Les Grotesques/Saint-Amant

Michel Lévy frères, libraires-éditeurs (p. 151-180).


V

SAINT-AMANT.


Ce que l’on sait de la vie de Saint-Amant se borne à fort peu de chose : — ce n’est pas que cette vie n’ait été agitée, aventureuse et digne des honneurs de la biographie, — au contraire. — Mais Saint-Amant était un homme de plaisir, rompu à l’existence du monde, très-insouciant de ce que la postérité ferait de son nom, et qui n’a laissé aucun document sur lui. Ce que Boileau en dit est un conte inventé à plaisir et qui ne mérite pas la moindre créance : en étudiant l’histoire littéraire de ce temps, il est facile de se convaincre que la plupart des autres assertions du fameux critique sont aussi dénuées de fondement, et que ses sentences en matière de goût, jusqu’ici sans appel, sont loin d’être toujours impartiales et judicieuses.

Marc-Antoine Gérard, sieur de Saint-Amant, écuyer, naquit à Rouen en l’an 1594. Plusieurs auteurs, entre autres Ménage et Brossette, ont avancé que Saint-Amant était un gentilhomme verrier, en quoi ils se sont trompés. Cette épigramme de Maynard :


Votre noblesse est mince,
Car ce n’est pas d’un prince,
Daphnis, que vous sortez :
Gentilhomme de verre,
Si vous tombez à terre,
Adieu les qualités,


ne veut pas dire qu’il fut précisément gentilhomme verrier, mais fait allusion à un privilège de verrerie qu’il avait sollicité du chancelier Séguier, en 1638, comme on peut le voir par un placet en vers qui se trouve dans la troisième partie de ses œuvres. — Voici un passage qui ne laisse aucun doute :


Page, remplis moy ce grand verre
Fourby de feuilles de figuier,
Afin que d’un son de tonnerre
Je m’escrie à toute la terre :
Masse, à l’honneur du grand Séguier !
Je le revoie, je l’admire ;
Il m’a fait, avec de la cire,
Une fortune de cristal
Que je feray briller et lire
Sur le marbre et sur le métal.

C’est par lui que dans ma province
On voit refleurir, depuis peu,
Cet illustre et bel art de prince,
Dont la matière fresle et mince
Bit le plui noble eflbri du feu.
C’est par lui que de sable et d’herbe

Dessus les champs brûlée en gerbe,
Des miracles se font chez moi,
Et que maint ouvrage superbe
Y prétend aux lèvres d’un roy.


Il est de toute évidence que Saint-Amant n’était pas un ouvrier verrier, mais qu’il dirigeait une grande et belle manufacture dont les produits étaient assez parfaits pour fournir les maisons royales. Au reste, il n’eût pas dérogé en soufflant lui-même le verre : c’était la ressource de beaucoup de pauvres gentilshommes ruinés. — Ce métier n’était point regardé comme dégradant et n’ôtait pas le droit de porter l’épée : exposant ceux qui le pratiquaient à une mort presque certaine, à cause de l’air embrasé des fourneaux, il n’était point abaissé au rang des professions pacifiques et viles, car il fallait du courage pour s’y dévouer, et le courage, en France, a toujours été considéré comme la vraie et naïve marque de noblesse.

Son père, officier de marine fort distingué, servit vingt-deux ans la reine Elisabeth, et resta trois ans prisonnier dans la Tour-Noire, à Constantinople, et ses deux frères, dont l’un servait le grand Gustave, furent tués en combattant contre les Turcs ; lui-même fut longtemps attaché au comte d’Harcourt, cadet de la maison de Lorraine, qu’il suivit à la Rochelle, en Savoie, en Sardaigne, à Gibraltar, où il se conduisit non pas en poète, mais en brave, ou plutôt en brave et en poète, car il a fait sur ce sujet une de ses meilleures pièces qui a de singuliers rapports avec les pièces de Canaris et de Navarin de Victor Hugo, et surtout avec la Sérieuse de M. de Vigny, coïncidence fortuite sans aucun doute. — Il était gentilhomme ordinaire de Marie-Louise de Gonzague, devenue reine de Pologne par son mariage avec Ladislas Sigismond, et touchait en outre une pension de trois mille livres que lui avait fait avoir l’abbé de Marolles, son ami. — Beaucoup de grands seigneurs, et des mieux en cour, vivaient avec lui sur le pied de la familiarité la plus cordiale ; il était de l’Académie, avait beaucoup voyagé et visité toutes les cours de l’Europe, où il avait été reçu avec distinction. Certes, il y a loin de là à la pauvreté tout homérique du reste et qui ne prouverait rien contre son talent que le pédagogue du Parnasse ose lui reprocher dans ces vers :


Saint-Amant n’eut du ciel que sa veine en partage.
L’habit qu’il eut sur lui fut son seul héritage.
Un lit et deux placets composoient tout son bien,
Ou, pour mieux en parler, Saint-Amant n’avoit rien.


Il n’est pas vrai non plus qu’il vint à la cour pour se produire lui et ses vers ; il y avait déjà longtemps que ses œuvres étaient imprimées et que sa belle ode à la Solitude lui avait fait un nom mérité. Saint-Amant, quoi qu’en dise Boileau, obtint beaucoup de succès ; la nature de ses qualités et même de ses défauts devait immanquablement produire cet effet dans une littérature toute pénétrée encore de la forte saveur de Ronsard, et que l’école des versificateurs-grammairiens, fondée par Malherbe et continuée par Despréaux, tâchait de dépouiller de sa partie colorante et individuelle.

