Les Gueux de mer
Revue des Deux Mondes3e période, tome 108 (p. 98-123).
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LES
GUEUX DE MER

II.[1]
LA TERREUR DANS LES FLANDRES.


I

Parti de Madrid le 15 avril 1567, le duc d’Albe s’était embarqué le 10 mai à Carthagène. Les galères d’André Doria le transportaient, avec la majeure partie de ses troupes, à Gênes. De Gênes il lui fallut trois mois pour gagner, par le Mont-Cenis, la Savoie, la Bourgogne et la Lorraine, la frontière du Luxembourg. Le 22 août seulement il entrait à Bruxelles. On voit, par cet exemple, de quelles difficultés se trouverait entourée, pour la monarchie espagnole, une action militaire dans les Pays-Bas, le jour où Philippe II ne pourrait plus compter sur les troupes wallonnes[2], et où la voie de mer lui serait fermée.

Le duc amenait, dans les provinces que Philippe II confiait à sa main de fer, 20,000 hommes environ, vingt mille hommes dont les longues guerres du Milanais avaient fait des soldats incomparables. Son nom seul, fût-il venu moins bien accompagné, aurait suffi pour répandre la terreur dans les Flandres. On n’y connaissait que trop bien son humeur sombre et rude, son caractère résolu, son fanatisme impitoyable.

Le 9 septembre, Albe convoquait au palais du gouvernement un grand conseil. Les comtes d’Egmont et de Horn commirent l’imprudence de se rendre à son appel. A l’issue de la séance, Albe les fit arrêter. La duchesse Marguerite de Parme comprit que son rôle était fini. Il n’entrait ni dans ses goûts, ni dans ses aptitudes de s’associer à cette politique de violence : elle se démit de sa charge de gouvernante. Resté maître de la situation, le duc put, en vertu des ordres secrets dont il était porteur, donner un libre cours à la répression. Sous le nom de conseil des troubles, il institua un tribunal suprême et l’investit du droit de juger sans appel. Le peuple, à juste titre, trouva un autre nom pour cette cour souveraine : il l’appela le conseil de sang.

« Le jacobinisme, a dit un grand esprit, n’est pas une opinion, c’est une méthode. » Le conseil des troubles et le tribunal révolutionnaire n’eurent-ils pas, en effet, la même jurisprudence ? Deux siècles avant la révolution française, le duc d’Albe fut un jacobin. Type achevé de l’obéissance passive, il ne dévia pas un instant de sa ligne. On lui avait montré le but qu’il devait atteindre : il y marcha aussi exempt d’emportement que de remords, écrasant avec calme la foule sur son passage, impassible comme le char de Jagernauth. Ne perdons pas d’ailleurs de vue le temps où vivait Albe. On sortait à peine de la barbarie. Habitué à faire peu de cas de sa vie, que depuis quarante ans il exposait journellement sur tous les champs de bataille, ce dur soldat sexagénaire disposait avec une égale insouciance de la vie des autres. Quel tort leur faisait-il, après tout ? Il ne les retranchait de ce monde que pour leur ouvrir le ciel. Ses traits nous ont été transmis fidèlement : ils respirent à la fois la hauteur et l’inflexibilité. Deux croyances avaient pris, dès l’enfance, possession de son âme : la foi en ce Dieu vengeur qui avait chassé les Maures de l’Espagne, la foi, également absolue, dans l’infaillibilité du seul être qu’il voulût, après le souverain pontife, confesser plus grand que les Toledos. On a prétendu qu’il était jaloux d’Egmont. Pour qu’une semblable petitesse fût vraisemblable, il faudrait que l’altier représentant de Philippe II eût consenti à voir dans Egmont son égal. Ce serait bien mal connaître une âme espagnole que de la supposer capable de descendre ainsi du faîte de son arrogance. L’orgueil d’un grand d’Espagne, à cette époque, semblait avoir été taillé à la mesure d’un empire sur lequel le soleil ne se couchait pas. Ni comme général, ni comme descendant des alcades de Tolède, Albe ne pouvait s’abaisser à envier la naissance ou la gloire d’un comte d’Egmont[3]. L’arrestation du comte et celle de l’amiral de Horn furent un acte purement politique, un acte prémédité de longue date entre le duc d’Albe et Philippe II. Les événemens qui se précipitaient n’allaient pas tarder à la justifier.

Le comte Louis de Nassau, nous l’avons dit, était entré en Frise dans les premiers jours du mois de mai de l’année 1568[4]. Bientôt, des bords lointains du Zuyderzée, un cri de triomphe arrive jusqu’à Bruxelles. D’écho en écho, les chambres de rhétorique se chargent de le propager dans les Flandres.

« Le Seigneur a daigné assister son peuple dans le pays de Groningue. Entonnons en son honneur un chant de reconnaissance. Le 23 mai, vers six heures du soir, une grande clameur annonça la grâce de Dieu à Heiligerlee et aux environs. Le comte Louis est sorti de Dam. Son frère Adolphe l’accompagne ; le comte Joost Schouwenburch aussi, avec maint lansquenet intrépide. Fuiraient-ils, par hasard ? Non ! ils ne fuient pas ; ils cherchent un champ de bataille plus convenable. Ce champ de bataille, ils l’ont trouvé devant Winschoten. Leur armée s’est divisée en cinq corps. C’est Dieu même qui les inspire. Les cavaliers garderont la grande route, les Wallons occuperont un château d’où ils pourront tirer à couvert. Un petit groupe s’est posté près du gibet ; les double-soldiers s’embusquent sur la hauteur, du côté de l’ouest ; les Allemands se sont rangés le long du marais. La plupart ont pour arme un long fusil espagnol conquis sur l’ennemi. Le comte d’Arenberg, emporté par son ardeur, pousse son cheval en avant. Il entraîne à sa suite dix compagnies de cruels Espagnols. Ces Espagnols pourraient-ils permettre que cinq compagnies de Frise les devancent ? « Nous écraserons, disaient-ils, cette chétive troupe sous nos pieds. » Menottes, chaînes, cordes, ils avaient tout préparé pour emmener leurs prisonniers. « Pendez, assommez ! » tel était leur cri de guerre. Mais à peine sont-ils sortis du bois que beaucoup commencent à courber la tête.

« Arenberg, le premier, s’est montré assis sur son cheval[5]. L’artillerie espagnole se met en bataille. Elle éclate : le peuple de Nassau se jette à terre. Les cavaliers occupent une position qui les protège ; les double-soldiers eux-mêmes ne font que des pertes peu sensibles. Le tir des Espagnols est précipité ; les soldats de Nassau dirigent mieux leurs coups. Les cavaliers, en ce moment, prennent l’offensive. Ils s’emparent de la grosse artillerie. Les Wallons sortent de leurs retranchemens, les double-soldiers s’approchent avec le comte Louis. Les piques s’enfoncent avec fureur dans les rangs ; on entend résonner les épées. Maint bon fusil fut en ce moment cassé sur la tête de l’Espagnol. Chacun s’efforçait de pousser en avant. Bientôt l’ordre des Espagnols est rompu ; leur courage commence à fléchir. Le combat n’a pas duré une demi-heure. Les fuyards vont le payer cher. Dans le marais, dans la forêt, une lieue à la ronde, on trouvera des Allemands et des Espagnols, morts pour la plupart. Dans le Dollaert[6], des tas d’hommes se sont noyés. Le cheval du comte d’Arenberg est tombé dans un fossé. En un instant, le comte a été percé de coups. Son lieutenant Groesbeck parvient à s’échapper. Plus de dix-huit cents hommes de l’armée espagnole ont péri ; le peuple de Nassau n’a pas perdu quarante hommes. Émerveillez-vous de l’œuvre de Dieu !

« Le comte Adolphe, malheureusement, est au nombre des morts. Le chancelier du comte Louis est aussi tombé sur le champ de bataille. Les blessés sont nombreux ; leur vie, généralement, n’est pas en danger. Que Dieu leur soit en aide !

« Deux cent trente Allemands sont restés prisonniers. D’Arenberg avait fait demander aux moines beaucoup de chariots. On avait rempli ces voitures de poudre, de boulets, de pain et de vin. Chariots et chevaux sont restés aux mains des soldats de Nassau. Et l’artillerie amenée de Groningue, ces six pièces que les Espagnols appelaient leur orchestre, — ut, ré, mi, fa, sol, la, — que sont-elles devenues ? Elles suivent maintenant le comte Louis. Le Seigneur a permis que les ennemis de sa parole, les oppresseurs des âmes pieuses, fussent étouffés en peu de temps.

