Les Grandes mémoires - Résumé d’une enquête sur les joueurs d’échecs
Il n’y a pas longtemps encore, quand un psychologue voulait traiter la question si importante des grandes mémoires, il allait chercher dans sa bibliothèque les recueils d’anciennes histoires et d’anecdotes curieuses. Les livres d’Abercrombie, de Brierre de Boismont et de quelques autres, étaient vraiment utiles à consulter. Pour la mémoire visuelle, on citait l’exemple connu d’Horace Vernet, capable de peindre un portrait en pied, après avoir vu une seule fois le modèle ; pour la mémoire auditive du musicien, on reproduisait l’histoire de Mozart notant, après deux auditions, le Miserere de la chapelle Sixtine ; pour le calcul mental, l’usage était de parler de Henri Mondeux.
La psychologie contemporaine, sans dédaigner ces documens historiques, mais les jugeant parfois suspects et toujours incomplets, se tourne plus volontiers vers l’observation et l’expérience. Si nous désirons connaître le mécanisme de la mémoire des chiffres, nous préférons à la lecture des ouvrages admiratifs de Jacobi sur son élève, le pâtre Mondeux, deux heures d’expériences passées au laboratoire avec Jacques Inaudi. Si nous sommes curieux de connaître l’étendue de la mémoire musicale, nous entreprendrons, à l’exemple de M. Courtier, professeur de l’Université, une étude sur la mémoire des solistes, qui pourraient jouer, sans partition, pendant plus de vingt-quatre heures. Combien ce genre d’études n’est-il pas plus intéressant, plus instructif, plus fécond que celui de l’historien ! Au lieu d’avoir affaire à un document inerte et mort, on analyse une personne vivante.
Me conformant à cette tradition nouvelle, j’ai fait, et je veux résumer ici, une étude de psychologie sur la mémoire des joueurs d’échecs qui sont capables de jouer sans voir les échiquiers ; voici comment j’ai été amené à m’occuper de cette question. Il y a un peu plus de deux ans, en février 1891, j’appris par hasard qu’un jeune Alsacien, M. Goetz, venait de jouer au café de la Régence huit parties sans voir. J’eus un entretien avec M. Goetz, je lui demandai de m’expliquer les moyens d’action dont il se servait. Me rappelant une observation bien connue que M. Taine a publiée dans son livre sur l’Intelligence, je supposais qu’un joueur se sert de la mémoire visuelle pour jouer sans l’échiquier. M. Goetz voulut me convaincre que le jeu sans voir n’a aucun rapport avec la mémoire visuelle. Je ne compris pas bien son explication. Dérouté dès le début, j’interrompis mon étude.
Je l’ai reprise, il y a huit ou dix mois, sous la forme d’une enquête. Un questionnaire, qui a été publié d’abord en français, puis traduit en quatre ou cinq langues, et lancé dans les cinq parties du monde des échecs, m’a mis en relations avec tous les maîtres de l’échiquier ; ceux de Paris ont bien voulu se rendre au laboratoire de psychologie de la Sorbonne pour répondre à mes questions et se soumettre à quelques expériences directes. Je me fais un devoir de reproduire ici, par ordre alphabétique, les noms de tous ceux qui ont contribué à m’éclairer. Ce sont MM. Annosof, Cunnock, Courel, Formstecher, Fritz, Forsyth, Goetz, Janowski, Heydebrand von der Lasa, P. Howel, Lochard, Moriau, Néron, Place, de Rivière, Rosenthal, Schallopp, Sittenfeld, Tarrasch, Taubenhaus, Tolosa y Carreras, Vazquez. J’ai échangé avec quelques-unes de ces personnes jusqu’à cinq ou six lettres. Enfin, je n’aurais garde d’oublier M. Preti, le sympathique directeur du journal d’échecs la Stratégie, qui a tenu dans mon enquête le rôle de celui que les Anglais appellent en politique le whip. Je connais peu d’hommes aussi aimables, aussi modestes et aussi obligeans.
Avant d’entrer en matière, disons un mot du monde des joueurs, afin de renseigner le lecteur sur le milieu particulier où nous le menons. Nous nous en tiendrons à l’essentiel, n’ayant nullement l’intention d’écrire un article d’anecdotes.
Les joueurs d’échecs sont de deux sortes, amateurs ou professionnels ; ces derniers seuls, comme le nom l’indique, ont trouvé dans le jeu d’échecs un moyen d’existence ; ils prennent le titre de professeurs ; quelques-uns donnent des leçons qui se paient fort cher ; mais c’est le petit nombre : la plupart cumulent avec la qualité de professionnel un autre emploi plus lucratif ; d’autres, moins heureux, se tiennent dans quelques cafés connus, où ils attendent le client amateur qui veut bien leur payer vingt sous une partie d’échecs.
Les cafés et les cercles sont les lieux ordinaires des tournois et des matches. À Paris, on joue aux échecs au café de la Régence, au Grand cercle de l’Union latine, au cercle Magenta, etc. Les échecs sont cultivés dans le monde entier, depuis Saint-Pétersbourg jusqu’à La Havane ; et les plus forts joueurs ont pu se mesurer ensemble, grâce aux nombreux matches qui se font par correspondance, et même par télégraphe.
