Les Grands Cimetières sous la lune/I/3

III

Je n’entreprendrai pas de justifier par des raisons les pages qui vont suivre et moins encore le sentiment qui me pousse à les écrire. Une fois de plus, mais cette fois plus que jamais, je parlerai mon langage, assuré qu’il ne sera entendu que de ceux qui le parlent avec moi, qui le parlaient bien avant qu’ils ne m’eussent lu, qui le parleront lorsque je ne serai plus, lorsque la fragile mémoire de moi-même et de mes livres sera depuis longtemps tombée dans l’oubli. Ceux-là seuls m’importent. Je ne dédaigne pas les autres. Bien loin de les dédaigner, je souhaiterais mieux les comprendre, car comprendre c’est déjà aimer. Ce qui sépare entre eux les êtres, ce qui les fait ennemis, n’a peut-être aucune réalité profonde. Les différences sur lesquelles travaillent à vide notre expérience et notre jugement se dissiperaient comme des songes si nous pouvions lever sur elles un regard assez libre, car la pire de nos infortunes c’est de ne pouvoir donner à autrui qu’une image de nous-mêmes aussi pauvre, où l’oreille exercée découvre les zones d’un affreux silence. J’écris ces nouveaux chapitres de la « Grand’Peur » non par plaisir, ni même par goût, mais parce que le temps est sans doute venu de l’écrire, car je ne prétends pas gouverner ma vie. Nul, hormis les saints, n’a jamais gouverné sa vie. Toute vie est sous le signe du désir et de la crainte, à moins qu’elle ne soit sous le signe de l’amour. Mais l’amour n’est-il pas à la fois crainte et désir ? Qu’importe ma vie ! Je veux seulement qu’elle reste jusqu’au bout fidèle à l’enfant que je fus. Oui, ce que j’ai d’honneur et ce peu de courage, je le tiens de l’être aujourd’hui pour moi mystérieux qui trottait sous la pluie de septembre, à travers les pâturages ruisselants d’eau, le cœur plein de la rentrée prochaine, des préaux funèbres où l’accueillerait bientôt le noir hiver, des classes puantes, des réfectoires à la grasse haleine, des interminables grand’messes à fanfares où une petite âme harassée ne saurait rien partager avec Dieu que l’ennui — de l’enfant que je fus et qui est à présent pour moi comme un aïeul. Pourquoi néanmoins aurais-je changé ? Pourquoi changerais-je ? Les heures me sont mesurées, les vacances vont toujours finir, et le porche noir qui m’attend est plus noir encore que l’autre. Pourquoi irais-je perdre mon temps avec les hommes graves, qu’on appelle ici, en Espagne : hombres dignos, honrados ? Aujourd’hui non moins qu’hier, leur frivolité me dégoûte. Seulement, j’éprouvais jadis ce dégoût sans comprendre. De plus je craignais de devenir un jour l’un d’eux. « Quand vous aurez mon âge… » disaient-ils. Hé bien, je l’ai ! Je puis les regarder en face, sûr de leur échapper désormais. Je me moque de leur sagesse, leur sagesse qui ressemble à leur visage, généralement empreinte d’une ruse austère, toujours déçue, toujours vaine. Certes, je n’espérerais pas d’être infaillible dans mes jugements, si je formulais des jugements, à l’exemple de M. Henri Massis. Je pourrais, certes, comme tant d’autres, mettre au net, ainsi qu’un vieux greffier expert, les goûts et les dégoûts, les incompréhensions, les rancunes, et tout grelottant de haine, bégayer au nom de la Raison des arrêts prétendus sans appel. Je n’essaierai pas non plus de séduire. Je ne veux pas davantage scandaliser. Je n’ai d’ailleurs rien à dire de neuf. Les malheurs que j’annonce ne seront guère différents sans doute de ceux qui déçurent déjà notre attente. Je ne vous empêche pas de leur tourner le dos. Lorsque, dans ma treizième année, je lisais pour la première fois la France juive, le livre de mon maître, — si sage et si jeune à la fois, d’une jeunesse éternelle, d’une jeunesse religieuse, la seule capable de retentir au cœur des enfants — m’a découvert l’injustice, au sens exact du mot, non pas l’Injustice abstraite des moralistes et des philosophes, mais l’injustice elle-même toute vivante, avec son regard glacé. Si j’avais soutenu seul ce regard, sans doute mon destin eût-il été celui de tant d’autres qui, à travers les siècles, sont venus se briser tour à tour sur la poitrine d’airain. J’ai compris depuis que les solitaires étaient d’avance la proie de ce Satan femelle, dont le mâle s’appelle Mensonge. Pour les autres qu’importe ? Qu’importent à la Bête aussi vieille que le temps, les faibles qu’elle avale, ainsi que la baleine fait d’un banc de jeunes saumons ? Ou l’Injustice n’est seulement que l’autre nom de la Bêtise — et je n’ose y croire — car elle n’arrête pas de tendre ses pièges, mesure ses coups, tantôt se dresse et tantôt rampe, prend tous les visages, même celui de la charité. Ou elle est ce que j’imagine, elle a quelque part dans la Création sa volonté, sa conscience, sa monstrueuse mémoire. Si vous voulez bien réfléchir, vous conviendrez qu’il n’en peut être autrement, que j’exprime en mon langage, une vérité d’expérience. Qui oserait nier que le mal ne soit organisé, un univers plus réel que celui que nous livrent nos sens, avec ses paysages sinistres, son ciel pâle, son froid soleil, ses cruels astres ? Un royaume tout à la fois spirituel et charnel, d’une densité prodigieuse, d’un poids presque infini, auprès duquel les royaumes de la terre ressemblent à des figures ou des symboles. Un royaume à quoi ne s’oppose réellement que le mystérieux royaume de Dieu, que nous nommons hélas ! sans le connaître ni même le concevoir et dont nous attendons pourtant l’avènement. Ainsi l’Injustice appartient à notre monde familier, mais elle ne lui appartient pas tout entière. La face livide dont le rictus ressemble à celui de la luxure, figée dans le hideux recueillement d’une convoitise impensable est parmi nous mais le cœur du monstre bat quelque part, hors de notre monde, avec une lenteur solennelle, et il ne sera jamais donné à aucun homme d’en pénétrer les desseins. Elle ne désire les faibles que pour provoquer sournoisement sa véritable proie. La véritable proie de l’Injustice sont précisément ceux-là qui répondent à son défi, l’affrontent, croient naïvement pouvoir aller à elle comme David à Goliath. Hélas ! elle ne jette à terre, elle n’écrase d’un coup sous son poids que les misérables qu’elle dédaigne. Contre les autres, nés pour la haïr, et qui sont seuls l’objet de sa monstrueuse convoitise, elle n’est que jalousie et ruse. Elle glisse entre leurs mains, fait la morte à leurs pieds, puis se redressant les pique au talon. Dès lors ils lui appartiennent à leur insu, ils ont dans les veines ce venin glacé. Pauvres diables qui croient que le royaume de l’Injustice peut être divisé contre lui-même, opposent l’injustice à l’injustice ! Je remercie le bon Dieu qui m’a choisi des maîtres à l’âge où l’on aime encore ces maîtres. Sans eux, il me semble parfois que l’évidence de la bêtise et de la cruauté m’eussent réduit en poussière, à l’exemple de beaucoup d’autres qui ayant subi prématurément le choc de la vie, n’ont plus que l’apparence d’hommes, ressemblent à des hommes comme la pierre agglomérée ressemble à la pierre. J’ai trop passionnément aimé les maîtres de ma jeunesse pour n’être pas allé un peu au delà de leurs livres, au delà de leur pensée. Je crois avoir profondément ressenti leur destin. On n’a pas raison de l’Injustice, on ne lui fait pas plier les reins. Tous ceux qui l’ont essayé sont tombés dans une injustice plus grande, ou sont morts désespérés : Luther et Lamennais sont morts, Proudhon est mort. L’agonie de Drumont, plus résignée, n’a peut-être pas été moins amère. Celle de M. Charles Maurras risque d’être plus difficile encore, si la Providence ne ménage au vieil écrivain, entre la vieillesse et la mort, une zone de sérénité, impénétrable aux imbéciles. Je sais cela. Si vous le savez aussi, je ne vous blâmerai pas de tourner le dos à des malheurs que vous estimez inévitables. Je voudrais cependant vous persuader de leur faire face un moment, non pour en retarder le cours, peut-être irrésistible, mais pour les voir, les voir au moins une fois, tels quels, les voir de vos yeux. Ils ne sont pas du tout ce que vous pensez. Ils ne répondent pas à l’idée que vous vous en faites. Ils sont à votre mesure, quoi que vous pensiez. Ils sont à la mesure de votre peur. Ils sont probablement cette peur même, je ne crois pas parler à la légère, je viens de voir un malheureux pays tout entier livré à cette espèce de démon. Vous auriez d’ailleurs parfaitement tort de vous représenter ce démon sous les espèces d’un diablotin blafard, vidé par la colique. C’est que votre imagination prend les premiers symptômes du mal pour le mal lui-même. La peur, la vraie peur, est un délire furieux. De toutes les folies dont nous sommes capables, elle est assurément la plus cruelle. Rien n’égale son élan, rien ne peut soutenir son choc. La colère qui lui ressemble n’est qu’un état passager, une brusque dissipation des forces de l’âme. De plus, elle est aveugle. La peur, au contraire, pourvu que vous en surmontiez la première angoisse forme, avec la haine, un des composés psychologiques les plus stables qui soient. Je me demande même si la haine et la peur, espèces si proches l’une de l’autre, ne sont pas parvenues au dernier stade de leur évolution réciproque, si elles ne se confondront pas demain dans un sentiment nouveau, encore inconnu, dont on croit surprendre parfois quelque chose dans une voix, un regard. Pourquoi sourire ? L’instinct religieux demeuré intact au cœur de l’homme et la Science, qui l’exploite follement, font lentement surgir d’immenses images, dont les peuples s’emparent aussitôt avec une avidité furieuse, et qui sont parmi les plus effrayantes que le génie de l’homme ait jamais proposées à ses sens, à ses nerfs si terriblement accordés aux grandes harmoniques de l’angoisse.