Saint-Amant eut sans doute des moments de gêne ; dans une vie de voyages et de plaisirs comme la sienne, la chose a dû arriver plus d’une fois ; mais ce sont de ces embarras comme en éprouvent tous les fils de famille qui ont laissé trop vite ruisseler leur Pactole entre leurs doigts et qui sont aux expédients en attendant l’échéance du premier quartier de leur pension. Saint-Amant était un viveur dans la force du terme ; — ivrogne de science et de passion, capable d’être profès dans l’ordre des coteaux, gourmet raffiné, se connaissant mieux que pas un aux bons morceaux ; — un ivrogne et un gourmet d’une façon toute gauloise et toute rabelaisienne. Il faut voir comme il a un respect profond, une vénération presque tendre pour le fromage marbré de vert et de bleu, l’oreille de sanglier, la langue de bœuf fumée, le cotignac, le jambon et tels autres éperons à boire d’autant. — Il est bien de l’humeur de ce Grec dont parle le Moyen de parvenir, qui souhaitait avoir le col long comme une grue, afin de sentir plus longtemps le passage de la purée septembrale, et qui ne voyait pas au monde et ailleurs de sort plus digne d’envie que celui d’entonnoir ; il aime les écots dans les mauvais cabarets, les parties fines dans les bons lieux et dans les mauvais ; chez la Coiffier, à l’Île-au-Bois, et à la taverne, chez Laplante-le-Borgne ; il est là dans son centre ; sa grosse figure enluminée s’y épanouit d’aise ; il demande à boire plus haut que Pantagruel en venant au monde ; il crie : Masse ! à celui-ci, à celui-là, et ne refuse aucune santé ; et comme le moine d’Amiens qui s’indigne de ne pas trouver à Florence, la ville des tableaux et des statues, une seule rôtisserie, il entre dans une fureur endiablée contre Évreux, où l’on voit trente églises et pas un pauvre cabaret ! Ne croyez pas cependant que Saint-Amant soit un ivrogne vulgaire qui ne boit que pour boire ; non, certes, c’est un ivrogne à la manière d’Hoffmann, un buveur poétique qui entend l’orgie à merveille, et qui sait tout ce qu’il peut jaillir d’étincelles du choc des verres de deux hommes d’esprit. — Il comprend que le génie n’est que l’ivresse de la raison, et il s’enivre le plus souvent qu’il peut. — Certains hommes ont le don de pouvoir dégager quand ils veulent leur rêve de la réalité et de se séparer complètement du milieu qui les environne, comme La Fontaine, qui dormit debout toute sa vie ; d’autres sont obligés de recourir à des moyens factices, au vin ou à l’opium, pour assoupir la geôlière de la prison et faire prendre sa volée à la folle du logis. Saint-Amant est de ceux-là ; le rayon lui arrive bien plus étincelant et coloré à travers le ventre vermeil d’un flacon de vin. Sa métaphore jaillit plus hardiment avec le bouchon de la bouteille et va frapper le plafond en même temps que lui. Quelle ardeur de touche ! quelle vivacité ! quel entrain ! — Ce n’est plus le même homme, c’est comme un autre poète dans le poète.

— Dites-moi si cette inégalité pleine de lueurs flamboyantes et d’obscurités impénétrables, cimes très-élevées et fondrières très-profondes, ne vous plaît pas mieux qu’une médiocrité sobre et honnête, sans étoiles et sans nuages, éclairée partout d’un jour pâle et artificiel comme la clarté des bougies. — Un tel écrivain, si chaud, si vivace, avec cette chair et ce sang à la Rubens, cette tournure d’esprit à la fois allemande et espagnole, un homme qui avait vu tant de choses et qui peignait avec ses propres couleurs ce qu’il avait vu de ses yeux, ne devait pas convenir le moindrement du monde à Boileau, esprit juste, mais étroit, critique passionné et ignorant si l’on en excepte la littérature ancienne, poète qui parle toujours de vers et de rime et jamais de poésie, adroit arrangeur qui n’a peut-être pas dans toute son œuvre quatre lignes qui lui appartiennent en propre ; satirique sans portée, qui ne voit pas d’autres crimes au monde et d’autres vices à flageller que des fautes de français ou de vers discordants : aussi en parle-t-il d’un ton fort dédaigneux dans son Art poétique. — Il est vrai que, par compensation, il lui accorde dans ses Réflexions sur Longin assez de génie pour les ouvrages de débauches, mais c’est comme à regret.

Quoiqu’il en soit, Saint-Amant est à coup sûr un très-grand et très-original poète, digne d’être cité entre les meilleurs dont la France puisse s’honorer. Sa rime est extrêmement riche, abondante, imprévue et souvent inespérée. — Son rhythme est nombreux, habilement soutenu et ménagé. — Son style est très-varié, très-pittoresque, très-imaginé, quelquefois sans goût, mais toujours amusant et neuf. Par l’analyse et les citations nous ferons voir quel cachet et quelle tournure il sait imprimer aux moindres choses. Mais, avant de passer à l’appréciation littéraire, il serait bon d’en finir, une fois pour toutes, avec les détails biographiques. — Il ne nous reste heureusement plus grand’chose à dire.

Saint-Amant ne savait pas à fond son grec ni son latin, comme il le dit lui-même ; en revanche, il possédait parfaitement l’anglais, l’espagnol et l’italien ; il était, en outre, très-bon musicien et jouait bien du luth. — Théophile dit de lui :


Saint-Amant sait polir la rime
Avec une si douce lime
Que son luth n’est pas plus mignard.


Il fait allusion lui-même, plusieurs fois, et assez peu modestement, il faut en convenir, à son talent pour la musique dans le cours de ses ouvrages, et, entre autres, dans le Moïse sauvé, où, pour donner une idée de la suavité du chant des rossignols, il la compare aux charmes de son luth : ce qui donne lieu de croire qu’il en jouait, non en simple amateur, mais en virtuose consommé. C’est d’ailleurs une particularité assez remarquable chez un poète français ; on n’en cite guère qui aient été musiciens et poètes à la fois, à moins que ce ne soit dans des temps très-anciens ; car la poésie et la musique, que l’on croirait sœurs, sont plus antipathiques qu’on ne le pense communément. Il n’y a qu’un petit nombre de musiciens capables de refaire les vers de leur libretto quand ils ne leur conviennent pas ; il n’y a pas de poète, que je sache, qui soit en état de chanter juste l’ariette la plus facile : Victor Hugo hait principalement l’opéra et même les orgues de Barbarie ; Lamartine s’enfuit à toutes jambes quand il voit ouvrir un piano ; Alexandre Dumas chante à peu près aussi bien que Mademoiselle Mars, ou feu Louis XV, d’harmonieuse mémoire ; et moi-même, s’il est permis de parler de l’hysope après avoir parié du cèdre, je dois avouer que le grincement d’une scie ou celui de la quatrième corde du plus habile violoniste me font exactement le même effet. — C’est une remarque que personne n’a faite avant moi et que j’ai vérifiée autant que le cercle de mes relations a pu me le permettre, je la livre au public, et je serais bien aise qu’un homme de science s’en emparât et en fît l’expérience plus en grand. — Cela servirait à remettre à son véritable rang la musique, que l’on affecte de regarder comme la poésie même, quoique l’une s’adresse plus particulièrement aux sens, et l’autre à l’idée, ce qui est fort différent. — La musique fait de l’effet sur les animaux ; il y a des chiens de chasse dilettanti qui ont des spasmes en entendant toucher de l’orgue expressif, et des caniches qui suivent les chanteurs ambulants en hurlant de la manière la plus harmonieuse et la plus intelligente. Lisez-leur les plus magnifiques vers du monde, ils y seront peu sensibles.