Dans quelle partie du monde les échecs sont-ils le plus en honneur ? Avant la fin du siècle dernier, les forts joueurs étaient exclusivement des Latins, Italiens, Espagnols ou Portugais ; ils s’appelaient Greco, Lucena, Salvio, Carrera, Damiano, Lopez, etc. Les bibliothèques de France et d’Allemagne renferment une grande quantité de traductions de leurs ouvrages.
Après avoir tenu le sceptre des échecs pendant plusieurs siècles, la race latine l’a perdu, et ne semble pas avoir quelque chance de le reconquérir ; les Germains, les Slaves, les Anglo-Saxons, les Juifs surtout nous ont largement dépassés. Dans une liste de célébrités qu’a bien voulu dresser pour moi M. Preti, je compte dix-huit Juifs sur soixante-deux joueurs ; parmi ces Juifs une moitié est de la Pologne, l’autre de la Hongrie ; presque tous les forts joueurs juifs sont des « professionnels, » ce qui montre bien le caractère sérieux de cette race. En Allemagne, il n’y a pas de professionnels, et, fait digne de remarque, les forts joueurs sont presque toujours des hommes dont la position sociale a exigé des études sérieuses ; M. Berger est professeur, M. Fritz est magistrat, M. Goetz, Alsacien, est docteur en philosophie, M. von der Lasa est ministre plénipotentiaire, M. Tarrasch est médecin. Les Germains étudient les échecs scientifiquement ; c’est parmi eux qu’on trouve le plus grand nombre de joueurs de première force.
Les Anglais considèrent plutôt le jeu d’échecs comme un délassement d’esprit ; ils n’en font pas une étude approfondie, mais le pratiquent beaucoup ; c’est la nation où ce jeu est le plus en honneur, et qui compte le plus de joueurs de force moyenne. Quant aux Latins, ils semblent vouloir prendre au pied de la lettre la maxime d’après laquelle les échecs sont trop frivoles pour une étude, et trop sérieux pour servir de délassement.
Je voudrais maintenant essayer de présenter ici un portrait fidèle du joueur d’échecs, et principalement du fort joueur, c’est-à-dire de celui qui porte au plus haut degré de perfection tous les caractères de sa profession. D’abord, qu’est-ce qu’un fort joueur ? C’est celui qui possède une grande puissance de combinaison. Le jeu d’échecs est une bataille que deux adversaires se livrent sur un échiquier de 64 cases, au moyen de deux armées qui se composent chacune de 16 pièces ; le but du jeu est de s’emparer du roi de l’adversaire, de le faire mat. Ce qui donne à ce combat une grande complexité, c’est que chaque pièce a une marche particulière, et que le nombre de combinaisons possibles est pratiquement indéfini.
Quand un joueur est sur le point de déplacer une pièce, il doit passer en revue, mentalement, tous les coups possibles, et choisir le meilleur ; son choix fait, il doit prévoir les ripostes possibles de son adversaire, et se rendre compte des modifications qui en résulteront pour la position sur l’échiquier ; l’avantage appartient à celui qui a la faculté de prévoir le plus de coups possible, et qui raisonne le mieux sur ces prévisions. Les maîtres de l’échiquier, nous dit-on, ne risquent jamais un mouvement sans de mûres réflexions, et passent en revue jusqu’à quatre et cinq cents coups.
Cette analyse sommaire laisse supposer qu’il existe une analogie entre le jeu d’échecs et la science des calculs ; l’analogie me paraît réelle. J’ai demandé à un grand nombre de joueurs d’échecs de première force des renseignemens sur leurs aptitudes mathématiques ; la plupart, environ neuf sur dix, m’ont répondu qu’ils sont d’excellens calculateurs mentaux. Cette réponse est assez significative ; il est vraisemblable qu’on n’en obtiendrait pas d’analogue en s’adressant à d’autres catégories de personnes, et notamment aux peintres ; ceux-ci se vantent trop souvent de ne pas savoir faire une addition, pour qu’il n’y ait pas quelque vérité dans leur fière déclaration d’ignorance.
D’autre part, les mathématiciens se sont souvent intéressés aux échecs, et l’on a constaté que dans l’armée, c’est l’artillerie, la marine et le génie qui fournissent le plus grand nombre d’abonnés aux journaux d’échecs ; mais peu de mathématiciens éminens ont été joueurs de première force.
Quelques grands mathématiciens ont écrit sur les échecs : d’abord, Euler, à qui l’on doit une théorie de la marche du cavalier ; mais je ne sache pas qu’il ait été un fort joueur. De nos jours, un Russe, le major Jaenisch, a publié un Traité des applications de l’analyse mathématique au jeu des échecs ; cet ouvrage est, paraît-il, si savant que peu de personnes sont capables de le lire. Le seul exemple d’un mathématicien qui ait été grand joueur est Anderssen, l’auteur de la « Partie immortelle ; » c’est le cas typique, et il est à peu près le seul.