Les mêmes gens qui prétendent résoudre tous les problèmes de la vie politique ou sociale grâce aux exemples tirés de l’histoire romaine me répondront sûrement que la peur est depuis longtemps connue des psychologues et qu’il n’y a plus rien à dire sur un sujet si rebattu. Je suis d’un avis différent, probablement parce que je ne me fais pas de l’humanité la même idée que ces Docteurs. Ayant défini l’homme, ils raisonnent de l’humanité comme un naturaliste raisonnerait d’une espèce animale quelconque. J’ignore d’ailleurs si ce dernier raisonnerait juste, car après tout, les espèces animales paraissent bien capables d’évoluer. Rien ne prouve que le système nerveux de l’homme, par exemple, n’ait pas subi certaines modifications profondes bien qu’encore difficilement décelables. La peur de la Mort est un sentiment universel qui doit revêtir beaucoup de formes, dont quelques-unes sont assurément hors de la portée du langage humain. Il n’y a qu’un homme qui les ait connues toutes, c’est le Christ en son agonie. Êtes-vous certains qu’il ne nous reste pas encore à connaître les plus exquises ? Mais ce n’est pas à ce point de vue que je me place. Une espèce animale, aussi longtemps que les siècles n’en ont pas modifié les caractères, naît, vit et meurt selon sa loi propre, et la part qui lui est attribuée dans l’immense drame de la Création, ne comporte qu’un seul rôle, indéfiniment répété. Notre espèce, certes, n’échappe pas à cette monotone gravitation. Elle tourne autour d’un immuable destin comme une planète autour du soleil. Mais comme la planète aussi, elle est emportée avec son soleil vers un astre invisible. Ce n’est pas par son destin qu’elle est mystérieuse, c’est par sa vocation. Ainsi les historiens ne savent pas grand’chose de sa véritable histoire. Ils sont en sa présence ainsi que le critique dramatique devant l’acteur dont il ignore absolument la vie intime. À vingt ans d’intervalle la même femme joue Rosine, et c’est bien toujours la vraie Rosine. Mais l’adolescente est devenue femme.

Je crois que ce monde finira un jour. Je crois que notre espèce approchant de sa fin, garde au fond de sa conscience de quoi déconcerter les psychologues, les moralistes et autres bêtes à encre. Il semble bien que le pressentiment de la mort commande notre vie affective. Que sera celle-ci, lorsque le pressentiment de la mort aura fait place à celui de la catastrophe qui doit engloutir l’espèce tout entière ? Évidemment l’ancien vocabulaire pourra servir. N’appelons-nous pas du même mot d’amour, le désir qui rapproche les mains tremblantes de deux jeunes amants, et ce gouffre noir où Phèdre tombe, les bras en croix, avec un cri de louve ?

