Librairie nouvelle (p. 164-166).

Aberrations et hallucinations de l’oreille.


Un jour, assistant à un concert où l’on exécutait l’une des plus merveilleuses sonates de Beethoven, pour piano et violon, j’avais à côté de moi un jeune musicien étranger, récemment arrivé de Naples, où jamais, me disait-il, le nom de Beethoven n’avait frappé son oreille. Cette sonate lui causait des impressions très-vives et qui l’étonnaient profondément. L’andante varié et le finale le ravirent. Après avoir écouté au contraire avec une attention presque pénible le premier morceau :

« — C’est beau cela, me dit-il, n’est-ce pas, monsieur ? Vous trouvez cela beau ?

— Oui, certes, c’est beau, c’est grand, c’est neuf, c’est de tout point admirable.

— Eh bien ! monsieur, je dois vous l’avouer, je ne le comprends pas. »

Il était à la fois honteux et chagrin. C’est un phénomène bizarre que l’on peut observer chez les auditeurs même les plus heureusement doués par la nature, mais dont l’éducation musicale est incomplète. Sans qu’il soit possible de deviner pourquoi certains morceaux leur sont inaccessibles, ils ne les comprennent pas ; c’est-à-dire ils n’en apprécient ni l’idée mère, ni les développements, ni l’expression, ni l’accent, ni l’ordonnance, ni la beauté mélodique, ni la richesse harmonique, ni le coloris. Ils n’entendent rien ; pour ces morceaux-là certains auditeurs sont sourds. Bien plus, n’entendant point ce qui y surabonde, ils croient souvent entendre ce qui n’y est pas.

Pour l’un d’eux, le thème d’un adagio était vague et couvert par les accompagnements :

« — Aimez-vous ce chant ? lui dis-je un jour, après avoir chanté une longue phrase mélodique lente.

— Oh ! c’est délicieux, et d’une netteté de contours parfaite ; à la bonne heure.

— Tenez, voilà la partition ; reconnaissez l’adagio dont vous avez trouvé le thème vague, et tâchez de vous convaincre par vos yeux que les accompagnements ne sauraient le couvrir, puisqu’il est exposé sans accompagnement. »

Un autre, reprochant à l’auteur d’une romance d’en avoir gâté la mélodie par une modulation intempestive, rude, dure et mal préparée.

« — Parbleu ! répliqua le compositeur, vous me feriez plaisir en m’indiquant cette malencontreuse modulation ; voici le morceau, cherchez-la. »

L’amateur eut beau chercher et ne trouva rien ; le morceau est en mi bémol d’un bout à l’autre, il ne module pas.

Je ne cite là que des idées erronées, produites par des impressions fausses, chez des auditeurs impartiaux, bienveillants même, et désireux d’aimer et d’admirer ce qu’ils écoutent. On juge de ce que peuvent être les aberrations, les hallucinations des gens prévenus, haineux, à idées fixes. Si l’on faisait entendre à ces gens-là l’accord parfait de majeur, en les avertissant que cet accord est dans l’œuvre d’un compositeur qu’ils détestent :

— Assez, assez, s’écrieraient-ils, c’est atroce, vous nous déchirez l’oreille !

Ce sont de véritables fous.

Je ne sais si dans les arts du dessin on a pu constater l’existence de cette race de maniaques pour qui le rouge est vert, le blanc est noir, le noir est blanc, les rivières sont des flammes, les arbres des maisons, et qui se croient Jupiter.