Michel Lévy frères, libraires-éditeurs (p. 211-241).


VII.

COLLETET, L’UN DES QUARANTE DE L’ACADÉMIE


Ce fut à Paris la bonne ville, le 12 mars 1598, que naquit Guillaume Colletet, le héros de cette notice : il était le premier né ; aussi fut-il bien venu. Mais il ne resta pas longtemps enfant unique, et sa mère, douée d’une fécondité égale à celle de la très-célèbre mère Gigogne, cette Niobé du théâtre des Marionnettes, lui donna une ample compagnie de frères et de sœurs jusqu’à la concurrence de vingt-quatre, ce qui est un nombre presque fabuleux et tout à fait déplorable. Lorsqu’il s’agit de partager un héritage, quel agrément d’avoir, à trente ans, des petits frères de six semaines !

L’aîné de toute cette marmaille, le plus long de cette flûte de Pan composée d’enfants d’inégale grandeur, ne se destinait pas d’abord à ce glorieux métier de poète qu’il fit par la suite à la satisfaction de ses nombreux amis et même d’une certaine portion du public. Il étudia le droit et se fit recevoir avocat au parlement ; cependant il ne paraît pas qu’il ait jamais plaidé. Nous ne savons pas si cela tient à une horreur naturelle de la chicane, ce monstre aux griffes noires d’encre, et du style barbare des procédures, ou à la difficulté de l’improvisation, ou au manque de voix et de moyens oratoires. Pourtant il est probable que c’est autant à une de ces dernières causes qu’à l’antipathie que toute âme un peu bien située se sent pour cet odieux métier de l’avocasserie que l’on doit attribuer cette réserve et ce bon goût qu’il eut de ne point plaider étant avocat : car l’on voit par un passage de son livre d’épigrammes qu’il n’était du tout propre à briller en société, à cause d’une espèce de bredouillement et d’embarras de langue qu’il avait, et il ne feint point de dire qu’il est, en revanche, un fier champion sur le pré du cabinet et que c’est là qu’il se fait tout blanc de son épée. — Je veux dire de sa plume.

Ayant fait la connaissance de quelques jeunes débauchés du temps qui, tout en cherchant les aventures et en suçant l’âme des pots, s’occupaient des choses de la littérature et savaient ce qui courait de mieux par les ruelles et les plus galantes productions du jour, il prit goût à la poésie et se tourna tout à fait de ce côté, au grand déplaisir sans doute de ses parents. Car depuis un temps immémorial les pères sont en possession de se hérisser dès que les fils offrent le plus léger symptôme de poésie, et ce n’est pas d’aujourd’hui non plus que les femmes qui ont cette calamité d’avoir des littérateurs pour maris sont singulièrement jalouses des infidélités qu’ils font à la prose lucrative, témoin cette épigramme du bon Guillaume, datée de l’an 1633.


Tout ce que j’ay d’acquis ma femme le possède,
Elle a trop de bonté pour lui rien refuser ;
Dès que j’ai de l’argent je vois qu’elle s’en aide :
Je ne l’en blâme point, elle sait en user.
Mais quand l’utile prose a terminé ma tâche,
Si mon esprit se donne un moment de relâche,
Et qu’en faisant des vers je ne gagne plus rien,
Elle se plaint à moi de ma paresse extrême…
Femme, éternellement jouyssez de mon bien,
Et laissez-moi jouir un moment de moy-même.


Colletet eut, pour le malheur de sa réputation, un fils aussi littérateur, mais tout à fait médiocre. Ce fils, nommé François Colletet, est celui qui est si durement et si indécemment raillé dans ces vers de Boileau qui font plus d’honneur à la pureté de son goût qu’à la bonté de son cœur :


Tandis que Colletet, crotté jusqu’à l’échine,
S’en va chercher son pain de cuisine en cuisine.


Et cet autre :


........et comme Colletet
Attendre pour dîner le succès d’un sonnet.


On les a confondus très-souvent, et le père s’est trouvé enveloppé dans le mépris fort juste d’ailleurs que l’on faisait du fils. — Voilà ce que c’est d’être poète et d’avoir des enfants poètes. — Triste chose ! — Les grands hommes ne devraient jamais avoir de postérité : les Césars engendrent communément les Laridons, et les Racine père des Racine le fils ; c’est-à-dire qu’Athalie a souvent pour conséquence le poème de la Religion. Ce n’est pas que Colletet père soit un Racine ou un César, loin de là ; mais c’était un très-honnête, très-savant et très-laborieux littérateur, versé mieux que pas un dans la connaissance de la vieille poésie, qui tournait le vers fort agréablement et qui mérita d’être un des premiers de l’Académie française. Il n’était pas riche comme un partisan, mais il n’était pas non plus réduit à cette misère extrême reprochée par Boileau à son fils. Il avait maison de ville et maison des champs. — Il n’y a pas beaucoup de poètes de maintenant, même entre les plus habiles, qui se puissent vanter d’une pareille richesse : il est vrai que sa maison de campagne ressemblait un peu à la maison de Socrate ; mais enfin c’était une maison, et n’eût-on pu y tenir qu’une seule personne en deux fois, c’est pour un poète un luxe tout à fait asiatique et digne de Sardanapale. Voici quelques vers de Colletet lui-même où il est parlé ; ceux-ci sont adressés au receveur des consignation :


Courtain, j’ai fait achat d’un petit héritage,
Dans le sein d’un village,
Pour y donner carrière à mes productions.


Cette retraite était à Rungis au Val-Joyeux, et le poète y avait mis cette inscription, où il semble avoir oublié sa galanterie habituelle :


Quoique cette maison n’ait pas un grand espace,
Elle est propre en tout temps aux enfants du Parnasse,
Puisque pendant le jour, puisque pendant la nuit,
Je la vois sans fumée et sans femme et sans bruit.


