secours d’Espagne et se flattant de les recevoir aussitôt que Philippe II, engagé dans la ligue maritime des puissances méditerranéennes contre le sultan, aurait retrouvé la libre disposition de ses forces.

La flotte des gueux, en somme, pouvait bien dévaster les côtes, harceler le commerce et la pêche, seconder même au besoin un soulèvement heureux ; elle n’était pas en état d’enlever la moindre enceinte fortifiée. Les Espagnols se raillaient de sa chétive artillerie, de « ses canons de bois » qu’ils comparaient à des pompes.

Et peut-être, en effet, les gueux avaient-ils plus d’une fois déguisé leur détresse, comme le faisaient naguère beaucoup de nos navires marchands, en présentant aux sabords des simulacres de bouches à feu. A la fin de l’année 1570, ils étaient cependant plus sérieusement armés. Ils avaient dépouillé tant de clochers, que le métal de cloche, le klokspijs, ne leur manquait pas. Dans les ports où on les accueillait, ils se hâtaient d’en faire des canons.

C’était du reste une bannière commode pour tous les malfaiteurs, que la bannière des gueux. La plupart des meurtres commis dans les campagnes par des paysans masqués l’étaient au nom de la délivrance de la patrie. Il y avait en réalité des gueux sauvages et des gueux réguliers. Pour peu que la crise se prolongeât, les Pays-Bas finiraient par être convertis en déserts. Il était à souhaiter, — Et ce fut probablement plus d’une fois le vœu des gens paisibles, — que l’un des deux partis triomphât, que quelque victoire décisive rendît enfin la paix à ces malheureuses contrées.

On put croire un instant que la puissance espagnole allait se manifester d’une façon irrésistible, quand, au mois d’octobre de l’année 1571, on apprit dans les Pays-Bas la destruction de la flotte ottomane complètement écrasée à la journée de Lépante. La conscience des réformés, à cet instant critique, sembla sur le point de fléchir. La cause des Turcs, comme l’avait très bien discerné le pape Pie V, était en partie solidaire de la cause des huguenots. Turcs et huguenots reconnaissaient le même ennemi ; et cet ennemi sortait victorieux de la lutte ! Tout s’assombrissait : le roi de France affectait bien une complaisance secrète pour ces réformés dont « il voulait, disait-il, se faire des alliés contre l’Espagne, » mais les esprits clairvoyans dans le camp de la réforme se méfiaient déjà des indécisions du faible monarque, bien plus encore des dangereux artifices de « sa méchante mère. » Quant à la reine Elisabeth, on savait qu’elle craignait avant tout que les Français ne se rendissent maîtres des provinces belges. Le voisinage des Espagnols lui semblait encore moins dangereux. Il ne fallait donc compter qu’à demi sur son assistance capricieuse. En résumé, l’année 1571 finissait mal.

« Si nous avions de l’argent, — et nous devrions en avoir, » — écrivait le prince d’Orange, le 17 février 1572, « nous pourrions faire, avec l’aide de Dieu, quelque chose de bon. » De tout temps, mais au XVIe siècle surtout, l’argent fut le nerf de la guerre. Orange s’était procuré quelques ressources en engageant ses biens et ceux de ses amis. Ce généreux exemple trouvait peu d’imitateurs. Les gueux de mer, entre autres, dissipaient presque en totalité, dans de folles orgies, le butin que le prince eût voulu consacrer à l’accomplissement de ses desseins. Orange recevait plus d’argent des corsaires de La Rochelle que des commandans de sa propre flotte.

Quand on ne veut pas mettre sa confiance uniquement en soi-même, on n’est que trop disposé à se montrer peu scrupuleux dans le choix de ses alliés. « Plutôt le Turc que le pape, » était devenu la devise des gueux. L’anéantissement de la flotte ottomane à Lépante ne les désabusa pas du coupable espoir d’une intervention qui pouvait devenir si funeste à toute la chrétienté. Les réformés d’Anvers se montraient disposés à payer le concours du sultan du prix exorbitant d’un subside de trois millions de florins, et les gueux arboraient fièrement à leur chapeau l’emblème de l’islamisme. Sur la face du croissant de métal, on lisait ces mots inscrits en langue flamande : « Liever Turx dans Paus ; au revers, ces mots français : En despit de la mes[23]. » Oui, plutôt se soumettre au représentant du prophète qu’au joug maudit de Rome ! « Les Zélandais sont endurcis à la guerre, habitués à la course : s’il le faut, ils pousseront leurs vaisseaux jusqu’à Chypre, pour frayer à Sélim le chemin de Veere. »

Nous ne croyons plus à la puissance du Turc : au XVIe siècle, au lendemain de la mort de Soliman le Grand, le Turc était encore l’épouvantail de l’Europe. Il n’avait pour contrepoids que la monarchie de Philippe II. L’Allemagne craignait à chaque instant de voir crever sur elle la tempête. Pendant plus de cent ans encore, elle ne cessa de prêter une oreille inquiète au lointain mugissement du flot en chemin vers son territoire. Ce flot amènerait-il, suivant la prédiction du poète, « la couvée sanglante, jusqu’à Cologne ? » Si les coursiers ottomans venaient jamais, comme on en menaçait l’Europe catholique, « s’abreuver dans le Rhin, » n’est-ce pas à ces factieux incorrigibles, à ces hérétiques si disposés à pactiser avec les infidèles, que l’Europe aurait le droit de s’en prendre ? Comprenons donc les haines de cette époque. N’en jugeons pas les passions avec notre indifférence ; nous risquerions d’être peu équitables. Philippe II, le duc d’Albe, Pie V lui-même, — si nous osons associer le nom du grand et saint pontife à ces noms contestés, — ne pouvaient pas, en bonne justice, se montrer tolérans. Ils ne combattaient pas seulement pour l’orthodoxie des doctrines ; ils se croyaient appelés à sauver la civilisation chrétienne. Eux aussi, ils relevaient des digues et se seraient crus niaisement criminels s’ils n’avaient opposé qu’un rempart perméable à l’affreux cataclysme. Ce qui prouve à quel point les agitations de l’homme sont stériles, c’est que, malgré l’apparence d’un zèle bien employé, tous ces personnages qu’animait un dévoûment, — respectable, parce qu’il fut profondément sincère, — n’étaient, en somme, que des insurgés à leur façon. Dieu poussait le monde en avant ; Albe et Philippe II voulaient le ramener en arrière. On pourrait, ce me semble, sans trop manquer aux égards qui leur sont dus, les appeler « des révolutionnaires rétrogrades. »

