Les Grands Lacs de l’Amérique du Nord - Souvenirs de voyages

Les Grands Lacs de l’Amérique du Nord - Souvenirs de voyages
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 9 (p. 550-585).
LES GRANDS LACS
DE L'AMERIQUE DU NORD
SOUVENIRS DE VOYAGE

Entre l’île de Terre-Neuve et la Floride, les côtes de l’Amérique septentrionale courent du nord-est au sud-ouest. La grande île barre le golfe où vient se jeter le fleuve Saint-Laurent, dont la direction est parallèle à celle du rivage : il est probable que le phénomène géologique qui a donné naissance à la vallée que sillonne ce cours d’eau est le même que celui qui a dessiné les côtes et en a marqué le dernier relief. Le Saint-Laurent est l’émissaire d’un lac de forme elliptique, à la suite duquel en vient un second à peu près semblable. Le grand axe de ces deux lacs est sur le prolongement du fleuve. En remontant vers le nord, se présentent trois autres lacs assemblés en feuille de trèfle et beaucoup plus étendus que les deux premiers. Ces divers lacs portent les noms d’Ontario, Erié, Huron, Supérieur et Michigan. Ils communiquent par des déversoirs naturels à pentes souvent très inclinées : ainsi le Lac-Supérieur s’unit au lac Huron par le saut Sainte-Marie, le lac Erié. au lac Ontario par la chute du Niagara. Le Saint-Laurent roule à la mer tout le volume d’eau des lacs, et n’a pas d’autre source que ces immenses bassins aux niveaux étages. Pris ensemble, ceux-ci forment une vaste mer intérieure, la plus grande masse d’eau douce que l’on connaisse. Les États-Unis et le Canada, chacun pour leur part, en ont justement revendiqué la surveillance pour tout ce qui concerne l’hydrographie, la navigation, la création et l’entretien des ports, des canaux, des phares.

Législativement, la chaîne des lacs, comme on la désigne par une heureuse métaphore, est traitée à l’égal de l’Océan ; c’est en effet un petit océan au milieu des terres, une véritable Méditerranée. Pendant la belle saison, une flotte de navires à voile et à vapeur sillonne ces eaux, qui l’hiver sont gelées comme celles de toutes les contrées septentrionales. Sur les bords sont assises des villes de commerce prospères, dont la population augmente tous les jours : Buffalo, Erié, Cleveland, Toledo, sur la rive américaine du lac Erié, — Détroit, sur la rivière qui unit le lac Huron au lac Erié, — Chicago, Milwaukee, sur le bord occidental du lac Michigan, — Toronto, Kingston, sur la rive canadienne du lac Ontario, Oswego sur l’autre rive. À son tour, le Saint-Laurent étale avec orgueil Montréal sur une de ses îles et Québec en aval sur la rive gauche.

Le grand axe des quatre premiers lacs, la ligne qui les coupe par le milieu dans le sens de la longueur, marque la limite qui sépare les États-Unis du Dominion ou provinces anglaises du Canada. Le lac Michigan reste en dehors de cette ligne, et seul est compris tout entier dans le territoire des États-Unis. Le Saint-Laurent appartient à peu près complètement au Canada. La distance entre l’embouchure du fleuve et le « fond » du Lac-Supérieur ou l’extrémité méridionale du lac Michigan est de 4,000 kilomètres. Cette distance, que des navires d’un fort tonnage peuvent parcourir sans transbordement, et qui est égale à quatre fois la largeur de la France du Havre à Marseille, est une des plus longues lignes de navigation intérieure, et dans tous les cas la plus animée. L’altitude des lacs décroît en partant du Lac-Supérieur, dont le niveau est à peu près à 190 mètres au-dessus de celui de l’Atlantique ; le lac Ontario n’est plus qu’à 70 mètres. Cette différence de niveau est rachetée par les rapides et les chutes, dont celle du Niagara ne mesure pas moins de 50 mètres de haut. Sur le Saint-Laurent comme sur les lacs, les rapides, les sauts sont franchis par des canaux à écluses creusés latéralement. La profondeur des lacs est variable : celle du lac Michigan atteint 300 mètres ; ils couvrent ensemble une surface d’eau de plus de 23 millions d’hectares, la moitié de la superficie actuelle de la France. Le Lac-Supérieur est de beaucoup le plus étendu de tous, c’est même le plus grand du globe : il a 200 lieues de long et 35 de large. L’aire des lacs va ensuite en diminuant à mesure qu’on descend de l’un à l’autre.


I. — LES PREMIERS EXPLORATEURS.

Au commencement du XVIIe siècle, quand la France colonisait le Canada, les grands lacs de l’Amérique du Nord étaient aussi inconnus aux géographes que l’étaient hier encore ceux de l’Afrique centrale. Les « coureurs des bois, » ces trappeurs et ces traitans hardis, qui allaient au péril de leur vie jusque dans les plus lointaines solitudes chasser les animaux à fourrure et faire la troque avec les Indiens, furent les premiers qui découvrirent ces immenses masses d’eau. Ils avaient même, dans les longues veillées sous la hutte en branchages, entendu les guerriers chippeways leur parler des merveilles du Messepi, le « père des fleuves, » sur les bords duquel habitaient les Dakotas ou Sioux, ces éternels ennemis de la vieille nation algonquine, dont les Chippeways faisaient partie. Quelques-uns s’étaient mariés avec des Indiennes, car les femmes blanches étaient plus que rares en ces temps-là, et leurs fils, auxquels on donnait le nom de « bois brûlés » à cause de la couleur de leur peau, les secondaient dans leurs aventures. A travers la forêt vierge, le « voyageur » suivait le sentier des sauvages ou s’aidait de la hache et de la boussole pour marquer son chemin. Partout où il y avait un lac, un cours d’eau, il usait de la pirogue indigène, faite d’écorce de bouleau, et quand, pour une cause quelconque, la navigation n’était plus possible, il emportait la frêle embarcation sur son dos jusqu’au lieu où il pouvait de nouveau l’immerger et s’y jeter sans trop de risques. L’espace ainsi parcouru à pied se nommait un portage. Des Indiens, appartenant à des tribus qui furent toujours alliées de la France, celles des Hurons, des Montagnais, des Ottawas, des Chippeways, escortaient les trappeurs dans ces expéditions comme éclaireurs et comme guides, les aidaient dans la chasse des animaux à fourrure, ramaient et portaient la pirogue. Ignorant l’usage de la monnaie métallique, ils recevaient pour prix de leurs services une vieille arquebuse, une bouteille d’eau-de-vie, une hache, qui leur servait d’outil dans la forêt et de tomahawk, d’arme défensive dans le combat, ou encore un chaudron de cuivre qu’ils suspendaient triomphalement au-dessus du foyer du wigwam.

Dans cette marche au milieu de régions si nouvelles, le lac Ontario fut le premier que découvrirent les pionniers de la Nouvelle-France. Après vint le lac Huron, sur les bords duquel l’énergique explorateur Champlain, qui venait de fonder Québec, arriva en 1615. Les terribles Iroquois, groupés en une confédération puissante qui comprenait alors cinq nations et devait plus tard en renfermer six, défendaient inexorablement l’approche des chutes du Niagara et du lac Erié. Néanmoins les Français se plaisaient à croire qu’une communication devait exister entre ceux des lacs qu’ils connaissaient déjà et le Pacifique, et cherchaient de ce côté la route vers la Chine et le Japon, vers l’empire de Cathay. Il s’agissait de trouver le fameux passage de l’ouest, dont on n’a abandonné la poursuite que de nos jours, alors que l’infortuné capitaine Franklin ou plutôt ses hardis successeurs ont découvert enfin tout à fait au nord la communication tant cherchée, mais démontré en même temps qu’elle était sans profit pour le commerce.

La colonisation des Français au Canada, à la fois commerciale, militaire et religieuse, était faite par des traitans, des soldats et des missionnaires ; le véritable colon, l’agriculteur, était alors à peu près absent. Dépassant la limite atteinte par Champlain, les traitans saluaient les premiers le lac Michigan dès l’année 1620. Peu de temps après, le Canadien Nicollet, s’avançant toujours à l’ouest, parvenait même au Mississipi ; mais la chasse, le trafic des pelleteries, et non les conquêtes géographiques, étaient le but principal de ces courageux pionniers. Faisaient-ils une découverte, ils avaient intérêt à la cacher. Les soldats, cantonnés dans la ligne des forts établis contre les Indiens hostiles, devaient songer à se défendre plutôt qu’à étendre au loin le champ de leurs excursions. Il n’en était pas de même des missionnaires. D’abord étaient apparus les franciscains, puis les jésuites, arrivés au Canada en 1625, et qui sans doute cherchaient là une compensation au Japon, qu’ils venaient de perdre. En poursuivant une chose illusoire, la conversion des Indiens, ils ont contribué pour la meilleure part à l’extension des colonies de la France, et fait communiquer véritablement les possessions du Saint-Laurent avec celles du Mississipi, le Canada avec la Louisiane. Ils ont ainsi donné sans coup férir à leur pays un des plus beaux domaines d’outre-mer que jamais nation ait eus, mais que la France n’a pas su conserver.

Les premiers missionnaires jésuites dont le nom est prononcé au sujet de la découverte et de l’exploration des grands lacs sont les pères Raimbault et Jogues, qui en 1641, sous les auspices du comte de Frontenac, alors gouverneur-général de la Nouvelle-France, fondèrent la mission de Sainte-Marie, vers les rapides de ce nom. Partis de Montréal à la suite des trappeurs, ils remontèrent « la rivière des Ottawas, » et arrivèrent à la baie de Saint-George, sur le lac Huron. Là, toujours naviguant sur le canot d’écorce pagayé par les Indiens, ils parvinrent, après dix-sept jours de traversée, à un village de Chippeways, occupés à la pêche du « poisson blanc » sur les rapides. Les chefs les reçurent cordialement et les engagèrent à rester au milieu d’eux. « Vous serez pour nous des frères et nous écouterons vos discours, » leur dirent-ils. En même temps, ils leur firent comprendre qu’il y avait vers l’ouest un autre lac beaucoup plus étendu : c’est celui qu’on a plus tard appelé le Lac-Supérieur. Au-delà étaient de vastes plaines où le bison, le castor et le daim vivaient en liberté, et que parcourait la nation belliqueuse et cruelle des Dakotas, qui étaient avec les Chippeways en état d’hostilité permanente. Rentré à Québec, Raimbault y mourait en 1642, par suite des fatigues et des privations de son dernier voyage, et Jogues tentait de retourner seul à la mission qu’il avait fondée avec lui au saut de Sainte-Marie. Il voulait revoir ses chers « Sauteux, » c’est le nom qu’ils avaient donné aux Indiens établis auprès de ces rapides. Au lieu de suivre les sentiers connus, Jogues prit la route du Saint-Laurent. Sur les bords du lac Erié, il fut saisi par les Mohawks, qui faisaient partie de la confédération iroquoise, et vit les Hurons qui l’escortaient brûlés vifs. Il n’échappa lui-même à ce supplice que grâce à une rançon que payèrent généreusement pour lui les Hollandais, qui colonisaient alors le haut de la vallée de l’Hudson aux environs de Fort-Orange, appelé depuis Albany.

Dix-huit ans après la mort de Raimbault et la délivrance miraculeuse de Jogues, un autre jésuite, le père Mesnard, quitte à son tour la maison provinciale de Québec, arrive au saut, pénètre dans le Lac-Supérieur, en longe la rive méridionale, découvre la baie et la presqu’île de Keweenaw, et meurt en 1661 en essayant de franchir le portage au sud de cette presqu’île. Le père Allouez suivit de près les traces de Mesnard. En 1666, il pénétrait dans le Lac-Supérieur, traversait heureusement le portage de Keweenaw, et de là, longeant toujours le bord méridional du lac, arrivait aux îles des Apôtres et à la pointe du Saint-Esprit, où il établissait une mission, enfin à l’extrémité occidentale du Lac-Supérieur, qu’il appela « Fond-du-Lac. » Il y rencontra les Sioux, qui lui confirmèrent l’existence du grand fleuve Messepi, déjà reconnu par le trappeur Nicollet, et sur les rives duquel pullulaient les castors.

La route du Lac-Supérieur était désormais ouverte. En 1668 vinrent les pères Dablon et Marquette, qui dressèrent la carte de toutes les régions nouvellement explorées. Le père Dablon rentra bientôt à Québec, où il venait d’être nommé directeur de la maison provinciale de l’ordre, et Allouez retourna sur les lacs. Il était temps pour la France de prendre solennellement possession des découvertes qu’elle venait de faire. En 1671, au milieu d’un immense concours de tribus appelées de toutes parts, eut lieu, au saut Sainte-Marie, une cérémonie imposante. M. de Saint-Lusson, délégué du gouverneur du Canada, fit planter une croix sur la colline qui dominait le village des Chippeways ; à côté, sur un poteau de cèdre, on cloua l’écusson de France. La croix fut bénie avec tout le cérémonial usité en pareil cas ; on entonna des hymnes, on pria pour le roi, on fit des décharges de mousqueterie. A la fin, le père Allouez adressa aux Peaux-Rouges un discours imagé que l’interprète, un vieux traitant canadien, un « bois brûlé, » leur traduisit phrase par phrase. La puissance et la gloire du grand chef qui commandait au-delà des mers, et dont les sachems présens étaient désormais les vassaux, y étaient hautement célébrées. Ce discours fit une vive impression sur les Indiens, et ils laissèrent la France se proclamer maîtresse de tout ce pays.