Sa maison de Paris se trouvait située tout en haut du faubourg Saint-Marceau. Par une coïncidence assez bizarre, c’était la propre maison de Pierre Ronsard, l’illustre Vendomois, et, pour peu que l’on sache la fortune et la vogue de ce grand poète si décrié depuis, l’on doit croire que c’était tout autre chose qu’une bicoque. Il y avait un beau portique, de grands lions de marbre, une cour magnifique, un jardin plein de fleurs avec de doubles allées, comme on le peut apprendre plus amplement par ce sonnet, qui a ce double avantage, d’avoir un assez beau tour et de contenir des détails sur un endroit habité par un personnage illustre :


Je ne vois rien ici qui ne flatte mes yeux :
Cette cour du balustre est gaye et magnifique,
Ces superbes lions, qui gardent ce portique,
Adoucissent pour moi leurs regards furieux.

Le feuillage, animé d’un vent délicieux,
Joint au chant des oiseaux sa tremblante musique ;
Ce parterre de fleurs, par un secret magique,
Semble avoir dérobé les étoiles des cieux.

L’aimable promenoir de ces doubles allées,
Qui de profanes pas n’ont point été foulées,
Garde encore, ô Ronsard, les vestiges des tiens !

Désir ambitieux d’une gloire infinie !
Je trouve bien ici mes pas avec les siens,
Mais non pas, dans mes vers, sa force et son génie !


Il n’y a rien là qui sente le poète et le grenier. — G. Colletet, en outre, avait des terres. Il obtint des places honorables et lucratives ; il était avocat au conseil du roi, et le cardinal éminentissime Armand, duc de Richelieu, l’honorait d’une estime toute particulière ; et à coup sûr, malgré quelques embarras temporaires, il n’en fut jamais réduit, comme son pauvre fils, à mendier son pain dans l’office des grands seigneurs, quoiqu’il ne se fît aucun scrupule non plus qu’aucun poète de ce temps d’accepter les cadeaux que les princes ou les personnes de qualité voulaient bien lui faire en argent ou en bijoux.

Byron, à ce qu’on dit, vendait ses vers une guinée pièce ; Delille, sept francs dix sous ; d’autres célébrités contemporaines, que je ne nommerai pas parce qu’il n’en est pas besoin, vendent les leurs huit francs et neuf francs ; mais certainement jamais vers, même alexandrins, c’est-à-dire les plus longs qui soient, n’ont été payés aussi cher à aucun poète du monde que les six de Colletet qui contiennent la description de la pièce d’eau des Tuileries. — Il reçut pour ces six vers seulement la somme énorme de six cents livres ; sur quoi il fit ce distique :


Armand, qui pour six vers m’a donné six cents livres,
Que ne puis-je à ce prix te vendre tous mes livres !


La manière dont elle lui fut donnée dut en doubler le prix à ses yeux ; car, en écoutant la suite du morceau, le ministre bel esprit, tout trépignant d’aise et tout hors de lui, lui dit qu’il les lui donnait pour ces six vers là expressément et que le roi ne serait pas assez riche pour payer le reste. Ce passage se trouve dans la pièce des Tuileries, par les cinq auteurs, dont Colletet a fait le monologue. Le cardinal, tout en admirant cette tirade, se permit néanmoins de faire une observation et voulut faire changer un mot à son poète. — Le vers, sujet de la contestation, est ainsi fait. — On voit, dit l’auteur,


La canne s’humecter de la bourbe de l’eau.


Le cardinal voulait barbotter, comme plus exact et plus pittoresque : Colletet prétendait que le mot était trop bas et ne pouvait faire une figure convenable dans un vers. — En sa qualité d’académicien il avait apparemment une grande horreur du mot propre, ainsi que ses illustres successeurs, car il n’en voulut pas démordre, et quoi que le grand Armand pût dire il ne lui céda pas. Non content de lui avoir ainsi résisté en face, de retour chez lui il lui écrivit une fort longue lettre où il lui déduisait ses raisons. N’en déplaise à Colletet et sans être ministériel le moins du monde, nous sommes pour cette fois de l’avis du ministre. — Cet entêtement amusa beaucoup le cardinal ; et comme quelques courtisans le félicitaient sur ce que rien n’avait l’audace de lui résister et qu’il était le vrai et le grand victorieux, il leur répondit en riant, à ce que dit Pélisson : « Messieurs, c’est ce qui vous trompe, car voici Colletet qui est en contestation avec moi pour un mot et qui me résiste bel et bien. » — Heureux siècle que celui où un ministre comme Richelieu, entre tant de grandes choses qu’il faisait ou méditait, trouvait encore le temps de s’occuper des productions de l’esprit et de disputer avec un poète sur le plus ou moins de propriété d’un terme !

Ce cardinal n’était pas moins magnifique pour les étrangers que pour les Français, car il fit donner à ce fameux poète italien, Achillini, mille écus pour un sonnet qu’il avait composé sur la réduction de La Rochelle en l’obéissance du roi Louis XIII ; et comme l’auteur était absent, il eut encore le soin de les lui faire tenir jusqu’au fond de l’Italie. — Ce sonnet commence :


Ardete fuochi a liquefar metalli,


et le reste se peut voir dans un recueil de vers de différents auteurs intitulé le Parnasse royal et publié à Paris l’an 1635. Ce qui montre moins, quoi qu’en dise Colletet, l’excellence et la distinction du sonnet sur tous les autres poèmes que la grande générosité du cardinal-duc.

Le cardinal l’ayant engagé à travailler pour le théâtre, il fit tout seul Cyminde ou les Deux Victimes, ou du moins il la versifia d’un bout à l’autre ; car on prétend que cette pièce fut d’abord composée en prose par l’abbé d’Aubignac. S’il faut en croire l’épître liminaire, la pièce eut un succès colossal, et le cardinal s’y attendrit considérablement. Il faut, en vérité, que ce Richelieu fût d’une sensibilité bien primitive pour pleurer à une pareille pièce. Cela est beau à un faucheur de têtes et à un vieux politique comme l’était le cardinal d’être ainsi, ému par des niaiseries qui feraient éclater de rire le peuple lilliputien de M. Comte. — Rien au monde n’est plus mortellement ennuyeux que cette pièce : le sujet, autant que j’ai pu le voir en la feuilletant, est une espèce d’expiation comme celle d’Andromède, où l’on expose des victimes tirées au sort. Il y a des combats de générosité à dormir debout, et des scènes d’amour vertueux et conjugal qui valent l’opium le plus fort ; le traître est puni, et tout se termine heureusement. — Par manière de récréation j’ai copié la liste des personnages, qui donnera au lecteur une idée assez juste du goût dans lequel la pièce est conçue.