« N’attribuez pas ce succès aux hommes. Ce serait un pur mensonge. A Dieu seul en revient l’honneur. Si Dieu nous a fait longtemps attendre, ne vous en prenez qu’à nos péchés. L’heure n’était pas venue : Dieu peut bien plus encore. »

La guerre de 80 ans est commencée. Retenons la date du combat d’Heiligerlee[7] : tous les Hollandais la connaissent. La journée du 23 mai 1568 a son importance dans l’histoire de l’humanité.

II

C’est le lendemain d’un échec qu’il faut juger un général. Tant que la fortune continue d’enfler ses voiles, le plus médiocre capitaine peut suffire. Le jour où il faut faire face à une situation compromise, la force d’âme d’un Pélissier n’est pas de trop[8]. A la suite du combat d’Heiligerlee, la domination des Espagnols dans les Flandres était en péril. Les mécontens pouvaient prendre confiance en eux-mêmes ; soldats et argent allaient affluer dans le camp de Guillaume d’Orange. Albe apprécia du premier coup d’œil le danger. Il pensa sur-le-champ à le conjurer, — à sa façon, par une de ces mesures qui lui étaient familières et que n’aurait pas désavouée, en 1793, le Comité de salut public. Albe avait dans les mains deux otages : Horn et Egmont. S’il eût pu regretter quelque chose, c’eût été que ces deux otages ne fussent pas plus illustres encore : il les aurait immolés avec le même sang-froid au prompt rétablissement des affaires de son maître.

Horn et Egmont, depuis quelques années, jouaient un jeu dangereux. Ils taquinaient en enfans gâtés le pouvoir, le harcelant sans cesse de leurs remontrances, armant contre lui l’émeute et affichant l’étrange prétention de n’en rester pas moins de très fidèles sujets. Moins résolus que le prince d’Orange, ils voulaient cependant comme lui, tout autant que lui, « par affection pour leur gracieux souverain, chasser les forces de Sa Majesté des Pays-Bas. »

De haute naissance, investi des importantes fonctions d’amiral, office qui lui assurait un rang au moins égal à celui des stathouders, intrépide soldat, honnête autant qu’on pouvait l’être au XVIe siècle, de Horn restait, malgré tous ces avantages, dans l’arène politique, un personnage effacé. Sa nature concentrée, son humeur morose, son manque de décision, son goût instinctif pour la retraite, le disposaient mal à jouer les principaux rôles. Ce n’était pas là l’homme qui eût pu inspirer à un peuple soulevé l’enthousiasme. S’il jouissait de quelque faveur près des masses, il le devait à ses complaisances pour les calvinistes. Les pasteurs le goûtaient plus que la foule, bien qu’il restât en apparence, qu’il fût peut-être même au fond, aussi bon catholique que Granvelle. Philippe II, qu’il avait accompagné en Espagne au mois d’août 1559, le tenait, dès cette époque, pour suspect. A la veille de rentrer dans les Pays-Bas, Horn commit l’imprudence de se faire, près du souverain secrètement irrité, l’écho importun et indiscret des plaintes que la noblesse flamande ne cessait de proférer contre Granvelle. « Qu’avez-vous donc à reprocher au cardinal ? s’écria Philippe avec impatience, vous me parlez toujours de cet homme à mots couverts ; vous n’articulez aucun fait[9]. »

La colère d’un roi d’Espagne était, au XVIe siècle, un orage d’autant plus à craindre que la cime menacée dominait de plus haut les autres. L’amiral se retira, si troublé, assure-t-on, par cette scène violente qu’il ne pouvait plus retrouver pour sortir la porte par laquelle il était entré. La leçon néanmoins ne lui profita guère. De retour à Bruxelles, il se laissa de nouveau entraîner dans le camp d’une opposition tracassière. Il appartenait à cette classe d’esprits chagrins, qui ne saurait jamais perdre l’habitude du murmure. La régente, sans doute exagérait beaucoup, quand elle l’accusait « de pousser au meurtre de tous les prêtres et de tous les moines. » S’il n’y poussait pas, il y conduisait au moins le peuple, à son insu. Le peuple s’arrête rarement à mi-chemin. La place du malheureux comte était donc marquée d’avance sur la liste des proscrits, le jour où Philippe se déciderait enfin à entrer franchement dans la voie des rigueurs. Il n’existait pas au XVIe siècle un seul souverain qui pût comprendre ce qu’on est convenu d’appeler en Angleterre, trois cents ans plus tard, « l’opposition de la reine. » Soumis ou rebelle, il n’y avait pas de milieu. Ce n’était pas à Philippe qu’il fallait reprocher d’avoir introduit cette doctrine dans la politique. L’époque tout entière en était imbue. Le comte de Horn était, comme par miracle, sorti vivant de l’antre du lion. Son frère, le comte de Montigny, l’y suivit à quelques années d’intervalle : il n’en revint pas.

Egmont était un mécontent de bien autre portée que Horn et Montigny. Grande figure, faible tête, voilà l’homme que l’histoire nous montre. La politique ne fait que bien rarement des rencontres heureuses sur les champs de bataille. Il y a des qualités qui s’excluent. Si la révolution, déjà latente en 1559, eût été appelée à se donner un chef apparent, c’est incontestablement vers Egmont qu’elle eût à l’instant couru. Sa dernière victoire avait fait du héros de Gravelines l’orgueil des Flandres. Idole du soldat, jeune encore, ouvert, chevaleresque, magnifique, étourdi et brillant, il était de ces preux qu’une foule armée aime à élever sur le pavois. On peut croire que sa fidélité l’eût, aussi bien que Germanicus[10], défendu de ce périlleux honneur. On ne trouve son nom dans aucune tentative de révolte ouverte. Les instances de Guillaume ne parvinrent jamais sur ce point à l’ébranler. Il resta loyal ; il resta de plus sincèrement catholique. La foi du comte de Horn était depuis longtemps quelque peu ambiguë ; celle d’Egmont sut, au contraire, demeurer jusqu’au bout à l’épreuve de toutes les hérésies. De naissance, d’instinct, de tempérament, Egmont appartenait au catholicisme. Son âme de soldat et de grand seigneur s’épanchait facilement au dehors. Les cérémonies du culte la remplissaient de ce charme intime qui est, chez les nations latines et celtiques, une des plus grandes forces de l’église romaine. La nature l’avait créé pour vivre au milieu des fumées de l’encens, pour élever son cœur jusqu’au Très-Haut sous la voûte des cathédrales. Il repoussait comme outrageante pour la noblesse flamande la suprématie politique des Espagnols ; il n’eut pas un instant la pensée de se séparer de leur Dieu.

Quand il était encore permis de croire à l’efficacité des requêtes, ce fut Egmont que les seigneurs, impatiens du joug de Granvelle, choisirent pour aller exposer au roi leurs doléances. Enivré des honneurs dont Philippe l’entoure, Egmont revient à Bruxelles sans avoir rien obtenu. Il a positivement oublié en route le but de sa mission. Philippe lui déclare « qu’il aimerait mieux perdre mille fois la vie que de céder sur l’article de la religion. » Le vainqueur de Gravelines trouve la déclaration toute naturelle. Il ne s’en étonne ni ne s’en émeut. Et pourtant c’était bien la cause de la liberté de conscience qu’on l’envoyait plaider ! Est-ce au moins un sujet soumis qu’a retrouvé Philippe ? La soumission ne survivra pas à l’influence exercée par la présence du monarque. Egmont est retombé promptement dans ses anciennes turbulences, dans ses provocations incorrigibles. Ce chrétien, ce dévot, s’oubliera même un jour jusqu’à tirer l’épée en plein conseil contre le cardinal, contre un prince de l’église ! Le cardinal parti, Egmont ne sera pas encore satisfait. On le verra mettre son agitation, — cette agitation si facile à exploiter, — au service d’un autre grief. Il y a toujours des griefs pour les esprits naturellement factieux.

Né en 1522, le comte Lamoral d’Egmont commandait à l’âge de trente-cinq ans la cavalerie du roi. Descendant direct des anciens rois frisons, comptant au nombre de ses ancêtres des ducs qui avaient osé, au XVe siècle, disputer successivement à la maison de Bourgogne et à la maison d’Autriche le pouvoir, l’ami du comte de Horn, l’ennemi du cardinal Granvelle, était le représentant né de la haute noblesse néerlandaise. Son père avait épousé Françoise de Luxembourg, princesse de Gâvre ; son mariage avec Sabine de Bavière le faisait en 1545 le beau-frère de l’électeur Palatin ; la bienveillance marquée de l’empereur Charles-Quint lui assurait un siège dans le chapitre des chevaliers de la Toison d’or.