On voit combien il serait difficile de faire la synthèse de ces différens documens ; j’admets, pour ma part, assez volontiers qu’il existe une analogie entre les mathématiques, spécialement entre le calcul mental, — et les échecs, mais ce n’est point une identité d’opérations mentales. M. Arnous de Rivière porte sur la question un jugement intéressant : « Les échecs et les mathématiques, dit-il, sont des lignes parallèles. » En d’autres termes, ces deux genres d’étude ont une direction commune, elles supposent un même goût pour des combinaisons à la fois abstraites et précises, et une forte dose de patience et d’attention.
Les femmes ne brillent point aux échecs ; on cite une dame qui a composé un problème ; une autre, que l’on considère en ce moment comme la meilleure joueuse de Paris, ne dépasse pas une force moyenne d’amateur ; un professionnel lui ferait avantage de la tour.
Le jeu d’échecs présente un second caractère distinctif, qui manque aux mathématiques ; c’est qu’il est un combat ; les deux adversaires luttent l’un contre l’autre d’intelligence, de sang-froid, de prudence et d’adresse ; il y a dans une partie d’échecs tout ce que l’on trouve à la guerre, les fausses manœuvres, les embuscades, les ruses, les menaces, les charges à fond de train ; le joueur heureux possède, je ne dirai pas des qualités guerrières, mais une certaine aptitude pour le combat des idées, et en somme autant de qualités morales que de qualités intellectuelles. Ajoutons aussi la vigueur physique. Le joueur de première force a besoin d’un tempérament vigoureux, pour pouvoir lutter dans les tournois, qui sont souvent d’une longueur interminable. Enfin, une dernière qualité, c’est la jeunesse. On donne de vingt-cinq à quarante ans son maximum de force ; à partir de cet âge, il est rare que le jeu se perfectionne ; le contraire, sauf exceptions, paraît être la règle.
Cet ensemble de qualités intellectuelles qui font le grand joueur peut être inné, et se développer de bonne heure, avant toute étude sérieuse. Le plus bel exemple de précocité qu’on puisse citer est celui du célèbre Paul Morphy ; c’était un Américain de la Nouvelle-Orléans ; à l’âge de douze ans, il gagnait tous les forts joueurs de son entourage. En 1858, âgé de vingt ans, après avoir subi avec succès des examens de droit, il vint en Europe, où il battit les plus forts joueurs, en faisant preuve d’une supériorité écrasante. On le considère comme le Mozart des échecs ; en effet, il a vaincu des joueurs qui avaient plus de vingt ans de pratique, lui qui n’a pas connu les longues et pénibles études auxquelles les maîtres de notre temps sont obligés de se soumettre. La plupart des joueurs allemands célèbres ont débuté sur les bancs du collège. Le docteur Tarrasch, le champion actuel de l’Allemagne, qui n’a encore que trente ans, a commencé à jouer au collège. Neumann, autre fort joueur, mort aujourd’hui, a raconté à M. Preti père qu’au collège, tout en suivant les explications de ses professeurs, il jouait une ou deux parties sans voir avec ses camarades ; il écrivait les coups sur un bout de papier, qu’il passait à ses voisins, et ceux-ci lui renvoyaient la réponse de la même manière.
Passons aux Français. Même précocité encore chez La Bourdonnais, le plus grand joueur que la France ait produit. Son père, gouverneur de la Guadeloupe, l’avait envoyé à Paris pour ses études ; le jeune homme, au lieu de suivre les cours, fréquenta le café de la Régence et devint bientôt sans rival. C’est à dix-huit ans que Philidor jouait sans voir. M. Moriau, un Français établi à Londres, qui est actuellement le champion du City of London Chess Club, nous écrit qu’il a débuté aux échecs à onze ans. M. Goetz nous apprend qu’il a débuté vers le même âge. Incontestablement, ce sont de beaux exemples de précocité, bien que cette précocité ne puisse être nullement comparée à celle des mathématiciens tels que Gauss et Ampère, qui, dit-on, ont commencé à calculer entre trois et cinq ans. Le développement plus tardif de l’aptitude aux échecs tient en partie à des circonstances particulières, telles que la nécessité d’apprendre des règles complexes, ou de posséder un jeu d’échecs, etc. ; il n’en est pas moins vrai que certains individus privilégiés arrivent, presque sans études, à être de première force, ce qui indique un véritable don de nature.
L’action de l’hérédité n’a pas encore pu être constatée nettement dans le monde des échecs : on ne connaît point de familles de joueurs comparables aux familles de musiciens ou de savans ; les grands joueurs du siècle n’ont point laissé leur talent à leurs descendans.
