Les Grands Cimetières sous la lune/I/1

I

« J’ai juré de vous émouvoir, d’amitié ou de colère, qu’importe ! » C’est ainsi que je parlais jadis, au temps de la Grande Peur, il y a sept longues années. À présent je ne me soucie plus beaucoup d’émouvoir, du moins de colère. La colère des imbéciles m’a toujours rempli de tristesse, mais aujourd’hui elle m’épouvanterait plutôt. Le monde entier retentit de cette colère. Que voulez-vous ? Ils ne demandaient pas mieux que de ne rien comprendre, et même ils se mettaient à plusieurs pour ça, car la dernière chose dont l’homme soit capable est d’être bête ou méchant tout seul, condition mystérieuse réservée sans doute au damné. Ne comprenant rien ils se rassemblaient d’eux-mêmes, non pas selon leurs affinités particulières, trop faibles, mais d’après la modeste fonction qu’ils tenaient de la naissance ou du hasard et qui absorbait tout entière leur petite vie. Car les classes moyennes sont presque seules à fournir le véritable imbécile, la supérieure s’arrogeant le monopole d’un genre de sottise parfaitement inutilisable, d’une sottise de luxe, et l’inférieure ne réussissant que de grossières et parfois admirables ébauches d’animalité.

C’est une folle imprudence d’avoir déraciné les imbéciles, vérité qu’entrevoyait M. Maurice Barrès. Telle colonie d’imbéciles solidement fixée à son terroir natal, ainsi qu’un banc de moules au rocher, peut passer pour inoffensive et même fournir à l’État, à l’industrie un matériel précieux. L’imbécile est d’abord d’habitude et de parti pris. Arraché à son milieu il garde, entre ses deux valves étroitement closes, l’eau du lagon qui l’a nourri. Mais la vie moderne ne transporte pas seulement les imbéciles d’un lieu à un autre, elle les brasse avec une sorte de fureur. La gigantesque machine, tournant à pleine puissance, les engouffre par milliers, les sème à travers le monde, au gré de ses énormes caprices. Aucune autre société que la nôtre n’a fait une si prodigieuse consommation de ces malheureux. Ainsi que Napoléon les « Marie-Louise » de la campagne de France, elle les dévore alors que leur coquille est encore molle, elle ne les laisse même pas mûrir. Elle sait parfaitement qu’avec l’âge et le degré d’expérience dont il est capable, l’imbécile se fait une sagesse imbécile qui le rendrait coriace.

Je regrette de m’exprimer si naturellement par images. Je souhaiterais de tout cœur faire ces réflexions en un langage simple comme elles. Il est vrai qu’elles ne seraient pas comprises. Pour commencer d’entrevoir une vérité dont chaque jour nous apporte l’évidence, il faut un effort dont peu d’hommes sont aujourd’hui capables. Avouez donc que la simplicité vous rebute, qu’elle vous fait honte. Ce que vous appelez de ce nom est justement son contraire. Vous êtes faciles, et non simples. Les consciences faciles sont aussi les plus compliquées. Pourquoi n’en serait-il pas de même des intelligences ? Au cours des siècles, les Maîtres, les Maîtres de notre espèce, nos Maîtres ont défriché les grandes avenues de l’esprit qui vont d’une certitude à une autre, les routes royales. Que vous importent les routes royales si la démarche de votre pensée est oblique ? Parfois le hasard vous fait tomber dedans, vous ne les reconnaissez plus. Ainsi notre cœur se serrait d’angoisse lorsqu’une nuit, sortant du labyrinthe des tranchées, nous sentions tout à coup, sous nos semelles, le sol encore ferme d’un des chemins de jadis, à peine visible sous la moisissure d’herbes, le chemin plein de silence, le chemin mort qui avait autrefois retenti du pas des hommes.

C’est vrai que la colère des imbéciles remplit le monde. Vous pouvez rire si vous voulez, elle n’épargnera rien, ni personne, elle est incapable de pardon. Évidemment les doctrinaires de droite ou de gauche, dont c’est le métier, continueront de classer les imbéciles, en dénombreront les espèces et les genres, définiront chaque groupe selon les passions, les intérêts des individus qui le composent, leur idéologie particulière. Pour de tels gens cela n’est qu’un jeu. Mais ces classifications répondent si peu à la réalité que l’usage en réduit impitoyablement le nombre. Il est clair que la multiplication des partis flatte d’abord la vanité des imbéciles. Elle leur donne l’illusion de choisir. N’importe quel commis de magasin vous dira que le public appâté par les étalages d’une exposition saisonnière, une fois rassasié de marchandages et après avoir mis le personnel sur les dents, défile au même comptoir. Nous avons vu naître et mourir un grand nombre de partis, car chaque journal d’opinion ne dispose guère d’un autre moyen pour retenir sa clientèle. Néanmoins la méfiance naturelle aux imbéciles rend précaire cette méthode d’émiettement, le troupeau inquiet se reforme sans cesse. Dès que les circonstances, et notamment les nécessités électorales, semblent imposer un système d’alliances, les malheureux oublient instantanément les distinctions qu’ils n’avaient d’ailleurs jamais fait qu’à grand’peine. Ils se divisent d’eux-mêmes en deux groupes, la difficile opération mentale qu’on leur propose étant ainsi réduite à l’extrême, puisqu’il ne s’agit plus que de penser contre l’adversaire, ce qui permet d’utiliser son programme marqué simplement du signe de la négation. C’est pourquoi nous les avons vus n’accepter qu’à regret des désignations aussi complexes que celles, par exemple, de royalistes ou de républicains. Clérical ou anticlérical plaît mieux, les deux mots ne signifient rien d’autre que « pour » ou « contre » les curés. Il convient d’ajouter que le préfixe « anti » n’appartient en propre à personne, car si l’homme de gauche est anticlérical, l’homme de droite est antimaçon, antidreyfusard.

Les entrepreneurs de presse qui ont employé ces slogans jusqu’à leur totale usure voudront sans doute me faire dire que je ne distingue pas entre les idéologies, qu’elles m’inspirent un égal dégoût. Hélas ! je sais pourtant mieux que personne ce qu’un garçon de vingt ans peut donner de lui, de la substance de son âme, à ces grossières créations de l’esprit partisan qui ressemblent à une véritable opinion comme certaines poches marines à un animal — une ventouse pour sucer, une autre pour évacuer — la bouche et l’anus — qui même chez certains polypes, ne font qu’un. Mais à qui la jeunesse ne prodigue-t-elle pas son âme ! Elle la jette parfois à pleines mains, dans les bordels. Comme chatoyantes, vêtues d’azur et d’or, peintes avec plus de soin que les enluminures de missel, les premières amours s’abattent autour des charniers.

Que voulez-vous ? Je ne crois même pas au relatif bienfait des coalitions d’ignorance et de parti pris. L’indispensable condition à remplir pour entrer réellement dans l’action est de se connaître soi-même, d’avoir pris la juste mesure de soi. Et tous ces gens-là ne se rassemblent que pour mettre en commun les quelques raisons qu’ils possèdent de se juger meilleurs que les autres. Dès lors, qu’importe la cause qu’ils prétendent servir ? Dieu sait, par exemple, ce que coûte au reste du monde le maigre cheptel bigot entretenu à grands frais par une littérature spéciale, répandue à des millions d’exemplaires sur toute la surface du globe, et dont on voudra bien reconnaître qu’elle est faite pour décourager les incroyants de bonne volonté. Je ne veux aucun mal aux bigots, je voudrais simplement que vous ne me rebattiez pas les oreilles de leur prétendue naïveté. Le premier prêtre venu, s’il est sincère, vous dira que nulle espèce n’est plus éloignée que la leur de l’esprit d’enfance, de sa clairvoyance surnaturelle, de sa générosité. Ce sont des combinards de la dévotion, et les gras chanoines littéraires qui entonnent à ces larves le miel butiné sur les bouquets spirituels ne sont pas non plus des ingénus.

La colère des imbéciles remplit le monde. Il est tout de même facile de comprendre que la Providence qui les fit naturellement sédentaires, avait ses raisons pour cela. Or vos trains rapides, vos automobiles, vos avions les transportent avec la rapidité de l’éclair. Chaque petite ville de France avait ses deux ou trois clans d’imbéciles dont les célèbres « Riz et Pruneaux » de Tartarin sur les Alpes nous fournissent un parfait exemple. Votre profonde erreur est de croire que la bêtise est inoffensive, qu’il est au moins des formes inoffensives de la bêtise. La bêtise n’a pas plus de force vive qu’une caronade de 36, mais une fois en mouvement, elle défonce tout. Quoi ! nul de vous pourtant n’ignore de quoi est capable la haine patiente et vigilante des médiocres, et vous en semez la graine aux quatre vents ! Car si les mécaniques vous permettent d’échanger vos imbéciles non seulement de ville en ville, de province en province, mais de nation à nation, ou même de continent à continent, les démocraties empruntent encore à ces malheureux la matière de leurs prétendues opinions publiques. Ainsi par les soins d’une Presse immense, travaillant jour et nuit sur quelques thèmes sommaires, la rivalité des « Pruneaux et des Riz » prend une sorte de caractère universel dont M. Alphonse Daudet ne s’était certainement pas avisé.