Au cours de ces deux dernières années, je ne me flatte pas d’avoir découvert des formes nouvelles de la haine ou de la peur. Je me flatte seulement de m’être précisément trouvé au point du monde le plus favorable à certaines observations précieuses, déjà confirmées par l’expérience. Si naïfs qu’ont toujours été les gens de droite, ou si puissant l’instinct qui les porte à choisir infailliblement les causes ou les hommes voués par avance à l’impopularité, peut-être m’accorderont-ils, aujourd’hui, que la guerre d’Espagne a perdu le caractère d’une explosion du sentiment national ou chrétien. Lorsque au printemps dernier, je tentais de les préparer à certaines déceptions, ils me riaient au nez. Il ne s’agit plus maintenant d’explosion, mais d’incendie. Et un incendie qui se prolonge plus de dix-huit mois commence à mériter le nom de sinistre, vous ne trouvez pas ? J’ai vu, j’ai vécu en Espagne la période prérévolutionnaire. Je l’ai vécue avec une poignée de jeunes phalangistes, pleins d’honneur et de courage, dont je n’approuvais pas tout le programme mais qu’animait, ainsi que leur noble chef, un violent sentiment de justice sociale. J’affirme que le mépris qu’ils professaient envers l’armée républicaine et ses états-majors, traîtres à leur roi et à leur serment, égalait leur juste méfiance envers un clergé expert en marchandages et maquignonnages électoraux effectués sous le couvert de l’Accion Popular et par personne interposée, l’incomparable Gil Roblès. Que sont devenus ces garçons ? demanderez-vous. Mon Dieu, je vais vous le dire. On n’en comptait pas cinq cents à Majorque, la veille du pronunciamento. Deux mois après, ils étaient quinze mille, grâce à un recrutement éhonté, organisé par les militaires intéressés à détruire le Parti et sa discipline. Sous la direction d’un aventurier italien, du nom de Rossi, la Falanje était devenue la police auxiliaire de l’Armée, systématiquement chargée des basses besognes, en attendant que ses chefs fussent exécutés ou emprisonnés par la dictature, et ses meilleurs éléments dépouillés de leurs uniformes, et versés dans la troupe. — Mais, comme dit Kipling, cela est une autre histoire. Où que le général de l’épiscopat espagnol mette maintenant le pied, la mâchoire d’une tête de mort se referme sur son talon, et il est obligé de secouer sa botte pour la décrocher. Bonne chance à Leurs Seigneuries !

Vous pouvez d’ailleurs penser ce que vous voudrez du général Franco. Il est absolument certain qu’il n’aurait pas trouvé vingt-cinq Espagnols pour le suivre s’il avait commis l’imprudence de laisser entendre que le pronunciamento, présenté par lui comme une simple opération de police, durerait plus de trois semaines. Napoléon III était assurément un autre Monsieur que le général épiscopal. Si néanmoins le soir du 1er décembre, il avait pu prévoir que deux ans plus tard il se trouverait encore, avec une armée d’Italiens, d’Allemands, d’Arabes pouilleux sur les hauteurs de Montmartre, en train de bombarder Notre-Dame, la part de sang royal qu’il avait dans les veines lui fût remontée à la gorge, et il aurait fait reconduire à coups de pied dans le derrière, par le futur maréchal Saint-Arnaud, l’évêque assez dégoûtant pour l’assurer par avance de ses bonnes prières — à supposer que l’épiscopat français ait jamais compté dans ses rangs un tel salaud. Imaginez que nos catholiques aient pris au sérieux, en 1936, les phrases sur l’explosion du sentiment catholique dans la catholique Espagne, nous ne serions encore qu’au début de notre Sainte Guerre. Moins riches en effectifs étrangers que nos voisins, nous devrions envisager, derrière le généralissime Moreau de la Meuse, une nouvelle guerre de Cent ans.

Qu’on ne me fasse pas l’injure de me croire plus sensible qu’un autre. J’avoue à ces dames que la vue du sang ne m’excite pas, soit d’horreur, soit de plaisir, ou même de simple curiosité, mais c’est probablement que je ne dispose pas, comme elles, de l’organe capable de transmettre à l’écorce cérébrale, ces sortes de démangeaisons. La discrète réserve physiologique qu’on vient de lire ne doit pas s’interpréter ainsi qu’un aveu de faiblesse, ou c’est une faiblesse commune à tous les individus de mon sexe. J’ai vu beaucoup mourir. Peut-être ma place était-elle marquée dans les modestes fosses de la dernière guerre, aux côtés de mes compagnons. Je n’en regarde pas moins s’ouvrir, sans aucun vertige, les immenses charniers de demain. Voilà bien longtemps que les révolutionnaires vrais ou faux, abusent de la mystique terroriste. Le terrorisme ne leur appartient nullement. Ils se vantent. À la vérité, l’histoire nous démontre que le système sert à tout le monde, et la Terreur des Rois Catholiques dans les Flandres était une sacrée terreur.

Vous jugerez sans doute, avec moi, que si j’avais été sujet aux attaques de nerfs, j’aurais, dès les premiers coups de fusil, quitté Majorque avec ma femme et mes gosses. Je revois… Je revois cet éclatant matin de dimanche. Depuis des semaines, nous attendions, sans y croire, le coup de force annoncé par Primo de Rivera. Qu’eussions-nous espéré des militaires ? L’armée espagnole, principale auteur et bénéficiaire unique de l’effroyable gabegie marocaine, rigoureusement expurgée de ses éléments réactionnaires, gouvernée par les loges maçonniques d’officiers contre lesquelles s’était déjà brisée la volonté du premier Primo, était en outre violemment anticléricale. — (Elle l’est toujours ainsi que la presque totalité de la population mâle de l’Espagne, comme le démontrera, sans doute, un proche avenir.) — Je pense encore aujourd’hui, non sans amertume, qu’avec un peu moins de souci des vies humaines, des vies espagnoles — souci traditionnel chez les Bourbons — Alphonse XIII eût épargné à son pays un atroce calvaire, ne fût-ce qu’en collant au mur le général Sanjurjo qui, contre toute attente, lui refusa l’appui de la garde civile, poignardant ainsi la Monarchie dans le dos. Rien ne m’empêchera non plus de regretter qu’une pareille mesure n’ait pas été prise alors contre l’aviateur communiste Franco, dont la propagande avait démoralisé un corps jusque-là réputé fidèle, et qui, déguisé en fasciste, commandait, hier encore, la base aérienne de Palma.

Nous n’espérions rien des militaires, et des cléricaux pas davantage. Jusqu’au dernier jour l’Accion Popular qui groupait les neuf dixièmes des anciens partis modérés, s’est montrée farouchement démocrate, passionnément parlementaire. Sa haine pour la Monarchie égalait celle qu’elle portait à la Phalange qui d’ailleurs lui refusait ses votes. On se fera une idée de sa doctrine en imaginant qu’elle eût pu être le fruit des veilles laborieuses de M. Louis Marin et de M. Marc Sangnier travaillant ensemble sous le contrôle des Révérends Pères des Études. Au moindre soupçon d’illégalité, ces messieurs disparaissaient par une trappe, d’où on les retirait trempés de larmes. Les dictatures, alors, n’en menaient pas large. M. Hitler était par eux, communément qualifié d’Antéchrist, et les bonnes sœurs du Sacré-Cœur, à Palma, faisaient prier chaque soir leurs élèves pour le Négus. Le par tous les moyens de M. Charles Maurras, formule dont trente-deux ans d’expérience ont assez prouvé le caractère inoffensif, était cité avec horreur. Le célèbre Jésuite Laburu faisait le procès des royalistes et des aristocrates devant d’immenses auditoires où les ouvriers de la C. N. T. n’étaient pas les derniers à applaudir. Vous conviendrez, entre parenthèses, que ce dernier trait n’est pas trop rassurant pour les jeunes communistes français que les garçons de la J. O. C. entraînent avec eux au sermon. Quel délai les états-majors démocrates-chrétiens ont-ils fixé en secret à ces malheureux pour se convertir, sous peine d’être exécutés d’une balle dans la tête par les pieux militaires de la prochaine Croisade ?