Outre ce talent de jouer du luth, Saint-Amant avait celui de lire ses vers admirablement bien, à tel point qu’il en dissimulait parfaitement les défauts, et qu’il n’y avait point jour à discerner les excellents d’avec les bons et les médiocres d’avec les pires. Gombaud, souvent trompé par cette magie et dépité de s’y laisser toujours reprendre, fit là-dessus cette épigramme, qu’il ne faut pas prendre au pied de la lettre, non plus qu’aucune autre épigramme ;


Tes vers sont beaux quand tu les dis,
Mais ce n’est rien quand je les lis ;
Tu ne peux pas toujours en dire,
Fais-en donc que je puisse lire.


Il fut un des premiers de l’Académie, où il eut pour successeur l’abbé Cassaigne. On l’exempta de faire un discours de réception, à cette condition qu’il se chargerait de la partie burlesque et joviale du célèbre dictionnaire, objet de tant de plaisanteries ; et certes, il était en état mieux qu’homme du monde de s’en tirer avec honneur, et par théorie et par expérience, car son vocabulaire en ce genre est très-étendu et très-pittoresque, et l’on peut voir par ses écrits que la langue française n’est point si prude et si petite bouche que l’on veut bien la faire, et qu’au bout du compte elle sait, aussi bien que langue de la terre, trouver le mot pour la chose, et dit fort bien ce qu’elle ne veut pas cacher.

En 1656, la reine Christine, lorsque l’Académie lui fut présentée, reconnut très-bien Saint-Amant et lui marqua le plaisir qu’elle avait de le voir membre de l’illustre compagnie : ceci arriva cinq ans avant la mort du poète ; il faut croire qu’il n’était pas tombé dans un aussi grand discrédit que Boileau veut bien le dire.

— Ayant commencé le Moïse, il fit exprès le voyage de Varsovie pour montrer à Marie de Gonzague, à qui l’ouvrage est dédié, ce qu’il en avait déjà composé. — Il fut arrêté à Saint-Omer, comme on le voit par ce passage de l’épître liminaire que nous allons transcrire :


« Cette puissante faveur, Madame, ne s’est point fait voir seulement au salut de l’œuvre, mais au salut de l’ouvrier mesme : car lorsque m’en allant en Pologne, pour rendre mes très-fidèles devoirs à V. M. et pour lui porter ce que j’avois déjà fait de cette pièce, je fus pris par la garnison de Saint-Omer. Sans doute que si je n’eussent dit aussitôt que j’avois l’honneur d’estre un des gentilshommes de sa chambre, et que je ne fusse comme revestu de si belles et si fortes armes, je n’aurois jamais pu parer le coup d’infortune, je courois risque de perdre la vie, et le Moïse sauvé était le Moïse perdu. Mais ceux qui me prirent, quelques farouches et quelqu’insolents qu’ils fussent, respectèrent en la personne du domestique la grandeur de la maîtresse : l’éclat d’un nom si fameux et si considérable leur fit suspendre la foudre qu’ils étoient tout prêts de faire tomber sur moi, et leurs yeux le voyant luire comme un bel astre au premier des cahiers de mon ouvrage en furent tellement éblouis qu’ils n’osèrent plus le regarder…

« La crainte que quelque curiosité profane n’en eût tiré quelque copie me fit résoudre dès-lors d’en changer la face et toute la tissure. L’envie d’accomplir ce dessein me sollicita pendant tout mon voyage, j’essayai même par plusieurs fois et en plusieurs lieux de l’effectuer, mais je reconnus que les muses de la Seine étoient si délicates qu’elles n’avoient pu me suivre dans cette longue course, et que la fatigue du chemin les avoit étonnées, et qu’absolument il me falloit une retraite solitaire et naturelle où ces belles vierges habitassent pour venir à bout de ce que j’avois projeté. — C’est ce qui me fit revenir en France, Madame ; et si j’ay commis quelque faute en ce retour, j’espère que V. M. me fera la grâce de me la pardonner, puisque c’est à cause de cela que j’ay mis en meilleur ordre, et que j’ay achevé ce que je n’ay jamais entrepris que pour contribuer en quelque chose à ses divertissements. »


Dans ces vers, il semble manifester le désir de se naturaliser en Pologne.


......Il m’entre en la pensée,
Si vers le Nord ma fortune est poussée,
Si la Vistule à mes yeux se fait voir,
Comme le ciel m’en a donné l’espoir,
De me vestir, en noble et fier Sarmate,
D’un beau velours dont la couleur éclate,
Qui, grave et doux sur un poil précieux,
Rende mon port superbe et gracieux ;
D’armer mon flanc d’un riche et courbe sabre ;
De m’agrandir sur un turc qui se cabre ;
De transformer mon feutre en un bonnet
Qui tienne chaud mon crâne rasé net ;
De suivre en tout la polonaise mode,
Jusqu’à la botte au marcher incommode,
Jusqu’aux festins où tu dis qu’on boit tant,
Et dont l’excès m’étonne en me flattant ;
Bref, jusqu’aux murs, et même je m’engage
Jusqu’à ce point d’apprendre le langage,
De le polir, de me traduire en vers
D’un style haut, magnifique et divers :
Si que de tous en la cour florissante
De notre reine adorable et puissante,
Et pour qui seule au monde je nasquy,
Je sois nommé le gros Saint-Amantsky.


