Les Grotesques de la musique/ch60
Les Athées de l’expression.
« La musique, a dit Potier, est, comme la justice, une bien belle chose… quand elle est juste. »
Je parlais tout à l’heure des compositeurs qui croient à l’expression musicale, mais qui y croient avec réserve et bon sens, sans méconnaître les limites imposées à cette puissance expressive par la nature même de la musique et qu’elle ne saurait en aucun cas dépasser.
Il y a beaucoup de gens à Paris et ailleurs qui, au contraire, n’y croient pas du tout. Ces aveugles niant la lumière, prétendent sérieusement que toutes paroles vont également bien sous toute musique. Rien ne leur semble plus naturel, si le livret d’un opéra est jugé mauvais, que d’en faire composer un autre d’un genre entièrement différent sans déranger la partition. Ils font des messes avec des opéras bouffes de Rossini. J’en connais une dont les paroles se chantent sur la musique du Barbier de Séville. Ils ajusteraient sans remords le poëme de la Vestale sous la partition du Freyschütz, et réciproquement. On ne discute point de telles absurdités, qui, professées par des hommes placés dans certaines positions particulières, peuvent pourtant avoir sur l’art une détestable influence.
On aurait beau répondre à ces malheureux comme cet ancien qui marchait pour prouver le mouvement, on ne les convertirait pas.
Aussi est-ce pour le divertissement des esprits sains
seulement, que nous présentons ici les paroles de deux
morceaux célèbres, placées, les premières sous l’air de
la Grâce de Dieu, les autres sous celui de la chanson
Un jour maître corbeau.
Adaptées à la musique de la Grâce de Dieu
Ces deux exemples grimaçants, dans lesquels une musique nouvelle et spéciale, substituée à la noble inspiration de Rouget de l’Isle et de M. Halévy, se trouve accolée à des vers pleins d’enthousiasme et de tendresse, forment le pendant de l’hymne de Marcello, que j’ai cité en commençant ce livre. Dans ce morceau trop célèbre, une mélodie d’une jovialité bouffonne fut composée par l’auteur pour une ode italienne d’un style élevé et grandiose ; et c’est en adaptant des paroles joviales au chant de Marcello, que j’ai établi une concordance parfaite entre la musique et les vers.
Cette irrévérencieuse plaisanterie, qui n’ôte rien à mon admiration pour les belles œuvres de Marcello, ne choquera pas plus les athées de l’expression que la parodie de la Marseillaise et celle de l’air d’Éléazar, puisque, à les en croire, toutes paroles vont également bien sous toute musique.
Voici le thème du compositeur vénitien avec le
double texte des poëtes :
La musique de ce morceau est le chant d’un marchand de bœufs revenant joyeux de la foire, plutôt que celui d’un religieux admirateur des merveilles du firmament. Les athées de l’expression n’admettent point qu’il puisse exister entre deux chants de cette espèce la moindre différence de caractère.
Marcello a produit un grand nombre de très-beaux pseaumes, de véritables odes, qui lui valurent le glorieux surnom de Pindare de la musique, mais on n’en chante aucun. Il eut le malheur de laisser échapper de sa plume cette grotesque mélodie, on l’entend aujourd’hui partout ; elle est devenue à Paris presque populaire.
Allons, les athées ont raison ; écrions-nous avec Cabanis : « Je jure qu’il n’y a point de Dieu. »
Le vrai est le faux, le faux est le vrai ! L’horrible
est beau, le beau est horrible !