Il restait à rejoindre et à explorer le Mississipi. Ce fut le père Marquette qui eut cette gloire. En 1673, il aborda le grand fleuve par l’ouest en partant du lac Michigan, comme l’avait déjà fait Nicollet. Il était accompagné d’un Québecquois, le sieur de Jolliet, et de quelques sauvages fidèles. Ils descendirent ensemble le fleuve en canot sur plus de 500 lieues à partir du confluent du Wisconsin jusqu’à celui de l’Arkansas. Là, repoussés par les indigènes, assurés d’ailleurs que le fleuve se jetait dans le golfe du Mexique et non dans le Pacifique, comme ils l’avaient cru d’abord, ils rebroussèrent chemin. C’était ce même fleuve qu’en 1541 l’Espagnol de Soto, à la recherche de la mystérieuse fontaine de Jouvence, qu’on disait exister en Amérique, avait découvert et remonté jusque vers le point où les deux intrépides explorateurs s’étaient arrêtés. Ceux-ci regagnèrent le lac Michigan par la rivière des Illinois. Ils arrivèrent ainsi à l’endroit où est aujourd’hui Chicago, et ce nom apparaît sur leur carte. Jolliet repartit pour Québec, où les cloches, sonnant à toutes volées, saluèrent son retour ; Marquette resta sur les lieux pour catéchiser les Miamies. Le 18 mai 1675, il était en route vers la mission de Saint-Ignace, établie au point où le lac Michigan, alors lac des Illinois, s’unit au lac Huron, quand il mourut subitement. Quelque temps après, le père Allouez mourait lui-même au milieu des Miamies. Il avait contribué à dresser la carte du Lac-Supérieur, et le premier il fait observer que ce lac avait la forme d’un arc bandé dont la rive méridionale formait la corde et la presqu’île de Keweenaw la flèche. Cette carte, remarquablement exacte, a été gravée à Paris en 1672. A l’un des coins supérieurs, à droite, sont gravées sur un double écu, surmonté de la couronne royale et entouré des colliers de Saint-Michel et du Saint-Esprit, les armes de France et de Navarre.

Une série d’explorations si vaillamment entreprises ne pouvait pas être abandonnée. En 1678, le père Hennepin arrivait aux chutes du Niagara et plus tard remontait jusqu’aux sources du Mississipi. En 1682, un Rouennais, le sieur Cavelier de La Salle, qui avait déjà salué le premier l’Ohio douze ans auparavant, rejoignait le Mississipi par la rivière des Illinois, et descendait le grand fleuve jusqu’à son embouchure. En vue du golfe du Mexique, il prenait solennellement possession, au nom du roi de France, de toute la vallée du Mississipi et de ses affluens. Il baptisa cette vallée du nom général de Louisiane en l’honneur de Louis XIV, et l’on étendit cette région, par ignorance de la géographie, jusqu’à l’Orégon, sur les rivages de l’Océan-Pacifique.

La Salle ne devait pas revoir le Canada. Amoureux des aventures, il était resté sur les lieux. Il venait de découvrir et d’explorer le Texas, quand il fut assassiné par ses hommes sur le Mississipi en 1688. Le père Hennepin, qui avait été attaché à l’expédition comme historiographe, rentra seul à Québec. Les temps héroïques des explorations étaient finis. Les voyageurs qui suivirent, entre autres le baron de La Hontan, une espèce d’aventurier qui allait publier la relation de ses voyages en Hollande et terminer ses jours en Portugal, et le père Charlevoix, qui visita la région des lacs en 1721, ne nous apprennent rien de plus nouveau que ce qu’ont dit les premiers pères jésuites, véritables découvreurs des grands lacs et du Mississipi. Les mauvais jours allaient bientôt venir. La guerre de sept ans, qui mit la France en lutte avec l’Angleterre et nous fut si fatale, eut son contre-coup en Amérique, où peut-être même elle avait eu son origine. En 1763, par le traité de Paris, Louis XV abandonnait le Canada et les grands lacs à l’Angleterre. La France se trouva ainsi exilée de ces provinces que ses courageux enfans avaient seuls jusqu’alors parcourues, et où pendant près de deux siècles et demi, de Jacques Cartier (1535) au marquis de Montcalm (1760), avait flotté le drapeau aux fleurs de lis. Comme pour combler la mesure, le premier consul en 1803 vendait aux États-Unis la Louisiane pour quelques dizaines de millions, et dès lors l’influence française s’éclipsait sur le continent de l’Amérique du Nord.


II. — LE VOYAGE SUR LES LACS.

Avant le développement extraordinaire qu’ont pris les chemins de fer aux États-Unis, un voyage sur les grands lacs et la rivière Saint-Laurent était une des distractions favorites de la société américaine et canadienne. Aujourd’hui encore il n’est pas rare de rencontrer dans ces parages pendant l’été des bateaux à vapeur chargés de touristes. On organise des parties de plaisir, et les jeunes et bruyantes misses partent en foule de Buffalo, de Cleveland, de Chicago, voire de Montréal ou de Québec. On va par essaims joyeux humer cette vivifiante atmosphère, courir ces mers d’eau douce aux ondes presque toujours paisibles et transparentes, claires comme la surface d’un miroir. Naguère les steamers faisaient fête à leurs nombreux visiteurs ; ils étaient ornés avec un grand luxe et pouvaient être comparés pour le confort à ceux de l’Hudson et du Mississipi. Aujourd’hui, devant la concurrence du railroad, toutes les superfluités ont disparu, On s’est tenu au nécessaire, et, sauf sur la ligne qui va du Niagara à Montréal et Québec, les aménagemens même laissent à désirer. La vitesse n’est plus aussi rapide. Plus d’un regrette le temps où deux steamers partant ensemble luttaient à la course. On ne prenait aucun souci de l’existence des passagers, tant pis si l’on sautait en chemin ; il s’agissait de n’être pas dépassé par un rival. La légende a conservé les émouvantes péripéties d’un de ces steeple-chases lacustres. Un capitaine ayant brûlé tout son charbon avait fait jeter sous les chaudières le mobilier du bord : les chaises, les tables, même les pianos, flambaient sur la grille et léchaient de leurs longues flammes blanchâtres le fond du générateur. comme les soupapes de sûreté se levaient sous un excès de pression de la vapeur, le capitaine, aux applaudissemens frénétiques des passagers, dont plusieurs avaient engagé des paris sur l’issue de la lutte, s’assit bravement sur les soupapes, pour les empêcher de fonctionner. Malgré cette audacieuse imprudence, aucun accident ne survint. La légende ajoute que le capitaine Fastman, héros de cette aventure, arriva le premier, laissant bien loin derrière lui son concurrent tout penaud. La vérité, c’est que plus d’un désastre survint dans ces sortes de courses folles. Les chaudières faisaient explosion, les navires volaient en éclats et s’engloutissaient dans les ondes avec tous leurs passagers. Comment se sauver à la nage au milieu de ces lacs immenses, à l’horizon infini, pareil à celui de la mer ? Fût-on d’ailleurs près du rivage, ces eaux étaient si froides, même en été, qu’on n’y pouvait résister plus de quelques minutes, et la crampe, la contraction subite des membres, avaient bien vite raison des plus intrépides nageurs. De là une série d’accidens lamentables qui n’ont pas arrêté un seul jour dans son aveugle élan la témérité des Américains, mais dont les dates et les détails ont été conservés comme ceux d’un triste martyrologe.

Aux dangers d’explosion s’ajoutent ceux des collisions au milieu des brumes ou des rencontres d’écueils, ou bien des bancs de glace, dans lesquels on se trouve quelquefois pris subitement en hiver. Il faut les précautions les plus minutieuses, tout le coup d’œil d’un marin exercé, pour sortir de cette impasse. Nous ne parlons pas des coups de vent qui balaient à certaines époques ces immenses étendues d’eau et jettent les navires à la côte, ni des bourrasques de neige. Les voyageurs aux États-Unis ne s’arrêtent pas à ces choses, et plus d’un préfère encore, surtout pendant les mois chauds, la voie des lacs à celle du chemin de fer. Quand on s’embarque en troupes nombreuses et gaies, on danse le soir sur le pont au clair de lune ; on chante, on fait de la musique, on devise sans souci des heures, les jeunes filles sont courtisées librement ; la flirtation règne à bord dans toute son indépendance. C’est pour beaucoup comme un rêve de bonheur un moment réalisé sur cette nappe limpide qu’aucune brise n’agite. On a peine à s’arracher à tant de charmes, et plus d’un qui ne vit qu’à ces heureux instans ne va pas dormir.

Les heures nocturnes ont fui, voici le jour. Au plus loin qu’on scrute l’horizon, ou ne voit rien, rien que la plaine liquide, sans bornes, comme si l’on était sur l’océan. Par momens, un mirage dû à la réfraction de l’air par suite de la différence de température entre l’atmosphère et la surface si froide des lacs vient tromper le voyageur : c’est un navire qu’il croit voir là-bas passer avec toutes ses voiles, ou bien le relief des côtes, des collines ondulées, couvertes de gazon ou de sapins ; le navire est hors de vue, et les côtes encore plus loin. L’apparition de ce curieux phénomène et de temps en temps celle du rivage véritable, que l’on rase et où l’on voit se dérouler comme aux Roches-Peintes, sur le Lac-Supérieur, les formes pittoresques du terrain, sont les seuls spectacles dont on jouisse du navire. Il y a bien encore la traversée des détroits, à Sainte-Marie, à Saint-Clair, ou les Mille-Iles et les rapides à la descente périlleuse sur le Saint-Laurent. À part ces momens passagers de distraction et d’émotion, la traversée est monotone comme celle d’un voyage au long cours. Le soir survient comme une détente, c’est alors surtout que l’on vit, et l’on vient de voir de quelle façon la plupart mettent à profit les heures charmantes où l’on navigue dans l’ombre.

À bord de tout bâtiment, la question des repas est une affaire d’intérêt majeur. La table ici est servie à l’américaine, c’est-à-dire qu’elle n’est pas bonne, si la cloche sonne souvent. On présente à chacun sa part dans de petits plats d’échantillons ; tout est donné à la fois. On ne change pas d’assiette, et la nappe et les serviettes restent volontiers dans la crédence. Un morceau de viande dure et froide, une rouelle de poisson mal grillé, un pauvre légume bouilli, une tranche de pâtisserie lourde, c’est tout. Les réclamations sont inutiles, les Américains n’en font pas. En manière de consolation, ils prétendent insidieusement que le capitaine et le munitionnaire du bord font cause commune, et ils vont se dédommager à la buvette, avec un havane et un verre de brandy, de ce repas de cénobite qui n’a été arrosé que d’eau glacée suivant l’usage, et quelquefois d’un peu de thé ou de café.

Il n’est pas rare que le même steamer aille de l’extrémité du Lac-Supérieur à celle du lac Erié, de Duluth à Buffalo. Cette traversée demande plus d’une semaine, car l’on fait de nombreuses escales, En chemin de fer, on ne mettrait que deux ou trois jours, mais au prix de quelles fatigues en été ! Pour se rendre à Montréal et à Québec, on prend d’autres bateaux à vapeur au-delà des chutes du Niagara ; ceux-ci desservent le lac Ontario et le Saint-Laurent. Partons de l’extrémité du Lac-Supérieur ; là sont deux villes, voisines l’une de l’autre, Superior-City et Duluth. Toutes les deux ont eu leur moment de célébrité. La Cité du Supérieur en 1854 ne songeait à rien moins qu’à détrôner Chicago, Il semblait que c’était là véritablement que devaient venir s’entasser toutes les récoltes du nord-ouest, du Minnesota, du Wisconsin, et que cette ville improvisée allait ensuite déverser ces trésors par les lacs dans tous les états de l’est. Les Américains, qui vont souvent trop vite, n’avaient pas songé que la Cité du Supérieur n’avait pas encore derrière elle de campagnes cultivées, ni même une voie ferrée. Elle est passée, la pauvre ville, comme passent les choses trop vite conçues. Tous les pionniers accourus pour y faire fortune en sont partis ruinés, et les seuls qui en ont tiré quelque aubaine sont des spéculateurs de terrains, qui ont vendu à prix d’or à de naïfs arrivans les lots et les sections qu’ils avaient acquis pour rien.

