Librairie nouvelle (p. 192-199).

Vanité de la gloire.


Un directeur de l’Opéra rencontrant un soir Rossini sur le boulevard des Italiens, l’aborde d’un air riant, comme quelqu’un qui vient annoncer à un ami une bonne nouvelle :

— Eh bien, cher maître, lui dit-il, nous donnons demain le troisième acte de votre Moïse !

— Bah ! réplique Rossini, tout entier ?

La repartie est admirable, mais ce qui l’est plus encore, c’est qu’en effet on ne donnait pas le troisième acte tout entier. Ainsi sont respectées à Paris les plus belles productions des grands maîtres.

Certains ouvrages, d’ailleurs, sont prédestinés aux palmes du martyre. Il en est peu dont le martyre ait été aussi cruel et aussi long que celui de l’opéra de Guillaume Tell. Nous ne saurions trop insister sur cet exemple offert par Rossini aux compositeurs de toutes les écoles, pour prouver le peu d’autorité et de respect accordé dans les théâtres aux dons les plus magnifiques de l’intelligence et du génie, à des travaux herculéens, à une immense renommée, à une gloire éblouissante. On dirait même que, plus la supériorité de certains grands hommes qui ont daigné écrire pour le théâtre est incontestable et incontestée, et plus la racaille des petits met à insulter leurs ouvrages d’acharnement et de ténacité. Je ne rappellerai pas ici ce qu’on a fait en France de l’œuvre dramatique de Mozart, en Angleterre de celle de Shakspeare, je dirai comme Othello : They know it, no more of that (On le sait, n’en parlons plus). Mais ce que devient peu à peu l’œuvre de Gluck en ce moment dans les théâtres où on la représente encore (j’en excepte celui de Berlin), dans les concerts où l’on en chante des fragments, dans les boutiques où l’on en vend des lambeaux, c’est ce dont la plus active imagination de musicien ne saurait se faire une idée. Il n’y a plus un chanteur qui en comprenne le style, un chef d’orchestre qui en possède l’esprit, le sentiment et les traditions. Ceux-là au moins ne sont pas coupables, et c’est presque toujours involontairement qu’ils en dénaturent et éteignent les plus radieuses inspirations. Les arrangeurs, les instrumentateurs, les éditeurs, les traducteurs, au contraire, ont fait avec préméditation, en divers endroits de l’Europe, de cette noble figure antique de Gluck un masque si hideux et si grotesque, qu’il est déjà presque impossible d’en reconnaître les traits.

Une fourmilière de Lilliputiens s’est acharnée sur ce Gulliver. Des batteurs de mesure du dernier ordre, de détestables compositeurs, de ridicules maîtres de chant, des danseurs même, ont instrumenté Gluck, ont déformé ses mélodies, ses récitatifs, ont changé ses modulations, lui ont prêté de plates stupidités. L’un a ajouté des variations pour la flûte (je les ai vues) au solo de harpe de l’entrée d’Orphée aux enfers, trouvant ce prélude trop pauvre sans doute et insignifiant. L’autre a bourré d’instruments de cuivre le chœur des ombres du Tartare du même ouvrage, en leur adjoignant le serpent (je l’ai vu), apparemment parce que le serpent doit tout naturellement figurer dans une scène infernale où il est question des Furies. Ici au contraire on a réduit à un simple quatuor toute la masse des instruments à cordes. Ailleurs un maître de chapelle a imaginé de faire aboyer les choristes (j’ai entendu cette horreur) en leur recommandant expressément de ne pas chanter…, encore dans la scène des enfers d’Orphée. Il avait voulu produire ainsi un chœur de Cerbères, de chiens dévorants… invention sublime qui avait échappé à Gluck.

J’ai sous les yeux une édition allemande de l’Iphigénie en Tauride, où l’on remarque, entre autres mutilations, la suppression de huit mesures dans le fameux chœur des Scythes : « Les dieux apaisent leur courroux », et les Inversions les plus tristement comiques dans le texte de la traduction. Celle-ci, entre mille, quand Iphigénie dit :

J’ai vu s’élever contre moi
Les dieux, ma patrie… et mon père.


la phrase musicale se termine par un accent douloureux et tendre sur « et mon père », dont il est impossible de méconnaître l’intention. Cet accent se trouve faussement appliqué dans l’édition allemande, le traducteur ayant interverti l’ordre des mots et dit :

Mon peuple, mon père et les dieux.


supposant qu’il n’importait guère que père fût devant ou bien qu’il fût derrière. Ceci me rappelle une traduction anglaise de la ballade allemande le Roi des Aulnes, dans laquelle le traducteur, par suite de je ne sais quelle licence poétique, avait jugé à propos d’intervertir l’ordre du dialogue établi entre deux des personnages. À la place de l’interpellation placée par le poëte allemand dans la bouche du père, se trouvait dans la traduction anglaise la réponse de l’enfant. Un éditeur de Londres, désireux de populariser en Angleterre la belle musique écrite par Schubert sur cette ballade, y fit ajuster tant bien que mal les vers du traducteur anglais. On devine le bouffon contre-sens qui en résulta ; l’enfant s’écriant dans un paroxysme d’épouvante : « Mon père ! mon père ! j’ai peur ! » sur la musique destinée aux paroles : « Calme-toi, mon fils, etc. », et réciproquement.

