Les Grands écrivains russes contemporains/01

Les Grands écrivains russes contemporains
Revue des Deux Mondes3e période, tome 59 (p. 786-820).
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IVAN SERGUIÉVITCH TOURGUÉNEF

Il y a des riens, des couleurs, des bruits, qui nous restent longtemps dans l’œil ou dans l’oreille et finissent par descendre dans l’âme. Un soir d’été, dans un relais de Petite-Russie, on changeait mes chevaux ; y demandai à boire à la fille du maître de poste, une petite paysanne d’Ukraine qui portait le gracieux costume de sa province et jouait avec le vieux rouble d’argent retenu à son cou par un ruban; elle alla chercher une carafe à demi pleine, et, dans le mouvement qu’elle fît pour verser l’eau, le ruban vînt battre sur cette carafe, l’écu d’argent roula autour du col de cristal : ce fut un clair tintement, si doux et si sonore! La fille, enchantée, se prit à rire, et s’essaya à répéter le bruit pour son plaisir; en m’éloignant, j’entendais encore cette gamme perlée qui mourait longuement, comme un trille de rossignol, seule dans le sommeil du soir russe, sur le pays muet.

Ces jours derniers, en relisant des pages de Tourguénef, je me rappelais le timbre de ce cristal caressé par le bijou d’argent. C’est bien là le son que rendait l’âme du pauvre grand homme quand une pensée la touchait. Voilà le merveilleux instrument brisé; la terre russe nous l’a repris, lui qui était presque nôtre; elle l’a retiré dans son silence profond; l’hiver qui vient va rouler sur lui son lourd linceul de neige. Oh! cette terre de Russie, rude, immense, avec sa glace qui scelle plus vite les tombes et sa neige qui les sépare du bruit, des vivans, il semble qu’elle s’entende mieux que toute autre à abolir la mémoire des morts; ce n’est pas à elle qu’il faudrait demander, comme dans l’épitaphe de la jeune Grecque, d’être plus légère aux cendres. Et pourtant Ivan Serguiévitch se fût désespéré à l’idée de dormir ailleurs : il l’aimait tant, sa mère Russie! Le talent de l’écrivain, dans ses meilleures productions, n’était que l’émanation directe de cette terre, une communication spontanée de la poésie des choses; il n’est pas une page de son œuvre où l’on ne sente, suivant l’expression nationale, « la fumée de la patrie. »

Aussi avec quelle passion tout son peuple la respirait dans ses écrits ! Certes, nous avions accueilli et adopté Tourguénef comme s’il était de notre maison; nul étranger ne fut aussi lu, aussi goûté à Paris; cette haute gloire a un versant français; mais enfin nous ne demandions à son œuvre que ce qu’on demande à toute œuvre d’art, dans l’état de civilisation où nous sommes parvenus : un passe-temps raffiné, une diversion aux vrais intérêts de la vie, une impression rapide et extérieure; nous lisons les livres comme le passant regarde un tableau dans la devanture du marchand, un instant, du coin de l’œil, en allant à ses affaires. Si vous saviez comme ils lisent autrement leurs poètes, là-bas! Ce qui est pour nous un régal de luxe est pour eux le pain quotidien de l’âme. C’est l’âge d’or de la grande littérature, celui qu’elle a traversé chez tous les peuples très jeunes, en Asie, en Grèce, au moyen âge. L’écrivain est le guide de sa race, le maître d’une multitude de pensées confuses, encore un peu le créateur de sa langue; poète, au sens ancien et total du mot, — vates, poète, prophète. Des lecteurs naïfs et sérieux, nouveaux arrivés dans le monde des idées, avides de direction, pleins d’illusions sur la puissance du génie humain, demandent à leur guide intellectuel une doctrine, une raison de vivre, une révélation complète de l’idéal. En Russie, la petite élite d’en haut a atteint depuis longtemps et dépassé peut-être notre dilettantisme; mais les classes inférieures commencent à lire, elles lisent avec fureur, avec foi et espérance, comme nous lisions le Robinson à douze ans. Terres vierges, disait le grand romancier. Des imaginations sensibles reçoivent de plein choc l’impulsion du livre; elle ne s’amortit pas, comme chez nous, sur un vaste établissement intellectuel; le journalisme n’a pas dispersé les idées et la puissance d’attention; on ne compare pas, donc on croit. Après avoir lu Pères et Fils, ou un Nid de seigneurs, nous disons : Ce n’est qu’un roman. Pour le marchand de Moscou, le fils du prêtre de village, le petit propriétaire de campagne, sur l’étagère où quelques volumes de Pouchkine, de Gogol, de Nékrassof représentent l’encyclopédie de l’esprit humain, ce roman est un des livres de la bible nationale; il prend l’importance et la signification épique qu’avaient l’histoire d’Esther pour le peuple de Juda, l’histoire d’Ulysse pour le peu()le d’Athènes, les romans de la Rose ou de Renart pour nos ancêtres.

Il y a trois ans, en inaugurant à Moscou la statue de Pouchkine, Tourguénef citait un mot caractéristique, tombé de la bouche d’un paysan aux alentours du monument. A un camarade qui demandait le nom de ce seigneur de bronze, le moujik avait répondu : « C’est un maître d’école. » L’orateur s’appropriait le mot et le développait, disant avec raison que ce passant, dans son ignorance, avait trouvé le vrai nom du héros de la fête. Le premier poète russe avait été le maître d’école de ses concitoyens, il avait suscité leur langue et leur pensée. — Le jour, prochain sans doute, où l’on dressera à Moscou la statue de Tourguénef, le paysan pourra répéter son mot : celui-là aussi fut un maître d’école.

Sa génération l’écouta de préférence à tout autre. On se tromperait en cherchant uniquement dans ce que nous appelons le talent les causes de cette adoption populaire; combien, parmi ces lecteurs primitifs et passionnés, s’inquiètent du talent, des artifices de forme, des délicatesses de pensée? Dans les lettres comme en politique, un peuple suit d’instinct les hommes qu’il sent lui appartenir, faits de sa chair et de son génie, pétris de ses qualités et de ses défauts. Ivan Serguiévitch personnifiait les qualités maîtresses du vrai peuple russe : la bonté naïve, la simplicité, la résignation. C’était, comme on dit vulgairement, une âme du bon Dieu; ce cerveau puissant dominait un cœur d’enfant. Jamais je ne l’ai approché sans mieux comprendre le sens magnifique du mot évangélique sur les simples d’esprit, et comment cet état d’âme peut s’allier à la science, aux dons exquis de l’artiste. Le dévoûment, la générosité du cœur et de la main, la fraternité, tout cela lui était naturel comme une fonction organique. Dans notre monde avisé et compliqué, où chacun est durement armé pour la lutte de la vie, il semblait tombé d’ailleurs, de quelque tribu pastorale et fraternelle de l’Oural : grand enfant doux, distrait, suivant ses idées sous le ciel ainsi qu’un pâtre suit ses troupeaux dans la steppe. Au physique même, ce haut vieillard tranquille, avec ses traits un peu rudes, sa tête sculpturale et son regard intérieur, rappelait certains paysans russes, l’ancêtre qui préside la table dans les familles patriarcales, ennobli seulement et transfiguré par le travail de la pensée, comme ces paysans d’autrefois qui se firent moines, devinrent des saints, et qu’on voit représentés sur les iconostases des églises avec l’auréole et la majesté de la prière. La première fois que je rencontrai ce bon géant, statue symbolique de son pays, j’eus grand’peine à définir mon impression ; il me semblait voir et entendre un moujik sur qui serait tombée l’étincelle du génie, qui aurait été enlevé sur les sommets de l’esprit sans rien laisser en chemin de sa candeur native. Il ne se fût certes pas offensé de la comparaison, lui qui aimait tant son peuple !

Et maintenant, au moment de parler de son œuvre littéraire. l’envie me prend de jeter la plume. J’ai dit que cet homme était parfaitement bon; pourquoi, grand Dieu! ajouter d’autres éloges, et qu’est-ce que le surcroît des habiletés de l’esprit dont nous faisons tant d’état? Mais ce cœur a cessé de battre ; ceux qui l’ont connu sont rares, et ce sont des hommes; ils vont vite oublier et mourir. Il faut bien montrer aux autres, à tous, ce que le cœur éteint a laissé de lui-même dans l’œuvre d’imagination. Cette œuvre est considérable; elle témoigne d’un labeur persévérant. La dernière édition complète, celle des frères Salaïef, à Moscou, ne renferme pas moins de dix volumes : romans, nouvelles, essais dramatiques et critiques. De ces volumes, les plus dignes de survivre ont été traduits chez nous avec grand soin sous la direction de l’auteur; Tourguénef est le seul écrivain russe duquel il y ait plaisir à parler en France, devant un public initié. Parlons donc de l’écrivain, mais un peu bas, comme il convient de parler, sur une tombe à peine fermée, de ce qui est encore une vanité. Qui sait si l’on est content, là-haut, devant le Juge, d’avoir écrit, d’avoir manié sur la place publique ces armes redoutables et incertaines, les idées ?


I.

Le nom des Tourguénef a occupé durant tout ce siècle le public russe. Un cousin du romancier, Nicolas Ivanovitch, après avoir marqué dans le service de l’état sous Alexandre Ier, fut impliqué dans la conspiration de décembre 1825, et exilé par l’empereur Nicolas; il vécut le reste de ses jours à Paris, où il publia son grand ouvrage, la Russie et les Russes. C’était un esprit honnête, distingué, un peu étroit et illusionné ; l’un des plus sincères de cette riche génération qui se réveilla libérale après 1812. On sait comment elle avorta : ces colonels de la garde avaient vu passer dans leurs songes le cheval blanc et le panache constitutionnel de M. de La Fayette; ces universitaires, grisés du Contrat social, des théorèmes des physiocrates, avaient rêvé pour leur énorme et pesante Russie un de ces mécanismes fragiles que fabriquait l’abbé Sieyès. Ils jouèrent au conspirateur en enfans; le jeu finit tragiquement; les décembristes allèrent expier leur rêve chimérique en Sibérie ou en exil. Ces cœurs généreux supportèrent leur infortune avec dignité; Nicolas Tourguénef se fit de loin leur avocat et leur théoricien ; surtout il continua à plaider avec chaleur la grande cause de l’émancipation des serfs; son jeune parent n’eut qu’à ramasser une tradition de famille le jour où il sonna le glas du servage avec son premier livre.

Ces Tourguénef vivaient en gentilshommes terriens dans leur bien du gouvernement d’Orel. Ce fut là qu’Ivan Serguiévitch naquit, en 1818, et qu’il grandit en toute liberté et solitude. Ce pays d’Orel, si souvent et si complaisamment décrit par le romancier, est un bon pays. C’est encore la Grande-Russie, mais on sent que le ciel du sud n’est pas loin ; la nature du nord, jusque-là rude et extrême, y entre en contact avec le midi; elle fait quelques efforts pour se modérer et sourire. La terre notre commence; elle allonge à l’infini des plaines ses gras labours, changés l’été en mer de froment. Le chêne apparaît et donne un aspect plus robuste aux maigres lisières de bouleaux. A l’orient, du côté d’Életz et des sources du Don, il y a des vallées charmantes, emplies la nuit de grands feux et de bruits de chevaux; Orel est un des centres d’élevage, les petits paysans et leurs poulains vaguent tout l’été dans ces pâtis de marais. A l’occident, la Desna s’engage dans les vieilles forêts de Tchernigof ; la jolie rivière réfléchit les monastères de Briansk, et puis des plus et des trembles, tant que les siècles en ont pu mettre, pendant des lieues et des lieues, d’éternelles lieues russes. Sur le sol humide de ces forêts, le printemps jette une profusion d’herbes et de fleurs comme je n’en ai vu nulle part au monde. A peine la neige fondue au soleil des longues journées, cette riche terre entre en amour, en folie; la sève s’y précipite comme le sang dans de jeunes artères; la vie triomphante éclate sous bois en couleurs, en parfums, en murmures; cette ivresse de la nature étourdit l’homme; le chasseur ou le bûcheron égarés dans ces halliers semblent si chétifs, si tristes!.. De loin en loin, dans les plaines cultivées, des « nids de seigneurs, » des habitations toujours semblables; un corps de bâtiment en bois ou en briques, élevé sur un perron, surmonté d’un attique en zinc, flanqué d’une tourelle à clocheton ou, plus modestement, d’une aile en retour; quelquefois, quand le « seigneur » est riche et peut réparer, toute cette bâtisse est d’un blanc de chaux éclatant sous les toits verts; le plus souvent, les hypothèques de la banque de district rongent le seigneur et sa maison, on s’en aperçoit aux lézardes, aux bâillemens des briques ou des revêtemens de sapin, à la folle avoine qui poursuit l’ortie sur les marches du perron. Derrière la maison, une allée de tilleuls joint la grande route; devant, un verger de cytises et de saules descend en pente douce vers l’étang, l’immuable étang aux eaux mortes, dans le creux du ravin; on croirait qu’aucun vent n’a jamais ridé cette eau sous les joncs; calme et muette comme l’existence de la famille qui végète là, elle subit la couleur du nuage qui passe, rose le matin, grise le jour; il semble que si la maison disparaissait, ce vieux miroir figé en garderait l’image par habitude, et aussi les souvenirs, les pensées des enfans qui ont grandi sur ses bords ; c’est pour cela peut-être que l’homme russe s’attache si fort à cet humble berceau; quand, plus tard, il court le monde, et bien qu’il ait l’âme naturellement errante, quelque chose le tire toujours vers ce monotone horizon.