Mais qui lit aujourd’hui Tartarin sur les Alpes ? Mieux vaut rappeler que le gentil poète provençal qu’éleva tant de fois au-dessus de lui-même la consommation de la douleur, le génie de la sympathie, rassemble au fond d’un hôtel de montagne une douzaine d’imbéciles. Le glacier est là tout proche, suspendu dans l’immense azur. Personne n’y songe. Après quelques jours de fausse cordialité, de méfiance et d’ennui, les pauvres diables trouvent le moyen de satisfaire à la fois leur instinct grégaire et la sourde rancune qui les travaille. Le parti des Constipés exige, au dessert, les pruneaux. Celui des Dévoyants tient naturellement pour le riz. Dès lors, les querelles particulières s’apaisent, l’accord se fait entre les membres de chacun des groupes rivaux. On peut très bien imaginer, dans la coulisse, l’amateur ingénieux et pervers, sans doute marchand de riz ou de pruneaux, suggérant à ces misérables une mystique appropriée à l’état de leurs intestins. Mais le personnage est inutile. La bêtise n’invente rien, elle fait admirablement servir à ses fins, à ses fins de bêtise, tout ce que le hasard lui apporte, Et par un phénomène hélas ! beaucoup plus mystérieux encore, vous la verrez se mettre d’elle-même à la mesure des hommes, des circonstances ou des doctrines, qui provoquent sa monstrueuse faculté d’abêtissement. Napoléon se vantait à Sainte-Hélène d’avoir tiré parti des imbéciles. Ce sont les imbéciles qui finalement ont tiré parti de Napoléon. Non pas seulement, comme vous pourriez le croire, parce qu’ils sont devenus bonapartistes. Car la religion du Grand Homme, accordée peu à peu au goût des démocraties, a fait ce patriotisme niais qui agit encore si puissamment sur leurs glandes, patriotisme que n’ont jamais connu les aïeux, et dont la cordiale insolence, à fonds de haine, de doute et d’envie, s’exprime, bien qu’avec une inégale fortune, dans les chansons de Déroulède et dans les poèmes de guerre de M. Paul Claudel.

Ça vous embête de m’écouter parler si longtemps des imbéciles ? Eh bien ! il m’en coûte, à moi, d’en parler. Mais il faut d’abord que je vous persuade d’une chose : c’est que vous n’aurez pas raison des imbéciles par le fer ou par le feu. Car je répète qu’ils n’ont inventé ni le fer, ni le feu, ni les gaz, mais ils utilisent parfaitement tout ce qui les dispense du seul effort dont ils sont réellement incapables, celui de penser par eux-mêmes. Ils aimeront mieux tuer que penser, voilà le malheur ! Et justement vous les fournissez de mécaniques ! La mécanique est faite pour eux. En attendant la machine à penser qu’ils attendent, qu’ils exigent, qui va venir, ils se contenteront très bien de la machine à tuer, elle leur va même comme un gant. Nous avons industrialisé la guerre pour la mettre à leur portée. Elle est à leur portée, en effet.

Sinon je vous mets au défi de m’expliquer comment, par quel miracle, il est devenu si facile de faire avec n’importe quel boutiquier, clerc d’agent de change, avocat ou curé, un soldat ? Ici comme en Allemagne, en Angleterre comme au Japon. C’est très simple : vous tendez votre tablier, et il tombe un héros dedans. Je ne blasphèmerai pas les morts. Mais le monde a connu un temps où la vocation militaire était la plus honorée après celle du prêtre, qui ne lui cédait qu’à peine en dignité. C’est tout de même étrange que votre civilisation capitaliste, qui ne passe pas pour encourager l’esprit de sacrifice, dispose, en pleine primauté de l’économique, d’autant d’hommes de guerre que ses usines peuvent fournir d’uniformes…

Des hommes de guerre comme on n’en a sûrement jamais vus. Vous les prenez au bureau, à l’atelier, bien tranquilles. Vous leur donnez un billet pour l’Enfer avec le timbre du bureau de recrutement, et des godillots neufs, généralement perméables. Le dernier encouragement, le suprême salut de la patrie, leur vient sous les espèces du hargneux coup d’œil de l’adjudant rengagé affecté au magasin d’habillement et qui les traite de cons. Là-dessus ils se hâtent vers la gare un peu saouls, mais anxieux à l’idée de manquer le train pour l’Enfer, exactement comme s’ils allaient dîner en famille, un dimanche, à Bois-Colombes ou à Viroflay. Ils descendront cette fois à la station Enfer, voilà tout. Un an, deux ans, quatre ans, le temps qu’il faudra, jusqu’à l’expiration du billet circulaire délivré par le gouvernement, ils parcourront ce pays sous une pluie de fonte d’acier, attentifs à ne pas manger sans permission le chocolat des vivres de réserve, ou soucieux de faucher à un copain le paquet de pansement qui leur manque. Le jour de l’attaque, avec une balle dans le ventre, ils trottent comme des perdreaux jusqu’au poste de secours, se couchent tout suants sur le brancard et se réveillent à l’hôpital d’où ils sortent un peu plus tard aussi docilement qu’ils y sont entrés, avec une bourrade paternelle de M. le Major, un bon vieux… Puis ils retournent vers l’Enfer, dans un wagon sans vitres, ruminant de gare en gare le vin aigre et le camembert ou épelant à la lueur du quinquet la feuille de route couverte de signes mystérieux et pas du tout sûrs d’être en règle. Le jour de la Victoire… Eh bien ! le jour de la victoire, ils espèrent rentrer chez eux.

À la vérité, ils n’y rentrent point pour la raison fameuse que « l’Armistice n’est pas la Paix », et qu’il faut leur laisser le temps de s’en rendre compte. Le délai d’un an a paru convenable. Huit jours eussent suffi. Huit jours eussent suffi pour prouver aux soldats de la grande guerre qu’une victoire est une chose à regarder de loin, comme la fille du colonel ou la tombe de l’Empereur, aux Invalides ; qu’un vainqueur, s’il veut vivre pénard, n’a qu’à rendre ses galons de vainqueur. Ils sont donc retournés à l’usine, au bureau, toujours bien tranquilles. Quelques-uns ont même eu la chance de trouver dans leur pantalon d’avant-guerre une douzaine de tickets de leur gargote, de la gargote de jadis, à vingt sous le repas. Mais le nouveau gargotier n’en a pas voulu.

Vous me direz que ces gens-là étaient des saints. Non, je vous assure, ce n’étaient pas des saints. C’étaient des résignés. Il y a dans tout homme une énorme capacité de résignation, l’homme est naturellement résigné. C’est d’ailleurs pourquoi il dure. Car vous pensez bien qu’autrement l’animal logicien n’aurait pu supporter d’être le jouet des choses. Voilà des millénaires que le dernier d’entre eux se serait brisé la tête contre les murs de sa caverne, en reniant son âme. Les saints ne se résignent pas, du moins au sens où l’entend le monde. S’ils souffrent en silence les injustices dont s’émeuvent les médiocres, c’est pour mieux retourner contre l’Injustice, contre son visage d’airain, toutes les forces de leur grande âme. Les colères, filles du désespoir, rampent et se tordent comme des vers. La prière est, en somme, la seule révolte qui se tienne debout.

L’homme est naturellement résigné. L’homme moderne plus que les autres en raison de l’extrême solitude où le laisse une société qui ne connaît plus guère entre les êtres que les rapports d’argent. Mais nous aurions tort de croire que cette résignation en fait un animal inoffensif. Elle concentre en lui des poisons qui le rendent disponible le moment venu pour toute espèce de violence. Le peuple des démocraties n’est qu’une foule, une foule perpétuellement tenue en haleine par l’Orateur invisible, les voix venues de tous les coins de la terre, les voix qui la prennent aux entrailles, d’autant plus puissantes sur ses nerfs qu’elles s’appliquent à parler le langage même de ses désirs, de ses haines, de ses terreurs. Il est vrai que les démocraties parlementaires, plus excitées, manquent de tempérament. Les dictatoriales, elles, ont le feu au ventre. Les démocraties impériales sont des démocraties en rut.

La colère des imbéciles remplit le monde. Dans leur colère, l’idée de rédemption les travaille, car elle fait le fond de toute espérance humaine. C’est le même instinct qui a jeté l’Europe sur l’Asie au temps des Croisades. Mais en ce temps-là l’Europe était chrétienne, les imbéciles appartenaient à la chrétienté. Or un chrétien peut être ceci ou cela, une brute, un idiot, ou un fou, il ne peut pas être tout à fait un imbécile. Je parle des chrétiens nés chrétiens, des chrétiens d’état, des chrétiens de chrétienté. Bref, des chrétiens nés en pleine terre chrétienne, et qui grandissent libres, consomment l’une après l’autre, sous le soleil ou l’averse, toutes les saisons de leur vie. Dieu me garde de les comparer à ces cornichons sans sève que les curés font pousser dans des petits pots, à l’abri des courants d’air !

Pour un chrétien de chrétienté, l’Évangile n’est pas seulement une anthologie dont on lit un morceau chaque dimanche dans son livre de messe, et à laquelle il est permis de préférer le Jardin des âmes pieuses du P. Prudent, ou les Petites Fleurs dévotes du chanoine Boudin. L’Évangile informe les lois, les mœurs, les peines et jusqu’aux plaisirs, car l’humble espoir de l’homme, ainsi que le fruit des entrailles y est béni. Vous pouvez faire là-dessus les plaisanteries que vous voudrez. Je ne sais pas grand’chose d’utile, mais je sais ce que c’est que l’espérance du Royaume de Dieu, et ça n’est pas rien, parole d’honneur ! Vous ne me croyez pas ? Tant pis ! Peut-être cette espérance reviendra-t-elle visiter son peuple ? Peut-être la respirerons-nous tous, un jour, tous ensemble, un matin des jours, avec le miel de l’aube. Vous ne vous en souciez pas ? Qu’importe ! Ceux qui refuseront alors de l’accueillir dans leur cœur la reconnaîtront du moins à ce signe : les hommes qui détournent aujourd’hui les yeux sur votre passage, ou ricanent lorsque vous leur avez tourné le dos, viendront droit vers vous, avec un regard d’homme. À ce signe, je le répète, vous saurez que votre temps n’est plus.