Le sort de Duluth a été récemment le même, Cette ville est située un peu au-delà de la Cilié du Supérieur, tout à fait à l’extrémité occidentale du lac. Quand on y a marqué le point de départ du chemin de fer du Nord-Pacifique, et qu’on a jeté la les premiers rails de cette immense ligne qui devait joindre Duluth à Portland, le Minnesota à l’Orégon, il a semblé, même aux gens sensés de New-York, qu’il y avait dans Duluth un embryon de ville qui allait étonner le monde. On a édifié dans la cité nouvelle de vastes élévateurs ou greniers automatiques pour recevoir, manipuler et distribuer tout le grain produit par cette partie des états de l’extrême nord-ouest. Les terrains à bâtir ont acquis des valeurs énormes, chacun a voulu posséder un lot à Duluth. Les actions du Nord-Pacifique ont tout à coup monté à des taux inespérés. Un beau jour, tout cela s’en est allé en fumée. Les banquiers qui étaient à la tête de cette affaire ont fait dans Wall-street, à New-York (septembre 1873), une faillite formidable qui en a entraîné bien d’autres et occasionné une crise financière jusque-là sans exemple.

Reprenons notre course sur les lacs. En quittant Duluth et marchant à l’est, nous saluons les îles des Apôtres, où se trouve la mission de la Pointe, fondée en 1666 par les pères jésuites de la Nouvelle-France, puis la baie de Chaquamegon, celle d’Outonagon, où sont des mines de cuivre et d’argent natif justement réputées, et la presqu’île de Keweenaw, non moins riche en mines de cuivre. Là est le fameux portage qu’on a fait récemment communiquer avec le lac ; l’isthme a été coupé, et la presqu’île de Keweenaw est désormais entourée d’eau de tous côtés. Ce canal, dont la nature a fait presque tous les frais, évite aux navires de doubler une pointe très avancée. Au-delà est l’Ile-Royale, qui regarde Keweenaw, et tout le côté canadien avec ses mines d’argent et de cuivre, dont une, celle de Silver-Islet, est exploitée sous les eaux.

Le steamer suit le rivage américain. Voici l’Anse hantée par les Chippeways vagabonds et maraudeurs, dont les femmes vont dans la forêt récolter les airelles qu’elles vendent aux blancs par paniers. L’Anse avec ses deux missions cachées au milieu des arbres, l’une catholique, l’autre protestante, qui se regardent d’une rive à l’autre, l’Anse avec son port animé, avec ses rues naissantes, où s’alignent déjà les magasins et les hôtels, apparaît comme une oasis sur ces rivages un peu déserts. Ce fut longtemps avec Sainte-Marie une des résidences favorites du père Baraga, un prince autrichien, retiré du monde, que le pape avait nommé vicaire apostolique de ces régions. Il était l’ami vénéré des Indiens, et il consacra à les convertir et à les civiliser toute sa fortune, qui était considérable. Est-il besoin de dire que les résultats furent loin de récompenser ses efforts, et que les Indiens s’éloignèrent quand le bon père n’eut plus d’argent. Il est mort il y a quelques années, et son œuvre n’a guère laissé de traces. Il en est, hélas ! de même partout où l’on essaie de catéchiser les sauvages.

L’Anse est disparue à nos yeux, voici maintenant Marquette avec ses mines de fer, les plus riches du globe, voici les Roches-Peintes, Pictured-Rocks, sorte de grès bariolés et déchiquetés imitant des paysages fantastiques. Ce lieu n’est pas loin du saut Sainte-Marie. Aux temps antédiluviens, il y avait là des glaciers qui ont laissé leurs traces sur les roches extérieures, qu’ils ont polies, striées, cannelées comme en tant d’autres pays. Le regrettable Agassiz et M. Desor, un de ses plus fidèles disciples, depuis longtemps retourné en Europe, ont tour à tour étudié ces blocs erratiques, ces moraines et ces boues glaciaires, qui leur rappelaient ceux de la Suisse.

On franchit le saut Sainte-Marie par un canal à écluse ouvert en 1855 par une compagnie privée qui a reçu en échange une importante concession de terrain du gouvernement fédéral. Ailleurs on attend que les villes soient nées pour tracer des canaux, des chemins de fer ; ici l’on fait d’abord de grands travaux publics pour amener la création de villes, et c’est un peu de la sorte qu’a procédé la nature, qui semble avoir marqué d’avance vers les embouchures des grands fleuves, le long de leurs rives plantureuses ou dans les anses les mieux abritées des rivages, la place des centres les plus populeux et des capitales futures.

Les rapides où nous sommes forment un plan incliné liquide d’environ 1,200 mètres de long et large d’autant, rachetant une différence de niveau de 6 mètres. C’est une pente de 5 pour 1,000, dix fois plus forte que celle des fleuves les plus rapides. Les indiens, dans leur pirogue en écorce, la seule capable de résister, ont l’audace de se risquer sur ce précipice. Le lieu est semé d’écueils, et souvent ce n’est qu’à l’écume et au tourbillonnement de l’eau qu’on devine la roche sous-jacente. A la montée, le sauvage s’aide de la gaffe, à la descente il use du gouvernail ; mais il faut pour franchir ce pas périlleux une habitude, une sûreté de coup d’œil, un courage et un sang-froid dont les Indiens seuls ont eu jusqu’ici le privilège. La pirogue est faite d’écorces de bouleau cousues ensemble avec des lanières détachées également de l’arbre. On se sert d’une matière résineuse pour calfeutrer les joints. Des madriers de bois forment à l’intérieur la charpente de la frêle embarcation. Il y a place pour trois ou quatre personnes et quelques quintaux de provisions. Cette barque algonquine est la seule qui résiste aux rapides. L’écorce glisse sur les rochers sans se rompre, et la barque est assez légère pour que, dans les portages, un homme la traîne aisément sur son dos. Les Iroquois, qui ne naviguaient que sur des lacs unis, creusaient au contraire leurs pirogues dans un tronc d’arbre. Ce type a été conservé, et nous l’avons retrouvé récemment dans un petit lac au nord de la Pensylvanie. L’embarcation des Polynésiens, des Malgaches est aussi de cette forme.

C’est au saut Sainte-Marie, où les Chippeways sont restés en permanence, où de tout temps ils ont eu un village, qu’on pêche surtout le poisson blanc, le white fish (le coregonus albus de Cuvier), à juste titre renommé. C’est de tous les poissons connus celui dont la chair est la plus serrée, la plus savoureuse, la plus blanche et sans épines. Il a toutes les qualités et aucun des défauts du saumon, dont il est un peu parent, et ce n’est pas du white fish que la servante mettrait dans son contrat, comme en Écosse, qu’on ne lui en servirait que trois fois par semaine. Tous les touristes se sont plu à l’envi à célébrer cet hôte des lacs, ce membre illustre de la famille des poissons, auquel les gastronomes n’ont pu encore trouver de rival. Pendant huit mois de l’année, les Indiens, les trappeurs du nord, n’ont pas d’autre nourriture.

Au sortir de la rivière de Sainte-Marie, semée d’îles pittoresques, on entre dans le lac Huron. De ce point, on compte 400 milles pour aller à Chicago par le lac Michigan. En pénétrant dans ce dernier à travers le goulet qui le fait communiquer avec le lac Huron, on salue à gauche Mackinaw, qu’on a nommé le Gibraltar des lacs, et devant Mackinaw la vieille mission de Saint-Ignace. On entre ensuite en plein lac, nous allions dire en pleine mer. Voici le golfe aux larges contours, Green-Bay, la Baie-Verte, d’où les premiers explorateurs français partirent pour le Mississipi. Plus au sud, sur la même rive, est l’un des principaux ports du lac Michigan où touchent tous les steamers : c’est Milwaukee, la métropole de l’état de Wisconsin. On l’appelle la ville de la Crème, Cream-City, à cause de la couleur des briques dont elle est bâtie. Chaque ville américaine reçoit un surnom ; celle-ci porte le sien avec fierté, et plus d’un étranger s’imagine qu’elle le doit au lait de ses vaches. Environ 80,000 habitans peuplent cette ville née d’hier, qui n’a eu sa charte municipale qu’en 1846. La moitié de la population est allemande, aussi la bière de Milwaukee est-elle la plus réputée de l’Union. On en fabrique annuellement 12 millions de litres dont les habitans boivent le tiers. Les élévateurs à blé, les moulins à farine de Milwaukee, ne sont pas moins renommés que sa bière, et cette ville, pour le commerce des grains, entend rivaliser un jour avec sa voisine, Chicago, le plus grand port du lac Michigan. Il est probable que Milwaukee s’abuse, car Chicago en 1873 a été visitée par 12,000 navires jaugeant 3 millions 1/2 de tonneaux. C’est le double du mouvement de Marseille, et néanmoins pendant près de six mois la navigation des lacs est presque absolument fermée par les glaces, comme celle de la Baltique.

Retournons dans le lac Huron. Du saut Sainte-Marie à Détroit, à l’entrée du lac Erié, om compte 300 milles, A Port-Huron, commence la rivière Saint-Clair, qui mène dans le petit lac de ce nom. Celui-ci, par la rivière de Détroit, se déverse dans le lac Erié. Port-Huron, mieux que Mackinaw, pourrait être appelé le Gibraltar des lacs. Tous les navires qui se rendent dans les lacs Huron, Michigan ou Supérieur passent la En 1873, on en a compté 37,000 jaugeant 10 millions de tonneaux, dont plus de 15,000 steamers : le tiers de tous ces navires allait à Chicago. Jamais Gibraltar, cette clé de la Méditerranée, n’enregistra de tels chiffres, et l’isthme de Suez lui-même ne les atteindra pas de longtemps.

Sur les espaces rétrécis et peu profonds qui relient le lac Saint-Clair aux lacs Huron, et Erié, la navigation ne s’est pas toujours faite aisément. Le gouvernement fédéral à plusieurs reprises a dû procéder aux dragages des deux rivières de Saint-Clair et de Détroit. Jadis ces points étaient défendus, comme Mackktaw, comme Sainte-Marie, par des forts dont il reste quelques ruines. La ville de Détroit, aujourd’hui centre industriel et agricole de premier ordre, ne fut elle-même d’abord qu’une forteresse bâtie en 1700, sur l’ordre du gouverneur de la Nouvelle-France, par un cadet de Gascogne, le sieur de La Motte Cadillac, natif de Castelsarrasin. La Société historique du Michigan, qui siège à Détroit, capitale de l’État, a fait récemment rechercher en France les descendans de ce brave pionnier. Elle voulait enrichir de son portrait la salle de ses séances, mais on a découvert que cette famille était éteinte. Les villes américaines ont le culte de leurs origines, et les sociétés historiques qu’elles ont fondées recueillent pieusement toutes les traces du passé de ces jeunes cités.

Les principales villes du lac Erié sont assises sur le bord américain, sur des terrasses naturelles. Ce sont Toledo, Cleveland, Erié, Buffalo. Toutes font un grand commerce de bétail, de grains. Cleveland et Buffalo occupent en outre un des premiers rangs parmi les cités industrielles de l’Union. L’une et l’autre montrent avec orgueil leurs prises d’eau pour l’alimentation locale, la première sur le lac Erié, la seconde sur la rivière Niagara. Les énormes pompes qui extraient l’eau pour la lancer dans des tours ou dans des réservoirs d’épuration, d’où elle se répand ensuite partout où besoin est, méritent une visite. Les pistons de ces machines géantes ne battent que quelques coups par minute, doucement, solennellement, mais soulèvent à chaque fois un fleuve d’eau. A Buffalo, on a ouvert hardiment un puits au milieu de la rivière Niagara, sur les rapides naissans, et nous laissons à penser quels obstacles il a fallu vaincre. Du fond de ce puits se détache un tunnel qui amène les eaux à l’aplomb du bord de la rivière, où elles sont pompées par un autre puits. Chicago a la première creusé un tunnel sous-lacustre ; Buffalo, riveraine du lac Erié, a voulu avoir le sien.

Les pompes d’alimentation de la cité ne sont pas la seule merveille que Buffalo étale à l’œil surpris du visiteur. Il faut mentionner encore le « pont international, » tout en fer et à treillis, au tablier horizontal, du type des ponts « américains. » Il a plus de 1,200 mètres de long ; il a été jeté sur la rivière Niagara pour le passage des trains qui touchent à Buffalo et vont dans le Canada ou réciproquement. Ce hardi travail a été achevé il y a dix-huit mois à peine. Auparavant il fallait rejoindre le fameux pont suspendu jeté sur les chutes, ce qui, dans la plupart des cas, augmentait inutilement le parcours. Une partie du tablier du pont de Buffalo peut tourner autour des piles qui la supportent, et ceci était nécessaire pour que la navigation ne fût pas interrompue. Il est curieux de voir avec quelle facilité se fait cette délicate manœuvre au moyen d’un cabestan à vapeur. Le tablier, comme les plaques tournantes des chemins de fer, roule lentement autour de son axe sur des galets mobiles inférieurs, noyés dans les piles ; le pont s’ouvre peu à peu, le navire passe, et le tablier se referme. La longueur totale de la partie tournante est de 50 mètres. Ce pont gigantesque, vu des rives, est d’une grande élégance ; il est léger et solide à la fois. Il a été construit par une compagnie mi-partie canadienne et américaine, et n’a coûté que 7 millions 1/2 de francs. Huit chemins de fer y passent ; on a ménagé sur les accotemens un trottoir pour les piétons.