Investis des grands privilèges attachés à l’ordre que fonda, en 1429, Philippe le Bon « à la gloire de Dieu, de la sainte Vierge et de saint André, patron de la maison de Bourgogne, » Horn et Egmont se réclamèrent en vain de cette juridiction exceptionnelle. Ils furent jugés et condamnés comme des rebelles vulgaires. Tous les factieux étaient égaux devant Philippe II et devant le duc d’Albe.

Dans le supplice des deux comtes vous remarquerez cependant une dernière concession au rang élevé d’où la fortune ennemie les faisait descendre. Un évêque fut chargé de les assister à leurs derniers momens. Au XVIe siècle, on ne conduisait pas encore à l’échafaud les gentilshommes et les reines en charrette. La mort d’Egmont surtout eut à la fois quelque chose de touchant et de théâtral. Depuis le 1er juin, le sang coulait sur la place du Marché à Bruxelles. Dix-huit gentilshommes étaient déjà tombés sous la hache du bourreau. Le 5 juin, les comtes d’Egmont et de Horn payèrent à leur tour la dette fatale que tant d’autres après eux devaient acquitter. Sur une estrade recouverte de drap noir, deux carreaux de velours étaient posés. Une épaisse draperie se déployait en arrière et dissimulait la présence du bourreau. Libre de ses mouvemens, Egmont le premier traverse d’un pas ferme la place au centre de laquelle est dressé l’échafaud. Il gravit les degrés, jette de côté son chapeau orné de plumes blanches, sa robe de damas rouge, son manteau bordé de galons d’or, son collier de chevalier de la Toison, baise le crucifix que lui tend l’évêque d’Ypres, puis, un bonnet de Milan abaissé sur les yeux, la prière aux lèvres, il s’agenouille. Au moment où il prononçait ces dernières paroles : « Seigneur, je remets mon esprit entre tes mains, » l’exécuteur apparut soudain et d’un seul coup lui abattit la tête.

Le comte de Horn ne baisa pas en s’agenouillant le crucifix ; il ne repoussa pas toutefois les secours religieux que lui offrait l’évêque. Il mourut sans faste, sans faiblesse, en homme dégoûté des honneurs et de l’existence, maussadement, s’il est permis de s’exprimer ainsi, a vêtu d’un habit noir très simple et d’un manteau de même couleur. »

L’émotion dans Bruxelles fut immense ; c’était surtout le comte d’Egmont que le Brabant pleurait. Le deuil pour les calvinistes semble s’être adressé de préférence à la mort de l’amiral. Horn, à diverses reprises, avait donné aux calvinistes de secrètes preuves de sa sympathie. Son attitude même à la dernière heure venait de trahir un penchant mal dissimulé pour la cause de la réforme. La chronique rimée, à laquelle nous avons déjà fait de si nombreux emprunts, nous rendra fidèlement l’impression des spectateurs de la dramatique et funèbre journée :

« Le comte d’Egmont, raconte-t-elle au peuple qui s’en transmet avec avidité les vers de bouche en bouche, allait à l’abattoir comme une brebis. Courageusement, il se dirigeait vers la place où il devait mourir. « Seigneurs et bourgeois, demandait-il, n’y a-t-il pas de grâce ? » Personne ne lui répondit. « Je ne suis donc plus à cette heure qu’un pauvre comte, dit Egmont, que me sert d’être gentilhomme ? Eh bien, puisqu’il le faut, qu’il en soit ainsi ! » Résigné, il plie les genoux sur le coussin préparé, joint les mains, lève les yeux au ciel et offre à Dieu son noble sang. En ce moment le bourreau a tiré son épée et tranché la tête du comte. Le sang du chevalier de la Toison d’or jaillit de tous côtés sur l’échafaud. Dieu se charge de la vengeance du comte d’Egmont.

« Maintenant s’avance, noble de tige et de sang, aimant la douce parole de Dieu, le vaillant comte de Horn. Comme la brebis que le boucher conduit à la mort, il marchait doucement vers le lieu du supplice. Là était couché le comte d’Egmont, le corps couvert d’un épais drap noir. Horn soulève le drap : « Est-ce vous, Egmont, que je vois ainsi étendu à mes pieds ? M’avez-vous déjà devancé ? Je vais vous rejoindre sur-le-champ. » Le prêtre de Baal, avec ses mômeries, s’est approché du grand comte. « Va-t’en ! , lui dit le comte en gémissant. Tu m’apportes un avant-goût de la mort. » Horn savait que c’était là un enfant du diable et du pape, né de l’Antéchrist, altéré du sang de l’innocent.

« Horn a trouvé devant lui un coussin. Il plie les genoux, joint les mains, lève les yeux au ciel et sort de cette vallée sans crainte. Seigneur, souviens-toi du tyran qui l’a fait périr !

« O duc d’Albe, n’étais-tu donc pas rassasié du sang que tu as versé dans Naples, de celui des braves gens dont tu as causé la mort devant Metz ? Fourbe, qui mêlais de la chaux vive au pain ! Aussi traître, aussi perfide que Néron, avec tes dents sanglantes, semblable à Pharaon et à Jézabel, tu viens dans les Pays-Bas comme le méchant et violent Hérode, pour pendre, pour assassiner, pour écarteler. »

Ce n’est pas à Hérode que me fait penser le duc d’Albe. S’il est un souvenir qu’évoque dans ma pensée le vieux duc sanglant, c’est bien plutôt le souvenir de Richelieu. De 1568 à 1632, la pitié aurait dû, ce semble, faire quelque progrès. Nous retrouvons pourtant, à trois quarts de siècle d’intervalle, la même insensibilité, la même résolution de tout sacrifier au bien de l’État. Quand il s’agit de punir l’oubli du devoir envers le prince, de couper court à la rébellion, l’homme d’église et l’homme de guerre ont, à un égal degré, la main lourde. D’une fenêtre ouverte en face de l’échafaud, le duc d’Albe assistait à la double exécution. Il ne put, dit-on, retenir ses larmes. Si le duc d’Albe pleura, ce ne fut pas, on peut en être certain, sa conscience inquiète qui révéla ainsi de secrètes anxiétés. Le duc d’Albe était pleinement tranquille vis-à-vis de lui-même. S’il n’eût pas fait justice, peut-être aurait-il pu connaître le remords. Réparer le tort fait à son roi, assurer par un acte éclatant ses derrières, laisser, pendant qu’il allait marcher à l’ennemi, tous les mécontens terrifiés, ne pouvait, au contraire, qu’inspirer la sécurité à son esprit et une satisfaction sans mélange à son âme. L’incertitude en matière politique, comme le doute en matière religieuse, est une maladie de notre âge ; au temps d’Albe et de Philippe II, on ne connaissait pas encore cette faiblesse. A part quelques Italiens sceptiques, tout le monde avait alors une idée juste ou erronée de son devoir, tout le monde y obéissait avec une férocité de bon aloi. On vivait au milieu de braves monstres et d’honnêtes assassins. Notre mollesse aujourd’hui a pris d’autres allures. Ne vous y fiez pas trop cependant : à la première émotion populaire la bête fauve reparaît ; nous redevenons les vrais fils de nos pères, des croyans comme eux, et comme eux aussi des fanatiques. Jeter la tête de Horn et la tête d’Egmont dans le camp du capitaine rebelle enflé de son triomphe, ou la tête de Marie-Antoinette dans le camp de l’envahisseur étranger, sont deux actes qui relèvent de la même passion convaincue, d’une passion froidement, brutalement implacable et sauvage.