CYMINDE,
ou
LES DEUX VICTIMES,
tragi-comédie.
Acteurs :

Arbanes, roi de Sarmacie.
Lisidas, premier prince du sang de Sarmacie.
Cyminde, demoiselle d’Albanie, depuis peu femme de Lisidas.
Ostane, prince de Sarmacie.
Calionte, seigneur sarmacien.
Hésione, femme d honneur de Cyminde.
Scyle, fille d’honneur de Cyminde.
Licaste, bourgeois d’Astur,
Érymant, bourgeois d’Aslur.
Zoraste, grand-prêtre.
Derbis, ministre du temple.
Un page.
Deux troupes de bourgeois.


La scène est dans Astur, ville de la Sarmacie asiatique, sur les bords de la mer Caspie.


Que dites-vous de Lisidas, premier prince du sang de Sarmacie, et de Licaste et d’Érymant, bourgeois d’Astur ? Cela ne fait-il pas le plus drôle d’effet du monde, et se peut-il voir quelque chose de plus bouffon ? Calionte, seigneur sarmacien, est aussi bien agréable ! On voit là le mauvais goût des grands romans et toute la préciosité qui distingue les productions de l’époque : le galant soleil de la Divine Astrée jette un fade rayon sur toute la littérature de Louis XIII à Louis XIV ; Corneille, tout robuste qu’il soit, ne résiste pas toujours à cet entraînement ; on se souvient de son adorable furie, des stances du Cid et d’autres passages analogues ; Racine a besoin d’avoir Boileau d’un côté et Euripide de l’autre pour n’y pas retomber à toutes les minutes ; et Molière lui-même, quoiqu’il ait fait les Précieuses ridicules, quoique ce soit le génie du monde le moins entaché d’affectation, offre beaucoup d’endroits d’un maniérisme qui nous semblerait fort étrange, et il ne s’est pas autant dérobé à l’influence d’Honoré d’Urfé qu’on pourrait bien le croire. — Tous ces messieurs des tragédies héroïques ou autres savent leur Clélie sur le bout du doigt, et dans quelque pays et à quelque époque qu’ils soient placés ils ont toujours la royale des raffinés ou la grande perruque et les grands sentiments de la cour de Louis XIV. Il est vrai que, par manière de revanche, si tous les héros tragiques sont travestis à la française, tous les personnages modernes, princes ou héros, sont travestis à l’antique, et nous font voir leur rotule toute bleue de froid sur les places publiques et dans les galeries des musées. Ainsi, comme dirait M. Azaïs, il y a compensation.

Colletet, outre ce qu’il fit dans la pièce des cinq auteurs, eut encore part à l’Aveugle de Smyrne ; mais ce qu’il a écrit pour le théâtre est assurément ce qu’il y a de moins bien dans la collection de ses œuvres. — C’était un génie plutôt didactique qu’inventif, plus descriptif que lyrique, un vrai talent d’académicien qui a du talent. — Il remporta des prix à différents concours. Il gagna l’églantine de Clémence Isaure aux Jeux floraux de Toulouse, comme on le peut voir dans la Gazette, en vers burlesques, dédiée à madame la princesse de Longueville, que Loret faisait paraître chaque semaine, et qui contenait les divers événements du temps, avec des réflexions et des plaisanteries ; ce qui prouve qu’une publication hebdomadaire rimée n’est pas aussi neuve qu’on a voulu le faire croire à l’occasion de la Némésis de Barthélémy. — C’est dans le numéro du 16 novembre 1652. — Le style n’est pas fort élégant, mais il est assez clair et dit ce qu’il veut dire.


Monsieur Colletet, homme rare,
Dont l’esprit, en ce temps barbare,
Est un miraculeux trésor,
Digne cent fois du siècle d’or,
Durant la saison printanière
(J’entends parler de la dernière),
Ayant, d’un labeur sans égal,
Fait un excellent chant royal,
Contenant de vers cinq fois douze
Pour les Jeux floraux de Toulouse,
Obtint sur plusieurs grands esprits
Le triomphe, l’honneur, le prix
Dus à la science divine ;
Savoir : une riche églantine
D’ouvrage fort élabouré
Et d’un très-fin argent doré,
Qu’avec patente bien civile,
Les sieurs magistrats de la ville

Ont pris un soin très-curieux
D’envoyer au victorieux.
Et pour mieux le combler de gloire,
Sur le sujet de sa victoire,
Ils ont ses vers enregistrez
Comme des monuments sacrez
Et des choses fort authentiques
Parmi leurs archives publiques,
Avec des éloges divers
Dessus ses admirables vers ;
Honneur d’autant plus plein de lustre
Que jusqu’ici ce corps illustre,
Entre tous les maîtres de l’art,
Ne l’avoit fait qu’au grand Ronsard.


Le sujet de ce chant royal est — le feu élémentaire. — Messire François de Harlay, archevêque de Rouen, fit cadeau au poète d’un superbe Apollon d’argent, en récompense d’une hymne qu’il avait faite sur la pure conception de la Vierge pour le palinod de Rouen. Colletet fit là-dessus la petite pièce de vers suivante, qui se trouve parmi ses épigrammes et qui me semble une vraie et naïve épigramme à la grecque, c’est-à-dire sans sel ni pointe :


Que ce prix glorieux élève mon courage !
Il me fait concevoir de généreux desseins :
Il semble que le dieu dont je reçois l’image
Vienne animer déjà les tableaux que je peins.
Prélat, je n’aurai plus une fureur vulgaire,
Puisqu’Apollon m’échauffe aussi bien qu’il m’éclaire.