Mais il n’en fit rien, et Saint-Amant ne devint pas Saint-Amantsky. Il retourna en France et refit le Moïse sous le titre d’Idylle héroïque, titre qui fut assez vivement critiqué, malgré l’approbation de l’Académie, dont l’auteur s’appuie dans la préface, qui est fort remarquable comme style et comme renfermant les opinions littéraires du poète. — En voici quelques fragments :


« J’ai meslé des épisodes pour remplir la scène, s’il faut ainsi dire. Et, sans m’arrester tout à fait aux règles des anciens que je révère toutefois et que je n’ignore pas, m’en faisant de toutes nouvelles à moi-même à cause de la nouveauté de l’invention, j’ay jugé que la seule raison me seroit une autorité assez puissante pour les soutenir ; car en effet, pourvu qu’une chose soit judicieuse et qu’elle convienne aux temps, aux lieux et aux personnes, qu’importe qu’Aristote l’ait ou ne l’ait pas approuvée ! — Il s’est descouvert des étoiles en ces derniers siècles qui lui auroient fait dire d’autres choses qu’il n’a dites s’il les avait vues ; et la philosophie de nos modernes ne demeure pas toujours d’accord, avecque la sienne, de tous ses principes et de toutes ses définitions. »


Plus loin, s’excusant de l’emploi de quelques mots surannés, il dit :


« Une grande et vénérable chaise à l’antique a quelquefois très-bonne grâce et tient fort bien son rang dans une chambre parée des meubles les plus à la mode et les plus superbes… Pour moy, quoi qu’on die des langues grecque et latine, quelque copieuses qu’elles soyent, et quelques avantages qu’elles aient dessus les nôtres, je ne crois pas que les Homère et les Virgile ne les trouvassent fort pauvres et défectueuses à comparaison de la richesse et de l’abondance de leurs pensées, et qu’il ne leur restât toujours dans l’esprit quelques images qui ne pouvoient passer jusqu’au bout de leur plume. — C’est mon sentiment ; un autre dira le sien.

« Je prévois encore que ceux qui n’aiment que les imitations des anciens, qui en font leurs idoles qui voudroient que l’on fût servilement attaché à ne rien dire que ce qu’ils ont dit, comme si l’esprit humain n’avoit pas la liberté de produire rien de nouveau, diront qu’ils estimeroient plus un larcin que j’aurois fait sur autruy que tout ce que je pourrois leur donner de mon propre bien… Il est vrai que je ne me plais pas beaucoup à me parer des plumes d’autruy, comme la corneille d’Horace, et que, la plupart du temps, je ne m’amuse qu’à faire des bouquets de simples fleurs tirées de mon parterre.

« Je voudrois bien, pour conclusion, dire quelque mot en passant, de mon style et de la manière que j’ai observée à faire mes vers. Si j’avois le loisir, je dirois que je ne suis pas de l’avis de ceux qui veulent qu’il ait toujours un sens absolument achevé aux deuxième et aux quatrième. Il faut quelquefois rompre la mesure, afin de la diversifier autrement : cela cause à l’oreille un certain ennui qui ne peut provenir que de la continuelle uniformité. Je dirois qu’en user de la sorte, c’est ce qu’en termes de musique on appelle rompre la cadence ou sortir du mode pour y rentrer plus agréablement : je dirois la différence du style qui narre au style qui décrit… et quand j’aurois dit tout cela bien au long, avec les circonstances requises, je n’aurois pas dit la centième partie de ce qui s’en peut dire. »


On voit par ces quelques lignes de quel parti était Saint-Amant dans cette grande querelle des anciens et des modernes qui fit tant de bruit à cette époque : ces phrases, qui paraissent aujourd’hui d’une simplicité patriarcale et presque niaises à force d’être vraies, sont, pour le temps, de la hardiesse la plus singulière. Quel courage ! que de paradoxes inouïs et déchargés à bout portant ! Comment ! dès qu’une chose convient aux personnes, aux temps et aux lieux, il est peu important qu’Aristote l’approuve ou non ! Mais ce que vous dites là est monstrueux ; il faut que vous soyez un bien grand misérable pour soutenir une pareille hérésie ; on en a brûlé qui n’en avaient pas tant dit. Vous prêchez la liberté et le progrès de l’esprit humain et estimez plus une fleur indigène s’épanouissant toute fraîche et toute parfumée au soleil de l’inspiration que toutes ces plantes artificielles et étrangères transplantées à grand’peine du Parnasse antique dans les serres chaudes du Parnasse moderne ; vous préférez votre plumage tel qu’il est à la plume du paon, si riche et si bien nuancée, dont vous pourriez vous déguiser ; vous prétendez qu’Homère et Virgile devaient se plaindre de la pauvreté du grec et du latin ; vous prêchez le vers brisé à césure mobile et à chute irrégulière, et tout cela ni plus ni moins qu’un jeune romantique moderne dans une seule et même préface ! Il faut convenir que vous n’avez pas volé les coups de férule que le Boileau vous assène çà et là de sa main doctorale dans les Satires et dans l’Art poétique.

Le Moïse sauvé eut beaucoup de succès, quoiqu’il soit loin d’être un ouvrage irréprochable, mais la partie descriptive y est extrêmement brillante et fait passer sur beaucoup de défectuosités. Le descriptif est l’endroit où Saint-Amant excelle entre tous autres ; ses voyages nombreux en Italie, en Angleterre, en Amérique, aux îles Canaries, En Espagne, en Afrique, sur la Méditerranée et ailleurs, le mettent à même de varier sa palette à l’infini et de la charger de couleurs originales et franches.


« Je m’assure, dit-il, que ceux qui n’ont pas tant voyagé que moi et qui ne savent pas toutes les raretés de la nature, pour les avoir presque toutes vues comme j’ai fait, ne seront point marris que je leur en apprenne quelque particularité.