III

Il existait bien dans les Pays-Bas, en 1568, un parti que nous n’hésiterons pas à désigner sous le nom de « parti national. » Ce qui manquait complètement, c’était une armée nationale. Les combattans que Guillaume d’Orange se proposait d’opposer aux vieilles bandes espagnoles devaient venir en majeure partie de France ou d’Allemagne. Louis de Nassau avait franchi l’Ems avec des soldats allemands et des capitaines émigrés ; il venait de remporter un avantage signalé sur le comte d’Arenberg. Nulle barrière bien marquée ne s’interposait plus entre son armée et le pays situé au nord des trois branches du Rhin. Les provinces de Groningue, de Frise, de Drenthe, d’Overyssel, de Gueldre, d’Utrecht, de la Hollande septentrionale elle-même, lui étaient ouvertes. La Hollande méridionale, au contraire, le Brabant, la Zélande, les deux Flandres, le Hainaut et Namur, restaient encore à l’abri de ses coups, à l’abri également des irruptions françaises. La Meuse, comme un vaste rempart, embrassait toute cette portion du territoire néerlandais dans le cercle protecteur qu’elle décrit de Namur à Gorcum[11]. De ce côté, il est vrai, Orange se montrait menaçant. Seulement, grâce à l’obstacle d’un fleuve difficile à franchir, il fallait peu de forces pour tenir Orange en respect. Ce n’était ni à l’est, ni au sud qu’était pour la domination espagnole le danger sérieux ; tournez-vous vers le nord, vous verrez le péril se dessiner sous l’aspect le plus inquiétant. Si les provinces septentrionales se déclaraient en faveur de Louis de Nassau, Albe aurait, avant d’avoir pu seulement tirer l’épée, près de la moitié des Pays-Bas à reconquérir.

Ce gras pays, fait en majeure partie, grâce à l’apport séculaire de nos fleuves, de bonne terre de France, ce pays sur lequel devait se poser un jour la griffe impériale comme sur un domaine sujet à revendication, n’est qu’une vaste prairie là où il n’est pas un marais. Il s’étend, sans ondulations sensibles, jusqu’à la Mer du Nord, coupé à chaque pas de ruisseaux, de canaux, de fossés. L’océan germanique, au cours du XIIe et du XIIIe siècle, y a pratiqué une large brèche. Engloutissant sous ses flots des centaines de villages frisons, allant rejoindre d’inondation en inondation l’ancien lac Flevo, il couvrit alors un espace de près de seize mille kilomètres carrés et donna naissance à la mer intérieure, si connue sous le nom de Zuyderzée. Quand on étudie sur la carte ce pays découvert, on serait tenté de croire qu’une armée victorieuse trouvera pour l’envahir autant de facilités qu’en a rencontrées la mer. On se tromperait étrangement. A défaut d’arrêts naturels, l’art a, de bonne heure, dans cette contrée plate, établi une longue chaîne de points de résistance. Les pirates normands ont les premiers appris aux habitans des Pays-Bas la nécessité de se ménager des refuges contre leurs descentes. Au temps de Charles le Téméraire, Philippe de Commines comptait dans les Pays-Bas 208 villes entourées de murailles et 60 forteresses.

Ni Louis de Nassau, ni Guillaume d’Orange ne possédaient encore une seule de ces places fortes. Aussi longtemps que semblable conquête n’aurait pas été accomplie, leurs armées ne seraient que des bandes errantes manquant absolument de base d’opérations. La victoire remportée à Heiligerlee semblait devoir ouvrir à Louis de Nassau les portes de Groningue. Malheureusement, la place était trop bien gardée. Le comte de Meghem s’y était jeté avec les troupes qu’il amenait pour prendre part au combat et qui n’avaient pu que recueillir les fuyards échappés à la poursuite des cavaliers de Nassau. Le comte Louis dressa son camp sous les murs de Groningue, demandant vainement à ses partisans secrets des subsides pour payer ses troupes et ne sachant déjà plus par quel moyen il pourrait retenir sous ses drapeaux une armée à laquelle il n’avait à promettre ni solde, ni pillage. De grandes causes, d’importantes questions morales étaient en jeu ; les soldats de Nassau en tenaient peu de compte. Ce qu’ils voulaient, ce qu’ils réclamaient à grands cris, forts de leur bon droit, indignés des subterfuges dont on les leurrait, c’était la stricte exécution des conditions auxquelles ils avaient loué leurs services. Le comte Louis n’était à leurs yeux qu’un débiteur infidèle.

Sur la rive droite du Rhin où il s’était posté, le prince d’Orange se voyait arrêté par des embarras analogues. Des deux victoires remportées, l’une dans la plaine de Groningue, l’autre sur la place du marché de Bruxelles, la plus fructueuse, la plus efficace, demeurait encore celle qui n’avait demandé qu’un double arrêt de mort et l’épée du bourreau. Sourd à l’appel du capitaine victorieux, le pays ne prêtait l’oreille qu’aux menaces du juge sans pitié. Il frémissait intérieurement peut-être ; il ne bougeait pas.

Cette soumission muette ne suffisait pas au duc d’Albe. Le duc voulait balayer l’invasion et lui infliger une leçon qui lui ôtât, pour quelque temps du moins, l’envie de reparaître. Le prestige des armes espagnoles avait souffert ; il importait de le rétablir promptement. Le 10 juillet 1568, 15,000 hommes d’élite étaient réunis à Deventer sur l’Yssel. Le duc d’Albe vint en prendre en personne le commandement. Le 14 juillet, il allait camper à 3 lieues de Groningue. Le comte Louis se trouvait dans de déplorables conditions pour accepter la bataille. Il n’avait pas le choix cependant. Il lui fallait mener ses troupes sur-le-champ au combat ou les laisser se débander. Il prit le parti le plus hardi sans vouloir s’avouer qu’il prenait un parti désespéré. Le prince d’Orange a été vaillamment secondé par ses frères ; il l’a surtout été par le comte Louis, aussi noble cœur que vigoureux soldat.

Un premier engagement coûta au comte Louis un millier d’hommes. C’eût été le moment de repasser l’Ems avec ce qui lui restait. Il ne put s’y résigner, n’en trouva peut-être pas non plus l’occasion, et fila le long du fleuve dans l’intention probable de chercher un gué ou de rassembler un nombre de barques suffisant. Après cinq jours de marche, il dut s’arrêter à Jemmingen[12]. Albe le tenait serré entre le fleuve et 12,000 de ses vétérans. Le vieux duc ne compromettait jamais rien. Il ne porta le coup décisif qu’après quatre heures d’escarmouches ; seulement quand il le porta, reflet fut foudroyant. Les Espagnols, assure-t-on, ne perdirent que 7 hommes : ils en massacrèrent 7,000. Pendant deux jours, on poursuivit à travers la campagne les fuyards dispersés. « Il n’y eut, fait remarquer avec une douce satisfaction Mendoza[13], soldat ni goujat espagnol qui n’eût dans ces deux journées sa part de la victoire, pas un qui ne trouvât l’occasion de blesser, de tuer ou de brûler un rebelle. » La satisfaction fut donc complète. Le duc d’Albe s’aperçut cependant que le zèle des incendiaires les mènerait loin. Les terres du comte d’Arenberg lui-même étaient en feu. Les capitaines de justice reçurent l’ordre d’arrêter ces excès. Ils saisirent quelques goujats et les accrochèrent sans plus de façon au gibet.

Albe n’entendait pas qu’on manquât à la discipline dans son armée. Seul il voulait donner le signal du combat, le signal des incendies ou des exécutions. Nous le verrons tout à l’heure mettre en pratique, dans une campagne tenue à bon droit pour un chef-d’œuvre de stratégie, les conseils qu’il adressera trois ans plus tard à don Juan[14].

Les routes, les prairies étaient semées de cadavres. Une troupe assez considérable s’était réfugiée dans une des îles du fleuve. Albe l’envoya égorger par 400 arquebusiers à la tête desquels il plaça « le capitaine don Lope de Figueroa, M. de Hierge et M. de Billi. » Le peu qui se sauva de la malheureuse armée dut la vie aux embarcations que les gueux de mer, dont les vaisseaux ne pouvaient remonter jusqu’à Jemmingen, avaient envoyées porter des vivres et des munitions à Louis de Nassau. Les vaisseaux s’étaient retirés à Emden ; les scutes et les chaloupes restaient en arrière. Louis de Nassau put gagner à la nage une de ces barques et se faire transporter sur la rive allemande de l’Ems. Là il ne comptait pas renoncer à ses projets, il voulait guetter au contraire la première occasion favorable pour reprendre les hostilités. Cette occasion ne pouvait se faire longtemps attendre : le protestantisme tout entier commençait à s’apercevoir que c’était sa querelle, bien plus encore que celle des Néerlandais, qui allait se vider dans les Pays-Bas.