Quant aux maladies auxquelles les joueurs sont sujets, elles n’offrent rien de particulier ; on n’en cite que deux qui soient devenus fous, Morphy et Neumann. Pour Morphy, on ne saurait accuser les échecs de lui avoir fait perdre la raison. Son père possédait de grandes propriétés dont l’exploitation se faisait par des esclaves ; à la suite de la guerre de sécession, lorsque la liberté des esclaves eut été proclamée, les domaines de Morphy furent liquidés avec de très grandes pertes ; ce fut la ruine. Morphy aurait pu facilement tirer profit de sa réputation et de son talent aux échecs, pour gagner des sommes considérables, mais il ne le voulut pas ; aux États-Unis, on considérait alors le gambler, c’est-à-dire celui qui joue pour de l’argent, comme un homme méprisable. Il y avait plusieurs années que Morphy ne jouait plus quand il devint fou.
Zukertort, un très fort joueur, le seul qui ait conduit simultanément seize parties sans voir, est mort à quarante-cinq ans d’une congestion cérébrale qui le frappa devant l’échiquier. Cependant la partie qu’il jouait n’était pas sérieuse ; son adversaire était un amateur faible, à qui il faisait avantage. Deux ou trois ans avant sa mort, Zukertort avait perdu un match contre Steinitz, alors qu’il se croyait sûr de la victoire. Cette défaite l’avait profondément affecté, et à partir de ce moment, on le voit décliner peu à peu.
À part ces quelques exceptions, l’immense majorité des joueurs, même des forts, est soumise à la règle commune ; on rencontre parmi eux de robustes constitutions et de beaux cas de longévité.
Le jeu sans voir a son histoire[1] ; de vieux livres racontent que les Arabes y ont excellé ; mais c’est Philidor, le compositeur de musique bien connu, qui est le véritable initiateur de ce genre de sport. Vers la fin du siècle dernier, en 1783, il joua à Saint-James Chess Club deux parties sans voir et une partie en voyant. Ce tour de force de mémoire souleva l’enthousiasme des contemporains, et fut enregistré par l’Encyclopédie. Il ne fut recommencé que longtemps après. La Bourdonnais s’y essaya, mais ce jeu le fatiguait horriblement ; Kiezeritzky montra quelques brillantes aptitudes. En 1859, Paul Morphy vint en Europe et joua à trois reprises, à Manchester, à Londres et à Paris, huit parties simultanées sans échiquier ; il les gagna presque toutes ; on a conservé le procès-verbal de ces parties ; ce sont, à ce qu’on assure, de véritables modèles de profondeur et d’élégance, qui restent un sujet d’admiration pour les connaisseurs. À peu près vers la même époque, Paulsen joua en Amérique dix parties sans voir ; et à Londres, en 1861, à Simpson’s Divan, il en joua douze. Le nombre de parties le plus élevé appartient au médecin Zukertort, qui, le 21 décembre 1876, à Saint-George’s Chess Club, à Londres, lutta, le dos tourné, contre seize adversaires.
Tous ces grands joueurs d’échecs sont morts aujourd’hui ; mais ils ont eu des successeurs qui possèdent la même faculté merveilleuse, et ces derniers sont si nombreux qu’on doit renoncer à les compter. On admet généralement dans le monde des joueurs que tout amateur de première force peut jouer sans échiquier au moins une partie. Cela se comprend d’autant mieux que, pour jouer avec l’échiquier sous les yeux, il faut, — cela semble extraordinaire, — jouer sans voir.
« L’amateur qui dresse un plan dans sa tête, écrit Selkirk, est obligé de se représenter les positions des pièces après quelques coups supposés ; à ce moment, la vue de l’échiquier ne servirait qu’à l’embrouiller. » Cette observation nous paraît très juste et elle nous a été présentée spontanément par un grand nombre de nos correspondans. « Tout le jeu d’échecs, nous écrit le docteur Tarrasch, se fait en partie sans voir. Toute combinaison de cinq coups, par exemple, s’exécute mentalement, avec la seule différence que l’on a l’échiquier devant soi. Les pièces qu’on regarde gênent bien souvent les calculs. » Il faut cependant ne pas exagérer l’importance de ce rapprochement. Dans le jeu devant l’échiquier, on n’a à se représenter que la position future, tandis que dans le jeu sans voir, il faut se représenter à la fois la position présente et la position future, chose d’autant plus difficile que le futur n’est qu’une modification du présent. Quoi qu’il en soit, la principale difficulté du jeu sans voir réside dans le nombre des parties qu’il faut mener simultanément sans les confondre. Quand ce nombre est de 6, de 8 et même de 10, l’effort à faire exige une amplitude de mémoire qui reste toujours le privilège d’un petit nombre. Parmi les joueurs vivans, les plus célèbres sont MM. Blackburne, Fritz, Goetz, Rosenthal, Tarrasch, Tschigorine, etc.
Existe-t-il une relation exacte, mathématique, entre la force de combinaison pour les échecs et le développement de la mémoire ? En d’autres termes, les joueurs les plus forts sont-ils ceux qui peuvent mener à l’aveugle le plus grand nombre de parties ? Je soulève, en passant, cette question, parce qu’elle a été souvent posée en psychologie, sous une forme un peu différente ; on s’est demandé quelle relation existe entre la mémoire et l’intelligence, ou entre la mémoire et le jugement.