Je pose la question sans rire. Il n’y a pas là de quoi rire. Je voudrais tenir devant moi l’un de ces innocents Machiavels en soutane qui ont l’air de croire qu’on manœuvre un grand peuple ainsi qu’une classe de sixième et prennent, en face de la catastrophe, l’air de dignité offensée du maître d’étude chahuté par ses élèves. Oh ! je ne me mettrai pas en frais d’éloquence ! Je lui dirais simplement : — Est-il vrai qu’un grand parti démocrate, social et parlementaire groupait l’immense majorité, la presque unanimité des électeurs et des électrices catholiques d’Espagne, oui ou non ? — Sans doute. — L’Accion Catholique l’approuvait, lui fournissait ses cadres ? — Nous ne pouvons le nier. — Aucun des orateurs ou des militants de cette croisade pacifique avait-il jamais, au cours de ces dernières années, fait publiquement allusion à la douloureuse nécessité d’employer la violence, en cas d’échec électoral ? — Nous ne le croyons pas. — N’allaient-ils pas jusqu’à condamner solennellement la violence au nom de la politique, de la morale ou de la religion ? — Évidemment. — Un des théologiens qui justifient aujourd’hui la guerre civile par des arguments empruntés à saint Thomas d’Aquin eût-il été approuvé de les produire à ce moment-là, fût-ce à titre de simple hypothèse ? — Nous n’oserions pas le soutenir. — L’eussiez-vous approuvé de déclarer huit jours avant la dernière consultation électorale, qu’en cas d’échec, les dévots et les dévotes de l’Action Catholique devraient recourir à ces méthodes avec la bénédiction de l’épiscopat ? — Vous nous prenez pour des imbéciles. — Non, pas même pour des malins. Car, après tout, ne disposiez-vous pas des pouvoirs dans les années qui précédèrent ces événements regrettables ? Le président de la République était l’un des vôtres. Mêmement le président du Conseil, M. Lerroux, qui venait d’oublier dans le scandale des Jeux la modeste provision d’honneur dont il disposait encore ainsi que sa famille, avait offert à M. Gil Roblès les restes, passablement gangrenés, de l’ancien parti radical. Oh ! vous ne refusez jamais d’accueillir l’enfant prodigue, à condition qu’il fournisse lui-même le veau, c’est une justice à vous rendre ! Bref, vous étiez les maîtres, si j’ose dire. Hé quoi ! quelques semaines après qu’eût pris fin votre gouvernement tutélaire, les choses allaient déjà si mal qu’il ne restait plus d’autre ressource que la chirurgie. Vous ne trouvez pas le fait étrange ? Gouverniez-vous, ou ne gouverniez-vous pas ? — Nous temporisions. — Vous ne pouviez rien de mieux, innocents Machiavels. Après avoir prêté votre concours à la chute de la première dictature, puis de la Monarchie, vous tentiez une fois de plus le coup du ralliement, vous étiez en chaleur, en pleine chaleur démocratique, toute l’eau de ce malheureux pays, qui d’ailleurs en manque, n’aurait pas suffi à vous éteindre. Qui en doute, n’a nul besoin d’apprendre l’espagnol. Il lui suffirait de relire en français le numéro des Études par exemple, où les judicieux Jésuites de la rue Monsieur saluaient l’avènement de la nouvelle République. Vous étiez prisonniers de cette surenchère. Hélas ! votre conception de la politique a toujours été laborieusement sentimentale. Vous aimez le pouvoir, vous n’en prenez pas les risques. Voyons ! voyons ! Aviez-vous prévu la guerre civile, oui ou non ? Ne la prévoyant pas, vous étiez des imbéciles. L’ayant prévue, que n’avez-vous, selon la parole fameuse, montré votre force, afin de n’avoir pas à vous en servir ! Je répète que M. Gil Roblès était ministre de la Guerre. Si je l’avais alors questionné, nul doute qu’après avoir pris conseil du pieux cardinal Goma, il n’eût répondu, la main sur le cœur : « Pour qui me prenez-vous ? Je ne sortirai pas de la légalité. » À quoi le pieux cardinal eût ajouté sans doute : « Quand la légalité sera devenue militaire, nous bénirons la légalité militaire. »

Vous bénissez, soit. Il faudra donc choisir entre gouverner et bénir. Les démocraties ne vous portent pas bonheur. Et cependant nul d’entre vous n’ignore que le jeu naturel de la démocratie met tour à tour au pouvoir le plus fort ou le plus malin. Si vous aviez le sens de l’ironie — c’est-à-dire un peu moins d’orgueil — vous vous éclateriez de rire au nez en vous voyant présider avec des mines confites et bénissantes, un jeu aussi brutal que le poker d’as. Si brutal que votre onction n’en saurait suivre le rythme féroce. Tandis qu’avec un sourire engageant, vous marmottez les textes qui consacrent l’indiscutable légitimité du plus fort, le plus malin est déjà au pouvoir, et vous jette un regard si singulier que vous devez déguerpir au plus vite et courir à votre bibliothèque, afin de faire suer aux mêmes textes une apologie de la ruse que vous viendrez solennellement remettre entre les mains du plus fort, redevenu légitime pendant votre absence. Pourquoi diable — ah ! oui pourquoi diable ! — s’entêter à faire régulariser par le maire et le curé des collages à la nuit, ou même à l’heure ? Je crois être depuis peu l’inventeur d’une véritable constitution démocratique, propre à ménager les forces et le temps des casuistes. Grâce au développement de la machinerie, et à la semaine de six heures, les citoyens changeraient d’autocrate tous les samedis soir. Les théologiens rédigeraient leurs conclusions dans la nuit en sorte que les militaires et les fonctionnaires pourraient, au cours de la grand’messe paroissiale, jurer sur les Saints Évangiles, en toute sécurité de conscience, fidélité éternelle au souverain hebdomadaire. Reste, il est vrai, la question du drapeau. Afin d’économiser les frais, et de remplacer facilement ces emblèmes sacrés, je proposerais d’employer tout simplement le papier de riz avec lequel les Chinois font des mouchoirs.

Pour les mêmes raisons, il me semble préférable de ne pas exiger des mêmes experts une définition de la Guerre Sainte — l’Université de Paris avait déjà discuté la chose avec Jeanne d’Arc et ces docteurs, pourtant miséricordieux par état, ont tout de suite employé les grands moyens. Faute de pouvoir condamner au feu les écrits de la bergerette — qui d’ailleurs ne savait pas écrire — ils ont fini par la brûler elle-même exactement, après tout, comme les extrémistes espagnols brûlent les églises. Pitié pour les incendiaires !