IV

Albe ne jugeait plus le comte Louis de Nassau à craindre ; Orange, plus que jamais, demandait à être surveillé. Le 31 août 1568, un mois et demi après le combat de Jemmingen, ce prince, soutenu par les sympathies des luthériens d’Allemagne et des calvinistes de France, déployait, à son tour, ses étendards. Il venait, suivant sa devise étrange, combattre « pour la loi, pour le roi, pour le peuple : Pro lege, rege, grege. » — A la fin de septembre, il avait réuni sous ses ordres 30,000 hommes, dont 9,000 cavaliers, — grosse armée pour l’époque. De telles facilités de recrutement montrent à quel point l’énergie d’un duc d’Albe, dans ces circonstances particulièrement délicates, était nécessaire. L’énergie cependant à elle seule n’eût pas suffi. Il y fallait aussi un rare déploiement d’habileté militaire, un ascendant incroyable sur des troupes plus habituées à fondre sur l’ennemi qu’à temporiser, une fermeté à l’épreuve de toutes les railleries aussi bien que de tous les murmures.

Les peuples ont généralement l’oubli facile, ceux surtout dans les veines desquels coule le sang des vieux Celtes. L’entrée en campagne de Guillaume d’Orange, les forces immenses que la crédulité publique lui prêtait, firent évanouir comme par enchantement le souvenir désastreux de la sanglante journée de Jemmingen. Les poètes, réduits par la consternation générale au silence, recouvrèrent la voix. L’orage s’est éloigné : le merle sort du buisson. Écoutez-le siffler ses airs joyeux. L’écho va les porter d’une extrémité à l’autre dans les provinces attentives :


Le prince d’Orange est entré en campagne,
Vive le gueux !
Tremblez, papistes,
Et cachez votre nez, vilains singes.
Grâce au prince et malgré tous les papistes du monde,
Nous restons gueux.

Ils se croyaient de force, ces papistes,
Vive le gueux !
A étouffer la doctrine de Dieu.
Ils sont si méchans !
Grâce au prince, en dépit de tous les papistes,
Nous restons gueux.

La doctrine de Dieu triomphera,
Vive le gueux !
Le dieu des papistes doit périr.
Entendez notre cri de guerre :
Grâce au prince, malgré les papistes et les moines,
Nous restons gueux.

Ils ont eu beau tromper tant de gens simples,
Vive le gueux !
Répandre tant de mensonges,
Avoir recours à tant de trahisons :
Grâce au prince, malgré les papistes, singes sauvages,
Nous restons gueux.

Ils bâtissent sur les fausses doctrines du pape,
Vive le gueux !
Ces voleurs conjurés, leurs lettres d’indulgences,
Ce n’est qu’un tissu de méchancetés.
Grâce au prince, malgré leurs messes pour le salut des âmes et leurs vigiles,
Nous restons gueux.

Leur hypocrisie, leurs projets perfides,
Vive le gueux !
Ne peuvent subsister : nous les verrons périr,
Avec la méchante mère qui les enfanta.
Grâce au prince, malgré les placards du duc d’Albe,
Nous restons gueux.

Les bulles du pape ! Qui donc y fait encore attention aujourd’hui ?
Vive le gueux !
Le duc d’Albe se débat en vain :
Sa puissance est pourrie.
Grâce au prince, malgré les partisans du duc d’Albe,
Nous restons gueux.

Le pape a enfreint les commandemens de Dieu,
Vive le gueux !
Avec Albe, on le jettera dans l’étable à cochons.
C’est pourtant véridique,
Grâce au prince, malgré moines et chanoines,
Nous restons gueux.

Maintenant, on entend la bande cléricale se lamenter,
Vive le gueux !
Parce qu’on a chassé les assassins d’âmes hors de leurs nids :
C’est la nouvelle.
Grâce au prince, malgré jacobins et béguines,
Nous restons gueux.

D’où est venu ce mépris pour les traîtres d’âmes ?
Vive le gueux !
C’est que le pape n’a plus de puissance,
Comme il en avait autrefois.
Grâce au prince, malgré tous les cardinaux réunis,
Nous restons gueux.

O papistes ! hommes et femmes, vous avez bien mérité votre sort,
Vive le gueux !
Car votre célèbre et fausse inquisition,
Vous la vouliez introduire chez nous. Est-ce vrai ?
Grâce au prince, malgré moines et nonnes,
Nous restons gueux.

Permettez, assassins d’âmes ! Nous allons vous donner un bon conseil,
Vive le gueux !
Gardez-vous pour l’enfer de Lucifer ;
On y brûle les méchans.
Grâce au prince, goûtez bien ceci,
Nous restons gueux.

Quand cette gaîté provocante se donnait carrière, le prince d’Orange n’avait pas seulement franchi le Rhin ; ce qui était infiniment plus grave, il venait de franchir la Meuse. Ce qu’on eût pu, au dire du duc d’Albe, attendre à peine « d’une troupe d’oies sauvages, » il l’avait accompli. Il avait traversé ce large fleuve à gué, prenant exemple des soldats de César et de ceux d’Alexandre, opposant sa cavalerie comme une estacade au courant, et procurant ainsi à son infanterie un passage relativement facile à travers le flot divisé[15]. Cette manœuvre audacieuse introduisait Orange, avec une armée numériquement supérieure à celle du duc d’Albe, au cœur des Pays-Bas. Si les villes qu’il appelait à la liberté eussent osé obéir à leur inclination, c’en était fait, dans une seule campagne, de la domination espagnole. Pas une ville ne se sentit ce courage. Toutes laissèrent passer le prince d’Orange sous leurs murailles, sans se hasarder à lui ouvrir leurs portes. On ne chantait plus ; on tremblait. Le duc d’Albe avait froncé le sourcil.

Pendant ce temps, les fonds dont disposait Orange s’épuisaient et son armée, comme quelques mois plus tôt celle de Louis de Nassau, commençait à se mutiner. Le 20 octobre, un engagement eut lieu ; les troupes du prince n’y obtinrent pas l’avantage. Le résultat pourtant était sans importance. Ce n’était pas un engagement que cherchait Guillaume ; c’était une bataille, une bataille décisive. Albe s’obstinait à s’y dérober. Guillaume, avec ses caisses vides, ses soldats prêts à tourner leurs armes contre lui, dut se résigner à se rapprocher de la frontière de France. Albe l’observait de près. Le 17 novembre 1568, il put constater de ses propres yeux, en remplaçant Orange à Cateau-Cambrésis, qu’il ne restait plus un soldat rebelle dans les Pays-Bas. Guillaume, accompagné de ses deux frères, Louis et Henri, venait de se résoudre à passer sous les étendards du prince de Condé, seul moyen qu’eussent encore les princes néerlandais de continuer à combattre pour la cause des églises réformées. Sur ce nouveau terrain, ce ne sont pas non plus des victoires qui les attendent. Rome triomphe en France comme dans les Pays-Bas. Un parti politique ne survivrait pas à tant de défaites ; un parti religieux à l’existence plus tenace.


V

C’est au moment où l’on croirait tout perdu que le chant de Sainte-Aldegonde, le Wilhelmus lied, chant national qu’on dirait emprunté aux psaumes de David, vient réchauffer les cœurs et parler d’espérance à un peuple qui a cessé d’en avoir. Les gueux ne possédaient pas de chant de guerre : en voilà un qui fera bientôt le tour du monde. Les échos des Indes le répètent encore. Les gueux vont l’entonner en 1569 sur l’air qui accompagna jadis l’hymne de Charles-Quint. L’air n’a pas changé ; les cœurs qu’il faisait vibrer sont loin d’être les mêmes. Bientôt, il n’y aura plus dans les Pays-Bas une chaumière où, en prêtant l’oreille, on ne puisse entendre fredonner à voix basse :

Je suis Guillaume de Nassau
Issu de sang germain ;
Fidèle à la patrie
Je reste jusqu’à la mort.
Je suis un prince d’Orange
Libre et intrépide ; J’ai toujours
honoré Le roi d’Espagne.

Je me suis toujours efforcé
De vivre dans la crainte de Dieu :
Pour cela je suis chassé,
Privé de ma terre et de mes gens.
Mais Dieu me dirigera
Comme un bon instrument,
Afin que je puisse retourner
A l’accomplissement de ma tâche.

Prenez patience, mes partisans,
Vous dont l’âme est sincère ;
Dieu ne vous abandonnera pas,
Quoique vous soyez en ce moment accablés.
Que celui qui désire vivre pieusement
Prie Dieu nuit et jour,
Pour que Dieu me donne la force
De venir vous secourir.

Ni mon corps, ni mes biens,
Je n’ai jusqu’ici épargné ;
Mes frères au grand nom
Ont suivi mon exemple.
Le comte Adolphe est resté
Eu Frise sur le champ de bataille ;
Son âme dans la vie éternelle
Attend le dernier jour.