Ce serait peut-être ici le lieu de placer quelques réflexions sur le paganisme de l’art à cette époque. N’est-ce pas fort singulier qu’un archevêque, un prélat chrétien, donne, pour récompense à un poète qui a fait une hymne à la Vierge, un Apollon, une idole, un démon selon l’Église ? — Ce mélange perpétuel de l’olympe et du paradis se retrouve partout dans les productions du temps. Il faut examiner les anges avec beaucoup de circonspection, car ce pourrait bien être de petits amours. Les vierges ne sont guère que des Vénus qui ont passé une chemise et mis une robe bleue. Le Père Éternel a emprunté ses gros sourcils noirs au Jupiter-Olympien, et le Christ en croix a bien souvent l’air d’un Adonis mourant. — Il ne faut pas croire qu’Apollon, ne soit ici qu’un symbole (on ne pensait guère aux mythes en ce temps pour signifier la poésie ; Apollon est bien le fils de Latone), un beau jeune homme bien fait, avec une perruque blonde, un tonnelet de brocart d’or, un grand manteau de pourpre, un violon à la main et une couronne de laurier au chef, qui descend de son coche à quatre chevaux pour aller réciter un madrigal dans la ruelle de madame Thétis, et qui de là va au coucher du roi faire prendre à ses canons l’air du Louvre ou de Versailles, où il a ses grandes et petites entrées. — À force de voir des dieux dans les jardins, dans les vers, dans les niches, au-dessus des portes, sur les éventails et les enseignes des cabarets, on est devenu tout à fait païen pour la forme, et beaucoup de gens, fort honnêtes d’ailleurs, étaient plus instruits dans la mythologie que dans le catéchisme, et tel vous aurait récité les noms des douze grands dieux fort couramment, qui aurait été fort embarrassé de réciter son Credo à quelque baptême. Le christianisme étant, d’après la poétique de ce temps-là, entièrement banni de l’art comme n’étant pas susceptible d’ornements égayés, il se retira peu à peu de la vie réelle et de la cité vivante, si bien qu’on finit par oublier qu’il existait et qu’il se trouva relégué au nombre des choses respectables et surannées ; quelque volcan aurait enseveli Versailles et Paris sous un manteau de lave et de cendres qu’en y fouillant mille ans après il eût été difficile de croire que ces villes eussent été des villes chrétiennes ; on eût retiré des ruines force Pans, force Nymphes, des Vénus Callipyges, Anadyomènes et de cent façons, des Bacchus, des Mercures, tout un olympe dans chaque jardin de guinguette, et pas une seule madone, pas une seule croix sculptée, pas un seul saint de marbre ou de pierre comme on en voyait à chaque coin de rue dans le moyen âge. Les artistes du 16e et du 17e siècle étaient de vrais païens baptisés et ont contribué pour beaucoup à la chute du catholicisme, et Voltaire n’eut pas grand’chose à faire après eux.

Cet Apollon d’argent ne fut pas le seul cadeau précieux qu’ait reçu Colletet ; monseigneur le prince de Lictestein lui donna une belle chaîne d’or. Il faut voir comme il l’en remercie, et les compliments et les concetti qu’il lui adresse sur ce qu’il y a de gracieux et de séant à un grand prince d’enchaîner les Muses avec des chaînes d’or, les seuls liens dont elles doivent être liées, suivant lui ! En général, le bon Colletet est assez rapace, et il se colère fort contre ceux qui ne lui donnent rien, Il traite tort mal les beaux-fils qui lui viennent demander des vers sans avoir l’escarcelle garnie, et ne veut délivrer un soupir, une attente ou une jouissance qu’à beaux deniers comptants. Un vers, un écu : voilà son tarif. — C’est cher ! — Pas trop pourtant pour un homme à qui l’on en avait payé cent francs la pièce.

Cependant il est permis de croire qu’il n’en vendait pas beaucoup ou qu’il n’en vendait pas souvent, car en plusieurs endroits de ses ouvrages il se plaint de manquer d’argent et il se lamente sur sa destinée. Ainsi, dans des vers intitulés Disgrâces, adressés à Colletet, son fils, il se montre fort alarmé de la dépense qu’on fait chez lui pendant la maladie de sa femme.


Mon fils, veux-tu savoir l’état de mes affaires ?
Trois savants médecins et deux apothicaires,
Faisant souffrir ma femme, agissent contre moi,
Puisque leurs recipés, en forme d’ordonnances,
Espuisent mes finances,
Qui ne sont pas les finances d’un roy.
Dans cet excès d’inquiétude,
Qui rend mon pauvre esprit incapable d’estude,
Je vois toujours chez moi trois grands feux allumez ;
Et la garde qui veille, et qui veille à ma perte.
Cependant que la nuit me tient les yeux fermez
A pour tarir mon vin toujours la bouche ouverte.


La touche de ce morceau est assez fine ; elle rappelle certains tableaux burlesques de l’école flamande où, pendant que l’hôtellier dort, quelque joyeux compagnon boit le vin de son vidrecome et met la main dans la gorge de sa femme. — Un trait d’un bourgeois admirable est celui-ci.


Je vols toujours chez moi trois grands feux allumez.


Le vers est d’un piteux et d’un solennel on ne peut plus risible. — Le brave poète se montre beaucoup moins inquiet de voir sa femme malade que de voir son bûcher et son vin au plus bas : il y a là-dedans quelque chose de naïvement et de cruellement propriétaire qu’il serait très-difficile d’attraper. Cette femme était demoiselle Marie Prunelle, et l’on apprend par le tombeau de quatre vers que lui adressa son mari, qu’elle mourut en l’an 1641, c’est-à-dire l’année même où cette précédente épigramme a été composée. Elle avait été sa servante, car Colletet avait la maladie de prendre des maîtresses ou des femmes parmi ses servantes, et plus tard il épousa encore Claudine le Hain, sa chambrière.