La rivière Niagara, qui commence à Buffalo, mène aux célèbres chutes. Déjà à Buffalo le courant indique par ses allures agitées des rapides prochains. Tout à coup, à peu près sur les deux tiers du parcours de la rivière, qui en cet endroit se divise en deux branches, est un saut de 50 mètres par où le lac Erié se précipite dans le lac Ontario. Ces chutes sont les plus volumineuses, sinon les plus hautes que l’on connaisse, et la force des eaux y est telle qu’elle suffirait à mettre en mouvement toutes les roues hydrauliques, toutes les machines qui fonctionnent dans l’univers. Quand on a mis quelque temps à les considérer, on est fasciné par ce spectacle, on ne peut plus s’en arracher. Le mugissement formidable, la teinte verdâtre et transparente des ondes, l’écume blanchâtre qui les recouvre, au milieu de laquelle se joue en une double couronne l’écharpe aux sept couleurs de l’arc-en-ciel, tout vous retient immobile, abîmé dans une sensation unique, toujours la même et néanmoins toujours changeante. Il faut voir aussi les chutes par une belle nuit quand la lune illumine la terre. L’hiver, le spectacle est encore plus surprenant. Alors ces masses d’eaux roulantes se prennent extérieurement par l’effet des grands froids. Elles coulent invisibles, mais toujours grondantes, sous un mur concave de glace qui ne fondra qu’aux premières effluves du printemps. Malgré tout, c’est encore l’été que le Niagara attire le plus de monde. C’est le rendez-vous préféré des voyages de noces. L’hôtel sur la rive canadienne est le plus fréquenté ; il est devant les chutes. Des fenêtres, on voit celle des deux qui est la plus pittoresque, « le Fer à cheval. » L’eau en fraîche poussière qui s’en échappe s’abat sur le balcon, entre dans les appartemens, vous baigne délicatement le visage, et tout l’édifice ne cesse de trembler sous les vibrations que le « tonnerre des eaux » communique à l’air et au sol ambiant. Cela dure de toute éternité, et si les maisons semblent n’en pas souffrir, le terrain environnant en est ébranlé, fissuré, s’éboule sans cesse. Le seuil des chutes s’use lui-même au perpétuel frottement de l’eau et rétrograde de siècle en siècle.

Le canal Welland fait communiquer la rivière Niagara avec le lac Ontario, et un magnifique pont suspendu porte les trains de chemin de fer d’une rive à l’autre des chutes. Ce pont a été construit en 1855. Il était alors cité comme le plus hardi et le plus long, mais depuis les Américains se sont eux-mêmes plusieurs fois dépassés. Néanmoins il ne faut pas ici s’exagérer le mérite de ces audacieux constructeurs, d’autres eussent peut-être fait comme eux. La nature des travaux publics dépend beaucoup du milieu où ils s’exécutent ; l’homme se hausse volontiers au niveau des obstacles à franchir, et l’ingénieur ne connaît pas de difficultés, qu’il s’agisse de traverser la Seine, la Tamise ou les cours d’eau de l’Amérique, ou bien de creuser les Alpes, les Montagnes-Rocheuses ou l’isthme de Suez.

Le pont du Niagara est formé de deux tabliers, le supérieur pour le passage des trains, l’inférieur pour les voitures et les piétons. La longueur du pont est de 250 mètres, la largeur de 7 mètres 1/2, la hauteur au-dessus de la rivière de 75 mètres : c’est 7 mètres de plus que les tours de Notre-Dame. Quatre pylônes massifs se dressent, deux de chaque part, sur les bords escarpés de la rivière, qui descendent comme un précipice à pic. Chacun des pylônes porte deux énormes câbles en fils de fer qui soutiennent le double tablier dont le balancement et la flexion sont à peine sensibles au passage d’un train. Ce merveilleux ouvrage n’a coûté que 2 millions 1/2 de francs. Il a remplacé le panier légendaire dans lequel on passait primitivement d’un bord à l’autre sur une chaîne à courbe parabolique où l’on descendait par la gravité jusqu’au milieu, et d’où l’on était ensuite hissé par un treuil. Il immortalisera le nom du constructeur, feu M. Rœbling, le même qui a projeté le grand pont de la rivière de l’Est à New-York, dont on achève en ce moment les piles monumentales, et dont le devis s’élève à 40 millions.

Plus rapproché des chutes est un autre pont suspendu que nous avons vu commencer en 1868 ; il a été achevé l’année suivante. Celui-ci n’est qu’à un seul tablier et uniquement établi pour les piétons et les voitures légères. La portée, c’est-à-dire la distance entre les deux tours qui soutiennent les câbles, est encore plus considérable que celle du premier : elle est de 387 mètres. La hauteur est de 58 mètres 1/2 au-dessus du niveau des basses eaux de la rivière, qui elle-même est profonde en ce point de 75 mètres, ou 15 mètres de plus que la profondeur maximum de la Manche entre Douvres et Calais. La courbe du pont est gracieuse et le mode de suspension des plus élégans ; mais le tablier nous a paru trop étroit. Il n’a que 3 mètres de large, ce qui ne permet l’accès des voitures que par passages alternatifs et non simultanés, et gêne les piétons à la rencontre des véhicules. En outre le balancement du pont est très sensible. Hâtons-nous de dire qu’aucun accident n’a encore eu lieu, et que ce pont, comme son aîné, a jusqu’ici résisté non-seulement au passage quotidien des voitures et des hommes, mais à tous les coups de vent si communs dans cette vallée rétrécie.

C’est en quelque sorte au pied des chutes du Niagara, au point où la rivière se déverse dans le lac Ontario, que l’on prend les bateaux à vapeur qui vous promènent sur ce dernier lac, et de là sur le Saint-Laurent jusqu’à Montréal et Québec. Le chemin de fer conduit des chutes au port de départ, qui s’appelle, lui aussi, Niagara. Sur la rive canadienne, voici Toronto et Kingston, sur la rive américaine Oswego. Toutes les trois font un grand commerce de grains et de farines, et les moulins d’Oswego le disputent à ceux si fameux de la ville voisine de Rochester, où se rencontrent les plus grandes minoteries de l’état de New-York. Kingston est au lieu où les Français avaient bâti le fort Frontenac, et Oswego à celui où était le fort Ontario. Si nos ancêtres n’ont pas su garder la Nouvelle-France, ils ont su au moins la coloniser et choisir pour l’assiette des villes futures les localités les plus propices. Sur l’immense ligne frontière qui s’étendait entre le Saint-Laurent et le Mississipi et qui séparait les possessions anglaises de celles des Français, par tout où ceux-ci avaient marqué l’emplacement d’un fort ou d’un poste, partout s’est élevé plus tard une ville florissante. Il suffit de citer au hasard Kingston, Oswego, Buffalo, Erié, Détroit, Chicago, Pittsburg, Cincinnati, Saint-Louis. Qui a fondé aussi Montréal, Québec, la Nouvelle-Orléans ? Les Français.

Le Saint-Laurent est le déversoir, l’émissaire de tous les lacs. On y entre par un dédale d’îles verdoyantes, les Mille-Iles, puis on passe par différens rapides, dont le dernier est le plus dangereux. Il faut qu’un pilote indien monte à bord pour guider le navire au milieu de l’eau inclinée et bouillonnante, entre deux écueils de rochers qui dressent la tête au-dessus de l’eau. On passe là une minute de véritable angoisse. Ce lieu se nomme la Chine, parce que, dit-on, les matelots de Jacques Cartier, les premiers qui arrivèrent en ces parages, crurent y découvrir le chemin qui menait en Chine, sinon le fameux Cathay lui-même. Il existe en cet endroit un village d’Indiens semi-civilisés, Iroquois et Abenakis, que nous avons un jour visités. Ils sont en train d’oublier, en allant à l’école, en chantant au lutrin et menant la charrue, les prouesses des héros leurs aïeux. Ils sont vêtus à l’européenne, et ce n’est plus que dans les grands jours que les chefs fument en rond le calumet, entonnent l’antique chant de guerre, se parent de la plume d’aigle et chaussent les mocassins, les bas de cuir et endossent la veste de peau ornée de perles.

Nous voici enfin devant Montréal, la jolie ville aux maisons de pierre surmontées de toits de fer-blanc. Dieu soit loué ! la monotone brique rouge a disparu, avec elle la langue anglaise aussi. Le cocher poli qui vient au-devant de nous parle un français bas-normand qui date au moins du siècle passé. C’est ainsi que devait s’exprimer la province au temps de Louis XV. Le Canadien diligent charge notre « butin » sur sa « charrette, » nous engage à ne pas oublier notre « surtout » et nous mène à « l’auberge » de Jacques Cartier, où nous le payons en « argent dur. » On voudrait rester longtemps au milieu de ces gens aimables qui vous demandent avec empressement des nouvelles de la « vieille France, » qu’ils regardent comme leur seconde patrie.

Québec, l’ancienne capitale, n’est éloignée que d’une couple de centaines de milles de Montréal. On y arrive par le Saint-Laurent ou le chemin de fer, et le Français qui est venu jusqu’en ces lieux lointains regarde avec émotion cette ancienne ville forte, perchée comme Brest sur un roc imprenable, et que bâtirent de hardis colons, ses compatriotes, il y a deux cent soixante-sept ans. Soit en vertu du droit d’aînesse, que nous ne défendons pas, mais qui poussait les cadets à s’expatrier, soit pour d’autres raisons, peut-être des facilités plus grandes offertes aux immigrans, il est certain que les Français avaient alors plus d’aptitude à coloniser qu’aujourd’hui ; mais tout cela a été dit, et le pays où nous sommes est connu : aussi bien nous voici hors des grands lacs. Il faut y retourner et choisir le plus étendu, le plus curieux de tous, le Lac-Supérieur, qui est aussi le plus éloigné, celui autour duquel la civilisation ne s’est pas encore tout à fait assise.

III. LES MINES DE MARQUETTE.

Un soir du mois de juillet 1874, je prenais le chemin de fer à Chicago pour me rendre aux mines de fer de Marquette, sur la rive méridionale du Lac-Supérieur. Le lendemain, au petit jour, nous saluions le lac Winnebago, ainsi appelé du nom de la tribu indienne qui habitait naguère ces régions. Oshkosh est gracieusement assise sur les bords du lac[1]. De là on se dirige sur Green-Bay, où réapparaissent les eaux du lac Michigan, claires et bleues, et dont le fond, comme celui de tous les lacs américains, est visible à une très grande profondeur. Jusqu’ici, depuis Chicago, on n’a traversé que champs de blé et de maïs qui s’étendent à perte de vue, des fermes, des villages à chaque pas, des prairies où paissent en liberté de nombreux troupeaux. A partir de Green-Bay, le pays change d’aspect, et les traces de colonisation deviennent de moins en moins apparentes. Aux champs cultivés, à la terre arable, succèdent les forêts de pins, çà et là coupées, défrichées ou brûlées, et laissant voir un sol sableux, sec, rougeâtre. Les fermes sont remplacées par des scieries, presque toutes à vapeur, et le bois de ces forêts est envoyé à Chicago, à Milwaukee, après avoir été débité en planches, en bardeaux, en madriers, en poutres.

Les incendies qui ont désolé le Wisconsin en 1871 ont laissé en ces lieux des traces ineffaçables. Les bois ont pris feu sur des étendues immenses, et l’on voit encore des espaces considérables où se dressent de distance en distance des lignes de troncs noirs, tout calcinés, témoins toujours debout de ces vastes conflagrations. À cette époque, Chicago disparaissait elle-même dans les flammes, de sorte que l’on ne prêta qu’une oreille distraite au récit des lamentables désastres qui éclatèrent dans les forêts wisconsines, et qui étaient, eux aussi, sans précédens. Non-seulement les bois s’allumèrent sur des milliers d’hectares, mais des villages tout entiers disparurent, un entre autres, Peshtego, sur lequel vint s’abattre une langue de feu. L’événement est inouï. Du fond des forêts enflammées, on vit s’avancer un noir tourbillon avec un bruit qui rappelait celui d’un cyclone. Les populations émues étaient accourues ; chacun se demandait avec anxiété quel pouvait être cet étrange météore. Tout d’un coup la nuée crève, s’abat et balaie les maisons et les hommes dans un impitoyable courant igné. Peshtego ne s’en est pas relevé, et l’on y voit toujours les traces de l’incendie du 8 octobre 1871. Comment expliquer l’ouragan de feu ? La nuée sinistre voyageait probablement comme une montgolfière. La flamme qu’elle emportait fournissait l’air chaud qui la maintenait dans l’atmosphère, et la fumée qu’elle traînait avec elle formait comme l’enveloppe de cet étonnant aérostat. Celui-ci, tout d’un coup alourdi, vint s’abattre sur Peshtego.