L’enfance de Tourguénef s’écoula dans un de ces « nids de seigneurs, » qui serviront de cadres à presque tous ses romans. Il eut, suivant la mode d’alors, des gouverneurs français et allemands, de pauvres hères recrutés au hasard, qui enseignaient ce qu’ils ne savaient pas, et qu’on gardait dans les familles nobles comme une domesticité d’apparat. La langue maternelle n’était pas en honneur; ce fut avec un vieux valet de chambre que le petit garçon fut en cachette des vers russes pour la première fois. Heureusement pour lui, sa vraie éducation se fit sur la bruyère, avec ces chasseurs dont les récits sont devenus plus tard un chef-d’œuvre, sous la plume de l’écrivain. En courant les bois et les marais à la poursuite des gelinottes, le poète faisait sa provision d’images, il amassait à son insu les formes dont il devait un jour revêtir ses idées. Dans certaines imaginations d’enfans, tandis que la pensée sommeille encore, les impressions se déposent goutte à goutte, comme la rosée durant la nuit ; vienne l’éveil à la lumière, le premier rayon du soleil fera luire ces diamans.

A l’âge des études plus sérieuses, Ivan Serguiévitch fréquenta les écoles de Moscou et l’université de Pétersbourg. Les universités russes étaient alors de maigres nourrices, elles donnaient le goût de la science et ne pouvaient le satisfaire; leurs meilleurs élèves les quittaient avec découragement et allaient demander aux chaires d’Allemagne une nourriture plus substantielle. C’était une mode aussi, et une conviction générale, que pour parfaire les légers cerveaux slaves, il y fallait mettre un peu de plomb allemand. Le ministère de l’instruction publique lui-même envoyait à grands frais ses candidats à Berlin ou à Gœttingen. Ces jeunes gens lui revenaient bourrés de philosophie humanitaire et de fermons libéraux, armés d’idées dont ils ne trouvaient pas l’emploi dans leur patrie, mécontens et frondeurs. Le ministère éprouvait l’éternel étonnement de la poule qui a couvé des canards. On recommandait aux gendarmes ces missionnaires suspects de l’Occident, et on en renvoyait d’autres se former à la même école. C’est un des types favoris de la littérature russe, ce jeune bursch revenant d’Allemagne et rapportant à ses frères les raisins trop verts de la terre promise. Pouchkine l’avait esquissé, avec son ironie légère, dans le poème d’Onéguine, sous les traits de Lensky :


... Un certain Vladimir Lensky, — avec une âme purement gœttinguienne, — beau garçon à la fleur de l’âge, — sectateur de Kant et poète. — De la brumeuse Germanie — il rapportait les fruits du savoir, des rêveries hardies, — un esprit enflammé et assez bizarre, — une parole enthousiaste, — et des cheveux noirs bouclés sur les épaules.


Tourguénef nous donnera plus tard des portraits achevés de l’espèce. Il avait pu les étudier d’après nature, car il eut pour condisciple, durant son séjour à Berlin, en 1838, le célèbre socialiste Bakounine. Ivan Serguiévitch a noté son propre état d’esprit à cette époque dans un fragment autobiographique publié en tête de ses œuvres; sous les formes embarrassées que revêt la pensée russe, quand elle confie à la presse certains aveux délicats, ce morceau nous livre le secret de toute une génération, et nous apprend dans quel camp l’écrivain plantera son drapeau.


Le mouvement qui emportait les jeunes gens de ma génération à l’étranger faisait penser aux anciens Slaves allant chercher des chefs chez les Varègues, au-delà des mers. Chacun de nous sentait bien que sa terre (je ne parle pas de la patrie en général, mais du patrimoine moral et intellectuel de chacun) était grande et riche, mais désordonnée[1]. En ce qui me concerne, je puis dire que je ressentais vivement tous les désavantages de cet arrachement du sol natal, de cette rupture violente de tous les liens qui m’attachaient au milieu où j’avais grandi,.. mais il n’y avait rien d’autre à faire. Cette existence, ce milieu, et en particulier la sphère à laquelle j’appartenais, la sphère des propriétaires campagnards et du servage, — ne m’offraient rien qui pût me retenir. Au contraire : presque tout ce que je voyais autour de moi éveillait en moi un sentiment d’inquiétude, de révolte, — bref, de dégoût. Je ne pouvais balancer longtemps. Il fallait, ou bien se soumettre, cheminer tranquillement dans l’ornière commune, sur la route battue; ou bien se déraciner d’un seul coup, repousser de soi tout et tous, même au risque de perdre bien des choses chères à mon cœur. Ce fut le parti que je pris... Je me jetai la tête la première dans la « mer allemande, » qui devait me purifier et me régénérer, et quand enfin je sortis de ses eaux, je me trouvai un « Occidental, » ce que je suis toujours resté... Je ne pouvais respirer le même air, vivre en face de ce que j’abhorrais : peut-être n’avais-je pour cela pas assez d’empire sur moi-même, de force de caractère. Il me fallait à tout prix m’éloigner de mon ennemi, afin de lui porter de loin des coups plus assurés. A mes yeux, cet ennemi avait une figure déterminée, il portait un nom connu : mon ennemi, c’était le droit de servage. Sous ce nom, je rangeais et je ramassais tout ce contre quoi j’avais résolu de lutter jusqu’au bout, — avec quoi j’avais juré de ne jamais faire de paix. Ce fut mon serment d’Annibal, et je n’étais pas le seul à le faire alors. J’allais à l’Occident pour mieux remplir ce serment...


Voilà le gros mot lâché : l’écrivain sera un « Occidental, » il tiendra pour Japhet contre Sem, pour la méthode de Pierre le Grand contre les patriotes retranchés derrière la grande muraille chinoise. Il faut être au courant des polémiques russes et de la terminologie des partis pour comprendre quels orages peut soulever cette appellation inoffensive, quels flots d’encre et de bile elle fait couler chaque jour. « Occidental, » cela signifie, suivant le camp où l’on se place, un fils de lumière ou un traître maudit. Je me garderai bien de juger le procès ; d’autant plus qu’à mon sens, il y a là surtout une querelle de mots ; les batailleurs aveuglés par la fumée tomberaient facilement d’accord, s’ils pouvaient se retrouver de sang-froid; la raison, les bonnes lois, et les bonnes lettres n’ont pas de patrie déterminée; chacun prend son bien où il le trouve, dans le fonds commun de l’humanité, et l’accommode à sa façon. En lisant ce fragment de confession, on est tenté de s’inquiéter pour l’avenir du poète; on entend derrière ces phrases comme un mauvais grondement de politique ; est-ce que la grande suborneuse va le détourner de sa vraie voie? Il n’en sera rien heureusement. Tourguénef était bien trop littéraire, trop contemplatif et trop détaché, pour se jeter dans cette mêlée où l’on entre avec des convictions et d’où l’on sort avec des intérêts. Sur un seul point il tint son serment, il porta son coup, un coup terrible, au droit de servage; contre cet ennemi, la guerre était sainte, et tous étaient déjà de connivence, à commencer par l’empereur Nicolas ; le souverain voyait venir l’émancipation, il eût voulu la faire; comment il ne la fit pas, c’est là un curieux chapitre d’histoire psychologique, mais qui nous entraînerait loin de notre sujet.

Revenu en Russie, Tourguénef publia dans les revues du temps ses premiers essais, des vers, naturellement. Il mérita les encouragemens et l’amitié de Biélinsky, le critique dont les arrêts faisaient loi pour l’opinion. Pourtant la voix de cette jeune muse ne perça guère et s’éteignit vite ; l’écrivain fit le sacrifice héroïque, il le fit complet; dans les éditions définitives de ses œuvres, ce maître prosateur n’a pas donné asile à un seul des vers de sa jeunesse. Il a été moins sévère pour quelques saynettes et comédies en prose, composées vers cette époque; mais, en permettant à ses éditeurs de les publier, il nous prévient modestement qu’il ne se reconnaît pas le talent dramatique. L’aveu est fondé : cette voix contenue et nuancée, si éloquente dans l’intimité du livre, n’était pas faite pour les sonorités du théâtre. Quelques-unes de ces pièces furent jouées dans le temps, aucune n’est restée au répertoire. Reparti pour les pays étrangers, Ivan Serguiévitch envoya de loin à une revue de Pétersbourg les premiers de ces petits récits qui allaient illustrer son nom : les Récits d’un chasseur.

Les petits brûlots se glissèrent un à un, de 1847 à 1851, sans malice apparente, abrités sous leur pavillon poétique; le public n’en comprit pas d’abord le sens caché, la vigilante censure elle-même fut prise en défaut. On ne vit là qu’une tentative littéraire de premier ordre, une note nouvelle en Russie. Sans doute l’influence de Gogol était sensible dans le style du jeune écrivain, dans sa compréhension de la nature ; les Soirées du hameau avaient donné le modèle du genre. C’était toujours la grande et triste symphonie de la terre russe; mais cette fois l’interprétation de l’artiste était tout autre. Ce n’était plus l’âpre humour de Gogol, le caractère franchement populaire de ses tableaux, ses chaudes fusées d’enthousiasme subitement rabattues par des rappels d’ironie; chez Tourguénef, ni joyeusetés ni enthousiasme; une note plus discrète, une émotion plus dérobée; les paysages et les hommes sont vus sous la pâle lumière du soir, à travers une vapeur idéale, nettement retracés pourtant, et comme concentrés dans la prunelle de l’infatigable observateur. La langue, elle aussi, est plus riche, plus souple, plus moelleuse, telle qu’aucun écrivain russe ne l’avait encore portée à ce degré d’expression. Ce n’est pas la prose nette et limpide de Pouchkine, qui avait beaucoup lu Voltaire, et qui se souvenait; la phrase de Tourguénef coule, lente et voluptueuse, comme la nappe des grandes rivières russes sous bois, attardée, harmonieuse entre les roseaux, chargée de fleurs flottantes, de nids entraînés, de parfums errans, avec des trouées lumineuses, de longs mirages de ciels et de pays, et soudain reperdue dans des fonds d’ombre ; cette phrase s’arrête pour tout recueillir, un bourdonnement d’abeille, un appel d’oiseau de nuit, un souffle qui passe, caresse et meurt. Les plus fugitifs accords du grand registre de la nature, elle les traduit avec les ressources intimes du clavier russe, les épithètes flexibles, les mots soudés entre eux à la fantaisie du poète, les onomatopées populaires. J’insiste sur ce qui fait la puissance de ce livre : ce n’est qu’un chant de la terre et un murmure de quelques pauvres âmes, directement entendus par nous; l’écrivain nous a portés au cœur de son pays natal, il nous laisse en tête-à-tête avec ce pays; il disparaît, ce semble; pourtant, si ce n’est lui, qui donc a tiré des choses et condensé à leur surface cette poésie mystérieuse qu’elles recèlent, mais que si peu savent voir, et que nous voyons clairement ici? Les Récits d’un chasseur ont charmé bien des lecteurs français; qu’ils sont décolorés cependant à travers le double voile de la traduction et de l’ignorance du pays ! Je me figure un lettré de Kief ou de Kazan, n’ayant jamais passé la frontière et lisant en russe les romans rustiques de George Sand, qui ont quelques affinités avec ceux de Tourguénef : que peuvent dire à cet homme la Petite Fadette et François le Champi ? Comment sentirait-il le parfum de terroir de notre Berry ? Il faut avoir vécu dans les campagnes décrites par Ivan Serguiévitch pour admirer comme il nous rend à chaque page la contre-épreuve exacte de nos impressions personnelles, comme il nous fait remonter à l’âme chaque émotion ressentie, aux sens chaque odeur subtile respirée sur cette terre.