Les imbéciles sont travaillés par l’idée de rédemption. Évidemment si vous interrogez le premier venu d’entre eux, il vous répondra qu’une telle imagination n’a jamais effleuré sa pensée, ou même qu’il ne sait pas très exactement ce que vous voulez dire. Car un imbécile ne dispose d’aucun instrument mental lui permettant de rentrer en lui-même, il n’explore que la surface de son être. Mais quoi ! parce qu’un nègre avec sa misérable houe, ne fait qu’égratigner le sol, juste assez pour qu’y pousse un peu de mil, la terre n’en est pas moins riche et capable d’une autre moisson. D’ailleurs que savez-vous d’un médiocre aussi longtemps que vous ne l’avez pas observé parmi d’autres médiocres de sa race, dans la communion de la joie, de la haine, du plaisir ou de l’horreur ? Il est vrai que chaque médiocrité paraît solidement défendue contre toute médiocrité d’une autre espèce. Mais les immenses efforts des démocraties ont fini par briser l’obstacle. Vous avez réussi ce coup prodigieux, ce coup unique : vous avez détruit la sécurité des médiocres. Elle paraissait pourtant inséparable de la médiocrité, sa substance même. Pour être médiocre, néanmoins, on n’est pas forcément un abruti. Vous avez commencé par abrutir les imbéciles. Vaguement conscients de ce qui leur manque, et de l’irrésistible courant qui les entraîne vers d’insondables destins, ils s’enfermaient dans leurs habitudes, héréditaires ou acquises, ainsi que l’Américain fameux qui franchissait les cataractes du Niagara dans un tonneau. Vous avez brisé le tonneau, et les malheureux voient filer les deux rives avec la rapidité de l’éclair.

Sans doute, un notaire de Landerneau, il y a deux siècles, ne croyait pas sa ville natale plus durable que Carthage ou Memphis, mais au train où vont les choses, il s’y sentira demain à peu près aussi en sûreté que dans un lit dressé en plein vent sur une place publique. Certes, le mythe du Progrès a bien servi les démocraties. Et il a fallu un siècle ou deux pour que l’imbécile, dressé depuis tant de générations à l’immobilité, vît dans ce mythe autre chose qu’une hypothèse excitante, un jeu de l’esprit. L’imbécile est sédentaire, mais il a toujours lu volontiers les récits d’explorateurs. Imaginez un de ces voyageurs en chambre qui s’aperçoit tout à coup que le plancher bouge. Il se jette à la fenêtre, l’ouvre, cherche la maison d’en face, reçoit en pleine figure l’écume sifflante, et découvre qu’il est parti. Le mot « départ » ne convient guère ici, d’ailleurs. Car si le regard de l’homme moderne ne peut plus se poser sur rien de fixe — cause insigne du mal de mer — le pauvre diable n’a pas l’impression d’aller quelque part. Je veux dire que ses embêtements sont toujours les mêmes, bien que multipliés en apparence, grâce à un effet de perspective. Aucune autre manière vraiment nouvelle de faire l’amour, aucune nouvelle manière de crever.

Tout cela est simple, très simple. Demain plus simple encore. Si simple qu’on ne pourra plus rien écrire d’intelligible sur le malheur des hommes dont les causes immédiates décourageront l’analyse. Les premiers symptômes d’une maladie mortelle fournissent au professeur le sujet de brillantes leçons, mais toutes les maladies mortelles présentent le même phénomène ultime, l’arrêt du cœur. Il n’y a pas grand’chose à dire là-dessus. Votre société ne mourra pas autrement. Vous discuterez encore des « pourquoi » et des « comment », et déjà les artères ne battront plus. L’image me semble juste, car la réforme des institutions vient trop tard lorsque la déception des peuples est devenue irréparable, lorsque le cœur des peuples est brisé.

Je sais qu’un tel langage a de quoi faire sourire les entrepreneurs de réalisme politique. Qu’est-ce que c’est qu’un cœur de peuple ? Où le place-t-on ? Les doctrinaires du réalisme politique ont un faible pour Machiavel. Faute de mieux, les doctrinaires du réalisme politique ont mis Machiavel à la mode. C’est bien la dernière imprudence qu’auraient dû se permettre les disciples de Machiavel. Vous voyez d’ici ce tricheur qui avant de s’asseoir à la table de jeu fait hommage à ses partenaires d’un petit traité de sa façon sur l’art de tricher, avec une dédicace flatteuse pour chacun de ces messieurs ? Machiavel n’écrivait qu’à l’adresse d’un certain nombre d’initiés. Les doctrinaires du réalisme politique parlent au public. Après eux de jeunes Français pleins d’innocence et de gentillesse, répètent leurs axiomes d’un fracassant cynisme, dont se scandalisent et s’attendrissent leurs bonnes mères. La guerre d’Espagne, après celle d’Abyssinie, vient de fournir ainsi l’occasion d’innombrables professions de foi d’immoralisme national capables de faire se retourner dans leurs tombes Jules César, Louis XI, Bismarck et Cecil Rhodes. Mais Jules César, Louis XI, Bismarck et Cecil Rhodes n’auraient nullement souhaité chaque matin l’approbation compromettante du pion réaliste suivi de sa classe. Un véritable élève de Machiavel commencerait par faire pendre ces radoteurs.

Ne touchez pas aux imbéciles ! Voilà ce que l’Ange eût pu écrire en lettres d’or au fronton du Monde moderne, si ce monde avait un ange. Pour déchaîner la colère des imbéciles, il suffit de les mettre en contradiction avec eux-mêmes et les démocraties impériales, à l’apogée de leur richesse et de leur puissance, ne pouvaient refuser de courir ce risque. Elles l’ont couru. Le mythe du Progrès était sans doute le seul en qui ces millions d’hommes pussent communier, le seul qui satisfît à la fois leur cupidité, leur moralisme sommaire et le vieil instinct de justice légué par les aïeux. Il est certain qu’un patron verrier, qui au temps de M. Guizot, et si l’on s’en rapporte à d’irrécusables statistiques, décimait systématiquement pour les besoins de son commerce, des arrondissements entiers, devait avoir comme chacun de nous, ses crises de dépression. On a beau se serrer le cou dans une cravate de satin, porter à la boutonnière une rosette large comme une soucoupe et dîner aux Tuileries, n’importe ! il y a des jours où on se sent de l’âme. Oh ! bien entendu, les arrière-petits-fils de ces gens-là sont aujourd’hui des garçons très bien, du modèle en cours, nets, sportifs, plus ou moins apparentés. Beaucoup d’entre eux se proclament royalistes et parlent des écus de l’aïeul avec le mouvement de menton vainqueur d’un descendant de Godefroy de Bouillon affirmant ses droits sur le royaume de Jérusalem. Sacrés petits farceurs ! Leur excuse est celle-ci : le sens social leur manque. De qui l’auraient-ils hérité ? Les crimes de l’or ont d’ailleurs un caractère abstrait. Ou peut-être y a-t-il une vertu dans l’or ? Les victimes de l’or encombrent l’histoire, mais leurs restes ne dégagent aucune odeur.

Il est permis de rapprocher ce fait d’une propriété bien connue des sels du métal magique, qui préviennent les effets de la pourriture. Qu’un vacher dont les méninges sont en bouillie, tue deux bergerettes après les avoir violées, la chronique retient son nom, fait de ce nom une épithète infâme, un nom maudit. Au lieu que ces « Messieurs du Commerce de Nantes », les Grands Trafiquants d’esclaves, comme les appelle avec respect M. le Sénateur de la Guadeloupe, ont pu remplir des charniers, toute cette viande noire n’exhale à travers les siècles qu’un léger parfum de verveine et de tabac d’Espagne. « Les capitaines négriers semblent avoir été des gens de noble prestance, — poursuit l’honorable sénateur. Ils portent perruque comme à la cour, l’épée au côté, les souliers à boucle d’argent, des broderies sur le costume, des chemises à jabot, des poignets de dentelles. » « Un tel négoce, — conclut le journaliste, — ne déshonorait nullement ceux qui le pratiquaient, ou ceux qui le subventionnaient. Qui donc parmi les financiers ou les bourgeois aisés n’était négrier, peu ou prou ? Les armateurs qui finançaient ces lointaines et coûteuses expéditions divisaient le capital engagé en un certain nombre de parts, et ces parts, dont l’intérêt le plus souvent était énorme, constituaient pour tous les pères de famille un placement extrêmement recherché. »

Soucieux de mériter la confiance de ces pères de famille, les capitaines négriers s’acquittaient scrupuleusement de leurs devoirs comme le prouve assez le récit suivant emprunté, parmi beaucoup d’autres témoignages de même qualité, à un intéressant ouvrage dont Candide rendait compte, le 25 juillet 1935 :

Hier, à huit heures, nous amarrâmes les nègres les plus fautifs aux quatre membres, et couchés sur le ventre dessus le pont, et nous les fîmes fouetter. En outre, nous leur fîmes des scarifications sur les fesses pour mieux leur faire ressentir leurs fautes. Après leur avoir mis leurs fesses en sang par les coups de fouet et les scarifications, nous leur mîmes de la poudre à tirer, du jus de citron, de la saumure, du piment tout pillé et brassé ensemble avec une autre drogue que le chirurgien mit et nous leur en frottâmes les fesses pour empêcher que la gangrène n’y soit mise et de plus pour que cela leur eût cuit sur leurs fesses, gouvernant toujours au plus près du vent, l’amure à bâbord.

Nous trouvons ici en passant un bon exemple de la prudente discrétion de la société d’autrefois, lorsqu’elle se trouvait dans la nécessité de proposer des cas de conscience aux imbéciles. La presse italienne se donne aujourd’hui beaucoup de mal pour justifier aux yeux de ces derniers, la destruction massive par l’ypérite, du matériel abyssin. Toute cette mystique de la force décourage les imbéciles parce qu’elle leur impose une concentration d’esprit fatigante. Bref, elle prétend les forcer à se placer au point de vue de M. Mussolini. L’attitude de ce dernier en face du public de notre pays est d’ailleurs curieuse à observer. M. Mussolini est un solide ouvrier, et il aime la gloire. Sur la foi des manuels il pense aussi que le peuple français a plus qu’un autre peuple le sens de la justice, le respect de la faiblesse et du malheur. Devant ces villages où les défenseurs ont réussi à détruire toute vie, même celle des rongeurs ou des insectes, il se retourne vers les descendants de ces Messieurs du Commerce de Nantes, venus avec leurs dames, leurs demoiselles et les garçons qui préparent Centrale. Il est d’abord un peu rouge, je suppose, puis il s’anime, il parle de la grandeur qui depuis que le monde est monde pèse de tout son poids sur les épaules des misérables, de la Puissance et de l’Empire. Les braves bourgeois se regardent entre eux, très gênés. Pourquoi M. Mussolini nous a-t-il amenés là ? Ces paysages sont encore plus tristes que le cimetière Montmartre, et mon épouse est impressionnable à cause de sa tension. Ce n’est vraiment pas le moment d’aligner des phrases à propos d’une simple affaire de nègres. Nos ancêtres ont fait eux aussi, comme ce monsieur, fortune dans les nègres, et ils ne se croyaient pas obligés, pour autant, d’élaborer une philosophie. L’affaire rapporte-t-elle vraiment, oui ou non ?