Noble et de haute naissance,
De tige impériale,
Prince élu de l’empire,
Comme un pieux chrétien,
Pour la sainte parole de Dieu,
J’ai intrépidement,
En vrai héros, sans crainte,
Risqué mon sang de gentilhomme.

Mon bouclier et ma confiance,
C’est vous, ô Dieu, mon seigneur :
Sur vous je veux fonder mon espoir,
Ne m’abandonnez jamais ;
Afin que je puisse rester pieux,
Votre serviteur à toute heure !
Afin que je puisse chasser la tyrannie
Qui me perce le cœur.

De tous ceux qui m’oppriment
Et sont mes persécuteurs,
Mon Dieu, veuillez garder
Votre fidèle serviteur !
Qu’ils ne me surprennent pas
Dans leurs méchans desseins,
Qu’ils ne lavent pas leurs mains
Dans mon sang innocent !

Comme David dut fuir
Devant le tyran Saül,
J’ai dû, moi aussi, gémir
Avec maint gentilhomme.
Mais Dieu l’a relevé ;
Il l’a soutenu dans sa détresse,
Et lui a donné la couronne
Dans le grand royaume d’Israël.

J’ai goûté l’amertume,
Dieu, mon seigneur, me réserve maintenant ses douceurs
Auxquelles aspire fortement
Mon cœur de prince :
Je voudrais pouvoir mourir
Avec honneur sur le champ de bataille,
Afin de conquérir un royaume éternel
Comme un héros fidèle.

Rien ne me fait plus souffrir
Dans mon adversité
Que de voir appauvrir
Les bonnes terres du roi,
Que de te savoir opprimée par les Espagnols,
O ma noble et douce Néerlande.
Quand je pense à cela,
Mon cœur de gentilhomme en saigne !

Comme un prince monté à cheval,
Avec la force de mon armée,
Du tyran audacieux
J’ai attendu l’attaque.
Retranché près de Maestricht,
Il a redouté mon effort.
On vit alors mes cavaliers trotter
Courageusement à travers la plaine.

Si telle eût été en ce moment
La volonté du Seigneur,
J’aurais été heureux de pouvoir détourner
De vous cette lourde tempête,
Mais le Seigneur qui de là-haut
Gouverne toutes choses,
Le Seigneur qu’on doit toujours louer,
Ne l’a pas désiré.

Très princièrement était divisé
Mon caractère de prince ;
Constant est resté
Mon cœur dans l’adversité.
J’ai prié le Seigneur
Du fond de mon cœur ;
Je lui ai demandé de faire triompher ma cause,
De rendre publique mon innocence.

Prenez patience, mes pauvres brebis,
Qui êtes aujourd’hui en grande détresse ;
Votre berger ne dormira pas,
Quoique vous soyez dispersées maintenant.
Tournez-vous vers Dieu,
Acceptez sa parole salutaire,
Vivez en pieux chrétiens :
Ce sera bientôt fini ici.

Devant Dieu et sa toute-puissance
Je veux confesser
Qu’en aucun temps
Je n’ai méprisé le roi.
Mais à Dieu notre Seigneur,
Majesté plus haute encore,
J’ai dû obéir
Dans les voies de la justice.

Un peuple à qui on peut tenir un pareil langage est dans un état d’âme qui défie à l’avance toutes les tyrannies.

David dut fuir aussi
Devant Saül le tyran.


Il n’est pas un Hollandais qui redise cette strophe sans émotion. Rien n’y manque, ni le souffle biblique, ni l’harmonie virile et majestueuse de la langue flamande. Le ciel vient d’envoyer un poète à l’insurrection, en attendant qu’il en accorde un au triomphe. Fier de ses annales, le peuple hollandais a le droit d’oublier le peu de place que son territoire conquis en majeure partie sur la mer occupe sur la carte de l’Europe ; il en a gardé, lui, une si grande, dans la mémoire des hommes ! Ce n’est pas au chiffre de sa population qu’une nation doit mesurer son orgueil. Il me plaît qu’il soit difficile de subjuguer ou d’absorber un peuple en possession de souvenirs contre lesquels le temps ne peut rien. Je le disais il y a quelques années ; je le répète encore : « La patrie, c’est l’histoire ! » L’empereur Napoléon eût transformé l’Europe et n’eût pas connu Waterloo, s’il eût seulement admis et respecté les droits qu’un long passé de gloire lègue à la nation la plus affaiblie.

Je ne crois pas beaucoup à la candeur du très grand homme d’État à qui la Hollande doit incontestablement sa liberté ; Guillaume est trop habile pour que je puisse jamais, quelle qu’en fût mon envie, voir en lui un ingénu. Taciturne, dites-vous ! Quel nom réservez-vous donc au fils de Charles-Quint ? Celui-là non plus ne fut pas un bavard. Guillaume s’est chargé de réfuter lui-même, dans son Apologie[16], les accusations dont il était l’objet de la part de Philippe II ; il ne m’a pas convaincu qu’il eût toujours « honoré le roi d’Espagne. » Le légitime enthousiasme qu’il inspire aux provinces émancipées des Pays-Bas n’ira jamais pour moi sans quelque restriction. J’admire, au contraire, d’une admiration sans réserve, le peuple que l’hymne de Sainte-Aldegonde va entraîner au martyre et au combat. Supporter la misère et la mort sans faiblir, les yeux levés au ciel, c’est beau, toujours beau, quelle que soit la cause pour laquelle on souffre et on meurt. Laissons aux théologiens le soin de disserter sur les textes et de définir le dogme. École de charité, de morale fraternelle et d’union pacifique avant tout, l’église catholique montra une profonde sagesse quand elle interdit la lecture et la discussion des livres saints. Que de sang a coulé pour de misérables querelles de mots, querelles presque toujours provoquées par une présomptueuse ignorance ! Oui ! l’Église, à mon sens, faisait bien de se réserver le sacré privilège d’annoncer, de prêcher, de commenter la parole de Dieu. Seulement il eût fallu que le clergé à qui elle confiait cette tâche si grosse de responsabilités ne comptât que des saints. C’était sans doute demander beaucoup à la nature humaine. La chose s’est vue pourtant : elle s’est vue aux époques où l’Église a été persécutée.


VI

La campagne de la Meuse mettait le sceau à la réputation militaire du duc d’Albe. L’Europe tout entière lui rendait justice et le proclamait le premier capitaine de l’époque, mais l’Europe lui eût-elle refusé cet hommage, qu’Albe s’en fût aisément consolé : la gloire d’un Toledo ne dépendait pas de l’approbation du vulgaire. Les Toledos étaient habitués à ne reconnaître d’autres juges que le pape, le roi et eux-mêmes. Tranquille sur la suite des événemens qu’il avait si heureusement maîtrisés, le duc d’Albe ramenait son armée dans le Brabant et faisait pour la troisième fois son entrée à Bruxelles. Il la faisait en victorieux et à la façon des triomphateurs romains. Avait-il du reste si grand tort quand il se vantait « d’avoir étouffé la sédition, châtié la révolte, restauré la religion, assuré la justice et rétabli la paix ? »

Bruxelles était le siège du gouvernement ; Anvers, ville de cent mille âmes, entrepôt des marchandises de l’Inde et de l’Europe, était la capitale réelle. C’est à Anvers que le duc d’Albe voulut, avec les canons pris à Jemmingen, élever un monument à sa propre gloire. Le bronze conquis lui servit à faire couler dans le moule audacieux une statue colossale. L’image d’Albe se dressa au centre de la citadelle bâtie par les ordres d’Albe pour tenir la ville en bride. Le soupçonneux Philippe trouva cette manifestation d’un présomptueux excessive. Il n’osa pas cependant sur-le-champ s’en plaindre. La chanson fut plus hardie.


Qui s’élève soi-même,


dit-elle au duc objet de son antipathie,


Devient bientôt un pauvre diable.
Duc d’Albe, votre statue dressée A regret
Mériterait bien d’être démolie.
Vous commettez là une mauvaise action,
Une action jugée inopportune par tous,
Car elle est assurément en contradiction avec la situation du pays.
Il semble que vous n’ayez plus rien à demander ;
Vous ne songez qu’à tout détruire.
Mais quand on fait ce qui déplaît à Dieu,
Ou se prépare une fin malheureuse.

Besogneux, nu et dépouillé,
Le moment arrive où il faut comparaître devant le Seigneur :
Nulle absolution à espérer : une condamnation mortelle attend le pécheur.
Le méchant peut croître un instant ;
C’est toujours la fin qu’il doit craindre.
Voyez Lucifer ! S’il a été plongé dans l’enfer,
C’est à cause de sa conduite orgueilleuse.
Qui se laisse enivrer par la prospérité
Devrait se mettre cet exemple sous les yeux.
L’orgueil conduit toujours au précipice.