Dans cet ordre d’idées, il faut citer entre tous le petit récit intitulé Biéjiin loug. Le Biéjin loug, c’est la prairie, où les jeunes paysans mènent paître les troupeaux de chevaux, durant les chaudes nuits d’été. Notre chasseur s’est égaré dans la brume du soir ; il erre longtemps par les landes solitaires, jouet des illusions de l’ombre ; enfin il aperçoit un feu dans les marais ; c’est le campement des petits pâtres ; l’étranger vient s’étendre à leur foyer, et, feignant d’être endormi, il écoute leurs propos. Accroupis autour du brasier, ces enfans se racontent des histoires, de ces histoires qu’on raconte après minuit. Ce n’est pas qu’ils aient peur, oh ! non : seulement des bruits douteux les font penser, des voix de nuit qui montent de la rivière, des appels d’orfraies, des hurlement de chiens quand le loup vient flairer les chevaux. La présence de l’invisible agit sur ces âmes simples, et les voilà se remémorant toutes les croyances du village russe ; on cause des roussalki, les dames des eaux, de l’esprit des bois, du domovoï, le génie de la maison, et de leur camarade Vania, qui se noya l’an passé, qui appelle les petits pêcheurs dans les courans profonds. Cela tient le milieu entre un conte de nourrice et un conte d’Hoffmann, et c’est encore autre chose, c’est plus naturel, plus sérieux ; le poète nous a amenés au diapason voulu avec une habileté infinie, il a fait parler la terre avant de faire parler ces enfans, et il se trouve que la terre et les enfans disent les mêmes choses ; ces petits ne sont que les interprètes du vieux monde slave ; ils refont à leur manière le Chant d’Igor, cette épopée panthéiste des anciens âges d’où toute la poésie russe est sortie. Cependant la nuit passe, l’esprit se détend, la lumière renaît et allège l’âme, une admirable description du soleil levant jette une note éclatante à la fin de cette symphonie fantastique en mineur.

Préférez-vous une corde plus humaine, plus intime ? Relisez les Reliques vivantes. Entrant d’aventure dans un hangar abandonné, le chasseur aperçoit un être misérable, sans forme et sans mouvement ; il reconnaît une ancienne servante de sa mère, une belle et rieuse fille jadis, maintenant paralysée et consumée par on ne sait quel mal étrange. Ce squelette oublié dans cette ruine n’a plus aucun lien qui le rattache au monde ; nul n’en prend souci, de bonnes gens remplissent parfois sa cruche d’eau, et il n’a pas d’autres besoins ; il vit, si c’est vivre, par le regard et un souffle de voix, « pareil au susurrement de la laîche des marais. » Mais dans ce vain reste d’un corps, il y a une âme, épurée par la souffrance, divinement résignée, soulevée, sans rien perdre de sa naïveté paysanne, sur les hauteurs du renoncement absolu. Loukéria raconte son malheur, comment le mal inconnu la saisit après une chute qu’elle fit, la nuit, en allant écouter les rossignols ; comment toutes les fonctions et toutes les joies de la vie l’ont quittée l’une après l’autre. Son fiancé a eu beaucoup de chagrin, et puis, naturellement, il en a épousé une autre : que pouvait-il faire ? Elle espère bien qu’il est heureux. Depuis des années, ses seules distractions sont d’écouter la cloche de l’église et le bourdonnement des abeilles dans le rucher voisin. Quelquefois une hirondelle vient voleter sous le hangar, c’est un gros événement, de la pensée pour plusieurs semaines. Les gens qui lui apportent de l’eau sont si bons, elle leur est si reconnaissante ! Et tout doucement, presque gaîment, elle revient avec le jeune maître sur les souvenirs d’autrefois, elle lui rappelle avec quelque vanité qu’elle était la première au village pour les danses et les chansons ; à la fin, elle veut faire effort pour fredonner une de ces chansons.


L’idée que cette créature à demi morte allait chanter éveilla en moi un effroi involontaire. Avant que j’eusse pu prononcer une parole, un son traînant, à peine perceptible, mais pur et juste, tremblota à mon oreille… Un second suivit, puis un autre… Loukéria chantait : « Dans la prairie… » Elle chantait sans que rien fût changé dans l’expression de son visage pétrifié, les yeux toujours fixes. Cette pauvre petite voix forcée, vacillante comme un filet de fumée, résonnait si douloureusement, elle se donnait tant de peine pour exprimer l’âme tout entière !.. Ce n’était plus de l’effroi que je ressentais : une pitié indicible me peignait le cœur.


Loukéria raconte encore ses mauvais rêves, comment sa mort lui est apparue en songe : non pas que sa mort fût effrayante, au contraire, c’est qu’elle s’éloignait et refusait la délivrance. La malade repousse toutes les offres de service du maître ; elle ne désire rien, elle n’a besoin de rien, elle est contente de tout et de tous. Comme le visiteur se retire, elle le rappelle d’un dernier mot, bien féminin ; la malheureuse a conscience de l’horrible impression qu’elle doit produire, elle cherche ce qui pourrait survivre en elle de la femme. — « Vous vous souvenez, Bârine, de la belle tresse que j’avais ?.. Vous savez, elle descendait jusqu’aux genoux… J’ai hésité longtemps; mais qu’en faire, dans mon état? Je l’ai coupée, oui,.. Adieu, Barine. » Tout cela ne laisse rien à l’analyse, autant prendre des ailes de papillon; la trame même du récit est si ténue, si simple; c’est peu de chose, et c’est une merveille par tout ce qu’il y a, plus encore par tout ce qu’il n’y a pas. litant donné le sujet, j’imagine comment diverses écoles littéraires l’auraient compris. Un romantique du bon temps nous eût montré la fatalité acharnée sur cette créature ; il en eût fait une protestation vivante contre l’ordre de l’univers, un monstre douloureux, la femelle de Quasimodo. D’autres, les illustres amis de la vieillesse de Tourguénef, n’eussent pas manqué l’occasion de nous faire un cours de pathologie; ils se seraient complu dans la dissection de ces membres raidis, de ces plaies secrètes, ils auraient indiqué toutes les parties abolies du système nerveux et conclu à l’idiotisme. Un écrivain d’une dévotion ardente eût transfiguré cette martyre ; elle nous serait apparue dans un nimbe, abîmée dans la contemplation mystique, uniquement soutenue par les secours célestes. Rien de semblable chez Tourguénef; il glisse discrètement sur les misères physiques, à mots couverts, il voile le cadavre; nous comprenons assez qu’il y a un cadavre en voyant cette âme toute nue, hors de sa chair. Nulle déclamation, nulle antithèse, l’auteur ne tente rien pour grossir le cas et frapper notre imagination; c’est un accident de la vie, voilà tout. Pour ce qui est de Dieu, l’humble femme sait qu’il a d’autres affaires que ce petit malheur ; elle le prie comme à son habitude, sans insister autrement, avec la piété ordinaire d’une paysanne fort étrangère à la mysticité. Le point mis en lumière, dans ce récit comme dans presque tous les autres, c’est la résignation stoïque, un peu animale, de ce paysan russe toujours préparé à tout souffrir. Le talent est dans la proportion exquise entre le réel et l’idéal; chaque détail reste réel, dans la moyenne humaine, et l’ensemble baigne dans l’idéal. Voyez plus loin cette autre figure angélique de malade qui passe à travers l’épisode du Médecin de village; c’est la même juste mesure, l’homme maintenu dans son attitude naturelle, les pieds à terre et le regard au ciel.

Quand ces fragmens furent réunis en volume, le public, indécis jusqu’alors, comprit la signification de l’œuvre; quelqu’un était venu qui osait développer le sens caché dans la sinistre plaisanterie de Gogol sur les âmes mortes. Quel autre nom donner à la galerie de portraits rassemblés par le chasseur : petits propriétaires de campagne naïvement égoïstes et durs, intendans sournois, fonctionnaires désœuvrés et rapaces; sous ce monde de fer, des ilotes chétifs, quasi déchus de la condition humaine, touchans à force de misère et de soumission. Le procédé, — si bien déguisé qu’il soit, il y a toujours un procédé, — était invariablement le même ; l’auteur faisait repasser dans sa lanterne et nous montrait sous toutes les faces une créature falote, tour à tour risible et pitoyable, sans besoins, sans ressources, condamnée à la vie crépusculaire; à côté du serf apparaissait le maître, fantoche à demi civilisé, bon diable au demeurant, inconscient du mal commis, perverti par la fatalité du milieu. Ce tableau, qui eût dû être laid, repoussant, l’écrivain l’avait revêtu de grâce et de charme, en quelque sorte contre sa volonté, par la vertu intime de sa poésie. — Pourquoi les ressorts de la vie étaient-ils brisés chez tous les héros du livre? D’où venait cette malaria sur la campagne russe? Quel était le nom de cette peste? — On laissait au lecteur le soin de répondre. Il n’est pas très exact de dire que Tourguénef attaqua le servage; les écrivains russes, par suite des conditions qui leur sont faites aussi bien que par le tour particulier de leur génie, n’attaquent jamais ouvertement, ils n’argumentent ni ne déclament : ils dépeignent sans conclure et font appel à la pitié plus qu’à la colère. Vingt ans plus tard, quand Dostoïevski publiera les Souvenirs de la maison des morts, ses terribles souvenirs de dix années en Sibérie, il procédera de même, sans un mot de révolte, sans une goutte de fiel, semblant trouver ce qu’il décrit tout naturel, un peu triste seulement. C’est le trait national en toutes choses. — Un jour, je couchais à l’auberge d’Orel, dans la patrie de notre auteur; un roulement de tambours me réveille; je regarde sur la place du marché; au milieu d’un carré de troupes et de peuple on avait dressé le pilori, une grande colonne de bois noir sur une plate-forme d’échafaud; on y attachait trois pauvres diables qui portaient au cou des écriteaux avec la mention de leurs méfaits. Ces larrons avaient l’air très doux, très inconsciens de ce qui leur arrivait; ils étaient très beaux, liés à cette colonne, avec leurs têtes de christs slaves. L’exposition dura longtemps, le clergé vint les bénir, et quand la charrette les ramena à la prison, les soldats et le peuple se précipitèrent derrière eux en les comblant de provisions, de menue monnaie, en les plaignant de tout cœur. — En Russie, l’écrivain qui veut réformer agit comme la justice, par démonstration mélancolique, avec des retours d’indulgence sur les maux qu’il dévoile. Le public entend à demi mot.

Il entendit cette fois ; la Russie du servage se regarda avec effroi dans le miroir qu’on lui tendait ; un long frémissement la secoua; du jour au lendemain l’auteur fut célèbre et sa cause à moitié gagnée. La censure comprit la dernière, mais enfin elle comprit, elle aussi. On s’étonnera peut-être de sa susceptibilité: j’ai dit que le servage était condamné jusque dans le cœur de l’empereur Nicolas. Il faut savoir que la censure ne veut pas toujours ce que veut l’empereur; du moins elle veut en retard, elle est parfois en arrière d’un règne. Elle renonça à sévir contre le livre, mais elle guetta l’auteur. Gogol étant mort sur ces entrefaites, Tourguénef consacra au défunt un article chaleureux. Cet article paraîtrait bien inoffensif aujourd’hui, il figure dans l’édition complète, et nous aurions peine à y découvrir le crime, si le criminel ne nous avait révélé le secret dans une note fort gaie.