Les traductions des opéras de Gluck sont émaillées de gentillesses pareilles.

Et le malheur veut que l’ancienne édition française, la seule où l’on puisse retrouver intacte la pensée du maître (je parle de celle des grandes partitions), devienne de jour en jour plus rare, et soit très-mauvaise sous le double rapport de l’ordonnance et de la correction. Un déplorable désordre et d’innombrables fautes de toute espèce la déparent.

Dans peu d’années, quelques exemplaires de ces vastes poëmes dramatiques, de ces inimitables modèles de musique expressive resteront seuls dans les grandes bibliothèques, incompréhensibles débris de l’art d’un autre âge, comme autant de Memnons qui ne feront plus entendre de sons harmonieux, sphinx colossaux qui garderont éternellement leur secret. Personne n’a osé en Europe entreprendre une édition nouvelle, et soignée, et mise en ordre, et annotée, et bien traduite en allemand et en italien des six grands opéras de Gluck. Aucune tentative sérieuse de souscription à ce sujet n’a été faite. Personne n’a eu l’idée de risquer vingt mille francs (cela ne coûterait pas davantage) pour combattre ainsi les causes de plus en plus nombreuses de destruction qui menacent ces chefs-d’œuvre. Et malgré les ressources dont l’art et l’industrie disposent, grâce à cette monstrueuse indifférence de tous pour les grands intérêts de l’art musical, ces chefs-d’œuvre périront.

Hélas ! hélas ! Shakspeare a raison : La gloire est comme un cercle dans l’onde, qui va toujours s’élargissant, jusqu’à ce qu’à force de s’étendre il disparaisse tout à fait. Et Rossini a depuis longtemps semblé croire que le cercle de la sienne était trop étendu, tant il a accablé d’un colossal dédain tout ce qui pouvait y porter atteinte. Sans cela, sans cette prodigieuse et grandiose indifférence, peut-être se fût-on contenté, à l’Opéra de Paris, de mettre aux archives ses partitions du Siège de Corinthe, de Moïse et du Comte Ory, et se fut-on abstenu de fouailler comme on l’a fait son Guillaume Tell. Qui n’y a pas mis la main ? qui n’en a pas déchiré une page ? qui n’en a pas changé un passage, par simple caprice, par suite d’une infirmité vocale ou d’une infirmité d’esprit ? À combien de gens qui ne savent ce qu’ils font le maître n’a-t-il pas à pardonner ? Mais quoi ! pourrait-il se plaindre ? ne vient-on pas de reproduire Guillaume Tell presque tout entier ? On a remis au premier acte la marche nuptiale qu’on en avait retranchée depuis longtemps ; tous les grands morceaux d’ensemble du troisième nous sont rendus ; l’air « Amis, secondez ma vaillance ! » qui avait disparu plus d’un an avant les débuts de Duprez et qu’on réinstalla ensuite pour en faire le morceau final de la pièce en supprimant tout le reste, fut plus tard tronqué dans sa péroraison pour garantir un chanteur du danger que lui présentait la dernière phrase,

Trompons l’espérance homicide.


Eh bien ! cette péroraison ne vient-elle pas d’être restituée au morceau ? N’a-t-on pas poussé la condescendance jusqu’à faire entendre au dénoûment le magnifique chœur final avec ses larges harmonies sur lesquelles retentissent si poétiquement des réminiscences d’airs nationaux suisses ? et le trio avec accompagnement d’instruments à vent, et même la prière pendant l’orage, qu’on avait supprimée avant la première représentation ? Car dès le début déjà, aux répétitions générales, les hommes capables du temps s’étaient mis à l’œuvre sur l’œuvre, ainsi que cela se pratique en pareil cas, pour donner de bonnes leçons à l’auteur, et bien des choses qui, à leur avis, devaient infailliblement compromettre le succès du nouvel opéra, en furent impitoyablement arrachées. Et ne voilà-t-il pas toutes ces belles fleurs mélodiques qui repoussent maintenant, sans que le succès de l’œuvre soit moindre qu’auparavant, au contraire ? Il n’y a guère que le duo « Sur la rive étrangère » qu’on n’a pas cru prudent de laisser chanter. On ne peut pas donner le chef-d’œuvre de Rossini absolument tel qu’il l’a composé, que diable ! ce serait trop fort et d’un trop dangereux exemple. Tous les autres auteurs jetteraient ensuite les hauts cris sous le scalpel des opérateurs.

Après une des batailles les plus meurtrières de notre histoire, un sergent chargé de présider à l’ensevelissement des cadavres étant accouru tout effaré vers son capitaine :

— Eh bien ! qu’y a-t-il ? lui dit cet officier. Pourquoi ne comble-t-on pas cette fosse ?

— Ah ! mon capitaine, il y en a qui remuent encore et qui disent comme ça qu’ils ne sont pas morts…

— Allons ! sacredieu, jetez-moi de la terre là-dessus vivement ; si on les écoutait, il n’y en aurait jamais un de mort !…