Il ne faudrait vraiment, en bonne morale, admirer la force et l’énergie que lorsqu’on les voit mises au service d’une juste cause. Cependant on les admire toujours, tant l’orgueil humain est secrètement flatté de voir l’homme apparaître sous cet aspect dominateur. Et puis, faut-il le dire ? Il n’est pas vraiment si facile, quelque animé qu’on puisse être d’intentions rigoureusement impartiales, il n’est pas si facile qu’on pense de distinguer, dans les luttes qui mettent les peuples et les armées aux prises, de quel côté se rencontre la justice. Les Pays-Bas, en somme, ne s’étaient pas jusque-là si mal trouvés du despotisme. Leur prospérité au temps de Charles-Quint, — un tyran pourtant et des plus intraitables, — dépassait, — si l’on se reporte à une époque encore à demi barbare, — tout ce que l’imagination la plus féconde aurait pu rêver. Les Pays-Bas possédaient alors la richesse, — la meilleure des richesses, celle qui vient du travail. Commerce, industrie, agriculture, s’y déployaient à l’envi. Les armes espagnoles avaient pour longtemps assuré la paix extérieure. L’ennemi était tellement affaibli, repoussé si loin, que de longtemps il ne serait à craindre. Les Pays-Bas n’avaient plus à redouter qu’eux-mêmes. Leur turbulence était proverbiale ; le duc d’Albe se faisait fort de les préserver désormais des maux qu’elle leur avait tant de fois causés.

Il est admis comme une vérité courante que Philippe II a perdu les Pays-Bas par sa faute. Je voudrais bien savoir comment il eût dû s’y prendre pour les conserver ! Le plus sage sans doute eût été de laisser ces provinces turbulentes à elles-mêmes ; la monarchie espagnole s’en fût bien trouvée. Qui eût osé pourtant, au XVIe siècle, donner un pareil conseil au roi d’Espagne ? On ne le donnerait pas même aujourd’hui. L’histoire contemporaine devrait nous rendre plus indulgens pour le passé.

La conscience du duc d’Albe, on peut en demeurer parfaitement convaincu, ne fut jamais inquiète. Elle eut, à sa manière, dans toute sa plénitude, la passion du bien. Le duc d’Albe, d’ailleurs, il ne faudrait peut-être pas l’oublier, se trouvait par ses sentimens religieux en communion complète, dans les provinces méridionales du moins, avec la majorité du pays. On l’eût voulu sans doute moins rigoureux, moins prodigue de bûchers, moins expéditif dans ses exécutions militaires : ses rigueurs cependant auraient moins déplu, auraient moins effrayé, si elles n’étaient pas venues d’un Espagnol.

Restait, il est vrai, l’inquisition, persécution inquiète et ombrageuse. Les exigences mal définies de cette institution étrangère troublaient profondément les habitudes d’un peuple attaché à ses vieilles coutumes dont il avait fait autant de libertés. La nation néerlandaise, — il faut entendre ici la portion catholique, — voulait, même au point de vue religieux, n’être astreinte qu’à ses propres lois. Elle admettait l’autorité suprême de l’Église romaine ; elle prétendait en plier l’exercice à son tempérament. L’inquisition était donc aussi odieuse aux Wallons et aux Flamands qu’aux Zélandais, aux Hollandais ou aux Frisons. Sur ce point néanmoins on aurait pu finir par s’entendre. Philippe il lui-même désavouait l’intention d’introduire dans les Pays-Bas l’inquisition espagnole. Il promettait une inquisition mitigée, une surveillance ecclésiastique mieux appropriée à l’esprit néerlandais.

La chaire de saint Pierre était en ce moment occupée par un saint. Pie V, malheureusement, venait trop tard. Les peuples ne remontent pas la pente du respect, quand ils l’ont une fois descendue. Le triomphe d’Albe remplit le cœur du saint-père d’allégresse. Pie V crut l’hérésie, dans les Pays-Bas du moins, à jamais étouffée. Au mois de mars 1569 il fit partir un légat pour Bruxelles. Ce légat apportait au duc d’Albe des lettres pontificales dans lesquelles Pie V appelait le vainqueur de Jemmingen, « son fils bien-aimé. » À ce précieux message le souverain pontife avait joint le don jusqu’alors réservé aux rois d’une épée au pommeau d’or et d’un chapeau garni de pierreries. Il n’en fallut pas davantage pour allumer la verve satirique des Néerlandais. Chanter était alors la seule consolation qui leur restât : « Le pape, » allaient-ils fredonnant partout,


Le pape envoie au duc d’Albe une épée d’or,
Pour intimider les gueux ;
Pour que le tyran sanguinaire
Tue avec cette épée hommes et femmes ;
Pour qu’il immole tous ceux qui craignent Dieu et le servent de bon cœur,
Tous ceux qui s’affligent pour la religion et sont dans la tristesse.
Cette bénédiction est venue à Bruxelles,
Envoyée par le père infernal, par le pape de Rome.
Ainsi donc le bourreau envoie au bourreau venimeux,
Le brigand envoie au méchant brigand,
Le voleur envoie au voleur ses beaux cadeaux,
Pour que celui-ci abreuve la terre de sang.

Si Philippe eût fourni au duc d’Albe le moyen de payer ses troupes, la soumission obtenue pouvait devenir durable. Malheureusement le système financier de l’immense monarchie, dans sa simplicité brutale, s’entendait peu à exploiter les peuples. On ne savait pas alors tout ce qu’on peut, par d’habiles artifices, arriver à tirer de l’impôt. La pénurie du trésor provenait bien plus de la maladresse avec laquelle on s’efforçait de le remplir que de l’énormité ou de la variété des dépenses. Philippe était constamment à court d’argent. On ne peut nier assurément que ce puissant fleuve espagnol eût moins souvent coulé dans un lit desséché s’il ne s’était, dans ses soudains caprices, constamment épanché pardessus ses bords ; mais quelle que fût la cause qui se chargeât de tarir aux instans les moins opportuns la source à demi épuisée, nous sommes bien obligés de reconnaître qu’une détresse réelle n’expliquait que trop l’apparente insouciance dont ne cessait de gémir le duc d’Albe en proie à des embarras sans lesquels il eût sans doute tiré un meilleur parti de ses victoires. Albe, en dépit de ses plaintes réitérées, ne recevait point de secours de Madrid. Il fallait, sans qu’on osât le lui déclarer formellement, qu’il s’arrangeât pour se suffire à lui-même.

L’entretien d’une armée, ne fût-elle que de vingt mille hommes, coûtait fort cher au XVIe siècle. En pays ennemi, la guerre nourrissait jusqu’à un certain point la guerre. L’occupation de provinces amies, mais toujours suspectes, était plus onéreuse. Si les recettes régulières se trouvaient inférieures aux dépenses, on se voyait contraint de recourir à des détours plus ou moins ingénieux pour parvenir à combler dans une certaine mesure le déficit. Dans ces riches Pays-Bas entichés de leurs vieux privilèges, où chaque province avait jadis payé sa charte particulière en beaux deniers comptans, il était impossible de se procurer, en dehors des taxes habituelles, le moindre subside, sans adresser aux États provinciaux une requête ; humiliante mendicité du pouvoir à laquelle il n’était jamais fait droit sans débats. Le duc d’Albe n’était pas homme, surtout dans ce moment où le pays était à ses pieds, à tendre ainsi la main. Il trouva plus simple de faire dans les Pays-Bas ce qu’il eût fait, en pareil cas, en Espagne.

Le 20 mars 1569, il réunit les États à Bruxelles et les invite, — du ton qu’il savait prendre en pareille occurrence, — à voter trois taxes qui, dans sa pensée, devaient pourvoir, d’une façon permanente et définitive, à l’entretien de son armée. La première de ces taxes avait tous les caractères d’un impôt de guerre. Elle ne devait être levée qu’une seule fois. Sur la valeur de toute propriété meuble ou immeuble, il serait prélevé un pour cent. C’était là ce que le duc appelait le centième denier. Le dixième et le vingtième denier n’étaient pas des taxes temporaires. Le duc prétendait en faire des taxes perpétuelles. Elles constituaient un droit de mutation, applicable : le premier à toutes les marchandises, le second à toutes les propriétés foncières, chaque fois que les unes ou les autres changeaient de main.