Conçu dans ces termes généraux et vagues, le problème échappe à toute solution précise, et chacun peut y répondre à son gré ; les uns, pour montrer à quel point la mémoire est indépendante du jugement, citeront les idiots qui, incapables de se nourrir seuls, ont parfois une mémoire étonnante, récitent sans faute la liste des papes ou répètent, sans oublier un mot, une page qu’on leur a lue une seule fois ; en faveur de l’opinion inverse, d’autres personnes invoqueront la biographie de quelques hommes éminens, comme Victor Hugo, dont la mémoire était si puissante qu’elle conservait non-seulement les faits importans, mais les incidens les plus frivoles. En réalité, aucun de ces exemples n’est convaincant, ce sont des documens incomplets et disparates, dont on ne peut tirer que des conclusions contradictoires. Si l’on veut savoir bien exactement dans quelle mesure une grande intelligence suppose une grande mémoire, il faut ne pas se contenter d’observations isolées et étudier des groupes d’individus du même genre chez lesquels l’intelligence varie d’amplitude, en cherchant en même temps quelles sont les modifications correspondantes de la mémoire.
L’étude des joueurs d’échecs satisfait à cette première condition ; de plus, cette étude n’est point arrêtée par une difficulté que l’on rencontrerait nécessairement si l’on soumettait à la même analyse des hommes de génie, choisis parmi les savans et les artistes. Pour ces derniers, il paraît assez difficile, presque impossible, de mesurer le degré de l’intelligence ; les manifestations de leur génie sont si variées, et en même temps dépendent si étroitement de circonstances accidentelles qu’on ne peut pas les réduire à une commune mesure, et la précision qu’on voudrait y mettre serait un trompe-l’œil. Malgré l’abus que la rhétorique a fait des parallèles, qui pensera à comparer Victor Hugo et Napoléon ? Et même si l’on prend des hommes appartenant à la même catégorie, ne sera-t-il pas embarrassant souvent de comparer l’intelligence stratégique de deux généraux qui se sont trouvés aux prises avec des circonstances absolument différentes ? Pareille difficulté ne se présente pas pour les joueurs d’échecs ; l’échiquier donne leur mesure exacte ; l’échiquier est comme un champ de bataille idéal, où le hasard ne prend aucune place, car la lutte ne se poursuit qu’entre des idées, dont les pièces sont les signes matériels.
On connaît aujourd’hui la force de tous les joueurs qui ont joué en public et dont les parties ont été imprimées. Chacun a son nom sur une cote, qui n’est écrite nulle part, mais que tous les connaisseurs ont dans la mémoire. Pour montrer à quel point les idées sont précises, nous rappellerons la classification que l’on fait habituellement entre les joueurs.
Sont considérés comme de première force ceux qui luttent à égalité contre les plus forts ; un joueur lutte à égalité ou à but, quand on ne lui fait aucun avantage, et on ne lui en fait aucun, parce que le moindre de ceux qu’on lui concéderait lui assurerait infailliblement la victoire. Les joueurs de première force, évidemment, ne sont pas tous de force égale ; nous n’essaierons pas d’établir une hiérarchie entre eux, pour ne pas froisser inutilement leur amour-propre ; disons seulement que, du consentement de tous, on place au premier rang un Américain, M. Steinitz, qui tient depuis vingt-cinq ans le sceptre des échecs et auquel on a donné le beau titre de champion du monde.
Les joueurs de seconde force sont ceux auxquels les joueurs de première force rendent un pion et accordent le trait, c’est-à-dire la faculté de jouer le premier ; et l’on caractérise de même les joueurs de troisième, quatrième et cinquième force, suivant qu’on leur rend la tour, le cavalier ou la dame.
Ces différences de force entre les joueurs tiennent moins, m’assure-t-on, à l’influence de l’exercice qu’à l’inégalité des intelligences. La maîtrise aux échecs est un don de nature. Sans doute, tout le monde peut apprendre les échecs ; toute personne intelligente et appliquée peut arriver à jouer convenablement ; quelques-uns seulement sont marqués pour devenir de première force ; on devient bon joueur ; on naît joueur de première force. C’est si vrai que chaque personne, après avoir atteint par la pratique et l’étude un certain degré de force, ne dépasse plus guère ce degré ; c’est la limite naturelle de son esprit. Prenons des exemples célèbres ; voici MM. Blackburne et Steinitz, deux grands maîtres. Depuis vingt ans, ils se sont bien souvent mesurés ensemble, toujours M. Steinitz a eu le dessus ; sur une dizaine de parties jouées, M. Steinitz a toujours gagné la majorité, au moins six. La constance de cette supériorité est d’autant plus curieuse que l’inégalité de deux joueurs de ce genre est extrêmement petite ; c’est une nuance ; si M. Steinitz faisait le moindre avantage à son adversaire, fût-ce d’un pion, il serait sûr d’être battu.
Ces distinctions étant établies, il nous sera facile de rechercher si le nombre des parties jouées sans voir présente quelque relation avec la force du joueur. Deux propositions nous paraissent résumer assez fidèlement les faits que nous avons recueillis.