A propos de cet article, je me souviens qu’un jour, à Pétersbourg, une dame très haut placée critiqua le châtiment qu’on m’avait infligé, le jugeant immérité, ou du moins trop rigoureux. Comme elle prenait chaudement ma défense, quelqu’un lui dit : « Vous ignorez donc que dans cet article il nomme Gogol un grand homme? — Ce n’est pas possible? — Comme je vous l’assure. — Ah ! dans ce cas, je n’ai plus rien à dire; je regrette, mais je comprends qu’on ait dû sévir.


Ce qualificatif impertinent, donné à un simple écrivain, valut à Tourguénef un mois d’arrêts, puis le conseil d’aller méditer dans ses terres. J’imagine qu’il trouva alors la société très mal faite, tant nous sommes injustes pour le pouvoir qui veut notre bien. Il faut pourtant l’avouer, ce pouvoir sert quelquefois nos intérêts mieux que nous-mêmes, et les lettres de cachet sont généralement d’accord avec les vues de la Providence. Trente ans plutôt, un ordre d’exil avait sauvé Pouchkine en arrachant le poète aux dissipations de Pétersbourg, où il perdait son génie, en l’envoyant au soleil d’Orient, où ce génie devait s’épanouir. Si Tourguénef fût resté dans la capitale, la chaleur de la jeunesse et les amitiés compromettantes l’eussent peut-être entraîné dans quelque stérile échauffourée politique; rendu à la solitude de ses bois, il y vécut des années laborieuses, étudiant l’humble vie de la province russe et en fixant les traits dans ses premiers grands romans.


II.

Le roman de mœurs et de caractères est depuis trente ans la forme préférée des écrivains russes, le vêtement commode qu’ils donnent à toutes leurs idées philosophiques ou politiques. Tourguénef est le père de cette innombrable famille : jusqu’à lui et durant la première moitié du siècle, je serais fort en peine de nommer un livre répondant aux exigences de ce genre littéraire, telles que nous les concevons aujourd’hui en Occident. Les petites nouvelles en prose de Pouchkine, empruntées le plus souvent à des sujets historiques, appartiennent encore à l’ancienne école narrative; ce sont des modèles de composition classique, des épisodes vivement imaginés, plutôt que l’étude de la réalité contemporaine. Lermontof, dans le Héros de notre temps, s’approcha davantage de notre idéal moderne ; son Petchorine personnifia l’âme d’une génération, comme avait fait notre René; mais, comme René, il se borna à exhaler un gémissement, sans daigner étudier le monde qui l’entourait; les trois nouvelles réunies sous le titre que je viens de citer sont peut-être le chef-d’œuvre du romantisme en Russie, mais ce sont de brèves esquisses; le poète, mort à vingt-sept ans, n’eut pas le temps d’en développer les lignes. Gogol vint enfin et appliqua à la société russe ses dons merveilleux d’observation; les Ames mortes sont une sorte d’épopée, d’odyssée tragi-comique; ce livre serait unique, si le Don Quichotte n’existait pas, et je ne doute pas que la postérité ne place l’admirable écrivain tout à côté de Cervantes ; les Ames mortes sont plus qu’un roman, ce n’est pas le roman, c’est-à-dire l’étude d’une passion agissant sur un caractère donné. Bien au-dessous de ces maîtres, je trouve Marlinsky et ses imitateurs, les romanciers ingénus qui eurent le privilège de faire pleurer les jeunes filles russes entre 1830 et 1840 ; il faut toujours que quelqu’un fasse pleurer les jeunes filles, mais le génie n’y est pas nécessaire ; Marlinsky avait pris pour modèles Ducray-Duminil et le vicomte d’Arlincourt; ses inventions sentimentales ne visent pas plus loin; pour les relire aujourd’hui, il faut une fraîcheur d’illusions qu’on ne retrouve plus que dans les cabinets de lecture de Tambof.

Après 1840, la Russie, toujours si désireuse de ne pas retarder sur l’Occident, attendait un George Sand ou un Balzac. Tourguénef se promit d’être l’un et l’autre, et il y réussit, Ivan Serguiévitch assurait qu’il n’aimait pas Balzac : c’est possible, on n’aime pas toujours son maître, mais je réponds qu’il l’avait étudié de près. Le Russe se proposa d’écrire, lui aussi, la comédie humaine de son pays; à cette vaste tâche, il apporta moins de patience, moins d’ensemble et de méthode que le romancier français, mais plus de cœur, plus de foi, et le don du style, l’éloquence pénétrante qui manqua à l’autre. S’il est vrai, en France, qu’aucun historien ne pourra retracer la vie de nos pères sans avoir lu et relu Balzac, cela est encore plus vrai en Russie de Tourguénef ; là-bas, l’histoire contemporaine était muette, et pour cause; quand les historiens de l’avenir voudront faire revivre la Russie de Nicolas et des premières années d’Alexandre II, ils s’arrêteront découragés devant le vide et le silence des documens positifs; mais un témoin les aidera à évoquer les morts, l’auteur qui sut discerner les courans d’idées naissans à cette époque de transition, incarner dans des types abstraits les états d’esprit les plus fréquens chez ses contemporains. Entre 1850 et 1860, la Russie a marché à tâtons, lasse et inquiète, comme un voyageur égaré aux dernières heures de nuit; à l’horizon, de pâles lueurs d’aube, des bouts de route, des contours de sommets vaguement entrevus ; partout la confusion de ces heures douteuses, l’attente de l’aurore, la précipitation irréfléchie chez les uns, la fatigue et la peur chez les autres. Il fallait de bons yeux pour voir et dessiner, dans cette troupe en marche, les figures qui émergeaient de l’ombre, celles qui reculaient volontairement dans la nuit et que le jour ne trouverait plus. Tourguénef en saisit plusieurs; parcourons rapidement la galerie, en feuilletant les romans écrits à cette époque.

Dans le premier, Roudine, l’auteur étudie un tempérament qui est de tous les temps et de tous les pays, mais qui semble avoir trouvé son climat d’élection en Russie. Ce Roudine, le héros de l’histoire, est un idéaliste éloquent, habile en paroles, incapable en action ; il se grise et grise les autres de sa faconde, il se précipite dans la vie comme un torrent d’idées généreuses et lumineuses ; mais chaque épreuve de la vie tourne contre lui, faute de caractère. Avec les meilleurs principes du monde, sans autre vice qu’une vanité naïve, il commet des actes indignes d’un galant homme; on le croirait un cynique, à le voir vivre aux crochets de ses dupes, séduire une jeune fille, subir l’outrage d’un rival; et pourtant, il est lui-même sa première dupe : le fond de son âme est trop honnête pour profiter jusqu’au bout des occasions offertes; sans courage pour le bien ni pour le mal, il retombe sans cesse dans le vide et la misère, il apprend en vieillissant à connaître son irrémédiable impuissance ; il finit misérablement. Les cinquante premières pages du roman sont un chef-d’œuvre d’exposition ; l’auteur nous introduit dans une petite société de campagne, il marque rapidement la place et le caractère de chaque personnage; soudain le Messie attendu arrive dans ce milieu un peu terne, il s’y installe en conquérant ; tout pâlit aux fusées de son éloquence ; seul un vieux sceptique hargneux lui donne la réplique et représente la réalité prosaïque de la vie, dans sa lutte éternelle contre l’enthousiasme idéal. Petit à petit, le mirage se dissipe, les gens pratiques retirent leur confiance au prodige, les jeunes personnes séduites se reprennent à temps. Tous ces humbles comparses édifient patiemment leur vie au ras de terre et finissent avec de bonnes rentes, de bonnes femmes, de bons amis, tandis que le prodige, malgré toute sa supériorité intellectuelle, roule de chute en chute. La prose a triomphé de l’idéal. Pour son début, le romancier touchait au vif un des grands défauts de l’esprit russe et donnait à ses compatriotes une utile leçon ; il leur disait que les aspirations magnifiques ne suffisent pas, qu’il y faut joindre le sens pratique, l’application, le gouvernement de soi-même.

Dans Roudine, étude morale et philosophique, le romancier avait remué des idées et intéressé les esprits; on se demandait s’il serait aussi habile à développer des sentimens, à émouvoir les cœurs ; le Nid de seigneurs fut sa réponse : ce sera, je crois, son meilleur titre de gloire. Ce roman n’est pas sans défauts, l’exposition est moins alerte que dans le précédent, l’auteur s’attarde aux généalogies de ses personnages, l’intérêt se fait attendre ; mais une fois l’action engagée, elle est conduite avec un art consommé. Le « nid de seigneurs, » c’est une de ces vieilles maisons provinciales où les générations se sont succédé; dans ce milieu grandit une jeune fille qui va servir désormais de prototype à toutes les héroïnes du roman russe; une âme simple, honnête, sans dehors brillans, sans dons particuliers dans l’esprit, mais imprégnée d’une grâce pénétrante et armée d’une volonté de fer; cette volonté que Tourguénef refuse aux hommes, qu’il donne comme un trait commun à toutes les filles de son imagination, et qui les porte aux extrémités les plus diverses, suivant les directions où le sort les pousse. Lise a vingt ans, elle est demeurée insensible aux séductions d’un beau tchinovnik de qui sa mère est coiffée : cependant, de guerre lasse, elle va lui engager sa parole, quand survient un parent éloigné, Lavretzky. Celui-ci est marié, mais séparé depuis longtemps d’une femme indigne, qui court les aventures dans les villes d’eaux du continent; il n’a rien d’un héros de roman, c’est un homme paisible, bon et malheureux, d’âge et d’esprit sérieux. Tous ces gens-là existent, ils ont été vus dans la vie réelle. Un attrait mystérieux rapproche Lise et Lavretzky; au moment où ce dernier, plus expérimenté, reconnaît avec effroi le nom qu’il faut donner à leur sentiment mutuel, un article de journal lui apprend la mort de sa femme ; il est libre, et le soir même, dans le jardin de la vieille maison, l’aveu des deux cœurs s’échappe comme un fruit mûr qui tombe ; la scène est délicieuse, si naturelle et si peu banale! Le bonheur des deux amans dure une heure; la nouvelle était fausse, le lendemain la femme de Lavretzky surgit à l’improviste. On devine tous les développemens que comporte la situation ; ce qu’on ne peut deviner, c’est la délicatesse de main avec laquelle le romancier conduit deux âmes absolument honnêtes au travers de ce péril. Le sacrifice est accompli de part et d’autre, résolument par la jeune fille, avec des luttes poignantes par l’homme. Nous voici espérant la disparition de la femme gênante et méprisable : le lecteur le moins féroce supplie l’auteur de la faire mourir. Hélas ! les amateurs de dénoûmens heureux doivent fermer le livre. Mme Lavretzky ne meurt pas, elle continue à vivre, et fort gaillardement; Lise n’aura connu de la vie qu’une promesse d’amour, apparue et disparue avec les étoiles d’une courte nuit de mai ; elle ne demandera pas sa revanche, elle reporte à Dieu son cœur blessé et s’ensevelit dans un monastère.