Calvinistes et catholiques furent d’accord pour trouver l’exigence singulièrement odieuse. La tyrannie leur apparut sous cette forme plus intolérable encore que lorsqu’elle s’attaquait uniquement à leurs consciences. On a souvent raillé à ce sujet le peuple des Pays-Bas. On l’a fait, je crois, sans justice. Le peuple des Pays-Bas montrait simplement en cette occasion qu’il avait une idée très nette des conditions auxquelles ont pu se constituer les sociétés humaines. Laborieux, il n’entendait pas qu’on prétendît disposer sans son aveu des fruits de son travail. Il plaçait la liberté en dehors du domaine des chimères, sur le véritable terrain où elle ait le droit de se déclarer inexpugnable. Heureux les peuples qui ne font de révolution que pour une taxe illégalement imposée ! Ceux-là sont doués de l’esprit politique ; les autres auront toujours, quoi qu’ils fassent, besoin d’un maître.

Les États cédèrent sous la menace d’une épée triomphante ; le peuple néerlandais ne s’inclina pas aussi aisément. Il mit encore une fois ses remontrances en chansons :


Aidez-vous vous-mêmes à cette heure ; alors Dieu vous aidera.
Il vous délivrera des liens et des verrous du tyran,
Néerlandais opprimés.
Vous portez déjà la corde autour du cou :
Hâtez prestement vos pieuses mains.

L’orgueil espagnol, faux et méchant,
Vous envoyait un bourreau impie,
Pour que vous devinssiez impies à votre tour.
Il vous a déjà dérobé la parole de Dieu par un artifice humain :
Maintenant il veut vous voler votre argent.

A chacun il prend son bien le plus précieux :
Quiconque ne veut échanger la parole divine, douce nourriture des âmes
Pour de la drèche,
Le paiera d’un sang rouge,
Ou devra se résigner à errer nu.

Mais celui qui met son cœur dans Mammon
Va perdre aussi son cher argent,
Son Dieu, sa chair Adèle :
Albe exige avec violence le dixième denier.
Qui le donne une fois le donnera toujours.

Donnez souvent un sur dix ;
Il vous restera en dernier lieu un ou rien.
Le berger peut se contenter de la laine ;
Celui-ci ne se contente ni de la laine ni du lait :
Il veut écorcher les petites brebis.

Son ventre est insatiable ;
Il a constamment soif de sang et d’argent,
Quand avec son esprit cruel
Il dissipe l’argent du pays traîtreusement,
Au mépris du sang royal.

N’empoches-tu donc pas, ô avide salarié,
Le dixième denier très bien,
Pour faire du tort aux Pays-Bas.
Si vous le lui donnez, vous préparez le lien
Dont il se servira pour vous attacher.

O Néerlande, tu succombes sous ta charge.
La mort et la vie sont debout devant toi :
Sers le tyran d’Espagne,
Ou suis, pour lui résister,
Le prince d’Orange.

Aidez le berger qui combat pour vous
Ou aidez le loup qui vous mord.
Ne soyez plus neutres,
Mordez le tyran, — le moment est venu, —
Mordez-le avec tous ses tyranneaux.


Tous ces murmures n’empêchaient pas le duc d’Albe d’écrire à Philippe II « qu’il ne voyait plus à l’intérieur, ni à l’extérieur, aucun sujet de crainte. » Ce n’était pas dans les Pays-Bas, c’était en France, foyer plus dangereux, qu’il fallait, suivant lui, combattre maintenant le protestantisme. Là aussi, les choses semblaient prendre une excellente tournure. Le duc d’Anjou venait de triompher à Jarnac, le 13 mars 1569 ; Albe lui envoyait un corps de cinq mille hommes pour qu’il pût triompher aussi à Montcontour. Les hérétiques n’avaient plus de refuge que dans la paix. Le seul allié auquel, en désespoir de cause, ils n’auraient peut-être pas hésité à faire appel, le Turc, allait, le 7 octobre 1571, succomber à son tour dans les eaux de Lépante. Si jamais cause parut irrévocablement condamnée, c’était assurément, à cette heure, la cause des rebelles néerlandais. Les gueux de mer se chargèrent de relever le drapeau abattu : quelques bandes de pirates sauvèrent l’indépendance de la Néerlande et, plus forts que tous les bûchers, rendirent le courage aux défenseurs de la liberté de conscience.

L’année 1572, l’année de la Saint-Barthélémy, donnait la parole à la marine.


JURIEN DE LA GRAVIERE.

  1. Voyez la Revue du 15 septembre.
  2. Le pays wallon comprenait la majeure partie des territoires dont se compose aujourd’hui la Belgique. C’était une pépinière d’excellens soldats. On y parlait généralement le français.
  3. Voyez à ce sujet les Corsaires barbaresques, p. 30, 31, 39, 40, 48, 57, 58, 75, 224, 239, 240, 241, 260, 305, 306, 307 et les notes 26 et 27 à l’appendice p. 347 et 348. Voyez aussi la Guerre de Chypre et la Bataille de Lépante, t. Ier, préface, p. VII, IX. et XVII ; Plon et Nourrit, éditeurs.
  4. Voyez la Revue du 15 septembre.
  5. Arenberg, le 23 mai, était en proie à un violent accès de goutte.
  6. Le Dollaert est un golfe creusé par les inondations de 1277 et de 1287, à quelques lieues en deçà de l’embouchure de l’Ems.
  7. Heiligerlee ! ne cherchez pas ce nom dans Bouillet, vous ne l’y trouveriez pas ; mais vous le découvrirez sur la carte de MM. Vivien de Saint-Martin et Fr. Schrader, à quelques kilomètres à l’ouest de Winschoten. Les Français ont eu longtemps la réputation de rester insensibles aux charmes de la géographie. Le reproche aujourd’hui serait mal fondé. La géographie est maintenant en France une science à la mode. L’histoire de la Révolution des Pays-Bas gagnera beaucoup à être lue avec une carte sous les yeux ; car le territoire des Pays-Bas est encore, si je ne me trompe, un de ceux qui nous (sont le moins bien connus. On prête aisément ses goûts aux autres. Pour moi, je l’avouerai, la découverte d’un nom longtemps cherché sur la carte est une sensation remplie de la plus joyeuse et de la plus intime volupté. Le texte s’en illumine à l’instant d’une clarté subite.
  8. Voyez, dans la Revue du 1er décembre 1885, le Siège de Sébastopol.
  9. Voyez la Guerre de Chypre et la Bataille de Lépante, t. Ier, p. 156, 157 et 158 ; Plon et Nourrit.
  10. On sait avec quelle honnête énergie le fils de Drusus, le neveu de Tibère, repoussa, en l’année 14 de notre ère, après la mort d’Auguste, les acclamations séditieuses des légions de Germanie qui voulaient le proclamer empereur.
  11. Gorcum ou Gorinchem sur la carte de MM. Vivien de Saint-Martin et Fr. Schrader.
  12. Jemmingen ou Jemguin, sur les bords de l’Ems, à l’est du Dollaert ou Dollard (voyez la carte de MM. Vivien de Saint-Martin et Fr. Schrader).
  13. Mendoza était un des plus vaillans capitaines de l’armée espagnole. Il nous a transmis dans un ouvrage plein de verve, — Guerras de los payses baxos, — le récit d’événemens auxquels il avait pris une part fort importante et fort active.
  14. Voyez, dans la Revue du 1er décembre 1885, un Amiral de vingt-quatre ans.
  15. Voyez, dans la Revue du 1er février 1881, le Passage du Tigre avant la bataille d’Arbèles.
  16. Apologie ou défense de Monseigneur le prince d’Orange, comte de Nassau, de Catzenellenbogen, Dietz, Vianden, etc., burgrave d’Anvers et vicomte de Besançon, baron de Breda, Diest, Grimberge, d’Arlai, Nozeroy, etc., seigneur de Chastel-Bellin, etc., lieutenant-général es Pays-Bas, et gouverneur de Brabant, Hollande, Zélande, Utrecht et Frise ; et amiral ; contre le ban et édit publié par le roi d’Espagne,
    Par lequel il proscrit ledit seigneur,
    Dont apperra des calomnies et fausses accusations,
    Contenues en ladite proscription.
    Cette apologie, dont la rédaction est attribuée par Grotius à Pierre Loyseleur, fut présentée par le prince d’Orange, le 13 décembre 1580, « à Messeigneurs les députés des États-généraux des Provinces-Unies assemblés en la ville de Delft » et adressée le 4 février 1581 M aux rois et autres potentats de la chrétienté. »