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Je revois cet éclatant matin de dimanche. La mer, la douce mer palmesane, n’avait pas une ride. Le chemin qui, partant du village de Porto-Pi vient déboucher sur la route, était encore plein d’ombres bleues. Comme à l’avant-dernier chapitre du Journal d’un Curé de campagne, la haute moto rouge, tout étincelante, ronflait sous moi comme un petit avion. Je l’arrêtai deux kilomètres plus loin, devant une pompe à essence. Le rideau de fer du garage n’était relevé qu’à demi : « Vous n’allez tout de même pas en ville, ce matin ? me demanda le garagiste. — Ma foi si. Jusqu’à Sant’Eulalia, pour la messe de sept heures. — Retournez chez vous, fit-il, on se bat là-bas. » Je m’aperçus seulement alors que la route était vide. Vide aussi la rue du Quatorze-Avril. Au bas de Terreno, cette rue tourne brusquement, et l’on se trouve à l’entrée de l’interminable quai réservé aux bateaux de pêche, le long des vieux murs du rempart qui ont vu flotter les bannières sarrasines. « : Halte ! » J’entends toujours le déchirant crescendo de mes freins dans le solennel silence. Il y avait cinq ou six hommes autour de moi, ruisselants de sueur, le fusil à la main. « Pas de bêtises, leur dis-je dans mon impayable espagnol, je suis le papa d’Ifi. — Rangez-vous, monsieur, ne restez pas dans le champ de tir ! » criait de loin un lieutenant de Phalange. Ses hommes occupaient le bas-côté de la route, défilés derrière les arbres… Le champ de tir ?… Au bout, tout au bout de l’immense quai démesurément vide, à une distance qui ne m’avait jamais paru si énorme (elle ne m’a plus jamais paru telle depuis), je voyais béer comme une gueule, le porche du quartier de cavalerie. « Mon pauvre vieux, dis-je au lieutenant, vous ne tiendrez pas contre la troupe avec ce que vous avez là. » (L’armée républicaine ne m’inspirait, je l’avoue, aucune confiance. Je craignais qu’elle ne fît l’économie d’un nouveau parjure.) « Les soldats sont avec nous, » dit le lieutenant.

Si j’ai tiré quelque profit de mes expériences d’Espagne, c’est que je crois les avoir abordées sans parti pris d’aucune sorte. Bien que d’une nature peu fine, au sens que donnent à ce mot les chanoines diplomates, je ne suis pas naïf. Je n’ai jamais été tenté, par exemple, de traiter de « Loyaux » les républicains d’Espagne. Leur loyauté, à l’égal de celle de leurs adversaires, étant assurément conditionnelle. Question loyauté, comme dirait M. Céline, je puis renvoyer tous ces gens-là dos à dos. Leurs combinaisons politiques ne m’intéressent nullement. Le Monde a besoin d’honneur. C’est d’honneur que manque le Monde. Le Monde a tout ce qu’il lui faut, et il ne jouit de rien parce qu’il manque d’honneur. Le Monde a perdu l’estime de soi. Or, aucun homme sensé n’aura jamais l’idée saugrenue d’apprendre les lois de l’honneur chez Nicolas Machiavel ou Lénine. Il me paraîtrait aussi bête d’aller les demander aux Casuistes. L’honneur est un absolu. Qu’a-t-il de commun avec les docteurs du Relatif ?

Les républicains espagnols n’ont montré aucun scrupule à se servir jadis, contre la Monarchie, des généraux félons. Que ces félons les félonnent à leur tour, je ne trouve pas le fait d’un mauvais exemple. Je n’avais donc aucune objection de principe à formuler contre un coup d’État phalangiste ou requeté. Je croyais, je crois encore savoir la part légitime, la part exemplaire des révolutions fasciste, hitlérienne ou même stalinienne. Hitler, Staline ou Mussolini ont parfaitement compris que la seule dictature viendrait à bout de l’avarice des classes bourgeoises, avarice devenue d’ailleurs sans objet, car les malheureuses se cramponnent à des privilèges vidés de toute moelle nourrissante, elles risquent de crever de faim sur un os aussi substantiel qu’une bille d’ivoire. Ce n’est pas l’usage de la force qui me paraît condamnable, mais sa mystique ; la religion de la Force mise au service de l’État totalitaire, de la dictature du Salut Public, considérée, non comme un moyen, mais comme une fin.

Certes mes illusions sur l’entreprise du général Franco n’ont pas duré longtemps — quelques semaines. — Aussi longtemps qu’elles ont duré je me suis honnêtement efforcé de vaincre le dégoût que m’inspiraient certains hommes et certaines formules. S’il faut tout dire, j’ai accueilli les premiers avions italiens sans déplaisir. Lorsque, prévenu par un fidèle ami romain du danger que courait ma famille, et particulièrement mon fils, au cas d’une brusque avance des miliciens catalans débarqués à Porto Cristo, le consul d’Italie est venu m’informer courtoisement de la sollicitude de son gouvernement, je l’ai chaleureusement remercié, bien qu’il arrivât déjà trop tard, que je fusse dès lors décidé à ne demander ni recevoir aucun service. Bref, j’étais préparé à toute violence. Je sais ce que sont les violences exercées par des violents. Elles peuvent révolter qui les observe de sang-froid, elles ne soulèvent pas le cœur. Je n’ignorais pas ce dont eussent été capables les jeunes gens dont j’avais l’amitié s’ils s’étaient trouvés en face d’adversaires résolus. Ils n’ont trouvé devant eux qu’une population terrorisée. Cette population majorquine s’est toujours signalée par une grande indifférence à la politique. Au temps des carlistes et des christinos, George Sand nous apprend qu’on y accueillait avec le même flegme, les fuyards de l’un et de l’autre parti. C’est d’ailleurs à cette circonstance que le couple vagabond dut de ne pas trouver asile à Palma. Le soulèvement de la Catalogne, pourtant si proche, en 1934, n’y éveilla aucun écho. Au témoignage du chef de la Phalange, on n’aurait pas trouvé dans l’île cent communistes réellement dangereux. Où le parti les aurait-il recrutés ? C’est un pays de petits maraîchers, un pays d’olives, d’amandes et d’oranges, sans industrie, sans usines. Mon fils a pu toute une année courir les réunions de propagande sans que lui ou ses camarades échangeassent avec leurs adversaires rien de plus grave que des coups de poing. J’affirme, j’affirme sur l’honneur qu’au cours des mois qui précédèrent la guerre sainte, il ne s’est commis dans l’île aucun attentat contre les personnes et contre les biens. « On tuait en Espagne, » direz-vous. Cent trente-cinq assassinats politiques du mois de mars au mois de juillet 1936. Soit. La terreur de droite a donc pu y garder le caractère d’une revanche, même féroce, même aveugle, même étendue aux innocents, des criminels et de leurs complices. En l’absence d’actes criminels, il n’a pu s’agir, à Majorque, que d’une épuration préventive, une systématique extermination des suspects. La plupart des condamnations légales portées par les tribunaux militaires majorquins — je parlerai ailleurs des exécutions sommaires bien plus nombreuses — n’ont sanctionné que le crime de desafeccion al movimiento salvador désaffection au Mouvement Sauveur, — se traduisant par des paroles ou même par des gestes. Une famille de quatre personnes, d’excellente bourgeoisie, le père, la mère et les deux fils, âgés respectivement de seize ans et de dix-neuf ans, a été condamnée à mort sur la foi d’un certain nombre de témoins qui affirmaient les avoir vus applaudir, dans leur jardin, au passage d’avions catalans. L’intervention du consul américain sauva d’ailleurs la vie à la femme, originaire de Porto-Rico. Vous me direz peut-être que les dossiers de Fouquier-Tinville présentent maint exemple d’une telle conception de la justice révolutionnaire. C’est précisément pourquoi le nom de Fouquier-Tinville reste un des plus hideux de l’histoire.