C’est là, dira-t-on, une vertueuse histoire pour les petites filles, dans le genre de Mme Cottin. Résumé sommairement, le thème a l’air vieillot; il faut en lire les développemens pour voir avec quel art nouveau, avec quel souci de la réalité le romancier a rajeuni son sujet dans un large courant de vérité humaine. Pas la moindre fadeur sentimentale dans ce douloureux récit, pas d’éclats de passion ; une touche discrète et chaste, une émotion contenue qui va croissant et nous étreint le cœur. — Le livre s’achève par un épilogue de quelques pages, qui est et restera l’un des modèles de la littérature russe. Huit années se sont écoulées, Lavretzky revient, par un matin de printemps, au nid de seigneurs; une nouvelle génération l’habite, les enfans que nous y avions laissés sont devenus à leur tour de jeunes femmes et de jeunes hommes avec leurs sentimens et leurs intérêts nouveaux; le revenant, à peine reconnu par eux, tombe au milieu de leurs jeux; c’est ainsi qu’avait débuté le récit, il semble que nous en recommencions la lecture. Lavretzky s’assied sur le banc où jadis il serra, pendant une minute, la main qui égrène depuis lors le rosaire dans un cloître; les jeunes oiseaux du vieux nid ne peuvent répondre aux questions de ce trouble-fête, ils ont oublié la disparue, ils ont bien d’autres affaires et reprennent leur partie de barres. Tandis que la solitude et le chagrin de la vieillesse dévastent ce cœur mort, les mêmes mots reviennent peindre la même nature vivante, les joies nouvelles et toujours semblables de nouveaux enfans; c’est le retour de la mélodie initiale dans le final d’une sonate de Chopin. — Jamais peut-être on n’avait rendu aussi sensible, par un exemple particulier la mélancolique opposition entre la pérennité de la nature et la caducité de l’homme : jamais points de comparaison mieux choisis ne nous avaient fait mesurer plus cruellement la chute impitoyable du temps. L’auteur nous a si bien attachés aux personnages du passé que tous ces enfans, nouveau-venus à la tête de la vie, nous paraissent presque haïssables. J’aurais voulu citer en entier ces pages, mais séparées de ce qui les précède, elles perdent leur sens, elles ne valent que par la lente préparation de tout le récit, qui accumule seule leur puissance. En les achevant, on est tenté d’appliquer à Tourguénef ce qu’il dit ailleurs d’un de ses héros : « Il possédait le grand secret de cette musique qui est l’éloquence ; il savait, en touchant certaines cordes du cœur, faire tressaillir et résonner sourdement toutes les autres. » Le Nid de seigneurs fixa la renommée de l’écrivain. Ce monde est chose si bizarre que le poète, comme le conquérant, comme la femme, gagne l’attachement des hommes en les faisant souffrir et pleurer. Toute la Russie versa des larmes sur ce livre, la pauvre Lise devint l’idéal de toutes les jeunes filles; il faudrait remonter à Paul et Virginie pour trouver une œuvre romanesque ayant exercé une influence aussi souveraine sur une génération et un pays. Il semble que l’auteur lui-même continuât d’être hanté par le type puissant qu’il avait enfanté. Hélène, la victime du roman intitulé: à la Veille, c’est encore l’implacable volonté féminine, la fille sérieuse, renfermée et obstinée, poussant à l’aventure dans la solitude, échappant à toutes les influences, disposant d’elle-même avec un suprême mépris de l’obstacle. Cette fois, les circonstances ont changé: l’homme aimé est libre, mais repoussé par la famille; comme Lise allait au cloître, malgré les supplications des siens, Hélène va à son amant et se donne à lui ; elle ne soupçonne pas une minute que son acte puisse être coupable, elle le rachète d’ailleurs par la constance du dévoûment tout le long d’une vie d’épreuves. Dans ces études de caractères, un trait d’observation domine, et il est saisi sur le vif du tempérament national ; l’homme est irrésolu, la femme est décidée ; c’est elle qui force la destinée, sait et fait ce qu’elle veut. Tout ce qui dans nos idées serait hardiesse et impudeur, l’auteur le raconte avec tant de simplicité et d’une plume si chaste, qu’on est tenté d’y voir uniquement la liberté d’une âme plus virile ; les filles droites et passionnées qu’il crée sont capables de tout, sauf de trembler, de trahir, et de mentir.

Avec le Nid de seigneurs, Ivan Serguiévitch avait donné sa note intime, il avait épanché la source secrète, grossie de toutes les larmes refoulées dans le cœur durant la jeunesse, et qui tourmente le poète jusqu’au jour où elle trouve une issue dans son œuvre. Il se remit à étudier le milieu social, et dans ce grand branle intellectuel qui agita la Russie vers 1860, à la veille de l’émancipation, il écrivit Pères et Fils. On sait que ce livre marque une date dans l’histoire des idées. Le romancier avait eu la rare bonne fortune de discerner un état d’esprit nouveau, de le fixer dans un type inoubliable, et celle plus rare encore de baptiser cet état d’esprit du nom que tous cherchaient sans pouvoir le trouver ; c’était le bonheur de Christophe Colomb doublé de celui d’Améric Vespuce. — « Qu’est-ce que ce Bazarof? demande un des Pères, un des braves gens de la vieille génération. — Tu veux le savoir? lui répond son jeune fils, ami et disciple du terrible étudiant en médecine ; C’est un nihiliste. — Tu dis?.. — Je dis : un nihiliste. — Nihiliste, répète le vieillard, ah! oui, cela vient du latin nihil, chez nous nitchevo. autant que je puis juger ; cela doit signifier un homme qui n’admet rien. — Dis plutôt, ajoute un autre vieux, qui ne respecte rien. — Qui considère tout du point de vue critique, reprend le jeune homme. — C’est la même chose, — Non, ce n’est pas la même chose. Le nihiliste, c’est l’homme qui ne s’incline devant aucune autorité, qui n’admet aucun principe comme article de foi, de quelque respect que soit entouré ce principe. »

Le bonhomme Kirsanof, un classique de 1820, ne remontait qu’au latin. Pour mieux comprendre, nous remontons plus haut aujourd’hui, jusqu’à la racine du mot et de la philosophie qu’il résume; jusqu’à cette vieille souche aryenne dont les Slaves sont une des maîtresses branches. Le nihilisme, c’est le nirvana hindou, l’abdication découragée de l’homme primitif devant la puissance de la matière et l’obscurité du monde moral; et le nirvana engendre nécessairement la réaction furieuse du vaincu, l’effort aveugle pour détruire cet univers qui l’écrase et le déconcerte. Max Müller, revenant sur la définition de Burnouf, nous assure que nirvana signifie proprement : « l’action d’éteindre une lumière en la soufflant. » — N’est-ce pas là le fait de ces pauvres malheureux qui aspirent à éteindre en Russie la lumière de la civilisation? — Mais je ne dois pas me laisser entraîner par un sujet qui exigerait de vastes développemens. Aussi bien le nihilisme, tel qu’il s’est fait lugubrement connaître à nous, n’est encore qu’à l’état d’embryon dans le fameux livre de Tourguénef.

Je veux seulement appeler l’attention du lecteur sur un autre mot du romancier, étonnamment juste et peut-être plus fécond en révélations que le vocable dont la fortune devait être si brillante. Comme dans tous les romans de l’auteur, c’est ici une jeune fille qui a le beau rôle de sentiment et de raison ; un jour, en discutant avec l’ami de Bazarof, un gamin naïf qui se croit nihiliste parce qu’il répète les aphorismes de son maître, cette jeune fille lui dit tout à coup : « Tenez, votre Bazarof m’est étranger, et vous-même vous lui êtes étranger. — Pourquoi cela? — Comment vous dire?... C’est un animal sauvage, et vous et moi, nous sommes des animaux apprivoisés. » — Cette comparaison fait apercevoir, mieux qu’un volume de dissertations, la nuance qui sépare le nihilisme russe des maladies mentales similaires dont l’humanité a souffert, depuis les jours de l’Ecclésiaste jusqu’à nos jours. Le Bazarof, ce fils de paysans cynique, amer, qui va crachant sur toutes choses ses brèves sentences en langage tour à tour populaire et scientifique, brave d’ailleurs, incapable d’une action vile, refoulant par orgueil les instincts de son cœur, c’est au fond un sauvage subitement instruit qui nous a volé nos armes. Le héros de Tourguénef a bien des traits communs avec un Peau-Rouge de Fenimore Cooper; seulement c’est un Peau-Rouge qui s’est grisé avec des tirades de Hegel et de Buchner au lieu d’eau de feu, qui se promène dans le monde civilisé avec un bistouri, au lieu de s’y précipiter avec un tomahawk. Quand les fils de Bazarof feront « de la propagande par le fait, » ils sembleront tout pareils à nos révolutionnaires d’Occident; regardez de près, vous retrouverez la nuance entre l’animal sauvage et l’animal apprivoisé. Nos pires révolutionnaires ne sont que des chiens furieux; le nihiliste russe est un loup. Voyez comme il se comporte dans les deux grandes épreuves où le romancier nous le montre, l’amour et la mort. Une femme belle, coquette, ennuyée, tentée par cette conquête étrange, un peu louve elle-même, comme beaucoup des héroïnes de Tourguénef, s’est mise à jouer avec le fauve ; le voilà blessé au cœur, lui le détracteur ironique de l’idéal, lui qui n’a trouvé d’abord, pour exprimer son admiration, que ce cri de carabin : « Un riche corps, ma foi ! et qui ferait bien dans un musée d’anatomie! » — Bazarof s’indigne contre ce sentiment, qui n’est réductible à aucune de ses deux méthodes, l’explication critique ou la négation; puis, vaincu par la douleur, il procède à la manière du loup qui convoite une proie, il s’éloigne avec défiance, se rapproche, se hérisse, taciturne e ardent : dans ce manège, il laisse échapper les momens favorables dont un autre eût profilé avec succès, et soudain, mal à propos, il s’élance d’un bond bestial sur sa proie; la coquette lui échappe, il s’en retourne la tête basse, dévorant son orgueil meurtri, il va se ronger en silence dans la solitude. Et la mort de Bazarof ! Il s’est empoisonné le sang en étudiant le cadavre d’un typhoïde, il se sait perdu ; cette agonie sombre, muette, hautaine, c’est encore l’agonie de la bête sauvage emportant sa balle dans le hallier; c’est la Mort du loup telle que Vigny l’a dépeinte et comprise avec son stoïcisme désolé :


Gémir, pleurer, prier est également lâche :
Fais énergiquement ta longue et lourde tâche,
Puis après, comme moi, souffre et meurs sans parler.


Le nihiliste renchérit sur le stoïque, il ne fait pas de tâche avant de mourir : rien ne vaut la peine de rien.

Le romancier mit tout son art à composer un personnage déplorable, mais nullement odieux. Effacez un seul trait du tableau, ce mépris de tout ce que nous vénérons, cette inhumanité, nous paraîtront intolérables; chez l’animal apprivoisé, ce serait perversion, oubli des règles apprises; chez l’animal sauvage, c’est instinct, révolte native; l’auteur désarme habilement notre morale devant cette victime de la fatalité, ce cerveau envahi trop brusquement par la science comme par une apoplexie. — La sensibilité du poète prend sa revanche avec les figures des pères, ces bonnes gens de la vieille roche qui regardent timidement bouillonner le flot nouveau et cherchent à le contenir à force de tendresse. Jamais encore Tourguénef n’avait poussé aussi loin la puissance créatrice, le don de l’observation minutieuse. Je voudrais en citer des exemples, et c’est fort difficile avec lui, car il dédaigne les morceaux de bravoure, les pages à effet ; chaque détail n’est précieux que par le concours discret prêté à l’ensemble de l’œuvre. Détachons cependant deux silhouettes épisodiques, qui passent un instant dans le récit avec une vérité saisissante. Voici une physionomie qui est bien de son pays et de son temps, un haut fonctionnaire de Saint-Pétersbourg, un futur homme d’État, venu en province pour réviser l’administration :


Mathieu Ilitch était ce qu’on appelait alors « un jeune; » il avait à peine dépassé la quarantaine, il visait déjà les grands postes de l’état et portait une plaque de chaque côté de la poitrine. L’une d’elles, à la vérité, était étrangère et des plus communes. Comme le gouverneur qu’il venait juger, il passait pour un progressiste et, bien que déjà gros bonnet, il ne ressemblait pas à la plupart des gros bonnets. Il avait de soi-même une haute opinion; sa vanité ne connaissait pas de bornes, mais il affectait une attitude simple, il vous regardait d’un air encourageant, vous écoutait avec indulgence ; il riait avec tant de bonhomie qu’au premier abord on pouvait le prendre pour « un bon diable. » Néanmoins, dans les grandes occasions, il savait, comme on dit, jeter de la poudre aux yeux. — L’énergie est nécessaire, disait-il alors, et il ajoutait en français : L’énergie est la première qualité d’un homme d’état. — Avec tout cela, il restait le plus souvent dans les dindons, chaque tchinovnik un peu expérimenté le menait par le nez à sa fantaisie. Mathieu Illich parlait avec beaucoup d’admiration de Guizot; il s’efforçait de faire entendre à chacun qu’il n’appartenait pas à la catégorie des routiniers, des bureaucrates attardés, qu’il était attentif à toutes les manifestations considérables de la vie sociale, etc.. Ce vocabulaire, il le possédait à fond. Il se tenait même au courant de la littérature contemporaine, bien qu’avec une nuance de majesté distraite : tel un homme mûr, rencontrant dans la rue une procession de gamins, se joint à elle un moment. Au fond, Mathieu Illich ne différait pas sensiblement des hommes d’état du règne d’Alexandre Ier, qui allaient aux soirées de Mme Swetçhine et se préparaient le matin en lisant une page de Condillac; les dehors seuls étaient autres chez lui, plus contemporains. C’était un courtisan adroit et rusé, rien de plus; il n’entendait mot aux affaires publiques, ses vues étaient nulles, mais il savait admirablement mener ses propres affaires; sur ce point, il ne se laissait jouer par personne. N’est-ce pas là le principal?