Elisabeth était plus perspicace ; mais elle jouait un jeu double. Elle avait d’abord essayé de le prendre de haut avec Albe. Le vieux duc n’eut pas de peine à la convaincre de son imprudence. Des corsaires français se hasardèrent un jour à poursuivre jusque dans les eaux anglaises des navires génois qui portaient au duc d’Albe des fonds impatiemment attendus. La reine étendit sa protection sur les navires menacés, et mit en même temps la main sur les fonds. Albe ne lui fit pas attendre la réplique. Il donna l’ordre d’arrêter sur-le-champ tous les sujets britanniques qui se trouvaient à Anvers, de mettre le séquestre sur tous les navires anglais mouillés dans l’Escaut. La reine comprit à quelles extrémités pourrait la conduire cet échange de mauvais procédés : elle se soumit. L’Ecosse, où prédominait l’influence des Guises, l’inquiétait ; elle promit au duc d’Albe une neutralité absolue et signifia, en effet, le jour même, aux gueux de mer, qu’ils eussent désormais à chercher un abri ailleurs que sur ses côtes.

Chassés d’Emden, chassés du Danemark, chassés de la Suède et de l’Angleterre, les gueux n’avaient plus d’autre lieu de ravitaillement que La Rochelle ; à La Rochelle même, ils ne rencontraient plus la faveur d’autrefois. Odet de Châtillon était mort, — « empoisonné, » disait-on ; son frère, l’amiral de Coligny, attiré à la cour par de fallacieuses promesses, leurré de l’espoir d’un hymen qui ne convenait plus guère à son âge, Coligny, avec une crédulité qui pèse lourdement sur sa mémoire, entraînait son parti dans le piège tendu par Médicis. Louis de Nassau lui-même se laissait gagner à de décevantes chimères. Il se croyait à la veille d’envahir, à la tête d’un corps de huguenots, les Pays-Bas espagnols. On sait comment se dissipa ce beau rêve. Si, après le 24 août 1572, il resta encore des huguenots en France, c’est que les mesures de Catherine de Médicis furent mal prises. La Saint-Barthélémy fut une scélératesse maladroite. Le coup n’atteignit d’ailleurs les réformés des Pays-Bas qu’un an trop tard. Quand leurs frères de France furent massacrés, les réformés des Pays-Bas se trouvaient en mesure de se suffire à eux-mêmes. L’audace des gueux de mer les avait sauvés.


JURIEN DE LA GRAVIERE.

  1. Voyez la Revue du 15 septembre, du 1er novembre et du 1er décembre 1891.
  2. Voyez la Revue du 1er décembre 1891.
  3. Thomasz ou Thomaszoon, fils de Thomas.
  4. Geschiedenis der Watergeuzen, par Van Groningen, pasteur à Ridderkerk. — Leyde ; Luchtmans, 1840.
  5. Voyez la Revue du 1er novembre 1891.
  6. Scute, en hollandais schuit, bateau à fond plat.
  7. Voyez, dans la Revue du 1er décembre 1891, la description des côtes des Pays-Bas. Voyez aussi la carte de MM. Vivien de Saint-Martin et Fr. Schrader publiée par la librairie Hachette et Cie.
  8. Dokkum est la ville la plus septentrionale de la Frise. Elle est située presque à la hauteur d’Ameland.
  9. Voyez la Revue du 1er novembre 1891.
  10. Un Héros belge. — Don Juan d’Autriche, par Émile Van Arenbergh, Bruges 1889.
  11. Delfzijl est située en face d’Emden.
  12. Golfe intérieur créé par les inondations non loin de l’embouchure de l’Ems.
  13. Voyez l’ouvrage intitulé le Siège de la Rochelle ; Firmin-Didot. En vente au profit de la société de sauvetage des naufragés, 1, rue de Bourgogne, Paris.
  14. Kromsteven, vaisseau dont l’avant est bâti en croissant.
  15. Voyez les Marins du XVe et du XVIe siècle, t. II ; Plon, Nourrit et Cie.
  16. Voyez la préface des Corsaires barbaresques.
  17. En face d’Ameland.
  18. Voyez, dans la Revue du 1er décembre 1891, le Dernier asile de la liberté.
  19. Oldeboorn-en-Frise, à 20 kilomètres au sud de Leeuwarden.
  20. Voyez sur le rôle des brûlots, dans la guerre de l’indépendance grecque, la Station du Levant, t. Ier, p. 127, 128, 145, 146, 147, 153, 201, 202, 203, 217, 223, 224, 257, 274, 279, 280, 283, 284, 285, 287, 299, 307, 310, 325, 326, 327.
  21. Buse, — buis ; au pluriel, buizen en hollandais. Espèce de flibot employé à la pêche du hareng.
  22. Comte de la Frise orientale, feudataire de l’empereur d’Allemagne.
  23. On trouve encore de ces croissans de métal en Hollande.