Il est possible que cette dernière remarque chagrine un grand nombre de braves gens qui ne se découvrent dans la glace aucune ressemblance avec Fouquier-Tinville. Je leur conseille de se méfier. On ne se méfie jamais assez de soi-même. Vingt jours de noce innocente à Montmartre ne suffisent-ils pas à ressusciter parfois, dans tel respectable quinquagénaire vivant paisiblement de ses rentes à Quimper où à Landernau, l’adolescent vicieux auquel il ne pensait plus depuis tant d’années, qu’il croyait mort ? Quoi ! vous jugez vraisemblable l’humanité bourgeoise des romans de M. François Mauriac et vous doutez que l’odeur du sang puisse monter un jour à la tête de ces gens-là ? J’ai vu pourtant des choses étranges. Une fille de trente-cinq ans, appartenant à l’espèce inoffensive qu’on appelle là-bas beata, vivant paisiblement dans sa famille après un noviciat interrompu, consacrant aux pauvres le temps qu’elle ne passe pas à l’église, témoigne brusquement d’une terreur nerveuse incompréhensible, parle de représailles possibles, refuse de sortir seule. Une amie très chère, que je ne puis nommer, la prend en compassion et, dans le dessein de la rassurer, l’accueille chez elle. Quelque temps après, la dévote décide de retrouver sa famille. Le matin du jour fixé pour le départ, sa charitable hôtesse l’interroge affectueusement. « Voyons, mon enfant, que pouvez-vous craindre ? Vous êtes une véritable petite brebis du Bon Dieu, qui serait assez bête pour vouloir la mort d’une personne aussi parfaitement inoffensive que vous ? — Inoffensive ? Votre Grâce ne sait pas. Votre Grâce me croit incapable de rendre service à la Religion. Tout le monde pense comme Votre Grâce, on ne se méfie pas de moi. Hé bien, Votre Grâce peut s’informer. J’ai fait fusiller huit hommes, madame… » Oui, certes, il m’a été donné de voir des choses curieuses, étranges. Je connais à Palma, un garçon de bonne race, le plus simplement affable, le plus cordial, jadis aimé de tous. Sa petite main d’aristocrate, gentiment potelée, tient dans sa paume le secret de la mort de cent hommes peut-être… Une visiteuse entre un jour dans le salon de ce gentilhomme, aperçoit sur la table une rose magnifique.

— Vous admirez cette rose, chère amie ?

— Sans doute.

— Vous l’admireriez encore plus si vous saviez d’où elle vient.

— Comment voulez-vous que je le sache ?

— Je l’ai prise dans la cellule de Mme M… que nous avons exécutée ce matin.

Oh ! bien sûr, M. Paul Claudel, par exemple, jugera que ces vérités ne sont pas bonnes à dire, qu’elles risquent de faire du tort aux honnêtes gens. Je crois que le suprême service que je puisse rendre à ces derniers serait précisément de les mettre en garde contre les imbéciles ou les canailles qui exploitent aujourd’hui, avec cynisme, leur grande peur, la Grande Peur des Bien Pensants. Des petits misérables que nous voyons pousser comme des champignons sur le désespoir des classes dirigeantes démissionnaires, et dont l’abjecte et ridicule affaire du C. S. A. R. vient de dénoncer la grandissante moisissure, chuchotent entre eux le mot d’ordre du prochain charnier : « Zut pour les scrupules. Sauvons nos peaux ! » Les classes dirigeantes ont déjà commis beaucoup d’injustices. J’aimerais qu’elles le reconnussent avant de se jeter derrière un état-major d’aventuriers, dans une bagarre où elles n’ont qu’une très petite chance de sauver leurs peaux et leurs biens, mais sont, en revanche, assurées de perdre l’honneur. Ma franchise les compromet ? Soit. Elle ne les compromettra jamais autant qu’elles se sont compromises elles-mêmes en se déclarant aveuglément solidaires d’une répression suspecte dont le moins qu’on puisse dire est que nous ignorons encore qui en sera le bénéficiaire, de l’Espagne ou de l’étranger.

Car enfin, je veux qu’elles aient raison, qu’incapables de courir la grande aventure derrière un Mussolini ou un Hitler, ne disposant d’ailleurs que de politiciens obscurs ou d’affronteurs sans cervelle elles aient décidé de se débrouiller elles-mêmes au moindre prix, de constituer une cagnotte destinée à l’achat de quelques généraux besogneux chargés de l’épuration de mon pays, probablement déjà trop riche en hommes ; la première précaution de ces Machiavels ne devrait-elle pas être de tenir leur dessin secret ? « Mais elles n’ont jamais eu ce dessein ! » — Je le pense. Alors elles ont parfaitement réussi à faire croire le contraire. Elles ont même dépensé beaucoup d’argent pour ça. J’imagine très bien le dialogue entre quelque solennel imbécile représentant les classes dirigeantes démissionnaires et les directeurs de journaux de droite qu’il a rassemblés dans son bureau : « Messieurs, on nous méconnaît ! La presse de gauche mène contre nous une campagne de calomnies. Alors que nous nous sommes toujours affirmés partisans de l’union des classes dans le respect indéfectible de la Loi, on nous dit prêts à défendre nos modestes privilèges par la violence. Élevés dans la religion du suffrage universel, les gens de Moscou nous accusent de pactiser avec la dictature. Fanatiques de la liberté de conscience, on prétend nous convaincre de réhabiliter l’Inquisition. Fidèles lecteurs d’Eugène Sue, nous entretiendrions des empoisonneurs à gages, comme les jésuites dénoncés par ce grand écrivain. Anciens combattants et patriotes, nous serions capables de rompre la fraternité sacrée des tranchées. Que dis-je, Messieurs ! Nationalistes, ou mieux encore nationaux, nationaux comme le Palais de Versailles ou la Légion d’honneur, nous pactiserions avec l’étranger, nous nous armerions à ses frais, nous accepterions de lutter à ses côtés contre nos frères ! Des misérables répandent même le bruit que nous ferions volontiers fusiller les ouvriers français par les salopards d’Abd-el-Krim ? Messieurs, il est temps de réagir. Commencez immédiatement, au nom des classes dirigeantes démissionnaires que j’ai l’honneur de représenter, une campagne retentissante en faveur du général Franco qui fait exactement ce qu’on nous accuse de vouloir faire. Une épée d’honneur à ce militaire ne serait pas de trop. Les royalistes ont promis de nous refiler celle d’Henri IV, mais ce monarque, Pacificateur des Français, risquerait de ne pas nous compromettre assez. Nous savons, d’autre part, que les polices espagnole et italienne montent une gentille petite entreprise de provocation appelée C. S. A. R. Lorsque ces polices brûleront leurs agents, ce qui naturellement ne saurait tarder, attention ! Ne faites pas la gaffe de tirer notre épingle du jeu ! Affirmez d’abord chaque matin que les cagoulards n’existent pas, personne ne doutera plus qu’ils soient des nôtres. Nos classes dirigeantes démissionnaires ne peuvent perdre une si belle occasion de battre le record de l’impopularité. J’ajoute qu’une lettre collective de l’épiscopat français en faveur du C. S. A. R., calquée sur celle des évêques espagnols ne ferait pas mal non plus. Bref, Messieurs, bon courage, allez-y carrément, et, une fois n’est pas coutume, nous ne regarderons pas au prix. »