L’année 1651 et 1652 furent deux années fatales pour Colletet : il se trouva tellement dénué qu’il fut obligé de mettre en gage le bel Apollon d’argent, source de tant de concetti.


Si voyant nos exploits divers
Je ne compose plus de vers,
C’est que, pour subsister et nourrir mon ménage,
J’ay mis mon Apollon et mes Muses en gage.


Son fils, qui avait pris du service, fut fait prisonnier en Espagne, où il resta près de trois ans. — Dans son traité de la poésie morale, Colletet père, parlant des quatrains de François Colletet intitulés les Entretiens de la semaine sainte, du latin du révérend père dont Dominique, chartreux, s’en exprime ainsi, avec une sensibilité tout à fait touchante : « Sans flatterie, ces quatrains sont tels, dit-il, que, comme leur jeune auteur y exhorte les pécheurs à la pénitence, il ne doit pas se repentir de les avoir faits. Les diverses et nouvelles éditions qui en ont paru pendant ces jours de dévotions et de pénitence passent, à mon avis, pour une marque visible de l’estime qu’on en a faite. — Témoignage que je rends ici les larmes aux yeux quand je me représente que ce fils unique dont je parle ne m’est plus visible que par ses lettres depuis plus de trois longues et tristes années que l’Espagne triomphe d’une jeune liberté qui m’est si chère ; mais si la cour est juste et généreuse comme elle l’est en effet, et si elle me tient sa parole, comme je l’espère avec tant de raison, je reverrai ce gage précieux de ma première moitié, et ce sera lorsque, par la grâce du ciel, nous nous consolerons ensemble de tant de pertes et de traverses passées. — Cependant, ô mon cher fils ! si, malgré tant de forteresses et de troupes ennemies qui nous séparent, ce petit ouvrage peut tomber entre tes mains, fais-en ton profit et tes délices tout ensemble, etc. »

François Colletet était détenu au fort de Porcheresse.

Dans les troubles civils le petit manoir de Rungis avait été pillé et ravagé, et le logement des troupes lui avait causé de grands dommages.


Je soupire mon val de joye
Que nos guerres ont mis en proye,
Et je plains mon petit logis
Des belles sources de Rungis,
Où le soldat, dur et sauvage,
A fait un horrible ravage.

S’il pillioit encore le faux bourg,
Adieu la campagne et la cour !

Après une telle disgrâce
Je serois le Job du Parnasse,
Couché sur le noble fumier
De quelques feuilles de laurier.


Dans cette malencontreuse année 1652, il arriva encore une autre catastrophe à notre poète. Comme il passait dans la rue des Carneaux, près de la Ferronnerie, le 26 septembre, l’entablement d’une vieille maison se détacha et lui tomba sur la tête. Il fut très-longtemps entre la vie et la mort, car il avait au front une plaie énorme en largeur et en profondeur. Quand il fut un peu rétabli, il lâcha la bonde à sa colère poétique et rima de belles invectives contre cette rue de la Ferronnerie où l’on assassinait les rois et où l’on assommait les poètes, ces deux sommités de l’ordre social. Il se plaint beaucoup d’un de ses amis qui ne lui a envoyé qu’un pot de confitures pendant sa maladie, de ses protecteurs qui l’ont laissé manquer d’argent ou qui ne sont pas venus le voir, et rien n’est plus comique que la manière dont il formule ses griefs ; car les littérateurs de ce temps-là ressemblent assez à ces mendiants d’Espagne qui vous demandent d’abord fort humblement et de la voix la plus moelleuse, et puis vous disent des injures et vous couchent en joue avec leur carabine si vous leur refusez. Une épître liminaire, une dédicace était une vraie lettre de change tirée sur celui à qui elle était adressée ; la suscription du plus chétif sonnet avait son intention cachée et visible. — Aussi évitait-on une dédicace comme le feu ; et Boursault, dans sa préface du Jeune Polyanthe, nous apprend-il qu’un de ses meilleurs amis se brouilla avec lui et ne voulut plus jamais le revoir parce qu’il lui avait dédié quelque chose, et déplorait-il amèrement de s’être rompu la cervelle à inventer des qualités et des vertus à de riches seigneurs qui n’en avaient effectivement point et qui ne lui avaient rien donné pour la peine qu’il avait prise de les rendre célèbres à tout jamais. — Damoiselle Marie Prunelle, sa chère moitié, étant bien et dûment enfermée sous sa tombe rimée, le cœur naïf et tendre du débonnaire académicien ne pouvait rester plus longtemps sans occupations, et trouvant que les Isis nuagères et les fantastiques Chloris offraient de minces régals aux ardeurs des terrestres flammes, il se prit de belle passion, non pour une grand dame, mais tout bonnement pour une fraîche et grasse fillette qui lui servait de ménagère. — À quoi il n’y a pas grand mal, quoi qu’en disent toutes les biographies qui reprochent à Colletet la bassesse de ses inclinations et le mauvais choix de sa compagnie. Il vaut bien mieux posséder librement et à son aise une fille jeune et bien faite qui se trouve fort honorée de votre choix, que de faire le pied de grue sous le balcon de quelque Philaminte surannée ou de quelque duchesse plâtrée qui vous regarde comme un manœuvre d’amour, et vous ferait volontiers manger à l’office après vous avoir fait efficacement remplacer monsieur le duc. — Et d’ailleurs, la seule et vraie aristocratie de la femme n’est-elle pas dans la jeunesse et la beauté, et ne sont-ce pas les blanches mains qui font la reine plutôt que le sceptre d’or ?

Quoique Guillaume fût loin d’être alors un adolescent romanesque, puisqu’il avait à cette époque quelque cinquante-quatre ans, sa flamme ne fut pas moins vive, sa verve moins abondante, et ses concetti moins recherchés que s’il eût été au plus vert de ses mois ; car il a fait tout un livre de sonnets érotiques intitulé les Amours de Claudine, et beaucoup d’autres pièces, les unes élégiaques, les autres louangeuses, toutes en l’honneur de la jeune chambrière subitement érigée en déesse.