D’une part, il est à peu près certain que tous les professionnels et amateurs forts sont capables de jouer sans voir, au moins une partie. Il existe donc une relation directe entre la mémoire du joueur et sa force de combinaison ; on ne saurait du reste s’en étonner, puisque même devant l’échiquier on joue dans une large mesure sans voir et que les combinaisons se font de tête.
D’autre part, et cette seconde proposition corrige un peu l’effet de la première, il n’existe aucune proportion exacte entre le nombre de parties jouées de mémoire et la force du joueur. Sur ce point, les témoignages abondent. M. Steinitz, dont nous venons de citer le nom, et qui est le premier joueur de notre époque, n’a jamais joué que quatre parties sans voir, ce qui est un assez médiocre tour de force de mémoire pour lui ; des adversaires qu’il battrait avec facilité lui sont bien supérieurs à ce point de vue. Un jeune magistrat d’Allemagne, M. Fritz, qui a joué sans voir jusqu’à treize parties, n’est pas de la force de M. Steinitz. M. Bird, joueur anglais, qui depuis plus de quarante ans tient tête d’une manière honorable aux plus célèbres joueurs, n’a jamais fait ou laissé publier une partie sans voir. M. Gunsberg, qui a joué vingt-quatre parties à la fois contre de très forts adversaires en moins de deux heures, les trois cents premiers coups occupant trente minutes, et qui dans ces circonstances a gagné presque toutes les parties d’une manière correcte et souvent brillante, est loin de conserver les mêmes qualités dans le jeu sans voir.
Ainsi se trouve éclaircie une question importante. Il y a certainement, dans la plupart des cas, une coïncidence entre la mémoire nécessaire pour le jeu d’échecs, et la puissance de combinaisons ; la plupart des forts joueurs peuvent jouer sans voir ; mais cette relation entre les deux facultés n’est point nécessaire ; la règle posée offre, nous l’avons montré, de nombreuses exceptions ; et en outre, il n’existe aucune relation proportionnelle entre le nombre des parties jouées sans voir et la force de calcul. Cette dernière observation, la plus importante de toutes, montre combien on aurait tort de chercher en psychologie à établir dans les relations des diverses facultés la rigueur des proportions mathématiques.
Nous avons assisté à plusieurs séances de jeu sans voir ; M. Rosenthal a donné, le 23 février de cette année, une séance de huit parties, au Grand Cercle des échecs de Paris ; et plus récemment, le 26 mars, M. Goetz a donné au Cercle artistique de la rue Volney une séance de dix parties. Voici comment ces séances sont arrangées. Le fort joueur est assis loin des échiquiers. Une personne de bonne volonté, sorte de maître de cérémonies, va d’un échiquier à l’autre, et dit au joueur : « l’échiquier numéro 1 joue tel coup ; que répondez-vous ? » La réponse donnée, on passe à l’échiquier numéro 2, on recommence la question et la réponse, et ainsi de suite pour toute la série des échiquiers ; puis on revient au numéro 1. Jouer simultanément plusieurs parties consiste donc à passer successivement à chaque coup d’une partie à l’autre. Pour rappeler au joueur la position qu’il a laissée sur chaque échiquier, on lui donne deux indications, le numéro de l’échiquier et le dernier coup de l’adversaire.
C’est dans cet ordre que se passent les séances ; il faut cependant noter que certains joueurs prennent la liberté de crayonner les noms de leurs adversaires avec le numéro des échiquiers, et même les noms des ouvertures, et que cette liste, qu’ils consultent souvent, leur sert à ne pas confondre les parties simultanées : c’est ce que faisait Zukertort, c’est ce que font encore M. Schallopp et M. Rosenthal. Le joueur trouve également un certain appui pour sa mémoire dans l’emploi de la notation allemande, qui n’indique pas seulement la case où une pièce est portée, mais la case que cette pièce quitte ; ainsi, dans la notation allemande, on ne dit pas seulement : Tour trois Dame, ce qui signifie que cette tour est placée sur la case désigné par les mots « trois Dame ; » — on dit : Tour de cinq Dame à la case trois Dame ; par conséquent, le joueur sans voir apprend à la fois où va la Tour, et d’où elle vient ; comme M. Heydebrand von der Lasa me l’a fait remarquer, cette notation double est un grand secours pour la mémoire.
C’est avec ces indications sommaires que le joueur doit se représenter la position des pièces sur chacun des échiquiers ; pour apprécier la difficulté de ce travail, il faut se rappeler que l’échiquier est composé de soixante-quatre cases, que sur ce terrain manœuvrent trente-deux pièces, et que, par conséquent, le joueur est obligé de connaître exactement, à tous les momens de la partie, la place de chacune de ces pièces. Et il ne faudrait pas croire que le joueur se contente d’un à-peu-près. Si on déplace une pièce sans le lui dire, comme cela peut arriver par oubli ou inadvertance dans les séances publiques, le joueur reconnaît l’erreur quand la pièce entre de nouveau en mouvement, et il la fait remettre où elle devait être. La difficulté du problème à résoudre par la mémoire dépend d’un grand nombre de circonstances : la durée de la séance, le nombre des parties, la force des adversaires. Disons un mot de ces différens points.