L’idée de grandeur n’a jamais rassuré la conscience des imbéciles. La grandeur est un perpétuel dépassement et les médiocres ne disposent probablement d’aucune image qui leur permette de se représenter son irrésistible élan (c’est pourquoi ils ne la conçoivent que morte et comme pétrifiée, dans l’immobilité de l’Histoire). Mais l’idée du Progrès leur apporte l’espèce de pain dont ils ont besoin. La grandeur impose de grandes servitudes. Au lieu que le progrès va de lui-même où l’entraîne la masse des expériences accumulées. Il suffit donc de ne lui opposer d’autre résistance que celle de son propre poids. C’est le genre de collaboration du chien crevé avec le fleuve qu’il descend au fil de l’eau. Lorsque après un dernier inventaire l’ancien maître verrier calculait le chiffre exact des bénéfices, il devait bien avoir tout de même une pensée pour le modeste collaborateur qui achevait de cracher ses poumons dans la cendre du foyer, entre le chat galeux qui somnole et le berceau où hurle un avorton à tête de vieillard. L’auteur de Standards rappelle le mot célèbre du patron américain au journaliste qui vient de visiter l’usine et trinque avec son hôte avant de reprendre le train. Tout à coup le journaliste se frappe le front : « À quoi diable employez-vous les vieux ouvriers ? demande-t-il. Aucun de ceux que j’ai vus ne paraît avoir dépassé la cinquantaine… » L’autre hésite un moment, vide son verre : « Prenez un cigare, dit-il, et tout en fumant, nous irons faire un tour au cimetière. »

Le maître verrier, lui aussi, devait parfois faire un tour au cimetière. Et à défaut d’y prier — car les bourgeois de ce temps-là étaient tous libres penseurs — il est très possible qu’il s’y tînt convenablement, ou même qu’il s’y recueillît. Pourquoi pas ? J’écris cela sans rire. Les gens qui ne me connaissent guère me tiennent assez souvent pour un énergumène, un pamphlétaire. Je répète une fois de plus qu’un polémiste est amusant jusqu’à la vingtième année, tolérable jusqu’à la trentième, assommant vers la cinquantaine, et obscène au delà. Les démangeaisons polémistes chez le vieillard me paraissent une des formes de l’érotisme. L’énergumène s’excite à froid, comme dit le peuple. Loin de m’exciter, je passe mon temps à essayer de comprendre, unique remède contre l’espèce de délire hystérique où finissent par tomber les malheureux qui ne peuvent faire un pas sans se prendre le pied dans une injustice soigneusement cachée sous l’herbe, ainsi qu’une chausse-trape. J’essaie de comprendre. Je crois que je m’efforce d’aimer. Il est vrai que je ne suis pas ce qu’on appelle un optimiste. L’optimisme m’est toujours apparu comme l’alibi sournois des égoïstes, soucieux de dissimuler leur chronique satisfaction d’eux-mêmes. Ils sont optimistes pour se dispenser d’avoir pitié des hommes, de leur malheur.

On imagine très bien la page qu’eût inspirée à Proudhon, par exemple, la phrase de l’Américain. Je ne crois pas cette phrase si impitoyable qu’elle en a l’air. Il y aurait d’ailleurs tant à dire de la pitié ! Les esprits délicats jugent volontiers de la profondeur de ce sentiment aux convulsions qu’il provoque chez certains apitoyés. Or ces convulsions expriment une révolte contre la douleur assez dangereuse pour le patient, car elle confondrait aisément dans la même horreur la souffrance et le souffrant. Nous avons tous connu de ces femmes nerveuses qui ne peuvent voir une bestiole blessée sans l’écraser aussitôt avec des grimaces de dégoût peu flatteuses pour l’animal qui probablement n’eût pas demandé mieux que d’aller guérir tranquille au fond de son trou. Certaines contradictions de l’histoire moderne se sont éclairées à mes yeux dès que j’ai bien voulu tenir compte d’un fait qui d’ailleurs crève les yeux : l’homme de ce temps a le cœur dur et la tripe sensible. Comme après le Déluge la terre appartiendra peut-être demain aux monstres mous.

Il est donc permis de croire que certaines natures se défendent d’instinct contre la pitié par une juste méfiance d’elles-mêmes, de la brutalité de leurs réactions. Les imbéciles ont accepté docilement, depuis des siècles, l’enseignement traditionnel de l’Église sur des questions qui, à la vérité, leur apparaissaient comme insolubles. Que la Souffrance ait, ou non, une valeur expiatoire, qu’elle puisse même être aimée, qu’importe là-dessus l’opinion d’un petit nombre d’originaux, puisque le bon sens, comme l’Église, tolère que les gens raisonnables la fuient par tous les moyens ? Certes aucun imbécile n’eût songé jadis à nier le caractère universel de la Douleur, mais la douleur universelle était discrète. Aujourd’hui elle dispose pour se faire entendre, des mêmes puissants moyens que la joie, ou la haine. Les mêmes types qui réduisaient peu à peu, systématiquement les relations de famille au point de s’en tenir à l’échange indispensable des faire-part de naissance, de mariage ou de décès, dans le but de ménager leurs minces réserves de sensibilité affective, ne peuvent plus ouvrir un journal ni tourner le bouton de leur radio sans apprendre des catastrophes. Il est clair que pour échapper à une telle obsession, il ne suffit plus à ces malheureux d’entendre une fois par semaine, à la grand’messe, d’une oreille distraite, l’homélie sur la souffrance d’un brave chanoine bien nourri, avec lequel ils découperont un peu plus tard le gigot dominical. Les imbéciles se sont donc résolument attaqués au problème de la douleur comme à celui de la pauvreté. C’est à la science qu’il appartient de vaincre la douleur, pense l’imbécile dans sa logique inflexible, et l’économiste se chargera de la misère, mais en attendant soulevons contre ces deux fléaux l’opinion publique à laquelle chacun sait que rien ne résiste sur la terre ou dans les cieux. Honorer le pauvre ? Et pourquoi pas les poux de la pauvreté ? Ces rêveries d’Orient étaient sans malice au temps de Jésus-Christ qui d’ailleurs n’a jamais été un homme d’action. Si Jésus-Christ vivait de nos jours, il devrait se faire une situation, comme tout le monde, et n’eût-il qu’à diriger une modeste usine, force lui serait bien de comprendre que la Société moderne, en exaltant la dignité de l’argent comme en notant d’infamie la pauvreté, remplit son rôle à l’égard du misérable.

L’homme est né d’abord orgueilleux et l’amour-propre toujours béant est plus affamé que le ventre. Un militaire ne se trouve-t-il pas assez payé de risques mortels par une médaille de laiton ? Chaque fois que vous portez atteinte au prestige de la richesse, vous rehaussez d’autant le pauvre à ses propres yeux. Sa pauvreté lui fait moins honte, il l’endure, et telle est sa folie qu’il finirait peut-être par l’aimer. Or la société a besoin pour sa machinerie de pauvres qui aient de l’amour-propre. L’humiliation lui en rabat un bien plus grand nombre que la faim et de meilleure espèce, de celle qui rue aux brancards, mais tire jusqu’au dernier souffle. Ils tirent comme leurs pareils meurent à la guerre, non tant par goût de mourir que pour ne pas rougir devant les copains, ou encore pour embêter l’adjudant. Si vous ne les tenez pas en haleine, talonnés par le propriétaire, l’épicier, le concierge, sous la perpétuelle menace du déshonneur attaché à la condition de clochard, de vagabond, ils ne cesseront peut-être pas de travailler, mais ils travailleront moins, ou il voudront travailler à leur manière, ils ne respecteront plus les machines. Un nageur fatigué qui sent sous lui un fond de cinq cents mètres tire sa coupe avec plus d’ardeur que s’il égratigne des orteils une plage de sable fin. Et remarquez vous-même qu’au temps où les méthodes de l’économie libérale avaient leur entière valeur éducative, leur pleine efficacité, avant la déplorable invention des syndicats, le véritable ouvrier, l’ouvrier formé par vos soins, restait si profondément convaincu d’avoir à racheter chaque jour par son travail le déshonneur de sa pauvreté, que vieux ou malade il fuyait avec une égale horreur l’hospice ou l’hôpital, moins par attachement à la liberté que par honte — honte de « ne pouvoir plus se suffire » comme il disait dans son admirable langage.

La colère des imbéciles remplit le monde. Elle est sans doute moins à craindre que leur pitié. L’attitude la plus inoffensive de l’imbécile en face de la douleur ou de la misère est celle de l’indifférence imbécile. Malheur à vous si la boîte à outils sur le dos, il dirige ses mains maladroites, ses cruelles mains vers ces charnières du monde ! Mais il a déjà fini de tâter, il vient de tirer de la boîte à outils une paire de cisailles énormes. En homme pratique, il croit volontiers que la douleur comme la pauvreté n’est qu’un vide, un manque, enfin rien. Il s’étonne qu’elles lui résistent. Le pauvre n’est donc pas simplement, par exemple, le citoyen auquel il ne manque qu’un compte en banque pour ressembler au premier venu ! Certes, il y a des pauvres de cette espèce, d’ailleurs bien moins nombreux qu’on ne l’imagine car la vie économique du monde est justement faussée par les pauvres devenus riches, qui sont de faux riches, gardent au sein de la richesse les vices de la pauvreté. Encore ces pauvres-là n’étaient sans doute pas plus de vrais pauvres qu’ils ne sont de vrais riches — une race bâtarde. Mais quel crédit voulez-vous qu’accorde à de telles subtilités le même imbécile dont la plus chère illusion est que les individus ne se distinguent entre eux, de peuple à peuple, qu’en raison du mauvais tour qu’on leur a joué de leur apprendre des langues différentes, et qui attendent la réconciliation universelle du développement des institutions démocratiques et de l’enseignement de l’espéranto ? Comment lui ferez-vous entendre qu’il y a un peuple des Pauvres, et que la tradition de ce peuple-là est la plus ancienne de toutes les traditions du monde ? Un peuple de pauvres, non moins sans doute irréductible que le peuple juif ? On peut traiter avec ce peuple, on ne le fondra pas dans la masse. Vaille que vaille il faudra lui laisser ses lois, ses usages et cette expérience si originale de la vie dont vous ne pouvez rien faire, vous autres. Une expérience qui ressemble à celle de l’enfance, à la fois naïve et compliquée, une sagesse maladroite et aussi pure que l’art des vieux imagiers.