« La description des moindres choses est mon apanage particulier ; c’est où j’emploie le plus souvent ma petite industrie. »


À son retour de Pologne, il commença à vivre d’une manière plus sage et plus réglée, et se vint loger rue de Seine. — Malgré ses désordres, il avait toujours eu un fonds de piété naturelle, et un beau sentiment religieux respire dans quelques pièces qu’il a écrites sur la fin de sa vie. — Ce fut la seule époque où l’inculpation de Boileau sur sa misère semble avoir quelque fondement : il paraît qu’il manqua d’argent pour payer son hôte, qui du reste ne lui en demandait point, le connaissant de longue main et le sachant incapable de lui faire tort ; — cela le fit entrer dans une mélancolie que la mort de ce même hôte et la crainte de se trouver sans ressources augmentèrent encore, et qui le conduisit au tombeau, après une maladie de peu de jours, en l’an 1666, d’autres disent que le peu de succès d’un poème à la louange de Louis XIV, intitulé la Lune parlante, et sur lequel il avait fondé de grandes espérances, fut la cause de sa mort. Cela n’est guère croyable ; il faut être Kirke-White ou Keats, c’est-à-dire être excessivement naïf, et n’avoir pas plus de vingt ans pour mourir de ces choses-là. Les vieux auteurs n’ont point une sensibilité tellement maladive, si chatouilleuse que soit d’ailleurs leur vanité de poète, et Saint-Amant était loin d’en être à ses débuts, car il avait alors quelque soixante-sept ans.

Maintenant, pour achever de peindre le côté physique et matériel du poète, après avoir conté sa vie et sa mort, il nous reste à faire son portrait. Cela n’est pas difficile et se peut achever en deux traits. Saint-Amant était gros, gras, court, les yeux doux, le teint frais, les cheveux blonds et frisés comme un gros comte allemand, la face épanouie, la bouche vermeille et la moustache en croc. — Quelque peu cousin de Falstaff, et préférant d’ailleurs un broc de claret à toutes les Philis de la terre, il s’appelle lui-même et à plusieurs reprises le bon gros Saint-Amant, le bedon, le muids, le tonneau, et autres tels sobriquets qui ne conviennent guère à un poète mort de faim. — Son embonpoint était devenu en quelque sorte proverbial dans la société qu’il fréquentait. — Mais, quoiqu’il fût gros et gras, il n’était point bête : loin de là. — Ce lansquenet de Terburg, qui boit chez une courtisane dans un vidrecome démesuré, peut donner à notre lecteur ou à nos lecteurs, car nous aimons à croire que nous en aurons plus d’un, une idée parfaitement juste de la figure et du costume de notre poète. — Un coup d’œil sur le tableau lui en apprendra plus que toutes nos paroles, si toutefois il se trouve quelque curiosité de connaître précisément de la physionomie d’un auteur décrié et tombé dans l’oubli le plus profond, — ce qui est au moins douteux.

Saint-Amant, quoique bon ivrogne, n’est cependant pas exclusivement un poète bachique à la façon de Panard, de Désaugiers et des membres du Caveau. Son haleine est plus longue que le couplet d’une chanson à boire, et il a souvent un beau souffle lyrique. — Sa Solitude, qui a été imprimée un très-grand nombre de fois et traduite en vers latins, est une très-belle chose et de la plus étrange nouveauté pour l’époque où elle parut ; elle contient en germe presque toute la révolution littéraire qui éclata plus tard. La nature y est étudiée immédiatement et non à travers les œuvres des maîtres antérieurs. Vous ne trouverez rien dans les poètes dits classiques de ce temps qui ait cette fraîcheur de coloris, cette transparence de lumière, cette rêverie flottante et mélancolique, cette manière calme et douce qui donnent un si grand charme à l’ode sur la Solitude. — Le poète se promène en un lieu écarté, où n’arrive pas le bruit du monde, et il décrit ce qu’il voit, non à la façon sèche et géométrique de l’abbé Delille, mais avec une liberté et une finesse de touche, avec un sentiment qui sentent leur grand maître ; il n’est guère possible de faire mieux dans le genre pittoresque. — Ce sont de grands arbres qui se sont trouvés à la naissance du temps, et qui semblent encore jeunes, tant leur feuillage est vert, tant leur ombre est humide et fraîche ; ils font aller doucement leurs têtes en écoutant les fioritures du rossignol comme des dilettanti à l’Opéra-Italien ; ils livrent aux doigts rosés de la brise de mai leur épaisse chevelure, et bercent dans leurs bras les nids des colombes et des bouvreuils ; l’aubépine parfumée, amour du printemps, fait pleuvoir sa neige d’argent sur l’émeraude du gazon ; du haut de ce mont à pic, dont les flancs déchirés laissent voir l’ocre et la craie, tombe un torrent fougueux qui va bondissant par la vallée verte et sauvage, et qui bientôt, apaisant sa furie, se glisse, à travers l’herbe haute et drue, comme un serpent au dos azuré, et fait un trône de cristal à la naïade du lieu. Plus loin, c’est un étang bordé d’aliziers, d’aunes et de saules ; les glayeuls et les roseaux frissonnent au vent ; la grenouille peureuse saute et se plonge dans l’eau à votre approche ; le héron s’amuse à becqueter sa plume, sans crainte du chasseur ; mille oiseaux aquatiques jouent, nagent et font l’amour ; on voit flotter le nénuphar sur la face immobile de l’eau où jamais voyageur n’a trempé sa main pour boire et que jamais rame n’a plissée d’une ride. Newton Fielding, le Raphaël des canards, n’eût pas mieux fait avec sa mine de plomb si pétillante et si colorée. — La scène change encore : c’est un vieux château ruiné où les sorciers font le sabbat, où les démons follets se retirent ; l’orfraie fait danser les lutins avec sa chanson funèbre ; les couleuvres et les hiboux se nichent dans les murailles que la limace souille de sa bave argentée ; le plancher du lieu le plus haut est tombé jusque dans la cave, et le lierre croît dans le foyer ; sous un chevron de bois maudit, le vent remue le squelette d’un pauvre amant rebuté qui se pendit de désespoir ; et, n’en déplaise à Boileau, je crois que ce pendu est très-bien à sa place. Après avoir erré quelque temps dans ces ruines où le pâle Morphée dort aux bras de la nonchalance, couché sur des gerbes de pavots, le poète monte sur une falaise escarpée dont le front semble aller chercher en quel lieu se font les bruines, et de là il contemple l’étendue de la mer qui apporte et rentraîne les galets ; il voit flotter les éponges, le goémon, l’ambre gris, les corps des monstres naufragés ; il voit les tritons chevelus qui se haussant sur les vagues agitées, font sonner leurs trompes et calment la tempête ; puis vient cette strophe avec laquelle Victor Hugo s’est si merveilleusement rencontré dans le Feu du ciel (Orientales) ; c’est de la mer que parle Saint-Amant :


Tantôt la plus claire du monde,
Elle semble un miroir flottant,
Et nous représente à l’instant
Encore d’autres cieux sous l’onde ;
Le soleil s’y fait si bien voir,
Y contemplant son beau visage,
Qu’on est quelque temps à savoir
Si c’est lui-même ou son image,
Et d’abord il semble à nos yeux
Qu’il s’est laissé tomber des cieux.