La durée des séances est assez variable. En général, une séance de huit parties, conduite jusqu’à la fin, dure de cinq à six heures. Ce temps comprend deux choses : le rappel de la position et la combinaison des coups nouveaux ; en d’autres termes, la part de la mémoire et celle du raisonnement. Dans les séances de parties simultanées, où un joueur lutte contre plusieurs adversaires en regardant chaque échiquier, l’exécution de trente parties dure seulement de quatre à cinq heures. On voit que les séances de jeu sans voir sont beaucoup plus longues, ce qui tient à la lenteur de la mémoire et à son infériorité sur la perception visuelle de l’échiquier. J’ai remarqué, dans les séances auxquelles j’ai assisté, qu’il se produit une perte de temps bien appréciable au moment où l’on dit au joueur le dernier coup de son adversaire.
J’ai entendu à ce moment M. Goetz, par exemple, murmurer à voix basse : « Je ne comprends pas ! Qu’est-ce que cela veut dire ? » Puis au bout de quelques secondes d’hésitation, la position de la partie se dessine et tout devient clair. Un grand nombre de mes correspondans m’ont signalé cette même lenteur à retrouver une position.
Le nombre de coups joués par partie, dans le jeu sans voir, est assez difficile à indiquer ; dans les séances de huit à dix parties, on ne publie que les plus remarquables, et les autres sont jetées au panier. D’autre part, quand une des huit ou dix parties menace de se prolonger, celui qui la tient, voyant qu’il reste seul, abandonne prématurément le combat ou demande la nullité, par simple politesse, pour éviter toute fatigue inutile au joueur. Il n’y a qu’un seul maître dont on ait conservé intégralement toutes les parties, c’est Morphy ; la moyenne des coups, calculée sur vingt-quatre de ses parties, a été de trente.
Comme la longueur de ces combats peut paraître fastidieuse pour le public, souvent ignorant et frivole, qui forme la galerie, on cherche à en relever l’attrait par quelque diversion ; ainsi les joueurs ont l’usage de réciter à un certain moment tous les coups joués sur l’échiquier depuis le commencement de la séance, et les secrétaires contrôlent sur leur procès-verbal l’exactitude de la répétition. On nous écrit qu’au milieu d’une séance M. Goetz a pu répéter presque sans hésitation les trois cent trente-six coups qui venaient d’être joués.
Le nombre des parties menées simultanément augmente grandement la difficulté ; nous avons dit que beaucoup d’amateurs sont capables de jouer sans peine une partie, et que les professionnels ont pu en jouer dix, quinze et seize ; le nombre de seize, atteint une fois par Zukertort, n’a pas été dépassé. Cette limite dépend de la force physique des joueurs, au moins autant que de l’étendue de leur mémoire ; le jeu sans voir exige une concentration de l’attention, qui, au bout de six à huit heures, devient douloureuse et fatigante ; aussi comme il faudrait prolonger la séance davantage pour terminer quinze parties, on a renoncé à dépasser ce chiffre. Cependant, M. Rosenthal, M. Goetz, M. Blackburne et bien d’autres pensent qu’on pourrait jouer trente et quarante parties à l’aveugle, à la condition de le faire en plusieurs séances avec des repos ; on ne jouerait que quelques heures par jour ; pendant les intervalles des séances, les joueurs seraient surveillés assez étroitement pour qu’il leur fût impossible de se servir d’aucune note.
Laissons là le nombre des parties jouées simultanément, et indiquons une question connexe qui présente un grand intérêt ; la mémoire des joueurs peut montrer sa puissance sous une autre forme, par l’annonce des mats ; il est des cas où il est plus difficile d’annoncer le mat d’une seule partie que d’en jouer six simultanément, sans rien annoncer. Voici en quoi consiste l’annonce du mat.
Un joueur peut prévoir, dans certains cas, que, quel que soit le coup joué par son adversaire, celui-ci sera obligé de laisser prendre son roi et de perdre par conséquent la partie ; on prévoit alors le mat en un coup, c’est-à-dire qu’on reconnaît que l’adversaire, en jouant un coup unique, ne peut pas défendre son roi. Il est plus difficile de prévoir le mat en deux coups ou en trois ; car il faut pour cela se représenter toutes les séries possibles de deux coups que l’adversaire peut jouer et en calculer les effets. Ce travail sera rendu encore plus difficile par le jeu sans voir. On nous rapporte que M. Blackburne, en jouant sans voir, arrive souvent à annoncer le mat en trois coups ; il y a mieux. M. Vazquez, dans une lettre qu’il nous écrit, nous dit que M. Maczuski a joué en 1876, à Ferrare en Italie, une partie sans voir où, au moment du dix-septième coup, il a annoncé le mat en onze coups ; la partie est bien connue, elle a été publiée dans le journal la Stratégie de la même année. Les personnes compétentes que nous avons consultées sur ce point nous ont fait remarquer qu’il y a mat et mat ; quand il s’agit d’une position simple, quand l’adversaire a des réponses forcées, on peut, à la rigueur, prévoir ces réponses onze coups d’avance et annoncer le mat. Il en est tout autrement quand il y a des variantes, c’est-à-dire quand l’adversaire a le choix entre plusieurs coups ; alors l’annonce d’un mat en onze coups est considérée comme impossible ; dans la partie de M. Maczuski, la position était compliquée, c’est vrai ; mais le mat qu’on prétend avoir été annoncé en onze coups comportait une série d’échecs successifs, ce qui rendait l’opération un peu moins difficile.