Encore un coup, il ne s’agit pas d’enrichir les pauvres, car l’or entier de vos mines ne saurait probablement y suffire. Vous ne réussiriez d’ailleurs qu’à multiplier les faux riches. Nulle force au monde n’arrêtera l’or dans son perpétuel écoulement, ne rassemblera en un seul lac d’or les millions de ruisseaux par où s’échappe, plus insaisissable que le mercure, votre métal enchanté. Il ne s’agit pas d’enrichir le pauvre, il s’agit de l’honorer, ou plutôt de lui rendre l’honneur. Le fort ni le faible ne peuvent évidemment vivre sans honneur, mais le faible a plus besoin d’honneur qu’un autre. Cette maxime n’a d’ailleurs rien d’étrange. Il est dangereux de laisser s’avilir les faibles, la pourriture des faibles est un poison pour les forts. Jusqu’où seraient tombées les femmes — vos femmes — si d’un commun accord, au cours des siècles, disposant des moyens de vous les asservir corps et âme, vous ne vous étiez prudemment décidés à les respecter ? Vous respectez la femme ou l’enfant et il ne viendrait à l’esprit d’aucun d’entre vous de considérer leur faiblesse ainsi qu’une infirmité un peu honteuse, à peine avouable. Si les mœurs l’ont ainsi emporté sur la violence, pourquoi ne verrait-on pas céder à son tour l’ignoble prestige de l’argent ? Oui, l’honneur de l’argent serait peu de chose si vous ne lui apportiez votre sournoise complicité.

« Mais n’en a-t-il pas toujours été de même au cours des siècles ? » Dites plutôt que si les hommes d’argent ont souvent disposé des profits du pouvoir, ce pouvoir n’a jamais paru légitime à personne, il n’y a jamais eu, il n’y aura jamais une légitimité de l’Argent. Dès qu’on l’interroge il se cache, il se terre, il disparaît sous la terre. Même aujourd’hui sa situation auprès de la société qu’il contrôle, ne diffère pas beaucoup de celle du valet de ferme qui couche avec sa maîtresse, veuve et mûre. Il encaisse les bénéfices mais il appelle en public son amante « not’ dame », et il lui parle casquette à la main. On fait des triomphes aux reines de beauté, aux stars de cinéma. Vous n’imaginez pas l’un des Rockefeller accueilli à la gare du Nord par les applaudissements des mêmes personnes ardentes qui se pressent autour de M. Tino Rossi. Il est indifférent à ces dernières de donner par leurs indiscrets transports l’impression qu’elles ont envie de ce petit Corse à la voix d’ambre. Mais elles rougiraient de montrer cet empressement à M. Ford, fût-il aussi beau que M. Robert Taylor. L’argent est maître, soit. Cependant, il n’a même pas de représentant attitré, comme une simple puissance de troisième ordre, il ne figure pas dans les cortèges en grand uniforme. Vous y voyez le Juge, en rouge et peau de lapin, le Militaire chamarré comme un Suisse de cathédrale, ce Suisse lui-même, ouvrant la route au Prélat violet, le Gendarme, le Préfet, l’Académicien qui lui ressemble, les Députés en habit noir. Vous n’y voyez pas le Riche — bien qu’il fasse les frais de la fête, et qu’il ait pourtant les moyens de mettre beaucoup de plumes à son chapeau.

M. Ch. Maurras a trouvé un jour une parole ruisselante de grandeur et de dignité humaine. « Ce qui m’étonne, ce n’est pas le désordre, c’est l’ordre. » Ce qui devrait nous remplir aussi d’étonnement, c’est que même en ce monde qui lui appartient, l’argent semble toujours avoir honte de lui-même. M. Roosevelt rappelait dernièrement qu’un quart de la fortune américaine se trouve entre les mains de soixante familles, qui d’ailleurs, par le jeu des alliances se réduisent à une vingtaine. Certains de ces hommes auxquels on ne voit même pas un galon sur la manche, disposent de huit milliards. Oh ! je sais bien… Nos jeunes réalistes de droite vont rigoler : « Les deux cents familles ! Hi ! Hi ! Hi ! » Eh bien ! oui, mon gros. J’ignore s’il existe un Pays Réel, comme les docteurs qui vous ensemencent, cherchent à le faire croire. Mais il existe, à coup sûr, une fortune réelle de la France. Cette fortune réelle devrait assurer notre crédit. Or, vous savez parfaitement qu’il n’en est rien. Cinquante milliards divisés en pièces de cent sous et qui reposent au fond des bas de laine sont absolument impuissants à balancer l’influence d’un seul milliard rapidement mobilisable, et qui manœuvre les changes selon les principes de la guerre napoléonienne. « Qu’importe le nombre des régiments que l’ennemi vous oppose, pourvu que vous vous trouviez toujours le plus fort là où il est le plus faible ? » Et si les écus de cinq livres sont d’une mobilisation difficile, que dire des champs, des forêts ?

Il n’est donc pas absurde de prétendre que la richesse réelle d’une nation, si énorme qu’elle paraisse au regard du capital détenu par un petit nombre de particuliers, n’est nullement à l’abri des entreprises de ces derniers. Je crois partager sur ce point l’opinion de M. Ch. Maurras qui a étudié bien avant moi le mécanisme de la conquête juive. Pourquoi diable voudriez-vous que les ploutocrates français n’aient pas adopté les méthodes de gens auxquels ils ont marié leurs filles ? Jeunes réalistes, je sais que de telles considérations ne troublent nullement vos nuits innocentes. Que vous importent les champs, les vignes ? « Voilà le franc qui dégringole. Veine ! Le ministère va tomber. » Malheureusement le problème ne se pose pas exactement comme vous le pensez. Ce n’est pas pour le franc que j’ai peur, mes pauvres garçons, c’est pour vous. Le franc finira toujours par récupérer sa valeur, cette valeur correspondra tôt ou tard à la place que la France occupe dans le monde, au besoin que le monde a de mon pays. L’ennemi le sait bien. L’ennemi attend seulement l’heure où ses conseillers financiers cligneront de l’œil, en silence, vers les conseillers militaires. Alors… Alors le franc remontera peu à peu la pente, mes enfants, mais ce ne sera nullement par les mêmes moyens qui servent aujourd’hui à la lui faire descendre. Vous le revaloriserez avec votre sang, imbéciles.

J’avoue que la vie des agents de change deviendrait un drame eschylien si ces Messieurs croyaient échanger entre eux au comptant ou à terme, non des fafiots, mais des hommes. Il ne faut pas que la vie d’un agent de change soit un drame eschylien. Le peuple, lui, n’en a pas moins toujours vaguement pensé que le mince filet de métal précieux prenait sa source dans les cimetières, puis s’enfonçait parfois on ne sait où, pour sourdre de nouveau, un beau jour, dans d’autres cimetières, des cimetières frais. Que voulez-vous ? Le peuple réagit autrement que nous au mystère de l’Argent, la lecture des économistes n’a pas faussé son instinct. Il est naturel qu’il soit surtout sensible à la cruauté du dieu couleur de lune, qui fait supporter aux pauvres diables tout le poids de ses déceptions sentimentales. Nous savons en effet, que le Prince du Monde cache sous sa cuirasse une blessure inavouable, qu’il se ronge en son cœur étincelant de passer pour un imbécile auprès des vrais maîtres et seigneurs qu’il brûlerait de séduire. Les flatteurs qu’il invite à sa table, bien que grassement rétribués, glissent les couverts dans leurs poches, tandis que les esclaves crachent discrètement dans les plats. Avouez qu’il n’y a pas de quoi donner à ce monarque une grande estime de lui-même.

Car si l’Argent ne sollicite pas encore la reconnaissance publique de sa souveraineté, ce n’est pas tant par astuce et prudence, que par une insurmontable timidité. Ceux qui échappent à son empire connaissent sa force, à un liard près. Il ignore tout de la leur. Les Saints et les Héros savent ce qu’il pense, et il ne se fait absolument aucune idée de ce que peuvent bien penser de lui, au juste, les Saints et les Héros.