La pièce se termine par quelques strophes d’envoi très-ingénieuses.

L’ode du Contemplateur sans être aussi connue et aussi souvent citée que l’ode à la Solitude, renferme des passages d’une grande beauté et à peu près de la même nature : c’est une rêverie à propos de tout, à propos d’une dorade qui passe, d’un cormoran qui S’envole, d’une phalène qui bat de l’aile, d’un nid d’alcyon qui flotte, entremêlée de réflexions religieuses et d’élans pieux : aussi la pièce est-elle adressée à un évêque, qui est messire Philippes Cospéan, évêque de Nantes. Mais ce n’est là qu’un côté du talent de Saint-Amant ; le grotesque, cet élément indispensable que des esprits étroits et minutieux ont voulu rejeter du domaine de l’art, abonde chez lui à chaque vers, et se tortille au bout des rimes aussi capricieusement que les guivres et les tarasques au bout des gouttières gothiques et sous les porches des vieilles cathédrales. — Il a moins d’enjouement en ce genre que Scarron ; mais une couleur forte et tranchée, que celui-ci n’a jamais, donne à son grotesque une bien plus haute valeur artistique. — Son trait est fin et brusque à la manière de Callot, avec quelque chose d’excessif et d’étrange qui fait que les figures qu’il dessine ont des airs de famille avec les Tartaglia, les Brighelle et les Pulcinelli du graveur lorrain. Voici un tableau d’intérieur esquissé au charbon et qu’Ostade ne désavouerait pas : c’est la chambre du débauché. La pièce est trop longue et trop libre pour que nous la citions ; nous en réunissons en quelques lignes les principaux traits. Après avoir monté assez haut pour se croire au troisième ciel, où fut ravi saint Paul, on arrive devant une porte où un rat ne saurait passer qu’à genoux ; la chambre est si froide qu’au milieu de l’été on y gèle comme au mois de décembre et qu’il y faut faire du feu. — Un petit galopin de valet revient tout chargé de cotterets, qu’il a escroqués en ville ; mais la fumée se répand par la chambre et fait verser aux assistants plus de larmes que s’ils venaient de perdre toute leur famille : c’est à travers cette fumée blonde et rousse que le poète fait l’inventaire des meubles du compagnon, et il est assez succinct, comme on le peut bien penser. Un vieux panier y sert de chaise et de tabouret et de fauteuil, en sorte que si l’un est assis et ménage ainsi la semelle de ses souliers, l’autre est tout droit comme un sapin ou un cierge pascal ; un étui de luth tout cassé fait alternativement l’office de malle et d’oreiller. Une bouteille sert de chandelier ; la rapière du sire remplit avec un égal succès le rôle de broche et de couteau. Sur le bord de la cheminée on voit des fagots de bouts de vieilles pipes, un cornet avec ses trois dés et les Heures de Robert Benière à l’usage du lansquenet. — Quant au linge, la toile ne manque pas, mais malheureusement c’est la toile d’araignée qu’il faut entendre, et tout l’équipage du drôle se réduit à un peigne dans un chausson, et encore ce peigne n’est qu’une arête de poisson. — Des parfums et des poudres de senteur, il n’en faut pas chercher ; la cendre lui sert de poudre d’iris, et une gousse d’ail de pistache ; ses ongles, plus longs que ses doigts, lui sont comme des curedents d’Écosse ; il fait d’un compas un fer à moustache, un chenet d’un pavé, et un collet d’une rotonde ; puis, quand il est fatigué, et que, las et non soul de débauche, il donne le bonsoir aux pots, avec un demi-tour à gauche il fait de sa nappe un drap, et de sa table un lit. Le mur lui sert de rideau, et la lune, qui passe par une lucarne, lui tient lieu de veilleuse. Tout cela n’empêche pas nos deux épicuriens de faire en ce lieu de plaisance le meilleur repas qui se puisse faire entre deux pôles. — Certes, le tableau n’est pas noble, mais il est fait chaudement, et ceux qui ne disent pas comme Louis XIV devant les toiles de Téniers : « Tirez-moi ces magots ! » le verront, j’espère, avec quelque plaisir, ainsi que cette pochade sur un sujet analogue, que son peu d’étendue nous permet de transcrire ; c’est un sonnet intitulé les Goinfres :


Coucher trois dans un drap, sans feu ni sans chandelle,
Au profond de l’hiver, dans la salle aux fagots,
Où les chats ruminant le langage des Goths
Nous éclairent sans cesse en roüant la prunelle ;

Hausser notre chevet avec une escabelle,
Être deux ans à jeun comme les escargots,
Rêver en grimaçant ainsi que les magots
Qui baillans au soleil se grattent sous l’aisselle ;

Mettre au lieu de bonnet la coiffe d’un chapeau,
Prendre pour se couvrir la frise d’un manteau
Dont le dessus servit à nous doubler la panse ;

Puis souffrir cent brocards d’un vieux hôte irrité
Qui peut fournir à peine à la moindre dépense,
C’est ce qu’engendre enfin la prodigalité.