Ailleurs, c’est la princesse X***, une étude de femme bien fine et bien locale :


Elle passait pour une coquette évaporée, elle s’abandonnait avec fureur aux plaisirs de tout genre, dansant jusqu’à tomber de lassitude, riant et folâtrant avec les jeunes gens, qu’elle recevait avant dîner dans un salon à demi éclairé; et la nuit, elle priait, pleurait, elle errait parfois jusqu’au matin dans sa chambre, cherchant vainement une place où reposer, tordant ses mains d’ennui; ou bien elle restait assise, pâle et froide, penchée sur son psautier. Le jour venait, de nouveau elle se métamorphosait en femme du monde, elle sortait, babillait, souriait et se jetait littéralement au-devant de tout ce qui pouvait lui procurer un instant de distraction... — Même quand elle se donnait entièrement, il restait en elle quelque chose de secret et d’insaisissable que nul ne pouvait atteindre. Dieu sait ce qui nichait dans cette âme ! Il semblait qu’elle fût en puissance de forces mystérieuses, inconnues à elle-même; ces forces jouaient avec elle à leur gré, et son esprit limité ne pouvait dominer leurs caprices. Toute sa conduite présentait une suite de contradictions; les seules lettres qui eussent pu éveiller les justes soupçons d’un mari, elle les avait écrites à un homme qui lui était presque étranger; l’amour y parlait d’un ton plaintif. Jamais elle ne riait ni ne plaisantait avec celui qu’elle avait choisi, elle l’écoutait en le considérant avec une sorte de stupeur; parfois cette stupeur se changeait brusquement en terreur glacée ; son visage revêtait alors une expression morte, sauvage; elle s’enfermait dans son appartement, et sa femme de chambre, l’oreille collée à la serrure, l’entendait sangloter sourdement.


Tout en poursuivant ces grands travaux, Ivan Serguiévitch revenait souvent aux rapides et simples histoires qui avaient fait la fortune des Récits d’un chasseur. De ces années laborieuses datent les charmantes nouvelles d’inspiration si variée : Moumou, l’Accalmie, les Trois Rencontres, le Premier Amour, et vingt autres, légères aquarelles appendues entre les grands tableaux tout le long de la riche galerie du peintre. Ce sont des esquisses faites parfois avec un rien, un trait de mœurs paysannes, un souvenir fugitif, une vision intérieure; l’artiste délicat excellait à ces demi-teintes, à ces touches sobres qui indiquent sans appuyer une figure, une douleur, un frisson du cœur. Je ne sais rien de plus achevé dans ce genre que les soixante pages intitulées : Assia. C’est un souvenir de la vie d’étudiant en Allemagne, un timide amour qui s’est à peine avoué à lui-même. Assia est une jeune fille russe, une enfant effarouchée, fantasque, vive comme une fauvette; impossible d’oublier après l’avoir lu le portrait de cette étrange fille. L’étudiant la rencontre, l’aime à son insu, et tandis qu’il hésite à la prendre au sérieux, l’enfant blessée disparaît; l’homme qui ne l’a comprise qu’après l’avoir perdue se lamente sur cette ombre évanouie. Je cite au hasard quelques lignes de ce poème en prose, le prélude d’un sentiment qui s’ignore : les deux jeunes gens reviennent le soir d’une promenade sur les bords du Rhin :


Je la regardais, toute baignée dans le clair rayon de soleil, calme et douce. Tout brillait joyeusement autour de nous, sous nos pieds et sur nos têtes, — le ciel, la terre, les eaux : on eût dit que l’air même était saturé de clarté.

— Regardez, comme c’est bien ! dis-je en baissant involontairement la voix.

— Oui, c’est bien! répondit-elle sur le même ton, sans lever les yeux vers moi. Si nous étions des oiseaux, vous et moi, comme nous volerions, comme nous glisserions!.. nous nous serions noyés dans ce bleu. Mais nous ne sommes pas des oiseaux.

— Les ailes peuvent nous pousser, répliquai-je.

— Comment cela?

— Vivez seulement, et vous le saurez. Il y a des sentimens qui nous soulèvent de terre. N’ayez pas peur, les ailes vous viendront.

— Et vous, vous en avez eu?

— Comment vous dire?.. Il me semble que jusqu’à présent je n’ai pas volé.

Assia se tut, pensive. Je me rapprochai d’elle; soudain elle me demanda :

— Savez-vous valser?

— Oui, répondis-je, assez intrigué par cette question.

— Alors, venez, venez. Je prierai mon frère de nous jouer une valse. Nous nous figurerons que nous volons, que les ailes nous sont poussées...

... Je la quittai assez tard. En repassant le Rhin, à mi-distance entre les deux rives, je demandai au passeur de laisser la barque dériver au courant. Le vieillard leva les avirons et le fleuve royal nous emporta. Je regardais autour de moi, j’écoutais, je me souvenais; subitement, je sentis au cœur un trouble secret; je levai les yeux au ciel; mais le ciel même n’était pas tranquille ; tout troué d’étoiles, il se mouvait, palpitait, frissonnait. Je me penchai sur le fleuve; là aussi, dans ces sombres et froides profondeurs, les étoiles scintillaient, tremblaient ; l’agitation de la vie m’environnait, et moi-même, je me sentais de plus en plus agité. Je m’accoudai sur le rebord de la barque; le murmure du vent à mes oreilles, le clapotement sourd de l’eau sous le gouvernail, irritaient mes nerfs, les fraîches exhalaisons des flots ne parvenaient pas à les calmer; un rossignol chanta sur la rive, son chant m’accabla comme un poison délicieux. Des larmes gonflaient mes paupières, et ce n’étaient pas les larmes des vagues ivresses sans cause. Ce que je ressentais, ce n’était pas cette sensation confuse, éprouvée naguère, des aspirations infinies, quand l’âme s’élargit et vibre, quand il lui semble qu’elle va tout comprendre et tout aimer... Non! une soif de bonheur me brûlait; je n’osais pas encore l’appeler par son nom, mais le bonheur, le bonheur jusqu’à l’anéantissement, voilà ce que je voulais, voilà ce qui m’angoissait... La barque flottait toujours, le vieux passeur s’était assis et dormait, penché sur ses rames.


III.

Ah! les belles années qui suivirent 1860! L’émancipation des serfs, le rêve de Tourguénef, était devenue un fait accompli : et ce n’était que l’aurore des grandes réformes. De partout le jour nouveau pénétrait à torrens dans la sombre machine vermoulue; partout le bruit des ressorts neufs qui la remettaient en mouvement, un éveil joyeux de forces et d’espérances longtemps contenues. Ces années si décisives dans l’histoire du pays ne l’étaient pas moins dans l’histoire intime d’Ivan Serguiévitch ; il venait de donner sa vie, comme ses vierges donnent la leur, sans réserves et jusqu’à la mort. Déraciné de sa patrie par une amitié toute-puissante, il quittait la Russie, où il ne devait plus revenir qu’à de rares intervalles, pour s’établir d’abord à Bade, puis à Paris, au milieu de nous. La destinée avait comblé tous les vœux de l’homme, de l’écrivain, du patriote ; il assistait à la renaissance de son pays; sa gloire le suivait en Occident, avec ses ouvrages traduits dans toutes les langues. On pouvait croire que s’il reprenait la parole, après ces années de silence et de repos, ce serait pour redire le cantique de Siméon. C’eût été bien mal connaître notre pauvre nature humaine, et en particulier cette âme de poète à jamais inassouvie. Ce qui fait la joie de notre cœur, c’est de bercer un rêve tout le long de la jeunesse et non de le voir réalisé par les vieux ans. Qu’avons-nous à faire de la réalité décolorée? Tourguénef rentra en scène avec Fumée, en 1868. C’était toujours le même talent, encore plus mûr et savoureux ; ce n’était plus tout à fait l’âme candide et croyante d’autrefois. Dès les premières pages du livre, le désenchantement fait explosion ; s’il s’agissait d’un autre homme, nous dirions que la poche de fiel a crevé ; en parlant de Tourguénef, le mot serait exagéré ; il n’entrait pas de fiel dans son tempérament ; ses saillies douloureuses sont d’un idéaliste déçu, étonné de voir que ses chères idées, appliquées aux hommes, ne les ont pas rendus parfaits. Le ressentiment de cette déception va quelquefois jusqu’à l’injustice ; ce crayon chagrin nous montrera désormais certaines figures poussées au noir, partant moins vraies que celles des œuvres anciennes. Le monde décrit dans Fumée, c’est ce monde russe qui vit à l’étranger et qui n’y porte pas toujours les meilleures qualités du sol natal : grands seigneurs et femmes équivoques, étudians et conspirateurs. La scène se passe à Bade, où l’auteur avait pu l’étudier à loisir. Dans cette galerie comique de « généraux de Kursaal, » de princesses en pique-nique, de slavophiles vantards, de commis-voyageurs en révolutions, il y a bien des traits pris sur le vif, mais la physionomie d’ensemble est chargée ; le défaut de mesure est d’autant plus sensible que, dans la pensée de l’auteur, ces personnages ne sont pas des types d’exception, mais bien la représentation fidèle de la haute et basse société russe.

En outre, le procédé de l’artiste est modifié. Jadis, en nous montrant les batailles d’idées, il nous laissait juges du camp : maintenant il se substitue à nous et insinue son opinion. Il y a, pour le romancier et le dramaturge, deux manières d’exposer les thèses morales : avec ou sans intervention personnelle. Prenons des exemples familiers à tout le monde. Voici, dans les Misérables, deux conceptions antagonistes du devoir et de la vertu, personnifiées par Jean Valjean et Javert ; nous pourrions hésiter sur leur valeur réciproque ; mais l’auteur jette d’un seul côté tout le poids de son éloquence, il divinise l’une de ces conceptions et rabaisse l’autre, il force notre verdict. Voilà, au contraire, dans le Gendre de M. Poirier, deux façons de comprendre l’honneur, deux mondes d’idées dissemblables, le marquis de Presle et son beau-père ; l’auteur s’efface, il éclaire également ses deux personnages, leurs mérites et leurs ridicules, le fort et le faible de leurs thèses : jusqu’au bout, nous balançons à nous prononcer entre eux, l’intérêt du drame naît de ce conflit d’idées. Je préfère cette seconde manière, qui me paraît exiger plus d’art, qui est plus proche de la vie réelle, où la vérité n’est jamais claire, où le bien et le mal sont étroitement mêlés dans tous les camps. Tourguénef s’est tenu à cette méthode équitable dans ses premières études sociales ; dans les dernières, Fumée et Terres vierges, il intervient visiblement. Un personnage de second plan, une sorte d’Olivier de Jalin, comme le Potouguine de Fumée, a mission de nous révéler la pensée de l’écrivain et de clore les débats. Ces réserves faites, je reconnais que les sorties de Potouguine sont le plus souvent ruisselantes de verve et de bon sens. « L’Occidental » daube sur ses bêtes noires, les slavophiles, il ridiculise les travers nationaux, et surtout cette manie d’affirmer que les choses les plus communes prennent une vertu mystique en touchant le sol russe. Il trouve des traits bien spirituels pour caractériser cette infatuation, par exemple, quand il parle de « la littérature en cuir de Russie, » quand il dit : « Chez nous, deux et deux font quatre, mais avec plus de hardiesse qu’ailleurs. » Après avoir vidé son carquois, le romancier noue une intrigue d’amour, il s’y montre, comme toujours, maître des secrets du cœur humain. Mais, ici encore, notre auteur a changé de manière. Jadis, il ne se plaisait qu’aux émotions virginales, la femme ne l’intéressait que jeune fille, il peignait l’amour loyal, marchant le front haut, même alors qu’il brave le monde. Pour la première fois, dans Pères et Fils, il avait donné un rôle de grande coquette à une jeune veuve, et avec quelles précautions ! Maintenant, dans Fumée et les Eaux printanières, il nous montre les passions cruelles, leurs tortures, leurs mensonges, leurs abîmes sans issue. La jeune fille est toujours là, tenue en réserve pour sauver au dénoûment le pécheur repentant; mais ce n’est qu’une pâle figure, reculée sur les plans lointains. D’aucuns préféreront peut-être ce bruit de tempêtes aux harmonies délicieuses des premiers romans; c’est affaire de goût, et je ne veux pas diminuer le mérite de Fumée, qui reste un chef-d’œuvre d’un autre genre; je constate seulement qu’à l’approche du soir, l’âme limpide du poète a reflété de lourds nuages et des cieux troublés. A la fin des Eaux printanières, après cette merveilleuse scène de la séduction, vraie comme la vie, comme la faiblesse de l’homme et le pouvoir diabolique de la femme, il y a des pages pleines d’une telle rancœur, qu’on se sent pris de pitié pour l’écrivain qui a pu les trouver.