Il est certain que le seul amour de l’argent n’a jamais fait que des maniaques, des obsédés que la société connaît à peine qui geignent et pourrissent dans les régions ténébreuses, ainsi que des champignons de Paris. L’avarice n’est pas une passion, mais un vice. Le monde n’est pas au vicieux, comme se l’imaginent les chastetés torturées. Le monde est au Risque. Il y a là de quoi faire éclater de rire les Sages dont la morale est celle de l’épargne. Mais s’ils ne risquent rien eux-mêmes, ils vivent du risque des autres. Il arrive aussi, grâce à Dieu, qu’ils en meurent. Tel ingénieur obscur décide brusquement à l’ahurissement de ses proches, qu’il fabriquera désormais un oiseau mécanique, tel coureur cycliste, à l’heure du vermouth, parie de piloter une si curieuse machine et il ne faut pas plus de trente ans pour que les Épargnants reçoivent sur la tête, tombant du ciel, des bombes de mille kilos. Le Monde est au risque. Le Monde sera demain à qui risquera le plus, prendra plus fermement son risque. Si j’avais le temps, je vous mettrais volontiers en garde contre une illusion chère aux dévots. Les dévots croient volontiers qu’une humanité sans Dieu comme ils disent — sombrera dans l’excès de la débauche — pour parler toujours leur langage. — Ils attendent un nouveau Bas-Empire. On peut croire qu’ils seront déçus. La part pourrissante de l’Empire, c’était cet amas de hauts fonctionnaires pillards, bêtes cyniques à fond de jobarderie, la gueule ouverte à toutes les suppurations de l’Afrique et de l’Asie, les lèvres collées à l’égout collecteur de ces deux continents. Il en est du raffinement de ces brutes comme de la plupart des traditions de collège. Depuis des siècles, les cuistres proposent à l’admiration du jeune Français des Pétrone ou des Lucullus légendaires sortant des bains de vapeur pour se faire étriller par des éphèbes. À y bien réfléchir, si ces gens-là se lavaient tant, c’est qu’ils puaient. Le nard et les baumes ruisselaient en vain sur les plaies honteuses dont parlent Juvénal et Lucien. J’ajoute que, même sains, des malheureux assez goinfres pour s’étendre afin de mieux se remplir et qui une fois remplis, se vidaient comme des outres, leurs gros doigts bagués d’or au fond de la gorge, sans seulement prendre la peine de se mettre sur leur séant, devaient avoir à la fin du repas bien besoin de se décrasser… Il est vrai qu’ils habitaient des villas somptueuses. Certes, je n’ai jamais aimé l’homme romain ! Il m’a fallu néanmoins beaucoup d’années pour que commence à m’apparaître non point seulement sa grossièreté trop éclatante, mais une certaine niaiserie profonde. Je ne parle pas des prodigalités colossales, imbéciles, les murènes engraissées d’esclaves, les langues de rossignol, les perles dissoutes dans le Falerne et tant d’autres galéjades aussi bêtes, dont la vulgarité rebuterait jusqu’à la Canebière. Je pense à d’autres divertissements prétendus diaboliques, qui l’étaient peut-être, dont les pions blanchis ne s’entretiennent qu’à voix basse, mais qui ont l’air d’avoir été rêvés par des collégiens solitaires. Tous ces empereurs à grosse bedaine manifestaient beaucoup de bonne volonté dans le mal. Il leur manquait, pour être réellement pervers, une certaine qualité humaine. Ne se damne pas qui veut. Ne partage pas qui veut le pain et le vin de la perdition. — Que dire ? — Nul ne peut offenser Dieu cruellement qui ne porte en lui de quoi l’aimer et le servir. Or qu’ont affaire avec Dieu de tels salauds ? Suétone n’a peint, en somme, que des rois nègres. Que nous importe le vieux Tibère pataugeant dans sa baignoire et tendant à la bouche des nouveau-nés, le lambeau par quoi, jadis, il fut un homme ? Des milliers de débauchés septuagénaires, éperonnés par les furies de l’impuissance, font de tels rêves. — Mais Tibère ne les a pas seulement rêvés. — J’en conviens. Je doute même qu’il les ait rêvés. Ces étranges pratiques ont dû lui être suggérées par quelque pourvoyeuse, ou encore par quelque concubine, brûlant de se venger d’abjectes et harassantes servitudes, en se payant la tête du Maître du Monde. Après tout, ce Maître du Monde ne risquait rien, pas même la correctionnelle.

J’admire les idiots cultivés, enflés de culture, dévorés par les livres comme par des poux, et qui affirment, le petit doigt en l’air, qu’il ne se passe rien de nouveau, que tout s’est vu. Qu’en savent-ils ? L’avènement du Christ a été un fait nouveau. La déchristianisation du monde en serait un autre. Il est clair que personne n’ayant jamais observé ce second phénomène, ne peut se faire une idée de ses conséquences. Je regarde avec beaucoup plus de stupeur encore les catholiques auxquels la lecture, même distraite de l’Évangile, ne semble pas inciter à réfléchir sur le caractère chaque jour plus pathétique d’une lutte qu’annonce pourtant une parole bien surprenante, qu’on n’avait jamais entendue, qui fût d’ailleurs restée, jadis, parfaitement inintelligible : « Vous ne pouvez servir Dieu et l’Argent. » Oh ! je les connais. Si, par miracle, ma réflexion chagrine l’un d’entre eux, il courra chez son directeur qui lui répondra paisiblement, au nom d’innombrables casuistes, que ce conseil ne s’adresse qu’aux parfaits, qu’il ne saurait par conséquent troubler les propriétaires. J’en tombe volontiers d’accord. Je me permettrai donc d’écrire avec une majuscule le mot « Argent ». Vous ne pouvez servir Dieu et l’Argent. La Puissance de l’Argent s’oppose à la Puissance de Dieu.

C’est, direz-vous, une de ces vues métaphysiques dont les réalistes n’ont nul souci : Pardon. Exprimez-vous donc autrement, dans votre langage, que m’importe ! L’Antiquité a connu les Riches. Beaucoup d’hommes y ont souffert d’une injuste répartition des biens, de l’égoïsme, de la rapacité, de l’orgueil des Riches bien qu’on ne pense pas assez peut-être à ces milliers de laboureurs, pâtres, bergers, pêcheurs ou chasseurs auxquels la médiocrité des moyens de communication permettait de vivre pauvres et libres dans leurs solitudes inaccessibles. Qu’on réfléchisse à ce fait immense : les écumeurs étaient alors fonctionnaires, ils devaient humblement prendre leur tour derrière le général conquérant, faire leur profit du butin laissé par les militaires — et Dieu sait ce qu’étaient les militaires de Rome, avant que les peuples nobles d’Occident aient fourni à cette tribu de boucs constructeurs et juristes de véritables chefs de guerre, des soldats. Bref, en ces temps lointains les hommes d’argent exploitaient le monde au hasard d’expéditions fructueuses, ils ne l’organisaient pas. Qu’ont de commun entre eux, je vous le demande, les pirates plus ou moins consulaires, acharnés à remplir vivement leurs coffres, puis revenant jouir de ces biens mal acquis, finissant par crever de débauche, et tel milliardaire puritain, mélancolique et dyspeptique, capable de faire osciller d’un clin d’œil, d’une signature tracée avec un stylo de cent vingt francs, l’immense fardeau de la misère universelle ? Que dire ? Un traitant du dix-huitième siècle eût été bien incapable d’imaginer ce dernier type d’homme, il lui eût paru absurde, et il l’est en effet, il est le produit hybride, maintenant fixé, de plusieurs espèces très différentes. Vous allez répétant comme des perroquets qu’il est issu de la civilisation capitaliste. Non pas, c’est lui qui l’a faite. Évidemment, il ne s’agit point de plan concerté. C’est un phénomène d’adaptation, de défense. Le mauvais riche d’autrefois, le riche jouisseur et scandaleux, fanfaron, prodigue, ennemi de l’effort, avait presque à lui seul, reçu le choc du christianisme, son irrésistible élan. Sans doute eût-il réussi à subsister dans ce monde chrétien, il n’y eût pas prospéré. Il n’y prospérait pas.

Les hommes du moyen âge n’étaient pas assez vertueux pour dédaigner l’argent, mais ils méprisaient les hommes d’argent. Ils épargnaient un temps le juif parce que le juif draine l’or, comme un abcès de fixation draine le pus. Le moment venu, ils vidaient le juif, exactement ainsi que le chirurgien vide l’abcès. Je n’approuve pas cette méthode, je prétends simplement qu’elle n’était pas en contradiction avec la doctrine de l’Église touchant le prêt à intérêt ou l’usure. À défaut d’abolir le système, on le notait d’infamie. Autre chose est de tolérer la prostitution, autre chose de déifier les prostituées comme l’a fait maintes fois jadis la canaille méditerranéenne, chez qui la vente du bétail parfumé a toujours été l’industrie nationale. Il est clair qu’au temps où les enfants pouvaient impunément reconduire à coups de trognons de choux, jusqu’au ghetto, le plus opulent capitaliste porteur de l’insigne jaune, l’Argent manquait du prestige moral nécessaire à ses desseins.

La Chrétienté n’a pas éliminé le Riche, ni enrichi le Pauvre, car elle ne s’est jamais proposé pour but l’abolition du péché originel. Elle eût retardé indéfiniment l’asservissement du monde à l’Argent, maintenu la hiérarchie des grandeurs humaines, maintenu l’Honneur. Grâce à la même loi mystérieuse qui pourvoit d’une fourrure protectrice les races animales transplantées des régions tempérées aux régions polaires, le Riche dans un climat si défavorable à son espèce a fini par acquérir une résistance prodigieuse, une prodigieuse vitalité. Il lui a fallu transformer patiemment du dedans, avec les conditions économiques, les lois, les mœurs, la morale même. Il serait exagéré de prétendre qu’il a provoqué la révolution intellectuelle dont est sortie la science expérimentale, mais dès les premiers succès de cette dernière, il lui a prêté son appui, orienté ses recherches. Il a par exemple, sinon créé, du moins exploité cette foudroyante conquête de l’espace et du temps par la mécanique, conquête qui ne sert réellement que ses entreprises, a fait de l’ancien usurier rivé à son comptoir, le maître anonyme de l’épargne et du travail humain. Sous ces coups furieux, la Chrétienté a péri, l’Église chancelle. Que tenter contre une puissance qui contrôle le Progrès moderne, dont elle a créé le mythe, tient l’humanité sous la menace des guerres, qu’elle est seule capable de financer, de la guerre devenue comme une des formes normales de l’activité économique, soit qu’on la prépare, soit qu’on la fasse ?

De telles vues sont généralement désagréables aux gens de droite. On se demande pourquoi ? Le moindre petit commerçant regardera comme un ennemi dangereux de la société, l’innocent poivrot qui vient de boire sa paie de la semaine, et murmure : « Mort aux vaches ! » en passant près du sergent de ville, histoire de prouver qu’il est un homme libre. Mais le même patenté s’estimera solidaire de M. de Rothschild ou de M. Rockefeller, et au fond, l’imbécile en est flatté. On peut donner à ce curieux phénomène un grand nombre d’explications psychologiques. Il est certain que chez la plupart de nos contemporains la distinction du possédant et du non-possédant finit par tenir lieu de toutes les autres. Le possédant se voit lui-même comme un mouton guetté par le loup. Mais aux yeux du pauvre diable, le mouton devient un requin affamé qui s’apprête à gober une ablette. La gueule sanglante qui s’ouvre à l’horizon les mettra d’accord en les dévorant tous ensemble.