S’il faut en croire Colletet, elle était fort charmante, fort spirituelle, et… vierge. — Voilà beaucoup de belles qualités réunies et antipathiques de leur nature ; et si Claudine était tout cela, je ne sais trop ce que Colletet aurait pu aimer de mieux. De mauvaises langues du temps prétendent qu’elle n’était rien moins que cela. — Je n’ajoute pas foi aux mauvaises langues, et d’ailleurs, Colletet le fils étant du même avis que Colletet le père et ne parlant de sa belle-mère Claudine que comme d’un miracle de beauté et d’esprit, il fallait nécessairement que cela fût, car les fils ne sont guère portés à être de l’avis de leur père et à trouver leurs marâtres charmantes.

Cette belle était blonde, et les vers de Colletet sont pleins de jeux de mots sur ces beaux cheveux d’or qui sont les rayons lumineux de son soleil, des lacs d’amour où les cœurs se vont prendre et les chaînes visibles de sa liberté, l’Océan qui porte ses amours sur ses ondes paisibles, le fleuve qui roule plus d’or que le Pactole, et tout ce que l’on peut dire sur les cheveux blonds quand une immense érudition met à votre service tout le mauvais goût de tous les poètes de la terre anciens et modernes. Chaque madrigal ou sonnet a ordinairement pour suscription : à ma belle et sage Claudine, pour ma chère Claudine ; ce qu’il est d’autant plus attendrissant que l’u du nom de Claudine est écrit selon l’orthographe du temps, avec un V à la romaine. — Voici deux de ces madrigaux :


SUR LE PORTRAIT DE LA BELLE CLAVDINE.

Ce beau visage a tant de charmes,
Et ses cheveux d’or tant de nœuds,
Que ma liberté devant eux
Fut captive et rendit les armes.


POUR MA BELLE ET SAGE CLAVDINE.

Qui veut voir la même beauté
Jointe à la sagesse divine,
L’amour et la fidélité,
N’a qu’à voir ma jeune Clavdine.


Il est vraiment dommage que la jeune Claudine ait vécu en 1650, puisqu’elle renfermait en elle tant de belles qualités si rares en tous les temps, et j’aurais été fort curieux de la connaître, pour voir, par la même occasion, une jolie fille et plusieurs vertus que jusqu’ici j’ai eu passablement de peine à rencontrer, même isolées. — Mais la figure appelée hyperbole en rhétorique doit être pour quelque chose dans tout cela, et il y a nécessairement beaucoup à rabattre. — Le morceau qui suit est tout à fait appétissant.


Mais Dieu ! qui n’aimeroit d’une ardeur idolâtre
Cette plaine de lait, ces collines d’albâtre,
Cette neige qui fond et brûle les amants,
Ces globes animez d’éternels mouvements,

Qui s’approchent de nous aussitôt qu’ils soupirent,
Et de peur d’être pris aussitôt se retirent,
Qui, se montrant aux yeux et se cachant aux mains,
Font naître cent désirs et mourir cent humains !

Sublime trame d’or, vive table d’ivoire,
Thrésors étincelants de lumière et de gloire,
Throne où la grâce même établit son séjour,
Verger qui produisez les doux fruits de l’amour !
Beaux yeux, et vous, beau sein !…


Le reste est un peu trop galant pour que je le cite, mais ce que j’en ai rapporté peut servir à faire prendre une idée de la littérature anacréontique qui courait les ruelles d’alors. Ces vers représentent assez fidèlement la tournure d’esprit de l’époque : on trouve des charretées de vers, des millions de sonnets qui ne contiennent rien autre chose que de la neige ardente, de la glace de feu, des doubles collines d’ivoire à former une chaîne plus longue que celle des Andes où des Cordillières, des cheveux qui pêchent des cœurs à l’hameçon, des yeux qui réduisent les cieux et le soleil en poudre, et auprès de qui les diamants ne sont que des charbons, des soupirs à faire voguer un vaisseau, et mille autres belles inventions de cette espèce. — Les vers suivants, sur une Jouyssance inespérée, ne sont pas moins curieux et renferment de véritables beautés poétiques. — Le poète a rencontré sa Philis dans un bois, et l’ombre, l’occasion et l’herbe tendre, tout le favorisant, il en a obtenu ce qu’il ne croyait jamais obtenir.


Petits globes d’argent dont la flamme connue
Sort du fond de la mer pour luire dans la nue ;

Flambeaux étincelants dont les aimables traits
Naissent du sein de l’ombre et l’étouffent après ;
Ténébreuses clartéz, yeux de la nuit obscure,
Qui veillez quand tout dort au sein de la nature,
Puisque vous êtes seuls les fidèles témoins
De la douce faveur que j’espérois le moins,
Puisque votre clarté ne donne plus d’ombrage
À l’aimable sujet des plaisirs où je nage,
Astres, soyez secrets, et ne publiez pas
Que Philis me fait vivre après tant de trépas !

Sur les lis de son sein mollement je repose,
Je baise mille fois ses deux lèvres de rose,
J’idolâtre sa joue et frise ses cheveux,
Je les épands en onde ou les resserre en nœuds,
Je me pasme aux rayons de ses douces œillades,
Qui guérissent mon corps et mes esprits malades.
............
Mille petits amours, nos folâtres complices,
Viennent participer à nos chères délices ;
Sur son front de crystal l’un aiguise ses dards,
L’un se mêle en sa tresse et l’autre en ses regards,
L’un nous couvre de myrthe et de fleurs immortelles,
L’autre évente nos feux du doux vent de ses ailes.

Beaux astres, qui voyez tant de ravissements,
Si vous fûtes jamais propices aux amants,
Tandis que dans le ciel vos clartéz font la ronde,
Contentez-vous de voir ce que je cache au monde !
Votre splendeur obscure est plus douce à mes yeux
Que les feux éclatants du soleil radieux.