En 1877, Tourguénef publia dans le Messager d’Europe son dernier roman de longue haleine, Terres vierges. Si mes souvenirs sont exacts, la traduction française parut d’abord dans le journal le Temps, comme pour tâter le terrain ; puis l’original se risqua en Russie et y circula sans obstacles. Rien ne fait mieux mesurer le chemin parcouru depuis le jour où la censure s’émouvait si fort de la lettre sur Gogol. Avec l’œuvre nouvelle, le romancier se hasardait dans les cendres brûlantes, sur une route qui conduisait autrefois jusqu’en Sibérie. L’ambition lui était venue de décrire le monde souterrain qui commençait dès lors à inquiéter l’empire; après avoir signalé le premier et exploré depuis vingt-cinq ans tous les courans d’idées jaillis du sol russe, l’observateur se devait de parfaire sa tâche en nous montrant l’aboutissement logique de ces courans ; puisqu’ils disparaissaient sous terre, il fallait les suivre et tenter bravement la descente aux enfers. La tentative ne fut pas pleinement heureuse ; elle était prématurée. A l’époque où Tourguénef écrivait, il y a dix ans, ce monde était encore trop dérobé, trop inaccessible, ses tendances étaient trop confuses pour qu’on pût lui donner des formes sensibles ; l’image se perdait dans la chambre obscure et refusait de venir à la lumière du plein jour. Aujourd’hui même, je ne crois pas que ce tragique sujet soit mûr pour un écrivain soucieux de la vérité et de l’équité ; il appartient encore aux dramaturges de boulevard ; libre à ceux-ci d’y chercher des fictions palpitantes, on n’est pas sévère pour cet art inférieur, on le tient quitte de l’exactitude, s’il nous amuse un instant; mais pour le romancier psychologue de l’école de Tourguénef, pour celui qui étudie les problèmes moraux, qui remonte jusqu’aux impulsions premières des âmes, il n’y a qu’à faire aveu d’impuissance devant ces invisibles, comme faisait naguère la police secrète de l’empire ; là où l’étude d’après nature est rarement possible, où il faut procéder par induction, on est mal venu de chercher des représentations plastiques.

Voilà pourquoi Terres vierges, au moins dans la première partie, a quelque chose de gris et d’effacé qui contraste avec les reliefs puissamment modelés des œuvres antérieures. L’auteur nous introduit dans le cercle des conspirateurs à Pétersbourg. Un de ces jeunes gens s’engage en qualité de précepteur chez un riche fonctionnaire qui l’emmène en province. Niéjdanof rencontre là une jeune fille noble, traitée par les maîtres de la maison en parente pauvre, aigrie par de longues humiliations; elle prend feu pour les idées encore plus que pour la personne de l’apôtre; tous deux s’enfuient un beau matin et forment une de ces unions libres où l’on vit comme frère et sœur en travaillant au grand œuvre social. Ils « vont dans le peuple, » avec leurs affiliés de province. Mais Niéjdanof n’est pas armé pour la terrible lutte, c’est un faible, un rêveur, un poète qui passe en secret les nuits sur son cahier de vers. Déchiré de doutes et de découragemens, il s’aperçoit bientôt que tout est malentendu dans son âme ; il n’aime pas la cause à laquelle il se sacrifie, il ne sait pas la servir ; il aime mal la femme qui s’est sacrifiée pour lui, il se sent décroître dans l’estime de cette dévouée; las de la vie, trop fier pour reculer, assez généreux pour vouloir libérer à tout prix sa compagne avant qu’un instant d’oubli ait fait d’elle sa maîtresse, Niéjdanof se tue; il a deviné qu’un de ses amis, mieux équilibré que lui, aime secrètement Marianne et va être aimé d’elle ; il unit en mourant les mains de ces deux êtres, animés du même courage. Le roman finit par le récit d’une échauffourée avortée, qui montre l’inanité et l’enfantillage de la propagande révolutionnaire, dans le peuple. Ce Niéjdanof, si invraisemblable qu’il puisse nous paraître, est le caractère le plus vivant et le plus vrai du livre, celui-là a été pris sur nature, dans le fin fond des misères morales de la jeunesse russe.

D’autres figures de révolutionnaires flottent dans la pénombre, elles passent en chuchotant des choses inintelligibles. Les représentans des hautes classes, du monde officiel, sont traités plus durement encore que dans Fumée : ils ont toutes les suffisances, tous les ridicules et pas un mérite; de ce parti-pris résultent des caricatures, un minque d’équilibre et un faux jour dans l’ensemble de l’œuvre. En revanche, les apôtres de la foi nouvelle ont une auréole de générosité et de dévoûment. Entre l’égoïsme de la vie courante d’une part, la foi vive et l’abnégation farouche d’autre part, le choix de l’écrivain idéaliste était forcé ; la chaleur de son cœur le précipite sans précautions du côté où le désintéressement est plus visible. Il prête à ces rudes natures, toutes d’une pièce, une délicatesse de sentimens qui les poétise ; il nous cache et se cache à lui-même les contrastes révoltans, les instincts brutaux. Il avait eu une vision plus réelle, le jour où il avait aperçu l’énergique Bazarof, avec son profil de loup fuyant dans les bois. Je crois que Tourguénef a été égaré par sa sensibilité, en peignant les caractères des nihilistes; il a été mieux servi par sa raison en faisant justice de leurs idées, de leurs déclamations puériles, de leurs espérances aveugles. Les meilleures pages du livre sont celles où l’auteur nous démontre par les faits l’impossibilité d’un contact entre les propagandistes et le peuple: les raisonnemens abstraits se brisent sur la dure cervelle du moujik; Niéjdanof veut prêcher dans un cabaret, les paysans le forcent à boire, il tombe ivre-mort au second verre de vodka et s’éloigne au milieu des huées ; un autre, qui tente de soulever son village, est livré les mains liées à la justice par les villageois. Par momens, Tourguénef met le doigt sur le principe même de l’erreur révolutionnaire ; ses nihilistes, dans un élan irréfléchi de solidarité, veulent soulever instantanément une populace ignorante jusqu’à l’échelon intellectuel où ils sont eux-mêmes parvenus; ils oublient que le temps a seul pouvoir d’opérer ce miracle, ils se flattent de remplacer son action par des formules cabalistiques; ils se brisent les poings à cet effort impossible. Le poète voit tout cela et nous le fait très bien comprendre ; mais comme il est poète, il se laisse séduire par la beauté morale du sacrifice indépendamment de l’objet, et son indulgence redouble en raison même de la vanité prouvée du sacrifice. C’est peut-être le lieu de toucher un point délicat que je ne veux pas éviter. On m’assure que certaines revendications politiques, élevées sur la tombe de l’écrivain, causent un gros émoi en Russie, et que le deuil national risque d’être troublé par d’amers ressentimens. Comme il fallait s’y attendre, le parti extrême essaie de tirer à lui cette grande ombre; on a parlé de subventions accordées par Tourguénef à une feuille malfaisante. C’est parfaitement invraisemblable. Ivan Serguiévitch avait la main facile comme le cœur et donnait indistinctement à toutes les misères; il suffisait d’être Russe pour trouver sa porte ouverte, sa bourse prête, et de bonnes paroles sur ses lèvres; mais s’il a secouru les hommes, il n’a certainement pas coopéré à leur politique. Comment aurait-il trempé dans des complots sauvages et stériles, lui, l’Occidental, l’homme de la civilisation raffinée et des élégances de pensée? Ses opinions flottèrent toujours dans un libéralisme vaporeux, rapporté à vingt ans des universités d’Allemagne, plus enclin à se bercer de rêves qu’à s’employer dans la pratique. Au surplus, il suffit de lire attentivement Terres vierges pour marquer le degré de latitude où Tourguénef entendait se maintenir. Il y a là un certain Solomine, un jeune directeur de fabrique, qui représente les idées moyennes et parle évidemment pour l’auteur. Solomine a été entraîné par les propagandistes, mais son bon sens lui fait voir le néant de leurs efforts; s’il n’a aucun goût pour les tchinovniks qui administrent la terre russe, il n’a aucune confiance dans les enfans qui la minent sourdement; il se sépare peu à peu de ces derniers, il se lire les grègues sauves de l’échauffourée finale, et va fonder dans l’Oural une usine prospère « sur certaines bases coopératives. » Ne soyons pas indiscret, ne demandons pas au bon Ivan Serguiévitch quelles sont ces bases; le romancier voulait que son socialiste fût conséquent et intéressant jusqu’au bout, il le lance dans la coopération et le laisse s’y dépêtrer; les lecteurs russes n’en demandent pas davantage, et tout le monde est content, — Mais je parle bien au long, vraiment, de la politique d’un poète. Cet homme qui fut un naïf, au plus noble sens du mot, pour tant de choses inférieures, a bien pu l’être en politique. Ceux qui disputeraient plus longtemps sur la couleur de son drapeau risqueraient eux-mêmes d’être taxés de naïveté. Il ne faut ni s’étonner ni s’émouvoir parce que les lyres délicates sonnent faux quand la politique égare ses grosses vilaines mains sur leurs cordes ; il n’y a qu’à ne pas les écouter, à garder une juste mesure entre la république de Platon qui bannissait les poètes et celle de 1848 qui leur offrait des présidences.

Tourguénef écrivit encore, vers cette même époque, cinq à six nouvelles, dont une, le Roi Lear de la steppe, rappelle les meilleures pages des Récits d’un chasseur par l’intensité de l’émotion. Je ne puis m’attarder à chacun de ces matériaux : il est temps de nous retourner pour jeter un regard d’ensemble sur le monument. Ivan Serguiévitch y a logé la société russe; il a résumé la conception qu’il s’en faisait dans quelques types généraux, toujours en scène. Considérons-les avec intérêt; toute la littérature postérieure est revenue sur ces types, sans presque les modifier; il faut croire qu’ils rendent fidèlement la physionomie de cette société, du moins telle qu’elle se voit elle-même. C’est d’abord le paysan, doux, résigné, endormi, touchant dans ses souffrances comme l’enfant qui ne sait pas pourquoi il souffre; malin et rusé d’ailleurs, quand il n’est pas abruti par l’ivresse, soulevé de loin en loin par des fureurs animales. Au-dessus, les classes intelligentes et moyennes, les petits propriétaires de campagne, et parmi eux les représentans de deux générations : le vieux seigneur, bonhomme, ignorant, avec des traditions respectables et des vices grossiers, dur par longue habitude pour les serfs, servile lui-même, mais excellent dans les autres relations de la vie. Tout différent est le jeune homme de cette même classe : quelquefois précipité dans le nihilisme par le vertige d’une croissance intellectuelle trop rapide ; le plus souvent instruit, mélancolique, riche en idées et pauvre en actes, « se préparant toujours à travailler, » tourmenté par un idéal de bien public vague et généreux ; c’est le type de prédilection du roman russe. Le héros qu’aiment les jeunes filles et que leur disputent les femmes romanesques, ce n’est pas un brillant officier, un artiste, un grand seigneur magnifique; c’est presque toujours ce Hamlet bourgeois, honnête, cultivé, d’intelligence tranquille et de volonté faible, qui revient de l’étranger avec des théories scientifiques sur l’amélioration de la terre et du sort des paysans, qui brûle d’appliquer ces théories dans a son bien ; » cela, c’est le grand point ; un personnage de roman qui veut conquérir des sympathies doit revenir dans « son bien, » pour y améliorer la terre et le sort des paysans. Le Russe devine que là, là seulement est l’avenir, le secret de force ; mais, de son propre aveu, il ne sait comment s’y prendre. — Passons aux femmes de la même classe. Rien à dire des mères; par un parti-pris curieux, qui révèle quelque plaie ancienne du cœur, toutes les mères des romans de Tourguénef, sans une exception, sont mauvaises ou grotesques. Il réserve les trésors de sa poésie aux jeunes filles. Pour lui, la pierre angulaire de la société est cette jeune fille de province, librement élevée dans un milieu modeste, foncièrement droite, aimante, point romanesque, moins intelligente que l’homme, plus décidée, je le répète : chaque roman met en jeu une volonté féminine, guidant les irrésolutions des hommes. —-Tel est, à grands traits, le monde dépeint par l’écrivain. Chaque fois qu’il s’y renferme, l’accent de vérité est si frappant que le lecteur s’écrie en fermant le livre : « Si ces gens-là ont vécu, ils n’ont pas pu vivre autrement ! » Ce cri sera toujours la meilleure sanction des œuvres d’imagination.