Une telle obsession morbide, née de la peur, modifie profondément les rapports sociaux. Et, par exemple, la politesse n’exprime plus un état de l’âme, une conception de la vie. Elle tend à devenir un ensemble de rites, dont le sens originel échappe, la succession, dans un certain ordre, de grimaces, hochements de tête, gloussements variés, sourires standard — réservés à une catégorie de citoyens dressés à la même gymnastique. Les chiens ont entre eux de ces façons — entre eux seulement, car vous verrez rarement cet animal flairer le derrière d’un chat ou d’un mouton. Ainsi mes contemporains ne gesticulent d’une certaine manière qu’en présence des gens de leur classe.

J’habitais, au temps de ma jeunesse, une vieille chère maison dans les arbres, un minuscule hameau du pays d’Artois, plein d’un murmure de feuillage et d’eau vive. La vieille maison ne m’appartient plus, qu’importe ! Pourvu que les propriétaires la traitent bien ! Pourvu qu’ils ne lui fassent pas de mal, qu’elle soit leur amie, non leur chose !… N’importe ! N’importe ! Chaque lundi, les gens venaient à l’aumône, comme on dit là-bas. Ils venaient parfois de loin, d’autres villages, mais je les connaissais presque tous par leur nom. C’était une clientèle très sûre. Ils s’obligeaient même entre eux : « Je suis venu aussi pour un tel, qui a ses rhumatisques. » Lorsqu’il s’en était présenté plus de cent, mon père disait : « Sapristi ! les affaires reprennent !… » Oui, oui, je sais bien, ces souvenirs n’ont aucun intérêt pour vous, pardonnez-moi. Je voulais seulement vous faire comprendre qu’on m’a élevé dans le respect des vieilles gens, possédants, ou non-possédants, des vieilles dames surtout, préjugé dont les hideuses follettes septuagénaires d’aujourd’hui n’ont pu me guérir. Eh bien ! en ce temps-là je devais parler aux vieux mendiants la casquette à la main, et ils trouvaient la chose aussi naturelle que moi, ils n’en étaient nullement émus. C’étaient des gens de l’ancienne France, c’étaient des gens qui savaient vivre, et s’ils sentaient un peu fort la pipe ou la prise, ils ne puaient pas la boutique, ils n’avaient pas ces têtes de boutiquiers, de sacristains, d’huissiers, des têtes qui ont l’air d’avoir poussé dans les caves. Ils ressemblaient beaucoup plus à Vauban, à Turenne, à des Valois, à des Bourbons, qu’à M. Philippe Henriot par exemple — ou à n’importe quel autre bourgeois bien-pensant… Je ne vous apprends rien ? Vous êtes du même avis que moi ? Tant mieux. Les jeunes gens que je croise chaque jour dans la rue seraient capables de parler spontanément à un vieil ouvrier chapeau bas ? Parfait. Je l’admets, j’admets même que le vieil ouvrier ne croira pas qu’on se paie sa figure. C’est donc que les choses vont moins mal que je ne pensais, le prestige de l’argent s’effondre. Quel bonheur ! Car votre distinction entre le peuple front national et le peuple front populaire ne valait rien. Elle ne valait rien pour une raison très simple, à la portée du plus fanatique lecteur du Jour ou de l’Humanité, à la portée même d’un concierge opulent du quartier Monceau, affilié au C. S. A. R. par dévotion à la propriété immobilière. On ne classe pas d’après leurs opinions politiques ou sociales des gens que le jeu naturel de conditions économiques absurdes met dans l’impossibilité absolue d’en choisir une. Quoi ! Les compétences ne s’accordent entre elles que pour déclarer gravement que nous tournons dans un cercle vicieux, et ceux qui au lieu d’observer la ronde de loin tournent à toute vitesse, se décideraient posément, calmement, après avoir pesé les raisons des uns et des autres, résolu les contradictions dont vous ne venez pas à bout : « Mais ces gens-là n’ont pas besoin d’opinion politique ! » — « Évidemment. Ils ne ressentiraient pas ce besoin, je suppose, en temps de prospérité. Mais les affaires de ce monde vont mal, je ne vous le fais pas dire. Et ce monde-là n’a tout de même pas été organisé par eux, pour eux, non ? Vous déplorez que la Révolution ait été jadis manquée. À qui la faute ? Que le peuple ait suivi de mauvais bergers. Où étaient les bons ? Devait-il se ranger derrière M. Cavaignac ou M. Thiers ? « Ensemble et quand vous voudrez, disait le comte de Chambord, nous reprendrons le grand mouvement de 89. » J’ai des raisons de croire que cette parole royale a été entendue d’un jeune prince français. Si elle se réalisait un jour — plaise à Dieu ! — le sol serait-il si ferme sous vos pas ? Vous me dites : « Nous allons sauver la France ! » Bon. Très bien. Le malheur est que vous n’avez pas encore réussi à vous sauver vous-mêmes, fâcheux augure ! « On compte parmi nous beaucoup d’hommes estimables. » Oui. Les gens du peuple pourront les rencontrer au cercle, au bureau, parfois à l’Église, ou aux ventes de charité. Il n’est pas facile d’organiser ces rencontres, je me demande si elles seraient d’ailleurs utiles. La main sur le cœur, on ne tire généralement pas grand profit de vos conversations. À la première cuillerée de potage, vous convenez que tout va mal, et au dessert, sauf votre respect, vous vous engueulez comme des charretiers. Il est parfaitement exact que le peuple vous connaît mal. Qu’importe ! Cette connaissance ne saurait mettre fin à ses perplexités, si l’on songe que des Français aussi divers que, par exemple, Drumont, Lyautey ou Clemenceau ont porté le même jugement, resté jusqu’ici sans appel, sur vos partis et sur vos hommes.

Je puis parler ainsi tranquillement, sans offenser personne. Je ne dois rien aux partis de droite, et ils ne me doivent rien non plus. Il est vrai que de 1908 à 1914, j’ai appartenu aux Camelots du Roi. En ces temps révolus, M. Maurras écrivait dans son style ce que je viens d’écrire — hélas ! — dans le mien. La situation de M. Maurras à l’égard des organisations bien-pensantes de l’époque — qui ne s’appelaient pas encore nationales — était précisément celle où nous voyons aujourd’hui M. le colonel de La Rocque — on ne peut pas se le rappeler sans mélancolie. Nous n’étions pas des gens de droite. Le cercle d’études sociales que nous avions fondé portait le nom de Cercle Proudhon, affichait ce patronage scandaleux. Nous formions des vœux pour le syndicalisme naissant. Nous préférions courir les chances d’une révolution ouvrière, que compromettre la monarchie avec une classe demeurée depuis un siècle parfaitement étrangère à la tradition des aïeux, au sens profond de notre histoire et dont l’égoïsme, la sottise et la cupidité avaient réussi à établir une espèce de servage plus inhumain que celui jadis aboli par nos rois. Lorsque les deux Chambres unanimes approuvaient la répression brutale des grèves par M. Clemenceau, l’idée ne nous serait pas venue de nous allier, au nom de l’ordre, avec ce vieux radical réactionnaire contre les ouvriers français. Nous comprenions très bien qu’un jeune Prince moderne traiterait plus aisément avec les chefs du prolétariat, même extrémistes, qu’avec des Sociétés anonymes et des Banques. Vous me direz que le prolétariat n’a pas de chefs mais seulement des exploiteurs et des meneurs. Le problème était justement de lui donner des chefs, assurés que nous étions par avance qu’il n’irait pas respectueusement les demander à M. Waldeck-Rousseau ou à M. Tardieu, qu’il ne les choisirait pas parmi des renégats du type de M. Hervé ou de M. Doriot. À la Santé, où nous faisions des séjours, nous partagions fraternellement nos provisions avec les terrassiers, nous chantions ensemble tour à tour : Vive Henri IV ou l’Internationale. Drumont vivait encore à ce moment-là, et il n’y a pas une ligne de ce livre qu’il ne pourrait signer de sa main, de sa noble main, si du moins je méritais cet honneur. J’ai donc le droit de rire au nez des étourdis qui m’accuseraient d’avoir changé. Ce sont eux qui ont changé. Je ne les reconnais plus. Ils peuvent d’ailleurs changer sans risques, les témoins irrécusables, sont presque tous sous la terre, et Dieu sait s’ils les font parler, les morts ! Quel bruit de volière !