La locomotive continue à nous emporter ; bientôt nous entrons en pleine solitude. Des pins, rien que des pins, sur un sol plat et sablonneux. Les deux rubans de fer sur lesquels court le train semblent se joindre à l’horizon. Cela dure plusieurs heures, puis reparaît encore la nappe transparente et paisible du lac Michigan et une nouvelle ville, Escanaba. Nous nous y arrêtons un moment pour prendre un maigre repas arrosé de lait qu’une armée innombrable de mouches prétend partager avec nous. Une fille diligente et gracieuse nous évente avec un large éventail pour chasser ces hôtes incommodes et nous donner en même temps un peu d’air frais, car il fait une chaleur étouffante. D’autres servantes, non moins empressées, vives, presque rieuses, les cheveux tombant librement sur les épaules (c’est la mode dans ce pays), nous apportent leurs petits plats. Le patron, assis solennellement au comptoir, reçoit et change lui-même la monnaie. Une pancarte qu’il a eu soin de fixer sur le mur à côté de lui indique que le prix est égal pour tous, « quels que soient l’opinion politique ou religieuse, l’âge, le sexe, la nationalité, la condition sociale du voyageur. »

Escanaba, où cet original est venu planter sa tente et gérer le buffet de la gare, est un des ports les plus fréquentés du lac Michigan. Là s’embarque, une partie du riche minerai de fer des mines de Marquette, sur lesquelles nous allons bientôt arriver. Auparavant il faut traverser de nouveau la forêt vierge, qui n’a rien de celle des tropiques ; les éternels bois de pins s’étendent tout autour de nous. Çà et là des clairières ; on y prépare sur place le charbon de bois qui sert à fondre le minerai de fer. Les bûcherons, les charbonniers, sont à l’œuvre, et la présence de ces hommes en ces lieux déserts donne un peu d’animation au pays. Les fours où l’on cuit les rondelles de pins ont la forme d’énormes cônes d’où se dégage une épaisse fumée résineuse. Les Canadiens français, tous hommes des bois et de père en fils familiers avec la manœuvre de la hache, sont employés à ces travaux, qu’ils exécutent mieux que personne. Quelques-uns ne savent pas parler l’anglais, saisissant exemple de l’attachement du Français pour sa langue maternelle, et de l’éloignement qu’il a toujours professé pour les choses des pays étrangers.

Après vingt heures de voyage, nous voici arrivés à Marquette, terme de notre parcours, et que baignent les eaux du Lac-Supérieur. Nous sommes à 700 kilomètres de Chicago et avons suivi tout le temps une direction du sud au nord. Le train est allé lentement, s’est arrêté à toutes les stations : c’est la règle. Comme compensation, nous avons rencontré un sleeping car ou wagon-dortoir, et nous avons reposé dans un bon lit. Le matin, nous avons trouvé tout ce qu’il faut pour la toilette, et le gardien vigilant de notre maison roulante, un nègre en uniforme, à cheval sur la consigne, a consciencieusement ciré nos chaussures et battu nos habits. Moyennant la modique somme de 2 dollars, nous avons pu nous donner tout ce confort. Le jour, nous avons gardé notre compartiment. Le nègre a défait la literie, qu’il a cachée dans la partie supérieure de la voiture, dans une sorte d’armoire à porte basculante, et nous nous sommes assis sur de bons sièges. Un homme est dans le train qui nous vend des fruits, des livres, des journaux. Nous avons une fontaine d’eau glacée, et, dans un coin de notre voiture, l’indispensable cabinet qu’on devine. La compagnie est peu nombreuse, mais choisie : des dames respectables, des jeunes filles pas trop évaporées, des hommes d’affaires de Boston, deux Yankees aux allures câlines, réservées, qui viennent faire une tournée d’inspection sur les mines du Lac-Supérieur, où ils sont intéressés. Peu à peu la conversation s’engage, et ils me racontent les diverses phases de la colonisation de cette intéressante contrée, qu’ils ont vue naître il y a vingt-cinq ans.

La station où le train nous a déposés, Marquette, est pendant l’été un lieu de villégiature choisi par ceux que la chaleur éloigne des grandes villes et qui recherchent la fraîcheur des lacs. Nous trouvons beaucoup de monde à l’hôtel où nous sommes descendus, un monde élégant et poli, et cela durera jusqu’en septembre, où le froid chassera tout à coup ces touristes, que les chaleurs amènent en juin. La pêche, des parties sur le lac, des promenades à cheval, une visite aux mines et aux localités curieuses du voisinage, occupent les loisirs de ces riches désœuvrés. Ils passent une partie de leur temps, assis sous les pins qui entourent l’hôtel, à regarder l’immense nappe d’eau douce qui s’étend devant eux.

Marquette est plus connue encore comme ville industrielle que comme station d’été. Elle est surtout célèbre par ses mines de fer, dont la découverte ne date que d’une trentaine d’années, et qui produisent déjà à elles seules cinq fois plus que les fameuses mines italiennes de l’île d’Elbe, exploitées de temps immémorial. En 1873, la production, qui est allée sans cesse en croissant, atteignait 1 million de tonnes à Marquette, c’est-à-dire qu’on aurait pu en charger mille navires du port de 1,000 tonneaux chacun. Elle a peut-être un peu diminué en 1874 à cause de la crise financière et industrielle qui a régné alors sur tous les États-Unis et notablement frappé l’industrie métallurgique ; mais les mines de Marquette ne tarderont pas à reprendre tout leur essor. Les gîtes s’étendent jusqu’à l’Anse, de l’est à l’ouest. Plus au sud, dans les forêts de pins encore inexploitées, on a également reconnu le minerai, et il est certain que toute cette région est ferrifère. Il y aura là un jour de quoi satisfaire aux demandes de tous les hauts-fourneaux des États-Unis, qui trouvent déjà dans quelques gisemens de la Pensylvanie, du Missouri, des sources d’alimentation inépuisables.

Partout où s’exploite une mine, il naît un centre de population. La mise en valeur des richesses souterraines de Marquette a donné naissance à de petites villes, N’gaunee, Ishpeming et quelques autres, où l’on trouve comme dans toute cité américaine, si jeune et si petite soit-elle, un hôtel bien tenu, une école, une banque, une église, une imprimerie, un journal. Celles-ci sont situées sur le chemin de fer de Marquette à l’Anse, et en forment les principales stations. Des fenêtres du wagon, on les salue en même temps que les exploitations voisines, véritables carrières qui s’ouvrent béantes à la surface, et entassent au-dessus du sol des montagnes de déblais tout rouillés. L’installation des fosses d’extraction, des chemins de fer de service, des charpentes où passent les câbles servant aux manœuvres, tout cela donne à ces exploitations un cachet particulier. Les trois ports d’embarquement du minerai, Marquette, l’Anse, Escanaba, doivent à l’abondante production de ces mines la première cause de leur prospérité. Le minerai, de qualité supérieure, rend jusqu’à 70 pour 100 de fer. La majeure partie est exportée ; on l’envoie principalement à Cleveland, sur le lac Erié, et dans les nombreuses usines de l’Ohio, où il n’est pas rare de rencontrer des wagons chargés de ces pierres métalliques, alignés en longues files dans les gares des chemins de fer.

Les quais d’embarquement sont intéressans à visiter. Le railroad y arrive directement des mines mêmes, et les wagons, qui peuvent basculer par le côté, sont vidés dans d’énormes trappes ouvertes par le haut et se terminant intérieurement par un plan incliné. Une porte latérale, ménagée sur le côté extérieur, s’ouvre au moyen d’un treuil ; elle permet au minerai de descendre de lui-même dans la cale du navire, ancré de flanc le long de la file interminable des pilotis du quai. Chaque trappe ou caisson contient 70 tonnes. Les hommes du bord, armés de longues barres de fer, facilitent la descente du minerai, qui tombe dans le navire avec fracas. C’est un bruit assourdissant comme celui du tonnerre, un roulement formidable et continu qui s’entend d’une lieue, et qui, la nuit surtout, est très caractéristique ; on dirait toutes les vagues du lac se ruant sur un rivage de galets. En une couple d’heures, un bateau à vapeur ou un voilier du port de plusieurs centaines de tonneaux est ainsi chargé et repart sans perdre de temps.

Assistant à cette manœuvre si rapide et si ingénieuse, je ne pouvais m’empêcher de réfléchir qu’à l’île d’Elbe, sur la plage fameuse de Rio, le minerai est toujours embarqué péniblement à dos d’homme. Les chargeurs portent la couffe sur le dos comme au temps des Étrusques, et le minerai est amené des Carrières à la plage par de petits ânons, toujours comme à l’époque des Tarquins. Ceux-ci furent, dit-on, les découvreurs et les propriétaires de ces mines, qui depuis ont toujours appartenu à l’état. L’être impersonnel qu’on appelle de ce nom, n’ayant aucun intérêt direct à la bonne marche de l’entreprise, n’a cessé depuis trois mille ans d’exploiter les mines de la même manière, a pieusement respecté la routine des siècles et les droits acquis des ânons et des âniers. Le progrès pendant tout ce temps est allé d’un pas rapide, aujourd’hui vertigineux ; mais tout cela s’est fait pour d’autres. Quelle meilleure preuve peut-on donner de l’utilité qu’il y a de laisser à l’initiative privée le soin des exploitations souterraines et de leurs aménagemens ! Ici nous avons un gîte inépuisable, fouillé sans discontinuité depuis trente siècles, et qui produit à peine 200,000 tonnes par an ; là un gîte qui n’est connu que depuis trente ans et qui fournit déjà cinq fois plus que le premier, 1 million de tonnes annuellement, et en produira 2 millions avant dix ans. L’exploitation des mines n’est pas du ressort de l’état, et sur ce point, comme sur bien d’autres, tout bon gouvernement doit laisser les particuliers faire seuls leurs propres affaires.

Le hasard est le grand découvreur des mines, même les plus fécondes ; rarement l’art de l’ingénieur y intervient. Celles de Marquette ont été trouvées en 1844 dans une campagne topographique où les géomètres de l’Union, en opérant sur le terrain, s’aperçurent tout à coup que leur boussole était affolée. Une montagne d’aimant gisait dans le voisinage. De tout temps, les Indiens de ces régions avaient recueilli des échantillons de ce minerai, dont le poids et la couleur attiraient leur attention ; mais ils n’y attachaient aucune importance. En 1845, un chef chippeway, Manjikijick, conduisit les explorateurs sur les gîtes les plus accessibles. Immédiatement une compagnie se forma pour utiliser ces richesses minérales cachées depuis tant de siècles, et mit à sa tête un géologue et docteur de Boston, M. Jackson. En 1846, la mine était ouverte, et en 1847 une usine était établie près de l’endroit où est aujourd’hui N’gaunee. Les administrateurs de la compagnie, le président et le secrétaire, donnèrent à Manjikijick un certificat en bonne forme, daté du 30 mai 1846, où ses services étaient reconnus, et où on lui accordait 12 parts sur les 2,000 qui formaient l’apport de la compagnie[2]. Est-il besoin de dire que ce papier est resté lettre morte, que le sachem s’est éteint dans le besoin, et que ses héritiers, qui vivent encore à Marquette, pauvres et délaissés, n’ont jamais reçu un sou vaillant de la compagnie Jackson ? Celle-ci est cependant la plus prospère des nombreuses sociétés industrielles que l’exploitation du fer a attirées dans ces régions, lesquelles seraient peut-être encore désertes sans l’intervention du chef chippeway, tandis qu’elles ont produit en 1873 pour une valeur de 40 millions de francs de minerai.


IV. — LA PRESQU’ÎLE DE KEWEENAW.

Ce n’est pas seulement l’exploitation des mines de fer, c’est surtout celle des mines de cuivre qui a étendu jusqu’en Europe le renom du Lac-Supérieur. Pour visiter les gîtes cuivreux, nous nous rendons par eau de Marquette au Portage. Le steamer Manistee, baptisé d’un nom algonquin, et qui est parti huit jours auparavant de fiuffalo, nous prend un matin à l’aube. Il fait grand froid sur le lac, et les poêles dans le salon du bord sont allumés. Vers deux heures de l’après-midi, nous arrivons à Houghton après avoir salué l’entrée du Portage, qui hier encore s’ouvrait comme un vaste fiord au sud de la péninsule de Keweenaw ; il la traverse maintenant de part en part, car, non content d’avoir ouvert le Portage à la navigation à vapeur par des dragages profonds et continus, le gouvernement fédéral a prolongé cette ligne d’eau à travers la terre ferme par un canal à grande section. Cela évite de doubler la pointe de la presqu’île où soufflent quelquefois de redoutables ouragans, et cela économise aussi beaucoup de temps sur le parcours pour aller à Ontonagon, Bayfield ou Duluth.

