Librairie nouvelle (p. 1-19).

PROLOGUE


LETTRE DES CHORISTES DE L’OPÉRA
À L’AUTEUR



Cher Maître,


Vous avez dédié un livre (les Soirées de l’orchestre) à vos bons amis les artistes de X***, ville civilisée. Cette ville (d’Allemagne, nous le savons) n’est pas plus civilisée que beaucoup d’autres très-probablement, malgré l’intention malicieuse qui vous a fait lui donner cette épithète. Que ses artistes soient supérieurs à ceux de Paris, il est permis d’en douter, et quant à leur affection pour vous, elle ne peut, à coup sûr, être aussi vive ni aussi ancienne que la nôtre. Les choristes parisiens en général, et ceux de l’Opéra en particulier, vous sont dévoués corps et âme ; ils vous l’ont prouvé maintes fois de toutes les façons. Ont-ils murmuré de la longueur des répétitions, de la rigueur de vos exigences musicales, de vos interpellations violentes, de vos accès de fureur même, pendant les études du Requiem, du Te Deum, de Romeo et Juliette, de la Damnation de Faust, de l’Enfance du Christ, etc. ?… Jamais, jamais, Ils ont toujours, au contraire, rempli leur tâche avec zèle et une patience inaltérable. Vous n’êtes pourtant pas flatteur pour les hommes, ni galant pour les dames, pendant ces terribles répétitions.

Quand l’heure de commencer approche, si le personnel du chœur n’est pas au grand complet, s’il manque quelqu’un, vous vous promenez autour du piano comme le lion du Jardin des Plantes dans sa cage, vous grondez sourdement en mordant votre lèvre inférieure, vos yeux lancent de fauves éclairs ; on vous salue, vous détournez la tête ; vous frappez de temps en temps avec violence sur le clavier des accords dissonants qui indiquent votre colère intérieure, et nous disent clairement que vous seriez capable de déchirer les retardataires, les absents… s’ils étaient présents.

Puis vous nous reprochez toujours de ne pas chanter assez piano dans les nuances douces, de ne pas attaquer avec ensemble les forte ; vous voulez que l’on prononce les deux s dans le mot angoisse et l’r dans la seconde syllabe du mot traître. Et si un malheureux illettré, un seul, égaré dans nos rangs, oublie votre observation grammaticale et s’avise de dire encore angoise ou traite, vous vous en prenez à tout le monde, vous nous accablez en masse de plaisanteries cruelles, nous appelant portiers, ouvreuses de loges, etc. ! ! Eh bien, nous supportons cela néanmoins, et nous vous aimons tout de même, parce que vous nous aimez, on le voit, et que vous adorez la musique, on le sent.

L’habitude française de donner la prééminence aux étrangers, lors même qu’il y a flagrante injustice à le faire, put seule vous porter à offrir vos Soirées de l’orchestre à des musiciens allemands.

C’est fait, n’en parlons plus.

Mais pourquoi n’écririez-vous pas maintenant, à notre intention, un livre du même genre, moins philosophique peut-être, plus gai, pour conjurer l’ennui qui nous ronge à l’Opéra ?

Vous le savez, pendant les actes ou les fragments d’actes qui ne contiennent pas de chœurs, nous sommes prisonniers dans les foyers. Là il fait sombre comme dans l’entre-pont d’un vaisseau, il sent l’huile à quinquets, on est mal assis ; on y entend raconter en mauvais termes de vieilles histoires moisies, répéter des mots rances ; ou bien le silence et l’inaction nous écrasent à la fois, jusqu’au moment où l’avertisseur vient nous faire rentrer en scène… Ah ! le métier n’est pas beau, croyez-le. Faire des cinquantaines de répétitions pour se fourrer dans la tête les parties de chant presque inchantables des compositions nouvelles ! apprendre par cœur des opéras qui durent de sept heures à minuit ! changer jusqu’à six fois de costume par soirée ! rester parqués comme des moutons, quand il n’y a rien à chanter, et n’avoir pas, en somme, pendant ces interminables représentations, cinq minutes de bon temps !!… Car nous n’imitons pas vos artistes d’Allemagne, qui se permettent d’exécuter à demi-orchestre les ouvrages dont ils font peu de cas. Nous chantons tout dans tout. Certes, si nous prenions ainsi la liberté de donner de la voix seulement dans les partitions qui nous plaisent, les cas d’esquinancie seraient rares parmi les choristes de l’Opéra. De plus, nous chantons debout, nous sommes toujours sur nos jambes, tandis que les musiciens d’orchestre jouent assis dans leur cave à musique. C’est à devenir huître !