Il y a une bourgeoisie de gauche et une bourgeoisie de droite. Il n’y a pas de peuple de gauche ou de peuple de droite il n’y a qu’un peuple. Tous les efforts que vous ferez pour lui imposer du dehors une classification conçue par les doctrinaires politiques, n’aboutiront qu’à créer dans sa masse des courants et contre-courants dont profitent les aventuriers. L’idée que je me fais du peuple ne m’est nullement inspirée par un sentiment démocratique. La démocratie est une invention d’intellectuels, au même titre, après tout, que la monarchie de M. Joseph de Maistre. La monarchie ne saurait vivre de thèses ou de synthèses. Non par goût, non par choix, mais par vocation profonde, ou si vous préférez, par nécessité, elle n’a jamais le temps de définir le peuple, elle doit le prendre tel qu’il est. Elle ne peut rien sans lui. Je crois, j’écrirais presque je crains, qu’il ne puisse rien sans elle. La Monarchie négocie avec les autres classes qui, par la complexité des intérêts qu’elles défendent et qui débordent le cadre national, seront toujours, en quelque mesure, des États dans l’État. C’est avec le peuple qu’elle gouverne. Vous me direz qu’elle l’oublie parfois. Alors elle meurt. Elle peut perdre la faveur des autres classes, il lui reste la ressource de les opposer les unes aux autres, de manœuvrer. Les besoins du peuple sont trop simples, d’un caractère trop concret, d’une nécessité trop pressante. Il exige du travail, du pain, et un honneur qui lui ressemble, aussi dépouillé que possible de tout raffinement psychologique, un honneur qui ressemble à son travail et à son pain. Les notaires, huissiers, avocats qui ont fait la révolution de 1793 s’imaginaient qu’on pouvait remettre indéfiniment la réalisation d’un programme aussi réduit. Ils croyaient qu’un peuple, un vrai peuple, un peuple formé par mille ans d’histoire peut être mis au frais dans la cave, en attendant mieux. « Occupons-nous des élites, on verra plus tard. » Plus tard, il était trop tard. Dans la nouvelle maison construite selon les plans du législateur romain, aucune place n’avait été prévue pour le peuple de l’ancienne France, il eût fallu tout jeter bas. Ce fait n’a rien de surprenant. L’architecte libéral ne s’était pas plus préoccupé de loger son prolétariat que l’architecte romain, ses esclaves. Seulement les esclaves ne formaient qu’un ramas d’ilotes de toutes langues, de toutes nations, de toutes classes, une part d’humanité sacrifiée, avilie, leur misérable tribu était une œuvre des hommes. Au lieu que la Société moderne laisse se détruire lentement, au fond de sa cave, une admirable création de la nature et de l’histoire. Vous pouvez naturellement avoir une autre opinion que la mienne, je ne crois pas que la monarchie eût laissé se déformer si gravement l’honnête visage de mon pays. Nous avons eu des rois égoïstes, ambitieux, frivoles, quelques-uns méchants, je doute qu’une famille de princes français eût manqué de sens national au point de permettre qu’une poignée de bourgeois ou de petits bourgeois, d’hommes d’affaires ou d’intellectuels, jacassant et gesticulant à l’avant-scène, prétendissent tenir le rôle de la France, tandis que notre vieux peuple, si fier, si sage, si sensible, devenait peu à peu cette masse anonyme qui s’appelle : un prolétariat.

En parlant ainsi je ne crois pas trahir la classe à laquelle j’appartiens, car je n’appartiens à aucune classe, je me moque des classes et d’ailleurs il n’y a plus de classes. À quoi reconnaît-on un Français de première classe ? À son compte en banque ? À son diplôme de bachelier ? À sa patente ? À la Légion d’honneur ? Oh ! je ne suis pas anarchiste ! Je trouve parfaitement convenable que l’État recrute ses fonctionnaires parmi les braves potaches du collège ou du lycée. Où les prendrait-il ? La situation de ces Messieurs ne me paraît d’ailleurs pas enviable. Croyez que, si j’en avais le moyen, je ne penserais pas faire une grande faveur à un maréchal de village qui chante au feu de sa forge, en le transformant par un coup de baguette magique, en percepteur. Néanmoins, j’admets volontiers que ces gens-là soient traités avec plus d’égards que le maréchal ou moi-même parce que la discipline facilite le travail, épargne le temps de celui qui commande et de celui qui obéit. Lorsque vous vous trouvez devant un guichet, au bureau de poste, j’espère que vous ne discutez jamais avec le préposé, vous attendez modestement qu’il se souvienne de vous, à moins que vous ne vous permettiez d’attirer son attention par une petite toux discrète. Si le préposé interprète cette attitude ainsi qu’un hommage rendu à son intelligence et à ses vertus, que voulez-vous, il a tort. Notre classe moyenne commet un peu la même erreur. Parce qu’elle fournit la plupart des agents de surveillance ou de contrôle, elle se prend volontiers pour une aristocratie nationale, croit compter dans ses rangs plus de chefs. Non pas plus de chefs — plus de fonctionnaires, ce n’est pas la même chose. Lorsque j’écris qu’il n’y a plus de classes, remarquez-le, j’interprète le sentiment commun. Il n’y a plus de classes, parce que le peuple n’est pas une classe, au sens exact du mot, et les classes supérieures se sont peu à peu fondues en une seule à laquelle vous avez donné précisément ce nom de classe moyenne. Une classe dite moyenne n’est pas non plus une classe, encore moins une aristocratie. Elle ne saurait même pas fournir les premiers éléments de cette dernière. Rien n’est plus éloigné que son esprit de l’esprit aristocratique. On pourrait la définir ainsi : l’ensemble des citoyens convenablement instruits, aptes à toute besogne, interchangeables. La même définition convient d’ailleurs parfaitement à ce que vous appelez démocratie. La démocratie est l’état naturel des citoyens aptes à tout. Dès qu’ils sont en nombre, ils s’agglomèrent, et forment une démocratie. Le mécanisme du suffrage universel leur convient à merveille, parce qu’il est logique que ces citoyens interchangeables finissent par s’en remettre au vote pour décider ce qu’ils seront chacun. Ils pourraient aussi bien employer le procédé de la courte paille. Il n’y a pas de démocratie populaire, une véritable démocratie du peuple est inconcevable. L’homme du peuple, n’étant pas apte à tout, ne saurait parler que de ce qu’il connaît, il comprend parfaitement que l’élection favorise les bavards. Qui bavarde sur le chantier est un fainéant. Laissé à lui-même, l’homme du peuple aurait la même conception du pouvoir que l’aristocrate — auquel il ressemble d’ailleurs par tant de traits — le pouvoir est à qui le prend, à qui se sent la force de le prendre. C’est pourquoi il ne donne pas au mot de dictateur exactement le même sens que nous. La classe moyenne appelle de ses vœux un dictateur, c’est-à-dire un protecteur qui gouverne à sa place, qui la dispense de gouverner. L’espèce de dictature dont rêve le peuple, c’est la sienne. Vous me répondrez que les politiciens feront de ce rêve une réalité bien différente. Soit. La nuance n’en est pas moins révélatrice.

Encore une fois, je n’écris pas ces pages à l’intention des gens du peuple, qui d’ailleurs se garderont bien de les lire. Je voudrais faire clairement entendre qu’aucune vie nationale n’est possible ni même concevable dès que le peuple a perdu son caractère propre, son originalité raciale et culturelle, n’est plus qu’un immense réservoir de manœuvres abrutis, complété par une minuscule pépinière de futurs bourgeois. Que les élites soient nationales ou non, la chose a beaucoup moins d’importance que vous ne pensez. Les élites du douzième siècle n’étaient guère nationales, celles du seizième non plus. C’est le peuple qui donne à chaque patrie son type original. Quelques fautes que vous puissiez reprocher à la Monarchie, ce régime avait su, du moins, conserver intact le plus précieux de son héritage, car même en plein dix-huitième siècle, alors que le clergé, la noblesse, la magistrature et les intellectuels présentaient tous les symptômes de la pourriture, l’homme du peuple demeurait peu différent de son ancêtre médiéval. Il est affolant de penser que vous avez réussi à faire du composé humain le plus stable, une foule ingouvernable, tenue sous la menace des mitrailleuses.

On ne refera pas la France par les élites, on la refera par la base. Cela coûtera plus cher, tant pis ! Cela coûtera ce qu’il faudra. Cela coûtera moins cher que la guerre civile. Les classes moyennes bien pensantes paraissent trouver très naturel que les démangeaisons impérialistes de M. Mussolini contraignent la France et l’Angleterre à d’énormes dépenses d’armement. Elles n’en veulent nullement à M. Mussolini. Ce n’est pas lui qu’elles tiennent pour responsable de l’accroissement de nos malheurs, les réformes sociales sont cause de tout. « — Mais le peuple est entre les mains de dangereux aventuriers. » — « Que faites-vous pour l’arracher de leurs mains ? » — « Cela viendra plus tard. Le temps nous manque, et d’ailleurs puisque les gauches exploitent la terreur que leur clientèle a du fascisme, nous exploitons la terreur que la nôtre a du communisme, c’est naturel. Au reste, le peuple ne croit guère à notre sincérité. En nous rapprochant de lui nous perdrions infiniment plus de voix bourgeoises que nous ne gagnerions de voix prolétariennes. » — « Bref, vous agissez momentanément vis-à-vis de la classe ouvrière, ensemencée par le virus moscovite, comme les services d’hygiène à l’égard des populations contaminées. En attendant d’avoir réglé la question du Capitalisme, de la Production, de la Vie chère, décidé entre la formule de l’Autarchie et celle de la Liberté Douanière, de l’Étalon-Or ou de l’Étalon-Argent, assuré la Paix Universelle sans parler d’autres problèmes à peine moins importants, vous laisserez le peuple cuire dans son jus ? » — « C’est vous qui parlez un langage démagogique. On n’entreprend pas des réformes sociales avec des caisses vides. » — « Il fallait donc commencer lorsqu’elles étaient pleines. » — « Pardon. Nous ne demeurons pas inactifs. Nous redoublons de propagande. » — Oui. Lorsque le peuple pensera exactement comme vous, la question sociale sera bien près d’être résolue, et au moindre prix.

Même avec des penseurs comme M. Doriot, je doute que vous meniez à bien une Réforme intellectuelle du Prolétariat calquée sur celle que le vieux Renan proposait jadis à la France. Saint Dominique avait rêvé quelque chose de semblable pour la Chrétienté, une vaste restauration de la doctrine dont ses Frères Prêcheurs eussent été les ouvriers. À l’exemple des communistes d’aujourd’hui, les Hérétiques de l’époque menaçaient les classes dirigeantes dans leur foi et dans leurs biens. Ces dernières ont vite réussi à faire comprendre aux gouvernements que la Foi pouvait attendre mais que le salut de la Propriété exigeait des mesures plus énergiques. En sorte que les Prêcheurs ont fini par fournir les cadres d’une vaste entreprise d’épuration analogue à celle que j’ai vu fonctionner en Espagne et qui porte, dans l’Histoire, le nom d’Inquisition. Si les gens de droite prétendent utiliser la formule, ils signeront du même coup leur propre abdication. « — Mais s’il n’y a pas d’autre formule ? » — Tant pis. Nous commençons à comprendre que la Paix Militaire doit s’acheter tous les vingt ans par le sacrifice de quelques millions d’hommes. Si la Paix Sociale coûte aussi cher, c’est probablement que le système ne vaut rien. Allez-vous-en !