Le voyage de Marquette à Houghton s’est fait sans encombre. Presque tout le temps, nous avons côtoyé le rivage formé de collines moutonnantes couvertes de bois. L’île de Granite, l’île Huronne, toutes deux munies d’un phare, jalonnent la route, puis la pointe de l’Abbaye et la baie de Keweenaw, au fond de laquelle est l’Anse. L’entrée étroite du Portage, marquée aussi par un phare, s’ouvre sur le côté occidental de cette baie. Les eaux, salies par des bancs d’argile qu’elles lavent sur leur parcours et par les détritus des mines de cuivre, sont rougeâtres et boueuses. Bientôt le fiord s’agrandit en un lac qui communique au nord avec celui de Torch, puis se resserre de nouveau comme une rivière. N’était la couleur des ondes et l’étroitesse des rives, on se dirait le long du Missouri. Cependant les flancs de la rivière se dressent peu à peu à de grandes hauteurs. Çà et là apparaissent des exploitations minières, puis une usine métallurgique dont les hautes cheminées projettent dans l’air une fumée épaisse, enfin tout à coup deux villes en face l’une de l’autre, comme Bude et Pesth sur le Danube : c’est Houghton et Hancock. Nous jetons l’ancre devant la première aux rues en pente et ravinées. L’une et l’autre sont entourées de travaux souterrains, et doivent leur première existence et leur développement aux mines de cette région.

Les mines de cuivre natif du Lac-Supérieur sont connues depuis longtemps. Les missionnaires jésuites, les principaux voyageurs des siècles passés, en parlent dans leurs relations. La France ne sut rien faire pour tirer profit de ces gisemens, et un Anglais, Henry, essaya inutilement de les exploiter en 1771. En 1819 le général Cass, en 1823 le major Long, qui visitèrent ces contrées, n’oublièrent pas de mentionner les immenses amas de cuivre dont les Indiens leur firent connaître l’emplacement. Néanmoins ce ne fut qu’en 1843, lorsque le gouvernement fédéral eut acheté aux Chippeways la péninsule de Keweenaw, que ces mines acquirent une importance et une célébrité réelle. Dès que le pays fut ouvert, se présentèrent en masse, comme c’est l’habitude là-bas, les pionniers, les colons, les mineurs. Une grande émigration eut lieu, chacun voulut avoir une concession ou au moins un permis d’excaver, et jusqu’en 1846 la « fièvre du cuivre » régna avec tous les désordres, tous les troubles qui accompagnent en Amérique l’exploitation de toute mine nouvelle ; puis le calme se fit quand arrivèrent les désenchantemens. L’état de Michigan, se regardant comme propriétaire du sous-sol, avait délivré 1,000 permis, dont 400 environ sur des surfaces qui s’étendaient de 1 à 3 milles carrés. Aujourd’hui il reste de tout cela une centaine de compagnies exploitantes, dont les statuts ont été enregistrés, et dont un tiers à peine font des bénéfices.

Le gouvernement fédéral, auquel incombe le soin de faire commencer les études et les cartes géologiques des états et territoires nouveaux, avait procédé moins vite que les découvreurs improvisés, qui, comme toujours, prirent de très loin les devans. En 1847, il envoyait sur le terrain un de ses géologues, Houghton. C’était un homme au coup d’œil sûr, explorateur infatigable, plein d’avenir ; il se noya malheureusement en pirogue dans une de ses excursions. Sa mort laissa d’unanimes regrets, et l’on donna son nom à la ville et à la montagne principale de la péninsule de Keweenaw. Il avait pu au moins commencer une exploration régulière, et dresser le canevas de la carte géologique de ce district. Houghton fut remplacé en 1848 par le docteur Jackson, le chimiste et géologue bostonien dont nous avons déjà prononcé le nom à propos de la découverte des mines de fer de Marquette. Celui-ci, en 1849, céda la place aux géologues Forster et Whitney. Les rapports de ces divers savans sur la région des mines de fer et de cuivre du Lac-Supérieur furent successivement adressés au congrès ; ils sont intéressans à plus d’un titre[3].

Le minerai de cuivre se présente toujours, dans les gisemens de la péninsule de Keweenaw, à l’état de métal natif, c’est-à-dire naturellement pur. On n’y signale aucun alliage, aucun corps étranger combiné, et le cuivre passe par tous les volumes, depuis la forme microscopique que la loupe la plus puissante peut seule révéler jusqu’aux masses les plus énormes. On a rencontré quelques-unes de celles-ci qui pesaient jusqu’à 800,000 kilogrammes, et pouvaient suffire par conséquent au chargement d’un navire de près de 1,000 tonneaux. Ces masses gigantesques sont le plus souvent un embarras pour l’exploitation, d’abord par le vide qu’elles laissent et qu’il faut soigneusement remblayer ; ensuite, comme elles renferment occasionnellement quelques corps étrangers très durs, du quartz par exemple, sur lesquels la scie ne peut mordre, on ne peut les découper, avant de les extraire au jour, qu’avec un ciseau à main. Ce travail, qui consiste à enlever des copeaux dans une direction donnée et par tranches successives pour séparer le métal en blocs qui soient relativement de petit volume, est long, patient, coûteux. Peu d’ouvriers en sont capables, et ceux qui peuvent y réussir se font payer très cher.

Le seul corps qu’on rencontre uni au cuivre est l’argent, non pas à l’état de combinaison chimique, d’alliage, mais simplement juxtaposé, si bien que la ligne de séparation des deux métaux est toujours nettement indiquée, et l’éclat particulier, l’aspect de chacun d’eux toujours parfaitement visible. C’est surtout dans la partie méridionale de la région métallifère, dans le comté d’Ontonagon, que l’argent se montre. Il y’existe même seul. Cependant, dans le comté d’Houghton, aux mines du Portage, nous avons aussi constaté la présence de ce métal mêlé au cuivre, et même dans les mines du nord, jusqu’à l’extrémité de la presqu’île, dans le comté de Keweenaw. La mine de Calumet, située à l’extrémité du chemin de fer qui mène d’Hancock aux mines centrales, est aujourd’hui la plus riche de toutes celles du lac. On calcule qu’en 1874 elle a dû produire 12,000 tonnes de métal valant 30 millions de francs, et distribuer à ses heureux actionnaires un dividende égal à près de la moitié de cette somme. Les mines ont de ces caprices.

Il est naturel de se demander comment s’est formé le dépôt du cuivre dans les gîtes du Lac-Supérieur. Bien que quelques-unes des roches qui accompagnent le métal soient d’origine ignée, c’est-à-dire doivent leur formation à des phénomènes géologiques où la chaleur a joué le rôle principal, on ne saurait invoquer le feu comme cause de l’apparition du cuivre. Le métal n’est pas venu en fusion du centre de la terre, puisqu’on le retrouve simplement uni à l’argent sans s’être allié à lui. La raison que généralement on invoque pour expliquer ce curieux dépôt métallique est celle-ci : on suppose que des courans électro-magnétiques parcouraient le sol quand les roches dont il est composé étaient en train de se précipiter, et que celles-ci baignaient dans une dissolution de sels de cuivre et d’argent, par exemple des chlorures. Le courant électrique terrestre a produit dans cette dissolution naturelle le même effet que les courans artificiels de nos laboratoires produisent dans les opérations galvano-plastiques : il a permis aux deux métaux de se désassocier de leurs combinaisons respectives et de se déposer purs, à l’état plus ou moins cristallin. Le procédé Ruolz pour la dorure et l’argenture est fondé sur le même principe, et l’usine électro-métallurgique d’Auteuil à Paris revêt de cuivre, bronze les statues, les fontaines, en opérant d’après un système analogue.

Cette explication de la formation du gisement de cuivre et d’argent natif du Lac-Supérieur doit être la vraie. Non-seulement on peut invoquer l’absence de tout alliage des deux métaux, lequel eût eu lieu certainement, si d’autres agens que l’électricité étaient intervenus, mais encore on peut arguer de l’état de pureté chimique des deux corps. Le cuivre du Lac-Supérieur est le plus fin que l’on connaisse, et se prête mieux qu’aucun autre à être étiré sans se rompre en fils aussi ténus que des cheveux. Pour arriver à cette ductilité, il faut que le cuivre soit chimiquement pur. Le moindre atome de phosphore, de soufre, de fer, le rendrait cassant. On peut ajouter que des spécimens de quartz et de spath d’Islande limpides, rencontrés dans les excavations, présentent à l’intérieur des filamens et des lamelles de cuivre cristallisé, ce qui autorise l’hypothèse de l’origine purement aqueuse de ces gîtes. Enfin, et c’est ici la raison la plus convaincante, des courans d’électricité parcourent toujours ce sol si riche. Cette électricité agit à la surface sur l’aiguille aimantée, au voisinage des filons, et la mine de Calumet n’a été découverte que par ce moyen. Le savant ingénieur M. Hulbert, qui est aussi un géologue de grand talent et l’un des premiers explorateurs du lac, chargé il y a quelques années de tracer une route au milieu d’une forêt de pins inextricable, où il ne pouvait se diriger qu’avec la boussole, s’aperçut tout à coup que l’aimant s’affolait. Il supposa immédiatement qu’un filon devait passer dans le voisinage, fit des recherches, trouva une pierre tachée de vert-de-gris et découvrit du même coup le riche filon de Calumet. Il faut s’arrêter un instant sur cette mine, qui est la plus productive de toutes celles qu’on ait jamais exploitées. Ouverte à peine, elle laisse déjà bien loin derrière elle les plus fameuses mines de cuivre du globe, celles du Chili, de la Bolivie, de l’Australie, et jusqu’aux fameuses mines de Monte-Catini en Toscane, qui ont donné pendant longtemps plus de 1 million par an de-bénéfice net à leurs trois heureux propriétaires. Calumet fournit à lui seul les deux tiers de toute la production des mines du Lac-Supérieur. A côté est Osceola, une mine que nous avons aussi visitée, où sont déjà des excavations cyclopéennes. Les vides énormes sont soutenus par de gros troncs d’arbres, des cèdres et des sapins, qu’on y descend tout entiers. La boue noire qui recouvré les parois empêche de distinguer le cuivre à la lueur blafarde des lumières ; mais les petits cristaux métalliques aigus qui se détachent en divers points de la roche sont sensibles à la main, sur laquelle ils produisent l’impression d’une série de pointes effilées, et c’est ainsi que le sens du toucher arrive à remplacer celui de la vue.

Je ne rencontrais à Calumet qu’une assez pauvre auberge ; mais on pouvait décemment y descendre. Les élèves de l’école industrielle de Boston, en tournée géologique avec leur professeur, venaient de quitter la maison. Un des administrateurs des mines voisines y avait séjourné lui-même deux ans auparavant, et je trouvai quelques-uns de ses livres, empilés sur une tablette, dans la chambre qu’on me donna. Il avait laissé là ces fidèles compagnons de ses heures de loisir, espérant venir les rejoindre. Comme j’arrivais, un Canadien était installé à la buvette. Il vint à moi, m’accosta familièrement dans un français de fantaisie. Ce visiteur sans gêne se disait déjà mon compatriote. Je lui demandai ce qui l’avait amené : « Je suis spéculateur et agent de lois, me répondit-il du ton le plus dégagé, comme un autre aurait dit : négociant ou ingénieur. J’étudie le prix des terrains, je redresse les limites des concessions, je relève les erreurs du cadastre, et il y en a. » Je le retrouvai quelque temps après sur le railroad qui va de l’Anse à Marquette. Il descendit sur la principale mine, et s’apprêtait à recommencer sur ce point les hauts faits qui l’avaient illustré à Calumet. Le Lac-Supérieur nourrit bon nombre de ces aventuriers.

Le chemin de fer qui part d’Hancock sur la rive gauche du Portage ne va pas encore jusqu’à l’extrémité nord de la péninsule de Keweenaw. Il s’arrête à Calumet. Je voulais pousser plus loin. Une méchante carriole découverte, aux bancs de bois, et qui porte les lettres, va de Calumet à Eagle-River, et de là le lendemain à Copper-Harbor. Ce véhicule ne me tentait guère. Le patron de l’hôtel me proposa son buggy pour la somme de 16 dollars. Il m’en avait coûté moitié moins pour venir de Chicago à Marquette ; mais l’honorable patron me dit qu’il me conduirait lui-même et me mènerait en un jour. Le lendemain matin, à l’heure dite, il prétexta une névralgie (je crois qu’il avait bu trop de whisky la veille) et me donna pour automédon un commis-voyageur en machines venu des états atlantiques, d’une des principales usines du Connecticut. Celui-ci, qui avait à visiter les mines pour y prendre des commandes, trouvait bon de faire le voyage gratis. L’homme avait l’air jovial. Il était un peu corpulent, haut en couleur, parlait volontiers, aimait, disait-il, les Français, la vie joyeuse, le bon vin ; bref, c’était une façon de Rabelais américain comme je n’en ai jamais rencontré aux États-Unis. Ce fut du reste pour moi un guide précieux. Nul ne connaissait mieux que lui tous les pas que nous avions à franchir, toutes les mines que nous allions traverser, et tous les gens de la route, qu’il visitait depuis six mois. Sans ce cicérone providentiel, on serait mort de faim, car il n’y a nulle part une auberge. Nous faisons halte au milieu du jour à une maison où il a des amis et où nous sommes reçus à bras ouverts.