Pour en finir avec Claudine, nous ajouterons que Colletet, non content de vouloir la faire passer pour un prodige de beauté, la voulut semblablement faire passer pour un prodige d’esprit. Après en avoir fait une Vénus, il voulut en faire une Muse : pour cela dit la chronique scandaleuse, il ne trouva rien de mieux que de composer sous son nom de petites pièces de vers qu’il lui faisait apprendre par cœur, et qu’elle venait ensuite réciter à table, d’assez bonne grâce et avec beaucoup d’intelligence : l’on ajoute même que Claudine étant fort malade, Colletet eut cette ingénieuse précaution de rimer pour elle, au cas qu’elle mourût, une manière d’adieu aux Muses. — Heureusement la Parque ne voulut point une aussi belle vie, et l’adieu ne servit pas. — Et même, quelque temps après, Colletet père ayant laissé son fauteuil vacant, Colletet fils écrivit, sous le nom de Claudine, une pièce sur la mort de son mari qui se termine en ces termes :


Pour ne plus rien aimer ni rien louer au monde,
J’ensevelis mon cœur et ma plume avec vous.


Sur quoi La Fontaine, qui n’était point bon homme, et qui avait été chez Colletet à la maison du faubourg, et qui même avait fait un doigt de cour à l’incomparable Claudine, fit cette bénigne épigramme :


Les oracles ont cessé,
Colletet est trépassé.
Dès qu’il eût la bouche close,
Sa femme ne dit plus rien,
Elle enterra vers et prose
Avec le pauvre chrétien.


Pour moi, je ne vois pas d’obstacle à ce que les quelques vers imprimés dans les œuvres de Colletet sous le nom de Claudine soient bien réellement d’elle ; ils n’ont rien d’assez merveilleux pour qu’une femme n’ait pu les faire sans le secours d’un mari académicien, et je crois très-fermement qu’elle en est l’auteur ; ce qui, au reste, est d’une assez maigre importance.

Lorsque Colletet mourut (11 février 1659), les guerres civiles et les troubles du temps l’avaient réduit à un état si voisin de la misère que ses amis furent obligés de se cotiser pour le faire enterrer convenablement. Ainsi il n’est pas fort étonnant que Colletet fils ait souvent attendu le succès d’un sonnet pour dîner, car ce qu’il dut trouver dans l’héritage de son père ne le pouvait mener fort loin.

Colletet, outre ses œuvres poétiques et son livre d’épigrammes, où il y en a beaucoup d’un tour très-naïf et très-piquant, a fait différents traités réunis sous le titre d’Art poétique, et une Histoire des Poètes français qui n’a pas été imprimée en entier ; on n’en a qu’une faible partie, dont le manuscrit s’est trouvé longtemps après la mort de Colletet, chez le libraire de Laune. Ce recueil entier devait former 10 volumes in-folio et contenir 400 vies. — Le manuscrit est maintenant dans la bibliothèque du Conseil d’État. On prétend que cet ouvrage a beaucoup servi à Lamonnoye : c’est une chose dont il est assez difficile de juger et qu’il ne faut pas croire à la légère. — Il serait à souhaiter que cette histoire fût publiée ; elle ne peut manquer d’être fort intéressante, car Colletet connaissait et appréciait parfaitement nos vieux poètes, et son goût le portait vers ce genre de recherches. Il savait à fond la structure des rondeaux, des chants royaux, des triolets, des ballades et toutes les formes de l’ancien Parnasse dès lors tombées en désuétude. Son traité de poésie bucolique est une chose complète et qui ne laisserait rien à désirer, même maintenant, et le livre où il traite du sonnet est fait ex professo. — Colletet était un grand admirateur du sonnet, et il en parle avec amour. Rien de ce qui touche à cette importante matière ne lui paraît de peu d’importance ; il fait tout ce qu’il peut pour démontrer que le sonnet n’est pas d’origine italienne, comme on le croit communément, ni même d’origine provençale, mais bien d’origine purement française. Il dit que ce n’est ni Bertrand de Marseille, ni Guilhem des Amalrics, ni même Girard de Bourneuil qui ont inventé ce noble poème, puisque dans les chansons du comte de Champagne Thibaut VII, qui vivait du temps de la reine Blanche, c’est-à-dire l’an 1226, il en est fait mention expressément ; le vers est ainsi conçu :


Et maint sonnet et mainte recordie.


Et dans le roman de la Rose, dans la partie rimée par le poète Guillaume de Lorris, qui vivait sous le roi saint Louis, on trouve cet autre vers qui témoigne que les Français en avaient usé :


Lais d’amour et sonnets courtois.


Ainsi donc, nous pouvons bien, à juste titre, ôter aux Italiens l’honneur du sonnet qu’ils s’attribuent faussement, puisque nous avions Sonnet avant qu’ils eussent jamais pensé d’avoir Sonetto.

Les premiers qui restaurèrent le sonnet en France, furent Mellin de Saint-CelaiSj Clément Marot et surtout Du Bellay, car on n’en rencontre que très-peu dans les œuvres des deux premiers. Du Bellay en a fait beaucoup et de fort beaux. Ses sonnets sur une belle fille nommée Olive sont accompagnés d’autres sur la ville de Rome qui ont forcé le temps et sont restés au nombre des beaux sonnets de la langue. Ponthus de Thiart suivit de bien près Du Bellay dans cette nouvelle composition, puisque ce fut à son imitation qu’il composa ses Erreurs amoureuses pour Panthée, avec des sonnets qu’il publia pour la première fois à Paris, l’an 1554. Antoine de Baif écrivit les amours de Francine en quatre livres, aussi en sonnets, et le grand Ronsard, lui-même, publia, à peu près vers ce temps, une centaine de sonnets amoureux pour sa belle Cassandre, qui obtinrent un succès prodigieux. Olivier de Magny, auteur des Amours de Eustyanire, Jacques Tabureau, Amadis Jamin, Jodelle, Jean de la Péruse, Scœvole de Sainte-Marthe, Pierre de Brach et beaucoup d’autres publièrent, vers ce temps-là, leurs sonnets amoureux pour leurs belles maîtresses.