Allons, soyez bon, faites-nous un volume de contes véritables, d’histoires fabuleuses, de farces même, comme vous en écrivez souvent quand vous êtes de mauvaise humeur ; nous lirons cela dans nos entreponts à la lueur de nos quinquets ; nous vous devrons l’oubli de quelques tristes heures, et vous aurez droit à toute la reconnaissance du chœur.

Vos fidèles soprani, contralti, ténors
et basses de l’Opéra.

Paris, le 22 décembre 1858.



RÉPONSE DE L’AUTEUR

aux choristes de l’opéra


Mesdames et Messieurs,


Vous me dites : cher maître ! j’ai été sur le point de vous répondre : chers esclaves ! car je sais à quel point vous êtes privés de loisirs et de liberté. Ne fus-je pas autrefois choriste, moi aussi ? et dans quel théâtre encore ! Dieu vous garde d’y entrer jamais.

Je connais donc bien les rudes labeurs que vous accomplissez, le nombre des tristes heures que vous comptez, et le taux des appointements plus tristes encore que vous subissez. Hélas ! je ne suis ni plus maître, ni plus libre, ni plus joyeux que vous. Vous travaillez, je travaille, nous travaillons pour vivre ; et vous vivez, je vis, nous vivons pour travailler. Les saint-simoniens ont prétendu connaître le travail attrayant ; ils en ont bien gardé le secret ; je puis l’assurer, ce travail-là m’est aussi inconnu qu’à vous-mêmes. Je ne compte plus mes tristes heures ; elles tombent les unes sur les autres, froides et monotones comme ces gouttes de neige fondue qui alourdissent à Paris le sombre silence des nuits d’hiver.

Quant à mes appointements, n’en parlons pas…

Je reconnais la justesse de votre reproche au sujet de la dédicace des Soirées de l’Orchestre ; j’aurais dû, puisqu’il s’agissait d’un livre sur les choses musicales et sur les musiciens, l’offrir à mes amis les artistes de Paris. Mais je revenais d’Allemagne quand la fantaisie me prit d’écrire ce volume ; j’étais encore sous l’impression de l’accueil chaleureux et cordial que m’avait fait l’orchestre de la ville civilisée, et je supposais si peu trouver dans le public la moindre sympathie pour mes Soirées, que les dédier à quelqu’un c’était, à mon sens, les mettre sous un patronage et non point faire un hommage dont on pût être flatté. Vos regrets à ce propos semblent indiquer chez vous une opinion différente de la mienne. À vous en croire, il y aurait donc des lecteurs pour ma prose !… Je me serais donc trompé !… je serais donc un imbécile ! Cela me remplit de joie.

Vous me plaisantez sur mes observations grammaticales. Je ne me flatte pourtant guère de savoir le français ; non, je sais bien que l’on sait que je ne le sais pas. Mais un bon nombre de mots fort usités sont, je ne l’ignore point, des termes barbares, et j’ai horreur de les entendre. Le mot angoise est de ceux-là ; il est souvent employé par les chanteurs et les cantatrices les plus richement appointés de nos théâtres lyriques. Une élève couronnée du Conservatoire s’obstinait, malgré tous les avis, à dire : « Mortelle angoise ! » Je parvins à la corriger en lui affirmant qu’il y avait trois s dans ce mot, espérant qu’elle en prononcerait au moins deux. Ce qui arriva, et lui fit chanter enfin : « Mortelle angoisse ! »

Vous semblez porter envie aux musiciens instrumentistes jouant assis dans leur cave à musique, au lieu de rester comme les choristes, de longues heures debout. Soyez donc justes. Ils sont assis, j’en conviens, dans cette cave où l’on gagne à peine de l’eau à boire, mais ils jouent toujours, sans relâche, sans trêve ni merci, n’imitant pas plus que vous le laisser-aller de mes amis de la ville civilisée. Les directeurs leur permettent seulement de compter des pauses, quand par hasard le compositeur leur en donne à compter. Ils jouent dans les ouvertures, dans les airs, duos, trios, quatuors, morceaux d’ensemble, ils accompagnent vos chœurs ; un administrateur de l’Opéra voulait même les faire jouer dans les chœurs sans accompagnement, prétendant qu’il ne les payait pas pour se croiser les bras.

