Les Grands mangeurs (Verhaeren)
LES GRANDS MANGEURS
Dont l’ample hôtesse, à la prime aube, entasse
En son corset trop dur, sa poitrine trop grasse,
Une vessie ample et falote,
Au bout d’un bâton long
Et les boudins couleur de sang,
Et les boudins couleur de miel,
Chapelets noirs, chapelets jaunes,
Se débitent par aunes
Le ferblantier, le forgeron et le sonneur,
Parlent, huit jours durant, du formidable trou
Qu’il leur faudra, pour que la fête
Soit belle et soit parfaite,
Creuser, violemment, au centre
Dans la cuisine aux carreaux bleus,
Les cuivres nets, pareils à des cymbales,
Vers les bâfreurs joyeux et fraternels
Jettent, tel un appel,
L’oreille entend comme un bruit de grésil
Et la bouche se remplit d’aise.
Autour de la nappe blanche trônent les chaises ;
Les convives, dispos et frais,
Sur un signal venu du cabaret,
Entrent l’autre après l’un dans la grand’salle,
Et la bombance colossale
Au creux des plats fumants et monstrueux,
Les appétits larges et fastueux,
Bouches pleines, lèvres froissées,
Font merveille de l’un à l’autre bout
Des deux tables, face à face dressées.
On y boit ferme, et coup sur coup.
L’ample hôtesse, dont les chairs reluisent et bougent,
Travaille, à larges bras, dans l’or des fourneaux rouges,
Incendiant la sauce avec des piments frais ;
Sa claire et fraîche humeur ne se lasse jamais ;
Elle prodigue le sel et le poivre à la livre,
Pour qu’aux tables, là-bas, les brocs entreheurtés
Soient largement vidés à la santé
Qui ne manqua jamais la plus mince kermesse,
Raconte alors quelles prouesses
Illustrèrent les gros mangeurs du temps jadis.
Son aïeul Nol engloutissait dans sa bedaine
Trois porcs entiers, au bout d’une semaine ;
Jan Klaverdonk, toujours creux et dispos,
Ayant autour de lui rangé trente chopines,
Expédiait quatre jambons de la Campine
En les rongeant jusques à l’os.
Son père à lui, Nestus Calix, marchand de pommes,
Tripes, boudins, lards, groins, pattes, oreilles ;
Le voir bâfrer était une merveille :
Sa femme eut son dernier enfant
Que de parler de ceux qui ne sont plus
Vivants que dans son cœur et dans leur gloire ;
D’autant que, lentement, d’un geste irrésolu,
Le fils du ferblantier se lève et tousse et chante.
Oh ! sa voix rauque et lourde et trébuchante !
D’un ton pleurard et faux, il raconte comment
Une fille d’Alost tua ses deux amants
Et la féroce et sanglante complainte
Traîne, cahin-caha, jusqu’au moment
Où, d’un trop gauche mouvement,
Qui peu à peu s’émousse et s’alentit,
S’interrompt de manger et applaudit quand même.
D’autres rient du poème,
Mais se poussent pour voir entrer en vacillant
À qui dévorera en quatre coups de dents,
Un boudin long comme une flûte ;
Ils l’avalent, le front têtu, les yeux ardents,
Sans un seul spasme,
À bout d’entrain et de frairie
Se rengorge, se carre, et tout à coup parie
Qu’il mangera un jambon cru,
Sans boire, en vingt minutes.
On l’en défie avec fureur.
Alors, le haut et violent sonneur
Fait apporter l’objet de la dispute,
Et découpant de clairs et savoureux morceaux
Sous la couenne rugueuse et saure,
Se met à l’œuvre et bellement dévore,
Il engloutit, à quadruples bouchées,
Rompant un coin de pain, mêlant le maigre au gras,
Crispant sa lèvre ardente et goguenarde
Et maculant, de temps en temps, le bord du plat
On dirait que le lard coule jusqu’à son cœur ;
Les dents nettes, fortes et blanches,
Mordent, sans se lasser, l’ampleur ronde des tranches ;
Il mange et mange, avec un tel amour
Qu’il mangerait durant trois jours
Sans parvenir à satisfaire
À cette fête énorme et rouge de la faim.
Minuit résonne à coups d’airain dans l’ombre ;
Seul, le ferblantier, vidant un dernier broc,
De tous les brocs vidés augmente encor le nombre ;
Chacun s’en va, ayant bu fort, ayant bu trop.
Sixtus, veilleur de nuit, aux carrefours écoute
De grands pas inégaux heurter, au loin, les routes ;
Tandis qu’au bout de ton bâton,
Sous l’enseigne des « Cent Frelons »,
Tu ballottes, comme affolée,