Il y a dans ces vers quelque chose de vivace et de pénétré, un accent de nature qui est rare dans la poésie française. — Ce volume en renferme beaucoup de pareils. — Que dites-vous de ce portrait ? — Vous voyez cet homme qui fait la cour au roi de bronze sur le terre-plein du Pont-Neuf, avec ses yeux de chouette, sa barbe en feuille d’artichaut, son nez en flûte d’alambic. On s’amasse pour le regarder, l’un croit que c’est un orang-outang, l’autre un loup-garou ; celui-ci pense que c’est une autruche, et l’autre un des chameaux que M. de Nevers a ramenés dans son bagage ; — il y en a qui disent que c’est une cruche, quelques-uns un jacquemar à frapper l’heure échappée de quelque clocher. — C’est un poète. — Voulez-vous savoir comme un poète était habillé en ce temps-là ? Un feutre noir tout blanc à force d’avoir servi, entouré d’un cordon de graisse et ombragé d’une plume de coq, lui couvre le chef ; son pourpoint montre les dents à tout le monde et rit par toutes les coutures ; si vous voulez souhaiter une longue vie à quelqu’un, souhaitez-lui de durer autant, il vivra les jours de Mathusalem ; un rocquet de bourracan rouge l’affuble en toute saison, hiver comme été ; une étroite jarretière faite d’un lambeau de frise lui enzodiaque le jupon et lui tient lieu d’écharpe ; un fleuret y est pendu en guise d’épée, et s’en va creusant le pavé derrière lui comme un soc de charrue ; pour pétrir la boue il chausse à cru de vieilles bottes, l’une en pêcheur d’huîtres, très-grande et de cuir noir, l’autre à genouillière en cuir blanc de Russie, l’une à bout pointu et plat, l’autre à pont-levis tortu ; il a le talon gauche ergoté d’un petit éperon à l’anglaise ; quant au pied droit, il n’y porte rien, qu’une ficelle, à peu près comme Gringoire dans Notre-Dame de Paris, afin de retenir la semelle prête à quitter à tous coups la plante de son pied ; pour ses grègues, elles sont d’un faux satin jaune, trop longues d’un côté, trop courtes de l’autre ; c’est le reste d’un ballet dansé qu’un galant lui a donné jadis avec un quart d’écu pour avoir fait l’anagramme de la princesse dont il était coiffé. Assurément c’est là un assez piteux équipage, et il faut croire, pour l’honneur de la poésie, que les couleurs du tableau sont un peu chargées ; — néanmoins la caricature est excellente et provoque un rire involontaire comme les figures grimaçantes du Bamboche. Mais c’est surtout dans la Rome ridicule que sa verve bouffonne est le plus originale et réjouissante ; — c’est une excellente leçon donnée en plaisantant aux touristes enthousiastes : il faut voir comme il se moque du Tibre tant vanté ! comme il l’appelle mauvais petit fleuve, va-nu-pieds de fleuve, fleuve de rien, qui se donne les gants d’avoir des ponts comme s’il y en avait besoin pour le passer ! Comment ! c’est là ce Tibre qui fait une si belle rime à libre ; qu’on s’attend avoir avec des flots de cristal, un sablon d’or, une urne de porcelaine et une belle couronne de nymphæa sur la tête ! — mais ce n’est qu’un ruisseau qu’un nain franchirait d’une demi-enjambée ; la rivière que les chiens ont faite à la porte de la dame de Panurge était six fois grande comme cela ; une canepetière ne pourrait y nager que d’une patte, elle aurait pied de l’autre ; le sablon d’or n’est que de la boue infecte, le flot de cristal un filet d’eau sale, l’urne de porcelaine une cruche de grès, la couronne de nymphæa un bonnet de laine troué, et le dieu un portefaix. Et ces pauvres monuments antiques, comme ils sont traités ! jamais personne n’en a parlé avec cette irrévérence ; comme il se moque de l’enthousiasme des antiquaires pour des tas de pierres informes qui ne sont bons qu’à servir de repaires aux crapauds et aux scorpions ! Comme il rit des tritons de la place Navone qui s’enfarinent la perruque d’une poussière d’eau, et qui, avec le jet qui leur sort de la bouche ont plutôt l’air de singes qui fument que de divinités marines ! Comme il vous dit votre fait, belles Romaines ! c’est bien à tort, selon lui, que l’on a fait à vos charmes cette réputation qu’on leur donne : vous n’avez ni beauté, ni esprit, ni talents ; vous avez un teint d’Égyptiennes, les cheveux gras, la gorge mal faite, la taille mal prise, la tête trop forte et les pieds plats ; vos maris ont grand tort de vous cadenasser ; il n’est pas besoin qu’une duègne vous talonne incessamment et fasse le duplicata de votre ombre, vous vous gardez très-bien vous-mêmes, et votre laideur vous est une duègne suffisante. Les cardinaux eux-mêmes ne sont pas à l’abri de ses railleries ; il blasonne le plus plaisamment du monde leurs grands carrosses à la vieille mode, à moitié dédorés et traînés par des mules étiques ; leurs pages en guenilles et leurs laquais sans souliers. Ô descendants des nourrissons de la louve ! comme il vous tance sur votre servilité, votre bassesse, votre avarice et votre friponnerie ; comme il peint bien toute cette canaille qui vous demande la manche et le paraguante, celui-ci pour vous avoir regardé, celui-là pour avoir dit : Dieu vous bénisse ! comme il vous reproche votre admiration monstrueuse pour la Vénus Callipyge ! comme il se moque de votre musique, de vos sérénades plus discordantes qu’un concert d’amateurs ! Hector Berlioz n’en eût pas dit davantage. Et vos grands feutres flasques, et ces plumes qui battent de l’aile comme des choucas prêts à prendre leur vol, et vos longues épées rouillées, et vos velours râpés, et vos galons ternis, comme il vous flagelle sans pitié ! Une seule chose trouve grâce à ses yeux en Italie : c’est la polenta au fromage et le vin de Montefiascone ! — Vous conviendrez que Saint-Amant était un homme prodigieusement avancé pour son siècle : c’est à ce séjour en Italie que se rapporte le sonnet suivant :


Quelle étrange chaleur nous vient ici brûler !
Sommes-nous transportez sous la zone torride,
Ou quelqu’autre imprudent a-t-il lâché la bride
Aux lumineux chevaux qu’on voit étinceler ?

La terre en ce climat, contrainte à panteler,
Sous l’ardeur des rayons s’entrefend et se ride,
Et tout le champ romain n’est plus qu’un sable aride
D’où nulle fresche humeur ne se peut exhaler.

Les regards furieux de l’âpre canicule
Forcent même le Tibre à périr, comme Hercule,
Dessous l’ombrage sec des joncs et des roseaux.