Et vous savez comme on les paye !  !…

Ils ne changent pas de costume toutes les demi-heures, c’est encore vrai ; mais l’obligation où ils sont depuis peu de se présenter à l’orchestre en cravate blanche est ruineuse pour eux. Il y a de nos pauvres confrères musiciens de l’Opéra qui touchent, dit-on, environ 66 fr. 65 c. par mois. À quatorze représentations par mois, cela ne fait pas 5 fr. par séance de cinq heures ; c’est un peu moins de vingt sous par heure, moins que l’heure d’un fiacre. Et maintenant ils se trouvent grevés de frais de toilette. Il leur faut au moins sept cravates blanches par mois, en supposant qu’ils sachent en retourner adroitement quelques-unes pour les faire servir plusieurs fois. Et ces frais de blanchissage finiront avec le temps par produire une somme assez ronde. Combien coûte en effet le blanchissage et le repassage d’une cravate blanche empesée (sans compter le prix de la cravate) ? Quinze centimes. Admettons que l’artiste s’abstienne par économie de la faire empeser, et la fasse repasser pour les représentations solennelles seulement. De quinze centimes ses frais seront ainsi réduits à deux sous. Eh bien, voyez, il devra au bout du mois écrire sur son livre de dépenses le compte suivant :

Cravate pour les Huguenots 003 sous.
Id. pour le Prophète 003__»
Id. pour Robert le Diable 003__»
Id. pour le Cheval de bronze 003__»
Id. pour Guillaume Tell 003__»
Id. pour la Favorite, quand Mme  Borghi-Mamo ne joue pas.    002 sous.
Id. pour la Juive 003__»
Id. pour la Sylphide 003__»
Id. pour le Violon du Diable 002__»
Id. pour les deux premiers actes de Lucie,
  quand Roger ne joue pas
002__»
Id. pour François Villon 002__»
Id. pour la Xacarilla 002__»
Id. pour le Rossignol (la cravate a servi trois fois) 000__»
Id. pour la Rose de Florence (elle a servi quatre fois) 000__»
__________
Total pour quatorze représentations et sept cravates 001 f. 55 c.
__________
Pour un an 018 f. 60 c.
__________
Pour dix ans 186 f.



Lesquels 186 fr., prélevés sur le budget d’un malheureux violoniste père de famille, peuvent le mettre dans l’atroce nécessité de recourir à sa dernière cravate pour se pendre.

L’existence des musiciens d’orchestre est donc semée d’à peu près autant de roses que celle des artistes des chœurs ; les uns et les autres peuvent se donner la main.

Quoi qu’il en soit, je serais heureux, je vous le jure, de bercer un temps votre ennui (pour parler comme l’Oronte de Molière) ; mais la gaieté de mes anecdotes est fort problématique, et je n’oserais céder à vos amicales instances, si les choses les plus tristes n’avaient si souvent un côté bouffon. Vous connaissez le mot de ce condamné à mort, disant de sa voix rauque à la femme éplorée venue pour lui faire ses derniers adieux et le suivre jusqu’au lieu du supplice : « Tu n’as donc pas amené l’petit ? — Ah ! mon Dieu ! quelle idée ! pouvais-je lui montrer son père sur l’échafaud ? — T’as eu tort, ça l’aurait amusé, c’t enfant. »

Or, voici un opuscule dont je ne puis trop bien distinguer le caractère ; je le nommerai à tout hasard : Les Grotesques de la musique, bien qu’il y ait par-ci par-là des grotesques étrangers à l’art musical. Selon la disposition d’esprit des lecteurs, il peut leur sembler ou risible ou déplorable. Tâchez de trouver quelque plaisir à le lire ; quant à moi, je me suis amusé en l’écrivant, comme eût fait sans doute l’enfant du condamné en assistant à l’exécution de son père.