Mais certes, celui qui, de son temps, effaça tous les autres dans ce genre d’écrire, je veux dire dans l’artificieuse contexture du sonnet, ce fut Philippe Desportes, abbé de Tyron, puisque ses sonnets amoureux pour Diane, pour Hippolyte et pour Cléonice, plurent infiniment aux beaux esprits de la cour pour leur grâce naïve et pour leur grande et nouvelle douceur. Isaac Habert, Gilles Durand et Laroque de Clermont en firent aussi qui ne cèdent guère à ceux de Desportes, quoiqu’ils soient moins connus.

Depuis cela on peut bien dire avec raison que le sonnet dégénéra en quelque sorte entre les mains et par la négligence de Béroalde de Verville, d’Ollenix du Mont-Sacré, de Guillaume du Buis, de Timothée de Chillac, d’Antoine de Nervèze, d’Abraham Vermeil, de Flaminio de Birague, de Cholière, de du Souhait, de la Valletrie et de quelques autres encore, puisqu’il n’y a rien de plus fade ni de plus rampant que leurs sonnets héroïques, ni même rien de plus froid que leurs sonnets amoureux.

Après cette histoire du sonnet, il en donne les règles et en quelque sorte la syntaxe, que devraient lire et méditer avec soin beaucoup de jeunes gens de maintenant qui se mêlent d’en faire et ne se doutent pas le moindrement du monde de ce que c’est. — Il touche en passant un mot des sonnets rapportés, des sonnets doubles, enchaînés, à queue, rétrogrades, septénaires par répétition, retournés, acrostiches, mésostiches, en losange, en croix de saint André et autres dont on peut voir le véritable mode dans les écrits alambiqués de Rabanus Maurus, dans l’Apollon italien et espagnol et dans le traité exprès qu’en a fait Antonio Tempo.

Venant ensuite au sonnet en bouts rimés dont il se prétendait l’inventeur, il s’exprime ainsi :

« Un certain autre esprit bizarre eut la hardiesse et le bonheur tout ensemble d’introduire parmi nous un nouveau genre de sonnets qu’il appela bouts rimés ; ce qui a eu certes tant de succès et ce qui a tellement agréé aux plus sages qu’il n’y a presque point de bon poète qui n’ait essayé d’en faire par exemple ou par divertissement… Mais comme les curieux des choses nouvelles sont toujours bien aises d’en connaître les véritables sources, ils sauront qu’un certain ecclésiastique de notre temps qu’on nommait du Lot, dont la profonde méditation avait en quelque sorte fait évaporer l’esprit, s’avisa de cette agréable rêverie de faire des sonnets en bouts rimés, ou plutôt, comme il les appelait, des sonnets en blanc, pour les raisons que l’on peut voir dans la noble préface du poème de la Défaite des bouts rimés, composé par Jean Sarrazin et imprimé depuis peu de jours ; et comme cet extravagant étoit de ceux qui avoient ingenium in numerato, c’est-à-dire fort prompt, je l’ai vu quelquefois, en mon logis du faubourg où notre illustre ami Saint-Amant l’avait introduit, en composer plusieurs sur-le-champ ; ce qui nous surprit d’autant plus que nous lui en donnâmes toutes les rimes, et les rimes encore les plus difficiles et les plus hétéroclites dont nous pûmes nous adviser. Ce qu’il exécuta toujours si heureusement et si bien qu’il fit depuis naître à plusieurs excellents hommes l’envie de marcher sur ses pas (pends-toi, Eugène de Pradel !) ; et l’on voit par là que quelquefois une vaine ou méchante cause est capable de produire de bons et solides effets. Il est bien vrai que, pour rendre témoignage à la vérité, je pourrai en quelque sorte et sans vanité même m’attribuer cette invention telle quelle, puisque dès l’an 1525 j’excitai par hasard trois de mes amis de composer avec moi un certain sonnet sur les quatorze rimes que je leur donnai sur-le-champ et qui dès lors furent heureusement employées. J’en garde encore parmi mes papiers l’original écrit de la propre main des auteurs, dont quelques-uns se sont signalés par des productions d’esprit éclatantes et utiles au public. »

Puisque nous en sommes sur le sonnet, il ne serait peut-être pas hors de propos d’en placer ici un de sa façon qui vaut probablement mieux que tous les sonnets en bouts rimés du monde, qu’il en soit ou non l’inventeur, ce qui, après tout serait un assez maigre rayon dans son auréole académique.


HOMMAGE À UN GRAND POÈTE.


Afin de témoigner à la postérité
Que je fus de mon temps partisan de la gloire,
Malgré ces ignorants de qui la bouche noire
Blasphème parmi nous contre ta déité,

Je viens rendre à ton nom ce qu’il a mérité,
Belle âme de Ronsard, dont la sainte mémoire
Remportera du temps une heureuse victoire,
Et ne se bornera que de l’éternité.

Attendant que le ciel mon désir favorise.
Que je te puisse voir dans les plaines d’Élise,
Ne t’ayant jamais vu qu’en tes doctes écrits.

Belle âme, qu’Apollon ses grâces me refuse,
Si je n’adore en toy le roy des grands esprits,
Le père des beaux vers et l’enfant de la Muse.


Sainte-Beuve a aussi adressé tout récemment à l’ombre de Ronsard un fort beau sonnet dont l’idée est la même. — Au reste, cette admiration pour Ronsard est commune à toute cette école qui tient plus du seizième siècle que du dix-septième. Théophile, Scudéry, Saint-Amant, Frenicle, Rampale et les autres vénéraient pieusement la mémoire du maître. — Car Malherbe qui ébranla le premier l’idole, Boileau qui acheva de la déraciner de son piédestal, et qu’on regarde à présent comme des perruques, étaient en ce temps les novateurs, les blasphémateurs, les romantiques, puisqu’il faut trancher le mot, et ils traitaient les bustes aussi cavalièrement que jamais jeune france n’a traité Racine. — Ainsi vont les fortunes du monde !