Sa qualité de dieu ne l’en sauroit défendre,
Et le vase natal d’où s’écoulaient ses eaux
Sera l’urne funeste où l’on mettra sa cendre.


L’inséparable ami du vieux père Faret, dont le nom rime si souvent à cabaret, et du pâle et morne Bilot, qui souffle la fumée du petun par les narines, sait aussi, quand il le veut, s’élever au style le plus grave et le plus ferme, et je n’en veux pour témoins que ces vers qui sont dans le Moïse :


Le barbare insolent, armé d’une zagaye
Humide et rouge encor du sang de mainte playe,
S’avance le premier, et de son bras nerveux,
La dardant à Moyse, effleure ses cheveux ;
Le bois en vain jeté passe comme un tonnerre
Et se fiche en tremblant plus d’un pied dans la terre ;
De la faute du coup l’Égyptien paslit,
Et la rage déçue en sa pasleur se lit.

Moyse, agile et roide, en même temps l’enfonce,
Et d’un acier qui brille et qui le meurtre annonce,
L’esblouit et lui porte un horrible fendant
Qu’il oït, non sans effroy, siffler en descendant.
Il esquive, il recule, et monstrant son adresse,
Saute, l’épée au poing, vers l’Hébreu qui le presse :

L’un charge, l’autre pare, et du glaive soutient
Le tranchant furieux qui contre lui revient.
Des fers entre-heurtez il sort mainte étincelle ;
Icy l’un se tient ferme, et là l’autre chancelle,
Et quoiqu’en ce combat leurs corps soient désarméz,
Ils n’en sont pourtant pas au choc moins animéz.

Tous deux grands, tous deux forts, à la palme ils prétendent ;
Le pied, l’œil et la main se suivent et s’entendent ;
Le bras s’accorde au cœur, l’art répond au désir ;
Et de reprendre haleine ils n’ont pas le loisir.
Les ruses, les détours, les surprises, les feintes,
Et tout ce que l’escrime en ses vives atteintes
A de hardy, d’affreux, de brusque et de cruel,
Se mettent en pratique en cet aspre duel.

Mais quoique le payen vaillamment se comporte,
Quoiqu’il paraisse adroit, il ne l’est point en sorte
Que du glaive ennemy, formidable à ses yeux,
Le ravage mortel ne l’offence en maints lieux.
De douleur et de honte il forcène, il blasphème,
Il se renfrogne, il hurle, et d’un dépit extrême,
Décochant à Moyse un regard de travers,
Lui lasche sur la tête un rapide revers.
Moyse qui l’observe et qui voit qu’il s’allonge,
Loin à l’écart du fer, à chef baissé se plonge.

Le fer rencontre un pin, y marque son erreur,
Et l’arbre, atteint du coup, tonne et frémit d’horreur.
Le payen, confondu de voir que son épée
S’est en ce grand effort à son poing échappée,
Tourne viste à Moyse, et sur lui se jetant,
Des jambes et des bras le saisit à l’instant.

Moyse le reçoit ; à la lutte ils se nouent,
Ramassent leur vigueur, des mains s’entre-secouent ;
Souillent, grincent les dents, déchirent leurs habits,
Et de leurs yeux ardents font d’étranges rubis ;
Tentent mille desseins, et, redoublant de forces,
Se donnent l’un à l’autre entorces sur entorces.
Ils changent de posture, ils brûlent d’action,
Et l’eau que rend leur corps en cette oppression

Montre qu’ils n’ont en eux muscle, artère, ni veine,
Ni nerf, qui ne frémisse et ne s’enfle de peine ;
Et mon œil agité voit en leur mouvement
Leurs pas sur le sablon empreints confusément.

Courage ! du payen la valeur diminue :
Sa force de son ire est en vain soutenue,
Il fleschit, et l’Hébreu, terminant le combat,
L’estraint, le fait gémir, le soulève, l’abat,
Lui presse d’un genouïl l’estomach qui pantèle,
Et, lui voyant tirer une dague mortelle
Qu’en l’ardeur de la lutte il a mise en oubly,
Lui surprend d’une main le poignet affaibly,
De l’autre ouvre ses doigts, les détord, l’en arrache.
En tourne en bas la pointe, et par trois fois la cache
Jusqu’à l’argent du manche, exquisement gravé,
Dans le flanc de son maître…


Ceux qui s’occupent de poésie peuvent faire une comparaison de ce morceau à celui du combat de don Paëz avec Etur de Guadassé dans les Contes d’Espagne et d’Italie ; c’est un rapprochement très-curieux à faire pour les similitudes d’action et de style qu’il présente.

La comparaison suivante est un petit tableau achevé :


Ainsy serait ému l’oiseau qui niche à terre,
Si lorsque le réveil ses paupières desserre,
Au lieu de sa compagne, il trouvait à son flanc
Une longue couleuvre au dos bleu, gris et blanc ;
Il quitteroit le nid, battrait l’une et l’autre aile,
Se mettrait aussitôt à chercher sa femelle,
Et d’un ton gémissant et d’un air effrayé
Prendrait soudain de l’air le chemin non frayé.


M. de Vigny serait peut-être bien étonné de retrouver dans Saint-Amant l’idée qu’on a trouvée si charmante de cette larme du Christ recueillie dans l’urne de diamant ; elle y est pourtant, et très-bien développée ; seulement, c’est une larme de Jocabed. — Smarra, ou le Cauchemar, a été aussi exploité par Saint-Amant aussi bien que par Charles Nodier, et l’on trouve dans son œuvre beaucoup de pièces de fantasmagorie qui rendraient des points à ce qu’il y a de plus noir en ce genre en anglais et en allemand. — Martin, à lui seul, ferait un tableau de nature biblique plus éblouissant que celui du bain de la princesse de Termuth. — Elle met le pied dans le fleuve sur un degré de nacre et d’agate, entre deux pyramides, sous un pavillon couleur de saphir ; un grillage d’or laisse passer l’eau d’argent du fleuve, où de grands arbres trempent le bout de leurs cheveux ; elle sort du bain, et son ombre blanche se réfléchit de colonne en colonne sur le porphyre poli comme l’ombre d’un cygne sur un lac.

— Je crois qu’en voilà assez pour faire pardonner à Saint-Amant le fameux vers :

Les poissons ébahis les regardant passer.