Adieu, mesdames et messieurs ; je baise les belles mains, je serre cordialement les autres, et je vous prie de croire toujours à la sincère et vive affection de votre tout dévoué camarade,

hector Berlioz.
Paris, 21 janvier 1859.






À MES BONS AMIS
LES ARTISTES DES CHŒURS DE L’OPÉRA
DE PARIS
VILLE BARBARE


LES GROTESQUES
DE LA MUSIQUE


L’art musical est sans contredit celui de tous les arts qui fait naître les passions les plus étranges, les ambitions les plus saugrenues, je dirai même les monomanies les plus caractérisées. Parmi les malades enfermés dans les maisons de santé, ceux qui se croient Neptune ou Jupiter sont aisément reconnus pour monomanes ; mais il en est beaucoup d’autres, jouissant d’une entière liberté, dont les parents n’ont jamais songé à recourir pour eux aux soins de la science phrénologique, et dont la folie pourtant est évidente. La musique leur a détraqué le cerveau. Je m’abstiendrai de parler à ce sujet des hommes de lettres, qui écrivent, soit en vers, soit en prose, sur des questions de théorie musicale dont ils n’ont pas la connaissance la plus élémentaire, en employant des mots dont ils ne comprennent pas le sens ; qui se passionnent de sang-froid pour d’anciens maîtres dont ils n’ont jamais entendu une note ; qui leur attribuent généreusement des idées mélodiques et expressives que ces maîtres n’ont jamais eues, puisque la mélodie et l’expression n’existaient pas à l’époque où ils vécurent ; qui admirent en bloc, et avec la même effusion de cœur, deux morceaux signés du même nom, dont l’un est beau en effet, quand l’autre est absurde ; qui disent et écrivent enfin ces étonnantes bouffonneries que pas un musicien ne peut entendre citer sans rire. C’est convenu, chacun a le droit de parler et d’écrire sur la musique ; c’est un art banal et fait pour tout le monde ; la phrase est consacrée. Pourtant, entre nous, cet aphorisme pourrait bien être l’expression d’un préjugé. Si l’art musical est à la fois un art et une science ; si, pour le posséder à fond, il faut des études complexes et assez longues ; si, pour ressentir les émotions qu’il procure, il faut avoir l’esprit cultivé et le sens de l’ouïe exercé ; si, pour juger de la valeur des œuvres musicales, il faut posséder en outre une mémoire meublée, afin de pouvoir établir des comparaisons, connaître enfin beaucoup de choses qu’on ignore nécessairement quand on ne les a pas apprises ; il est bien évident que les gens qui s’attribuent le droit de divaguer à propos de musique sans la savoir, et qui se garderaient pourtant d’émettre leur opinion sur l’architecture, sur la statuaire, ou tout autre art à eux étranger, sont dans le cas de monomanie. Ils se croient musiciens, comme les autres monomanes dont je parlais tout à l’heure se croient Neptune ou Jupiter. Il n’y a pas la moindre différence.

Quand Balzac écrivait son Gambara et tentait l’analyse technique du Moïse de Rossini, quand Gustave Planche osait imprimer son étrange critique de la Symphonie héroïque de Beethoven, ils étaient fous tous les deux. Seulement la folie de Balzac était touchante ; il admirait sans comprendre ni sentir, il se croyait enthousiasmé. L’insanité de Planche était irritante et sotte, au contraire ; sans comprendre, ni sentir, ni savoir, il dénigrait Beethoven et prétendait lui enseigner comment il faut faire une symphonie.

Je pourrais nommer une foule d’autres écrivains qui, pour le malheur de l’art et le tourment des artistes, publient leurs idées sur la musique, en prenant constamment, comme le singe de la fable, le Pirée pour un homme. Mais je veux me borner à citer divers exemples de monomanie inoffensive et par cela même essentiellement plaisante, que l’histoire moderne me fournit.