Les droites espagnoles n’ont pas été si bêtes, c’est une justice à leur rendre. Vous me direz qu’elles n’ont pas eu le temps de la réflexion. Est-ce que vous me prenez pour un imbécile ? Des élections de mars au pronunciamento du 19 juillet, je compte trois mois et demi. Un enfant comprendrait que douze malheureuses semaines n’auraient certainement pas suffi à l’organisation d’une révolte de la garde civile et de l’armée. À moins que vous ne pensiez que le général Franco se soit contenté de prévenir ses complices par télégramme : « Me révolte demain. Que décidez-vous ? » Un télégramme en clair, bien entendu, avec réponse payée. Quant à M. Mussolini ou M. Hitler, sans doute ont-ils été simplement avisés des Canarias, par téléphone, le jour de l’assassinat de Calvo Sotelo ! Je veux bien que l’épiscopat ait été tenu jusqu’à la dernière minute dans l’ignorance de ce que préparaient tant de personnages à eux familiers, et qui semblent n’avoir pas eu décidément grande confiance dans la discrétion de Leurs Seigneuries. Pourquoi d’ailleurs se défendraient-elles d’avoir assisté par avance de leurs vœux et de leurs prières, une entreprise de guerre sainte — nuestra santa guerra ? Où serait le mal ?

Non, les droites espagnoles n’ont pas été aussi bêtes. Jusqu’à la dernière minute, elles se sont affirmées ennemies de toute violence. Convaincue de purger ses adversaires à l’huile de ricin, la Phalange passait encore le 19 juillet 1936 pour si damnable qu’un jeune phalangiste de dix-sept ans, nommé Barbara, ayant été tué presque sous mes yeux, le matin même du coup d’État, le personnage que les convenances m’obligent à nommer Son Excellence l’évêque de Majorque, après avoir longuement hésité à accorder les obsèques religieuses à ce violent — qui frappe de l’épée périra par l’épée — se contenta d’interdire à ses prêtres de se présenter à l’office en surplis. Six semaines après, allant reconduire, en motocyclette, mon fils aux avant-postes, je devais trouver le frère du mort étendu sur la route de Porte-Christo, déjà froid, sous un linceul de mouches. L’avant-veille deux cents habitants de la petite ville voisine de Manacor, jugés suspects par les Italiens, avaient été tirés de leurs lits, en pleine nuit, conduits par fournées au cimetière, abattus d’une balle dans la tête et brûlés en tas un peu plus loin. Le personnage que les convenances m’obligent à qualifier d’évêque-archevêque, avait délégué là-bas un de ses prêtres qui, les souliers dans le sang, distribuait les absolutions entre deux décharges. Je n’insiste pas plus longtemps sur les détails de cette manifestation religieuse et militaire, afin de ménager, autant que possible, la susceptibilité des héroïques contre-révolutionnaires français, évidemment frères de ceux que nous avons vus, ma femme et moi, fuir de l’île à la première menace d’une invasion hypothétique, comme des lâches. J’observe simplement que ce massacre de misérables sans défense ne tira pas un mot de blâme, ni même la plus inoffensive réserve des autorités ecclésiastiques qui se contentèrent d’organiser des processions d’actions de grâces. Vous pensez bien que la moindre allusion à l’huile de ricin eût été jugée, désormais, inopportune. On fit des obsèques solennelles au second des Barbara, et la ville ayant décidé de donner à une rue le nom des deux frères, la nouvelle plaque en fut inaugurée et bénite par le personnage que les convenances m’obligent toujours à nommer Son Excellence l’évêque-archevêque de Palma.

Il est certain que ces vérités scandaliseront un petit nombre d’âmes sincères. Mais les malheurs que j’annonce les scandaliseront cent fois plus. La Croisade dure depuis près de deux ans, je pense qu’on ne m’accusera pas d’avoir montré trop de hâte à tenter de dessiner son vrai visage, celui que j’ai vu, non un autre. Ne seraient-ce pas les apologistes qui se sont un peu pressés ? Le seul fait qu’elle se prolonge ne prouve-t-il pas qu’ils en ont méconnu le véritable caractère ? Il y a quinze mois, à entendre le pauvre tâcheron du journalisme qu’est, par exemple, M. Héricourt, les avions de Pierre Cot arrêtaient seuls l’extermination foudroyante d’une poignée de pillards d’églises, qui d’ailleurs, au premier coup de mitrailleuses, filaient comme des lapins — conejos. D’où vient que les efforts conjugués de l’Allemagne et de l’Italie n’aient pas encore obtenu ce succès décisif que le général Queipo annonçait chaque soir dans sa charla ? « C’est donc que l’Espagne était plus gangrenée que nous ne pensions. » — Soit. N’est-ce point la même Espagne qui, en 1934, donnait à votre Ceda catholique une majorité aux Cortez ? Vous reculez donc au lieu d’avancer ? — « Nous le craignons. » — Donc vos méthodes ne valent pas grand’chose. » S’il était vrai qu’une opération si sanglante n’a pas donné à ce malheureux pays un chrétien de plus, n’aurais-je pas raison de vous mettre en garde contre les écrivains italiens de langue française qui nous somment d’aller, nous aussi, en croisade, derrière des chefs qui ressemblent, comme des frères, aux initiateurs du Movimento ? Mais il ne s’agit pas d’un chrétien de plus ou de moins. Je redoute pis. Je redoute bien pis. Je redoute bien pis pour l’Église. L’épiscopat espagnol évidemment, a cru tenir le bon bout après la prise de Bilbao. S’est-il trompé oui ou non ? Si Leurs Seigneuries m’avaient interrogé à ce moment-là, je leur aurais répondu : « Méfiez-vous. Il sera toujours temps. Il sera toujours temps de vous rallier. Jadis les gens d’Église craignaient de se compromettre avec les monarchies vis-à-vis des puissantes républiques. Aujourd’hui ce sont les démocraties qui risquent de les compromettre vis-à-vis des dictatures. Les Rois n’ont pas montré, en somme, trop de rancune. Je me demande si les Démocraties seront aussi bonnes filles. Les peuples ne comprennent pas l’ironie. »