De Calumet à Copper-Harbor, nous traversons toutes les mines du comté de Keweenaw, dont beaucoup sont inexploitées. L’une d’elles porte le nom du père Allouez, comme ailleurs il en est une autre qui rappelle celui de Mesnard. Partout le souvenir des premiers découvreurs du lac a été pieusement conservé ; n’avons-nous pas déjà salué Marquette ? Nous visitons deux ou trois de ces mines, entre autres celle de Copper-Falls, qui a été de tout temps fameuse, et où l’on a surtout fouillé le banc volcanique cuivreux dit Ash-Bed ou lit de cendres. Avant d’arriver à cet endroit, au mouillage de Eagle-River, situé à l’embouchure de la rivière de ce nom, nous rencontrons sur la plage d’énormes blocs de métal natif, provenant du découpage des grandes masses souterraines de la mine de Cliff, et prêts pour l’embarquement. Le steamer, en passant, en charge toujours quelques-uns. Il en est qui pèsent jusqu’à 10,000 kilogrammes et valent 25,000 francs. Les voleurs perdraient leur temps de s’attaquer à ces masses pesantes, qu’on ne peut remuer qu’avec de fortes grues ; ils ne cherchent même pas à en tailler des parcelles. La masse gît à terre, informe, béante, aux reliefs contournés, caverneux, tachée çà et là de vert-de-gris. La pluie et l’air l’ont revêtue d’une patine bronzée comme celle des vieilles médailles.

Notre halte à Eagle-River dure peu. La cour de district y tenait ce jour-là ses assises, mais nous n’avions rien à démêler fort heureusement avec les juges américains : nous préférons aller nous restaurer à Copper-Falls. Après le repas et la visite de la mine, nous prenons congé de nos hôtes gracieux et remontons dans notre buggy. Nous avançons presque tout le temps dans une forêt de pins, de sapins et de cèdres, sur une route étroite où à peine il y a place pour notre petit véhicule. Les écureuils, grimpant dans les arbres ou s’élançant gracieusement d’une branche à l’autre, çà et là quelque poule sauvage qui s’envole tout effarée à notre approche, sont à peu près les seuls habitans de ces bois. Les longs serpens, dont la morsure n’est pas venimeuse, restent cachés sous l’herbe, et les moustiques, les mouches noires et les mouches de feu, avec lesquelles je devais bientôt faire connaissance, nous laissent tranquilles. Les mouches de feu, presque microscopiques, se glissent sous la peau et vous saignent littéralement. Le cou, les mains se couvrent d’enflures, et la morsure de ces insectes invisibles laisse des traces qui durent longtemps. On n’a d’autre moyen d’éloigner ces voisins incommodes que d’allumer un grand feu, ou, comme les Indiens, de s’oindre la peau de pétrole. Le civilisé est rebelle à ce remède répugnant ; le bûcheron canadien, travaillant sur place, recourt volontiers au premier.

Aux bois résineux que nous rencontrons tout le long de la route se mêlent quelques bois d’essence dure, tels que des chênes, et des bois plus tendres, des peupliers, des cerisiers sauvages. De hautes fougères cachent le soi. En hiver, celui-ci disparaît sous un épais manteau de neige. On ne peut plus parcourir ces routes qu’en traîneau. Le froid alors est très vif, et il peut arriver, comme cela a eu lieu pour la saison dernière, que le thermomètre descende jusqu’au-delà du point de congélation du mercure, c’est-à-dire à 40 degrés au-dessous de zéro. On n’est cependant qu’à la latitude du nord de la France. La science n’a pas encore trouvé de raison valable pour expliquer ces froids excessifs de l’hiver et cette différence de climat avec ceux des mêmes latitudes européennes. Sans doute le nord de l’Europe est visité par le courant chaud du gulf-stream, cet immense fleuve sous-marin parti du golfe du Mexique et qui adoucit si étonnamment notre atmosphère. Le rivage atlantique de l’Amérique du Nord est à son tour baigné par un contre-courant venu des mers polaires ; mais comment se fait-il que les étés, de Québec à Washington, de New-York à Saint-Louis, sont si intolérables, souvent même plus chauds que sous les tropiques ? Hiver comme été, la saison est extrême, et le même fait se révèle dans la partie orientale du continent asiatique, où les hivers et les étés de Pékin rappellent ceux de New-York.

Les grands froids semblent ranimer la vie. Les parties en traîneau sont parmi celles que préfèrent les Américains. On se visite, on se réunit à des pique-niques, à des danses, à des fêtes de tout genre ; on essaie de passer le plus gaîment les mois où le lac est gelé sur ses bords et où les communications par eau sont interrompues, où il y a même d’assez fréquens chômages sur les railways à cause de l’amoncellement des neiges. Le traîneau n’est pas le seul moyen de locomotion ; on a aussi la raquette, semblable à celle qui lance le volant, un jeu emprunté aux Peaux-Rouges. La raquette qui sert à marcher sur la neige est seulement beaucoup plus large et d’une forme ovale très allongée. On y appuie le pied comme sur une sandale, non sans avoir auparavant chaussé une paire de mocassins en peau souple. On conçoit qu’avec la raquette, le poids du corps étant réparti sur une surface beaucoup plus grande, on a une bien moindre tendance à enfoncer. Armé de cet appareil, on court sur la neige par mouvemens alternatifs, à peu près comme dans l’exercice ordinaire du patineur sur la glace, moins vite sans doute, car on ne glisse pas, et l’on a une résistance à vaincre, puisque la raquette pénètre toujours d’un centimètre ou deux dans la neige plus ou moins congelée. Cet ingénieux appareil a été bien vite adopté par les blancs. Il n’est pas rare d’en rencontrer au moins une paire dans toute maison du lac. L’Indien qui le premier a inventé la sandale à courir sur la neige, comme celui qui trouva le canot d’écorce de bouleau pour franchir les rapides, étaient l’un et l’autre des hommes de génie. Ce sont peut-être les deux seuls que la grande nation algonquine ait produits en dehors de ses guerriers et de ses orateurs.

Avant que les chemins de fer eussent rejoint le Lac-Supérieur, c’est par le moyen des raquettes que des Indiens fidèles portaient les dépêches de la poste l’hiver. Ils allaient chargés de leurs sacs et couraient sur la neige. Si une tourmente survenait, s’ils se trouvaient trop embarrassés en route, ils laissaient une partie de leur charge au pied d’un arbre, et revenaient la prendre plus tard ; les passans n’avaient garde d’y toucher ; une régularité, une exactitude extrême, n’étaient pas de rigueur. Ces coureurs de la poste indienne sont comme les frères des fameux messagers persans, qui remontent au temps de Darius. Ceux-ci portent de même leurs sacs de dépêches en courant, et lorsqu’ils s’endorment en chemin, harassés de fatigue, ils ont soin d’allumer une cordelette de chanvre, la passent autour de leur doigt de pied pour être réveillés à l’heure et reprendre bien vite leur course.

L’alimentation du Lac-Supérieur semble se faire principalement au moyen de sources souterraines dont la plupart viennent des régions septentrionales ; même en été l’eau du lac est très froide, presque glacée. En tout temps, la limpidité est telle qu’on voit le fond à plusieurs mètres de profondeur. En hiver, en faisant un trou dans la glace et se couvrant la tête d’une étoffe noire, si l’on applique l’œil sur ce trou, on répète en grand l’expérience de la chambre claire des physiciens. Le volume des eaux du lac est à peu près constant, car le niveau varie peu. Cependant on a relevé, à des époques irrégulières, des exhaussemens et des abaissemens restés jusqu’ici sans explication. Il n’y a pas de marées périodiques ; il y a par momens des raz de marée, c’est-à-dire que le flot envahit tout à coup le rivage par un ou deux bonds, puis se retire, pour recommencer quelquefois, et c’est tout. Cet étrange phénomène. a lieu aussi dans les mers tropicales, où il est très fréquent, par exemple sur les côtes des îles Maurice et de la Réunion, dans l’Océan indien. Là, on a essayé de s’en rendre compte en imaginant des éruptions volcaniques sous-marines. Ceci nous semble, surtout pour le cas des raz de marée du Lac-Supérieur, n’être pas une explication acceptable, car personne n’a reconnu ces volcans.

Partis le matin de Calumet de très bonne heure, nous n’arrivâmes que sur le tard. Après Copper-Falls vient la rade pittoresque d’Eagle-Harbor. Sur le lac, par les temps clairs, on devine l’île Royale, dont se profile à l’horizon la silhouette indécise ; elle apparaît comme un mirage. A notre droite se dresse le mont Houghton ; il rappelle le nom de l’infortuné géologue qui, le premier, en mesura et gravit la cime. L’air est d’un calme, d’une transparence infinie, la température très douce quand on grille à l’ombre à New-York ou à Boston. Bien peu d’endroits défrichés ; le blé vient mal, le sarrasin, le seigle, l’avoine, donnent seuls quelque pauvre récolte ; la pomme de terre pousse à souhait. Les défrichemens peuvent aussi se cultiver utilement en prairies.

Nous recoupons, sous les sombres conifères, de petits ruisseaux qui gazouillent à l’ombre et courent sur les galets et la roche polie, où pend un flocon de mousse verte. Une personne charitable a laissé en cet endroit un seau et un vase de fer-blanc ; chacun peut se désaltérer à l’aise : notre cheval s’abreuve avec délices. Il connaît bien le lieu, il aurait refusé d’aller plus avant, si l’on ne se fût pas arrêté. La forêt est silencieuse, et l’on n’y entend chanter ni le rossignol, ni la fauvette, ni même la cigale ou le grillon. Aucun papillon, aucune libellule aux ailes diaprées n’égaie de ses vives couleurs le paysage autour de nous, où d’ailleurs arrivent à peine les rayons du soleil ; le calme de la nature est complet. Un peu plus loin apparaissent des puits de mine abandonnés, des maisons d’exploitation, des villages d’ouvriers veufs d’habitans. Tout le monde est parti, et rien n’est désolant comme ces ruines, si jeunes en ce morne désert. Les portes sont ouvertes ou absentes, les vitres manquent aux fenêtres, les mauvaises herbes ont envahi le jardin. Il semble que par une de ces ouvertures une tête humaine va paraître, ou au moins quelque animal familier. Il n’en est rien, et ces tristes lieux ne racontent que la désespérance et la fuite. C’est là l’éternelle histoire dans les mines américaines. Les placers de Californie, surtout aux premiers temps de l’exploitation de l’or, ont vu se dérouler bien d’autres péripéties, et souvent présenté, du jour au lendemain, le spectacle d’un silence de mort succédant à la plus turbulente agitation.

La variété fait le charme de tout voyage. Voici, comme opposition au précédent tableau, le lac des Moustiques aux eaux bleues, Copper-Harbor avec sa double baie, dont celle de Fanny-Hoe est tout entourée d’arbres ; voici le fort Wilkins avec ses casernes et ses palissades, abandonné depuis longtemps, et les deux phares aux tours blanches, sur lesquelles viennent prendre leur relèvement les steamers et les voiliers qui entrent dans le « port du cuivre. » Là est la grande mine de Clark, où je retrouve deux Français, l’un propriétaire, l’autre directeur de cette exploitation. Bientôt un élève de l’École des mines de Paris, qui a eu l’heureuse idée de faire son voyage d’instruction au-delà des mers, vient nous rejoindre, et nous buvons ensemble à la France : trois mille cinq cents lieues nous en séparent. De la maison où nous sommes logés, nous dominons le lac, dont la vue à cette hauteur encadre admirablement le paysage. Un vieux sachem, un Chippeway converti, Baptiste, qui erre par ces parages, veut bien consentir à alimenter notre table. De chef de tribu, il s’est fait marchand de poisson, et nous vend des truites saumonées et du white fish, qu’il pèse gravement à la romaine. Les mauvaises langues disent qu’elle est à faux poids. Le capitaine de la mine, l’Irlandais O’Connor, qui prétend descendre des rois d’Irlande, nous pilote dans les travaux. Il avait, comme tous ses compatriotes, la mauvaise habitude de s’enivrer. Un jour, il a fait le serment de ne plus boire que de l’eau pendant quatorze ans, et il l’a tenu ; il vient de le renouveler pour quatre ans. Son fils, qui n’a rien juré, est toujours ivre.