Il nous manque les hautes classes pour compléter le tableau. Tourguénef n’y a touché qu’incidemment, dans ses dernières œuvres, par des esquisses sommaires, toutes dans la manière noire. Son regard n’était pas tendu de ce côté et son esprit était prévenu. La jeune fille si parfaite de tout à l’heure, dès que la fortune la porte sur les sommets sociaux, devient une femme frivole, pervertie, avec toutes les bizarreries de l’esprit et du tempérament ; l’homme qui s’élève aux dignités et touche aux affaires publiques va joindre à son irrésolution native la hâblerie et la sottise. Il y a lieu d’en appeler de ces jugemens rapides et exclusifs. Pour nous faire une opinion, il faudra attendre Léon Tolstoy : celui-ci ne changera guère les types fixés par son devancier pour les basses et moyennes classes, mais il creusera dans les plus intimes replis l’âme complexe de l’homme d’état, du courtisan, de la grande dame; il achèvera l’édifice dont Tourguénef a posé les assises et négligé le faîte.

Il ne faut pas demander à notre romancier les intrigues compliquées, les aventures extraordinaires dont l’ancien roman français était si friand. Il ne montre pas la lanterne magique, il montre la vie ; les faits en eux-mêmes l’intéressent peu ; il ne les voit qu’à travers l’âme humaine et dans leur contre-coup sur l’individu moral. Son plaisir est d’étudier des caractères et des sentimens, aussi simples que possible, pris dans la réalité quotidienne; mais, et c’est là son secret, il voit cette réalité avec une telle émotion personnelle que ses portraits ne sont jamais prosaïques, tout en restant absolument vrais. Il disait de Niéjdanof, dans Terres vierges : « C’est un romantique du réalisme. » On peut lui retourner le mot. Telle fut chez nous la disposition d’esprit de Flaubert, que Tourguénef aimait tant; mais le Russe avait de plus que son ami la sûreté du goût, la tendresse, je ne sais quelle grâce tremblante également répandue sur chaque page, qui fait penser à la rosée du matin. Nul n’eut plus de sentiment et plus d’horreur du sentimentalisme : nul ne sut mieux indiquer d’un seul mot toute une situation, toute une crise du cœur. Cette retenue fait de lui un phénomène unique dans la littérature russe, toujours noyée; il avait le droit de railler les écrivains de son pays, qui « ayant à dire que le propre de la poule est de pondre des œufs, ont besoin de vingt pages pour développer cette grande vérité et ne parviennent pas à s’en tirer. » On devine dans la moindre production d’Ivan Serguiévitch un travail de réduction acharné, le souci de l’art tel que l’entendaient les classiques. De pareilles qualités, rehaussées par la magie du style, par une langue toujours exacte et parfois magnifique, assurent à Tourguénef une place éminente dans la littérature contemporaine. La critique anglaise, qui regarde froidement et n’est pas suspecte d’exagération, lui accorde le premier rang[2]; je voudrais souscrire à cet arrêt, quand je relis l’enchanteur; mais je me reprends et j’hésite en pensant à ce prodigieux Tolstoy, qui terrasse mon admiration et enchaîne mon jugement. Aussi bien, il faut laisser le dernier mot à l’avenir dans ces questions de préséances.

Après Terres Vierges, le repos du déclin commerça. Le talent restait entier, l’intelligence vigoureuse et curieuse; mais cette intelligence flottait en quelque sorte, elle semblait chercher une voie perdue, comme il arrive pour d’autres au début de la vie. Il y avait bien des causes à ce découragement. L’écrivain russe a retiré de son long séjour parmi nous de grands avantages et quelques inconvéniens. A l’origine, l’étude de nos maîtres, l’amitié et les conseils de Mérimée lui furent d’un précieux secours; il dut peut-être à ces fréquentations littéraires la discipline intellectuelle, la clarté, la précision, mérites si rares chez les prosateurs de son pays. Plus tard il s’éprit d’enthousiasme pour Flaubert; je rencontre dans les œuvres complètes d’excellentes traductions d’Hérodiade et de la Légende de saint Julien l’Hospitalier. Enfin, après les pères du naturalisme, ses amitiés le rattachèrent aux successeurs du second degré; il se figurait innocemment qu’il appartenait à leur école, il écoutait leurs doctrines et faisait des efforts inquiets pour concilier ces doctrines avec son ancien idéal. D’autre part, il se sentait de plus en plus séparé de son pays natal, de son vrai fonds d’idées. On le lui reprochait parfois en Russie, on le traitait de déserteur, de distancé. Les tendances de ses derniers romans avaient soulevé des récriminations sincères et des calomnies intéressées. Quand il revenait à Pétersbourg ou à Moscou, de loin en loin, les ovations de la jeunesse l’accueillaient; mais d’autres cercles lui témoignaient de la froideur; il voyait une partie de son public lui échapper, courir aux idoles nouvelles, à l’âpre réalisme qui triomphe dans les lettres russes. Alors même qu’on le saluait respectueusement comme un ancêtre, ce Parisien d’esprit et de langue dut se dire plus d’une fois tout bas : On me traite en vieux bonze. — Ah! comme on passe vite vieux bonze en littérature! Lors de sa dernière apparition en Russie, pour les fêtes de Pouchkine, les étudians de Moscou dételèrent sa voiture; mais je me souviens qu’un jour à Pétersbourg, en revenant de chez un haut personnage, Ivan Serguiévitch nous dit sur un ton de plaisanterie non exempt d’amertume : « Il m’a appelé Ivan Nikolaiévitch. » Cette inadvertance paraîtrait bien vénielle chez nous, où l’on n’est heureusement pas obligé de savoir le nom du père de chacun : dans les habitudes russes et vis-à-vis d’une célébrité nationale, l’erreur était blessante ; elle faisait mesurer la crue de l’oubli. À cette même époque, j’eus la bonne fortune de passer une soirée entre Tourguénef et Skobélef. Le jeune général parlait avec sa chaleur et son éloquence habituelles, il racontait ses longs espoirs, ses vastes pensées ; le vieil écrivain l’écoutait en silence, l’enveloppant de ce regard doux et voilé qui semblait attirer à soi les formes, les couleurs ; il était facile de voir que le modèle posait pour le peintre, et que celui-ci étudiait cette physionomie étrange pour la graver dans quelque livre ; la mort guettait à la porte, elle n’a permis ni au héros de vivre son roman, ni au poète de l’écrire.

Nous reparlions de ces souvenirs, un jour de ce printemps, la dernière fois que j’eus l’honneur de voir Ivan Serguiévitch ; il me disait : « Je vais le rejoindre, » et l’on sentait trop qu’il disait vrai, en regardant ce corps miné par de cruelles souffrances, alangui sur le lit de repos. Toute la vie avait reflué dans la tête, superbe sous son désordre de cheveux blancs, secouée avec des fiertés de lion blessé. Ses yeux s’arrêtaient sur le tableau de Rousseau, qu’il aimait entre tous, parce que Rousseau avait compris comme lui l’âme et la force de la terre : un chêne écimé, usé par les hivers, jetant au vent de décembre ses dernières feuilles rousses. Entre cette peinture et le noble vieillard qu’elle consolait, il y avait comme un lien fraternel, un entretien résigné sur les arrêts communs de la nature.

Déjà atteint par son mal rare et terrible, un cancer de la moelle épinière, Tourguénef publia encore trois nouvelles : le Chant de l’amour triomphant, brillante fantaisie dans le goût de Boccace, ciselée avec un art minutieux, comme un bijou florentin ; Clara Militch, une histoire inspirée sans doute par un drame récent qui venait d’occuper Paris ; l’auteur y raconte la mort volontaire d’une jeune actrice et essaie de nous faire comprendre pourquoi l’épidémie de suicide sévit sur la jeunesse russe dans d’effrayantes proportions. Dans une autre nouvelle intitulée Désespoir, l’écrivain s’efforçait de concentrer en quelques pages cette tristesse nationale qu’il avait étudiée et reproduite dans toute son œuvre ; il mettait à nu le fatalisme inconscient qui gouverne certaines volontés slaves et donne à ces vagabonds moraux un air de famille avec les victimes du fatum antique dans Eschyle et dans Sophocle. Ce fut une lugubre ironie du sort que la suprême production du romancier portât ce titre : Désespoir. Il avait dit son dernier mot sur cette âme russe qu’il fouillait depuis quarante ans : il se tut. Pourtant l’artiste survivait à l’homme ; durant les crises finales, saturé d’opium et de morphine, il narrait à ses amis les rêves étranges qui le hantaient et regrettait de ne pas pouvoir les écrire : « Ce serait un curieux livre, » disait-il. L’avant-veille de sa mort, il prit encore la plume et rédigea un testament touchant, une lettre adressée à son ami Léon Tolstoy; avec cet adieu, Tourguénef expirant léguait à son rival, à son héritier, le souci et l’honneur des lettres russes; il conjurait l’illustre auteur de Guerre et Paix de reprendre ses travaux. Espérons que ce vœu sera entendu par le seul écrivain digne de ramasser la plume tombée de ces vaillantes mains. Comme un soldat frappé, Ivan Serguiévitch avait remis ses pouvoirs sur les âmes à un autre capitaine; rien ne le retenait plus, il partit pour faire ailleurs d’autres songes, plus tranquilles, plus beaux.

Ceux qu’il fit ici-bas sont laborieux et tristes. Les voilà tous, ramassés dans quelques volumes, raccourci d’une longue, d’une puissante vie humaine. Une œuvre littéraire, c’est une vie ; et de même qu’il y a dans chaque existence des jours qu’on voudrait effacer, il reste dans toute œuvre des pages qu’il eût fallu détruire. Tourguénef en a laissé échapper quelques-unes ; mais l’ensemble de son legs est bon, est sain. Disons-le bien en terminant, — parce que en dépit des doctrines contraires cela seul importe, cela seul est l’honneur de ce qui tient une plume, — dans presque tous les livres du mort, un noble souffle passe, élève et réchauffe le cœur. C’est peu de chose et c’est beaucoup, ce souffle léger resté d’une ombre, qui nourrira à jamais des milliers d’âmes. En voyant disparaître Ivan Serguiévitch, je pense à ces paysans d’Orel qui vont semant le grain dans les labours d’automne ; la plaine de blé est immense, le sillon noir fuit à l’infini; l’homme le remonte, décroît, s’évanouit dans la brume et va s’asseoir, épuisé de fatigue, là-bas derrière les versans; s’il est trop vieux, si quelque mal le prend cet hiver, on le couchera sous son labour, on l’oubliera. Qu’importe? Disparais, pauvre homme de peine qui agitais tes bras dans le vide, sur la terre nue. La semence demeure et vit; aux soleils de l’été prochain, le blé va sortir, mûrir, rouler sur la steppe des vagues d’or, et dispenser aux multitudes le bon pain le pain de force et de courage.


EUGENE-MELCHIOR DE VOGÜE.

  1. C’est la phrase historique, et proverbiale en Russie, que les députés des Slaves auraient prononcée en demandant aux chefs varègues de venir les gouverner.
  2. Europe has been unanimous in according to Tourguenief the first rank in contemporary literature. (The Athenœum, 8 sept. 1883.)