La Terreur révolutionnaire en Espagne ne pose aucun problème nouveau. Il est clair qu’en Catalogne, par exemple, le soulèvement de la police et de l’armée a laissé la place aux égorgeurs. Imaginez que le gouverneur militaire de Paris prenne la tête d’un mouvement insurrectionnel. Si M. Chautemps, pour se défendre, commettait l’imprudence d’armer les hommes de la rue, de quelles forces régulières disposerait-il, la sédition réprimée, contre ses dangereux collaborateurs ? La canaille est ce qu’elle est. Nous la connaissons depuis longtemps. — « Il s’agit de la vaincre. » — Sans nul doute. Mais vous n’êtes pas libre de la réprimer comme il vous plaît. Car vous représentez l’Ordre et l’État. Hé bien ! oui, que voulez-vous ? Ni l’Ordre ni l’État ne vous appartiennent. Ils sont le legs de ceux qui ne sont plus, le patrimoine de ceux qui ne sont pas encore. Ce n’est pas votre maison que vous habitez, c’est la maison commune, bénie par le Christ. Si vous la démolissez sous prétexte d’ensevelir sous les décombres ceux qui la pillent, où coucheront donc vos enfants ? Ces considérations vous paraîtront inspirées, je le crains, par un idéalisme insensé. Tant pis pour vous. Elles devraient être familières aux royalistes français, s’ils n’étaient devenus des intellectuels moyens, d’insupportables raisonneurs. Tant pis pour eux ! Ce respect de nos Princes à l’égard du vieux domaine des aïeux, leur timidité à le défendre contre leur peuple, ce regard du jour de l’abdication, ce regard amoureux et calculateur, ce regard du propriétaire légitime jeté au dernier moment sur tant de choses précieuses, fragiles, qu’on préfère abandonner plutôt que risquer de les voir détruire, c’est à Majorque que j’en ai tout à coup compris le sens. « Pas si bêtes, nous autres ! » penseront les petits mufles réalistes de la nouvelle génération maurrassienne.

À qui me reproche de mettre en cause les gens d’Église qui ont payé déjà de tant de sang leurs erreurs ou leurs fautes, je pourrais répondre qu’il est difficile de les mettre autrement en garde contre ces erreurs et ces fautes. Il est aisé de dire aujourd’hui que la Sainte Inquisition n’était qu’une organisation politique au service des rois d’Espagne, mais le plus effronté bien-pensant m’accordera que les contemporains ne s’en sont jamais douté. Si j’avais, au seizième siècle, soutenu cette thèse à l’illustre Université de Salamanque, par exemple, on m’eût traité d’esprit dangereux, et peut-être brûlé. Supposez que la Croisade tourne mal. Vous lirez dans une future histoire de l’Église que la lettre collective de l’Épiscopat espagnol n’a été qu’un emportement du zèle de Leurs Seigneuries, une maladresse regrettable, qui n’engage nullement les principes. Pour écrire la même chose à présent, je vais m’attirer la désapprobation de M. Paul Claudel. Hé bien quoi ! j’en ai assez de ces niaiseries. Qui sait ? Peut-être l’auteur de la future histoire de l’Église utilisera-t-il un jour ces modestes pages pour appuyer son argumentation, prouver que l’opinion catholique unanime n’était pas avec ces gens-là.

Voulez-vous que je vous dise ? La Terreur me paraît inséparable des révolutions de désordre, parce qu’entre les forces de destruction, c’est la Terreur qui va le plus loin, qui pénètre le plus avant, atteint la racine de l’âme. Quand je vous vois arroser de cet acide un membre, même gangrené, de la Chrétienté, j’ai le droit de vous dire que vous la brûlerez tout entière, vous la brûlerez jusqu’à la dernière fibre, jusqu’au germe. Oh ! je ne suis pas plus que vous au-dessus des passions ! Je les défie le moins possible, de peur qu’elles ne me mangent. Seulement je les appelle par leur nom, je les nomme. Je comprends très bien que l’esprit de Peur et l’esprit de Vengeance — mais ce dernier est-il autre chose que l’ultime manifestation de la Peur — inspirent la Contre-Révolution espagnole. Qu’un tel esprit l’ait inspirée, je ne m’en étonne nullement. Qu’il la nourrisse aussi longtemps, voilà le problème. J’écris donc, en langage clair, que la Terreur aurait depuis longtemps épuisé sa force si la complicité plus ou moins avouée, ou même consciente des prêtres et des fidèles, n’avait finalement réussi à lui donner un caractère religieux.

J’écris ces lignes, je le répète, sans le moindre souci d’éblouir ou de convaincre. Je ne me flatte nullement de donner à autrui une leçon de sagesse n’ayant pas su moi-même conduire irréprochablement ma pauvre vie. Je ne vous apporte pas un plan de réorganisation médité entre ma pipe et mon pot. Il est vrai que le spectacle de l’injustice m’accable, mais c’est probablement parce qu’il éveille en moi la conscience de la part d’injustice dont je suis capable. Autrement, je tâcherais d’attendre en paix, à l’exemple des saints, nos pères, l’avènement du Royaume de Dieu. Oui, j’accepterais l’injustice, toute l’injustice, il suffirait que j’en eusse la force. Tel que je suis, je ne saurais l’accepter que par lâcheté, quitte à décorer ma lâcheté d’un nom avantageux, celui de scepticisme, par exemple, car je ne me crois pas capable d’oser profaner le nom divin de Charité. S’il m’arrive de mettre en cause l’Église, ce n’est pas dans le ridicule dessein de contribuer à la réformer. Je ne crois pas l’Église capable de se réformer humainement, du moins dans le sens où l’entendaient Luther et Lamennais. Je ne la souhaite pas parfaite, elle est vivante. Pareille aux plus humbles, aux plus dénués de ses fils, elle va clopin-clopant de ce monde à l’autre monde ; elle commet des fautes, elle les expie, et qui veut bien détourner un moment les yeux de ses pompes, l’entend prier et sangloter avec nous dans les ténèbres. Dès lors, pourquoi la mettre en cause, dira-t-on ? Mais, parce qu’elle est toujours en cause. C’est d’elle que je tiens tout, rien ne peut m’atteindre que par elle. Le scandale qui me vient d’elle m’a blessé au vif de l’âme, à la racine même de l’espérance. Ou plutôt, il n’est d’autre scandale que celui qu’elle donne au monde. Je me défends contre ce scandale par le seul moyen dont je dispose en m’efforçant de comprendre. Vous me conseillez de tourner le dos ? Peut-être le pourrais-je, en effet, mais je ne parle pas au nom des saints, je parle au nom de braves gens qui me ressemblent comme des frères. Avez-vous la garde des pécheurs ? Hé bien ! le monde est plein de misérables que vous avez déçus. Personne ne songerait à vous jeter une telle vérité à la face, si vous consentiez à le reconnaître humblement. Ils ne vous reprochent pas vos fautes. Ce n’est pas sur vos fautes qu’ils se brisent, mais sur votre orgueil. Vous répondrez, sans doute, qu’orgueilleux ou non, vous disposez des sacrements par quoi l’on accède à la vie éternelle, et que vous ne les refusez pas à qui se trouve en état de les recevoir. Le reste ne regarde que Dieu. Que demandez-vous de plus, direz-vous ? Hélas ! nous voudrions aimer.