La mine de Clark appartient à MM. Estivant, qui ont fait faire en France tant de progrès à la métallurgie du cuivre, et dont la belle usine de Givet dans les Ardennes est connue. On a plaisir de retrouver de tels hommes à l’étranger, et il serait bon que l’énergie et les capitaux de nos industriels vinssent plus souvent se montrer à l’œuvre au dehors : notre pays ne peut qu’y gagner. La mine de Clark est citée parmi celles qui ont été exploitées au Lac-Supérieur avec le plus de patience et d’esprit de suite. Les magnifiques installations qu’on vient d’y achever ne sauraient être passées sous silence. Les Américains, qui ont l’habitude d’aller plus vite et plus brutalement, ne songent pas toujours à assurer ainsi l’avenir. Enfin il y a je ne sais quoi d’attachant dans ce village d’ouvriers aux maisons de bois çà et là éparses, dans cette école, dans cette chapelle, perdus au fond de ces solitudes, et où l’on entend parler couramment notre langue. La plupart des bûcherons, des charpentiers et des terrassiers, occupés en grand nombre, sont Canadiens, et se montrent, comme partout, rebelles aux rudes consonnances de l’anglais.

Le minerai de cuivre est obtenu et traité à Clark comme dans les autres établissemens du lac. Tous les perfectionnemens réclamés par l’art des mines ont été ici introduits, souvent inventés. Ainsi l’on fait usage dans les galeries de perforateurs mécaniques analogues à ceux employés au tunnel du Mont-Cenis, et l’on extrait au dehors le minerai au moyen de machines à vapeur. Là on le jette sous des pilons en fer, qui le broient. La poussière minérale est amenée par un courant d’eau sur des tables dormantes, à secousses ou tournantes, sur des tamis oscillans, et finalement dans des labyrinthes où l’eau fait de très nombreux circuits avant de s’échapper. C’est ainsi en dernière analyse que le cuivre est séparé de sa gangue. Les paillettes de métal, mêlées à des particules, à des paillettes d’argent, sont recueillies. On met à part autant que possible les morceaux qui renferment de l’argent. La moyenne de rendement des minerais ne dépasse pas 3 pour 100 de cuivre, c’est-à-dire que la roche abattue, triée, pulvérisée et lavée ne donne pas plus de 3 parties de métal sur 100 de gangue. Le cuivre brut ainsi obtenu est prêt pour l’expédition. Il est encore mêlé d’un peu de matière stérile, mais l’ensemble contient au moins 80 pour 100 de cuivre métallique pur. Ce chiffre, comparé au précédent, donne le taux de l’enrichissement obtenu.

Les minerais qui n’ont pas besoin d’être enrichis sont ceux qu’on nomme le cuivre à baril et le cuivre en masse. Le premier, qui se compose de métal en morceaux plus ou moins gros, séparés à la main ou retrouvés sous les pilons, est ainsi nommé parce qu’il s’embarque directement dans des barils, le second, parce qu’il comprend les masses, les blocs les plus volumineux, lesquels, amenés à la plage, sont descendus à fond de cale par des grues. Tout ce cuivre, en poudre, en morceaux ou en masses, est fondu soit à Hancock, soit à Détroit, où les cheminées de l’usine la nuit servent comme de phares aux navires. En 1868, nous avons vu aussi traiter à Pittsburg, en Pensylvanie, les masses cuivreuses du Lac-Supérieur. Finalement le métal est raffiné et coulé dans des moules, où il prend les formes que le commerce réclame, celles de lingots, de pains ou de plaques. Il y présente cette belle couleur rouge, soyeuse, irisée à la surface, et cette malléabilité, particulière au cuivre, qui le rend apte à s’aplatir sous le marteau sans se rompre. On l’expédie surtout à New-York, le principal marché du métal aux États-Unis. La production totale des mines du Lac-Supérieur a dû atteindre 18,000 tonnes de cuivre en 1874 ; elle a toujours été en augmentant depuis que les mines sont ouvertes. Dans les premiers temps, un sourire d’incrédulité, surtout sur les places européennes, accueillit la nouvelle de la fécondité de ces mines. On ne regardait les spécimens extraits que comme une curiosité minéralogique, mais il fallut bien vite se rendre à l’évidence ; aujourd’hui ces mines viennent immédiatement pour le chiffre de la production après celles du Chili, qui fournissent la moitié de tout le cuivre consommé sur le globe.

Les ingénieurs du vieux monde ont tout à apprendre à visiter ces gisemens, uniques dans leur genre. En ce qui regarde l’exploitation et la préparation mécanique, tout y est porté à un degré de perfection qui rarement a été dépassé. Il le faut bien, puisqu’en un pays si éloigné, où tout manque, où la main-d’œuvre est des plus chères et varie de 3 à 5 dollars par jour, on travaille avec profit des mines dont la richesse moyenne en cuivre ne dépasse pas 3 pour 100. Ce titre est partout, fût-ce dans les mines d’Allemagne où l’ouvrier vit à si bon marché, la dernière limite du minimum, même en tenant compte que le cuivre est à l’état métallique. C’est ici surtout qu’il faut voir travailler les rock-breakers ou machines à concasser la roche, qui prennent entre leurs puissantes mâchoires d’acier les plus forts blocs pierreux sortis de la mine et les font éclater avec la même aisance qu’un casse-noix le fruit qu’on lui présente. Le génie américain, si fécond dans les inventions mécaniques, est ici sans cesse en éveil et a reculé les limites de l’audace. Le fameux pilon de Ball peut broyer par jour à lui seul jusqu’à 100,000 kilogrammes de minerai. On peut mesurer le progrès accompli en rappelant que la vieille flèche allemande écrase à peine 1,000 kilogrammes, le pilon anglais de la Cornouaille 2,000 kilogrammes, et le stamp californien le plus perfectionné 4,000 kilogrammes. Il est curieux de voir l’outil mastodonte du lac, soulevé directement par la vapeur comme les marteaux-pilons des grandes forges, se dresser et retomber ensuite de tout son poids sur les énormes blocs rocheux qu’il pulvérise d’un seul coup. Le bruit formidable s’entend de très loin ; le puissant engin ébranle le sol comme un tremblement de terre, et il faut toujours l’asseoir sur les fondations les plus épaisses et les plus solides pour qu’il ne démolisse point par ses percussions répétées l’édifice où il est établi.

Le moment est venu de révéler quelques faits étranges se rapportant à un cas particulier de l’exploitation des gîtes du Lac-Supérieur, qui furent jadis fouillés par une race aborigène de mineurs émigrans, différens des Indiens d’aujourd’hui. On a retrouvé des excavations recouvertes par la terre végétale et où des arbres d’un âge de plusieurs siècles, par exemple un pin vieux de quatre cents ans, avaient poussé. Dans une de ces tranchées antiques, on a signalé des restes de soutènemens informes, d’étais en bois, sous un énorme bloc métallique, que les mineurs de ces temps inconnus avaient essayé de soulever, et dont, de guerre lasse, ils avaient détaché des morceaux, sans doute avec le couteau ou la hache de silex. Sur quelques points, la roche pierreuse semblait avoir été attaquée par le feu pour être rendue plus friable. Ce procédé, dont les anciens ont fait usage en d’autres contrées, est encore employé dans quelques mines d’Allemagne. Avec les blocs de cuivre natif, les exploitans aborigènes fabriquaient des haches, des pointes de lance, des couteaux, des poinçons, qu’on a çà et là retrouvés. A Houghton, nous avons vu aux mains d’un vénérable pionnier de la presqu’île de Keweenaw une série de ces instrumens récemment déterrés près du Portage, et qui feraient envie à bien des musées, tant ils sont d’une conservation intacte, d’une forme élégante, et tant est belle la patine qui les recouvre.

Dans la plupart des anciennes excavations, on a mis à jour quantité de marteaux de pierre, ronds ou ovales, avec une rainure au milieu pour l’emmanchement. En un endroit, les mineurs avaient mis leurs marteaux en tas avec ordre, et l’on en trouva tant qu’on en chargea une charrette. Quand on dispose ainsi ses outils, c’est avec une idée de retour. Pourquoi ces ouvriers n’avaient-ils plus reparu ? Tout semble faire croire que c’étaient des émigrans partis du sud, qu’ils ne travaillaient que l’été, pendant la bonne saison, et s’en allaient l’hiver aux premiers froids. Qu’auraient-ils fait, que seraient-ils devenus, quand 3 pieds de neige couvraient le sol pendant des mois entiers ? Dans les tumulus funéraires du Missouri, de l’Illinois, de l’Ohio, on retrouve des haches, des couteaux de cuivre, provenant précisément des exploitations du Lac-Supérieur. Qui a édifié ces tumulus ? Nul ne le sait. Qui a exploité les mines du lac ? On l’ignore également ; mais c’est évidemment la même race qui apparaît ici et là, et dans les deux cas elle est différente des Indiens actuels, qui ne bâtissent pas de tumulus et n’ont jamais exploité de mines. Là-dessus, les récits des missionnaires du XVIIe siècle ne laissent pas de doutes. Aucune tradition, aucune légende sur les anciennes exploitations de cuivre chez tous les Indiens des lacs. C’est au plus si quelques-uns portent par hasard une amulette de ce métal ; ils n’osent pas même toucher à un gros bloc de cuivre natif qui apparaît sur la rive méridionale du Lac-Supérieur. Ils prétendent que c’est le Grand-Esprit, le manitou des eaux, et que le sacrilège qui voudra y porter la main mourra. Quand les missionnaires arrivèrent, il y avait d’ailleurs plusieurs siècles que les exploitations étaient abandonnées ; nous venons d’en donner la preuve. La date et les véritables auteurs de ces exploitations, voilà les données d’un problème de plus à poser dans l’ethnologie américaine, qui en a déjà tant à résoudre. Les savans des États-Unis appellent, faute de mieux, les aborigènes qui, à une époque encore inconnue, peuplèrent le centre de l’Amérique du Nord et qui, comparés aux indigènes venus après eux, semblent semi-civilisés, les mound-builders ou bâtisseurs de tumulus. Ceux-ci seraient non-seulement les mêmes qui auraient exploité les mines de cuivre du Lac-Supérieur, mais encore strié d’hiéroglyphes les granits en place de la Californie et de l’Arizona, laissé partout des débris, des amas de poteries, de silex éclatés ou taillés, d’ossemens d’animaux incinérés, de coquilles comestibles amoncelées, enfin de meules portatives en porphyre, usées par le rouleau et destinées à broyer le maïs. Qui sait si les Atlantides dont parlait Platon sur la foi des prêtres égyptiens ne seraient pas ces mêmes aborigènes ?

Une plus longue dissertation sur ces points ténébreux de l’histoire primitive américaine est ici hors de propos. Il faut revenir en arrière, non pour saluer une race mystérieuse, les premiers habitans d’un continent assurément plus ancien que l’Europe, mais pour résumer ce qui a été dit. Nous avons constaté une fois de plus que le progrès matériel existe partout aux États-Unis : autour des grands lacs, au nord-ouest comme dans l’extrême ouest et le sud de l’Union. Partout on défriche, on exploite le sol et le sous-sol, partout on plante et l’on cultive. Autour des grands lacs, c’est une nature vierge et fertile qui s’ouvre, et deux colonisations rivales, bien qu’à peu près semblables, y sont aux prises : la colonisation américaine sur la rive méridionale des lacs et tout autour du lac Michigan, la colonisation anglo-canadienne sur la rive septentrionale. Un jour, ces deux colonisations n’en feront sans doute qu’une seule, et le drapeau étoile de l’Union flottera des glaces du pôle au golfe mexicain, peut-être même jusqu’à l’isthme de Panama. En attendant, il faut bien faire une halte au milieu des agrandissemens prodigieux que les États-Unis ont eus depuis trente ans. C’est vers l’époque où ils achetaient aux Indiens chippeways la presqu’île de Keweenaw qu’ils convoitaient déjà la Californie. C’est assez d’extension pour à présent ; leurs hommes d’état les plus avides le pensent eux-mêmes. Il faut coloniser, peupler, bâtir, vivifier tout cet immense espace, et aucune localité ne parait plus propice à recevoir de nouveaux essaims de travailleurs que la presqu’île féconde de Keweenaw et les bords prospères du Lac-Supérieur. C’est à cette partie du Michigan que semble surtout s’appliquer l’heureuse devise de cet état : Si quœris peninsulam amœnam, circumspice ; — « si tu cherches une péninsule gracieuse, la voici ! »


L. SIMONIN.

  1. Un épouvantable incendie vient de détruire cette ville de fond en comble (29 avril 1815).
  2. Voyez le Geological Survey of Michigan, t. Ier, New-York 1873.
  3. Voyez Message from the président, geological report, Washington 1849, et Report on the Geology of the Lake Superior land district, by J. W. Forster and J. D. Whilney, Washington 1850 et 1851.