Un tel déploiement de la mémoire représentative doit porter, ce nous semble, quelque préjudice à la faculté de combinaison, et c’est une question intéressante de rechercher si une même personne joue mieux avec ou sans échiquier. M. Rosenthal, à qui nous avons posé la question, nous racontait que pendant le fameux match qu’il soutint contre Vienne, par télégraphe, en 1884-1885, il avait une semaine pour combiner un de ses coups ; il pensait à ce coup pendant toute la journée, non-seulement devant l’échiquier, mais à table, dans la rue, en voiture, et c’est sans voir qu’il a trouvé ses combinaisons les plus profondes. Ceci n’est possible que pour une seule partie ; il est évident que lorsqu’on joue plusieurs parties simultanément, le dos tourné, la puissance de combinaison s’affaiblit de tous les efforts que l’on donne à l’acte de mémoire ; comme nous le dit justement M. de Rivière, ce que l’on gagne en surface, on le perd en profondeur. Supposons deux joueurs de force rigoureusement égale ; si l’un d’eux seulement joue à l’aveugle, il est probable que celui-là perdra la partie, et s’il faut faire un pari, le mieux est de parier pour celui qui joue en voyant. , M. Schallopp, qui a joué jusqu’à huit parties sans voir, m’écrit qu’il y a renoncé, parce qu’il a cru s’apercevoir que cet exercice produisait une influence défavorable sur « l’intensité de son jeu, » c’est-à-dire sur la profondeur de ses combinaisons.
Du reste, on est arrivé à mesurer exactement, ou à peu près, ce qu’un joueur perd de sa force en cessant de voir l’échiquier ; cela dépend du nombre de parties ; en général, on admet, — et on admettait déjà du temps de Philidor, — qu’un joueur sans voir doit choisir des adversaires auxquels il pourrait rendre le cavalier, ou, comme on dit encore, des joueurs au cavalier. Il battrait de tels adversaires en un clin d’œil, s’il jouait devant l’échiquier ; mais pendant le jeu à l’aveugle, il éprouve plus de peine parce qu’il ose moins ; il ne risque pas de ces coups hardis et vigoureux, qui sont considérés comme admirables selon l’esthétique des joueurs ; il ne fera pas, par exemple, le sacrifice de la dame pour amener un beau mat ; se défiant de sa mémoire, craignant d’avoir oublié quelque pièce ou d’avoir une image trompeuse de la position ou de tomber dans un piège qu’il n’aura pas découvert, il temporise ; sans doute, il attaque toujours, parce que c’est plus facile que de se défendre, mais il se borne à faire le coup à peu près juste qui ne compromet rien et permet d’attendre la faute de l’adversaire. Ceci rend plus facile de jouer sans voir un grand nombre de parties ; mais il est bien évident que la valeur d’une séance dépend moins du nombre des parties que de la beauté des combinaisons.
Insensiblement nous sommes amenés à dire un mot d’une question délicate : la part de la fraude dans le jeu sans voir. Puisqu’on ne peut pas étudier cette question, dans une recherche qui doit être scientifique, il faut l’aborder franchement. Dans mon questionnaire j’ai demandé aux joueurs d’échecs : « Connaissez-vous les trucs et ficelles qui peuvent être employés pour jouer sans échiquier ? » Les uns ont répondu négativement ; les autres m’ont indiqué beaucoup de procédés illicites et j’en ai dressé une liste assez longue. Certaines supercheries sont grossières ; des joueurs à l’aveugle ont un petit échiquier peint sur leur manchette ; d’autres regardent un plafond divisé en cases qui rappellent celles du damier ; l’examen de ces cases peut rendre beaucoup plus facile la représentation d’une partie ; il est probable, m’écrit M. Vazquez, que Philidor « le subtil, » qui jouait deux parties à l’aveugle et une en voyant, se servait de l’échiquier visible pour combiner les coups des deux autres parties. On a encore vu des joueurs réciter des parties apprises d’avance avec un homme de paille. Toutes ces fraudes sont triviales, assez rares et en somme faciles à démasquer. Ce qui est plus fréquent, c’est que le joueur ait près de lui une personne bienveillante, qui, en annonçant les coups, l’avertit discrètement d’une erreur, l’encourage pendant une défaillance, ou lui tend la perche quand il se noie. Cette collaboration ne peut mener loin ; je crains davantage, je l’avoue, les fraudes qui proviennent de la complicité inconsciente du public. Le public ne porte dans ces séances aucune disposition d’esprit propre à l’observation ; il a ses idées toutes faites sur le joueur, il ne demande qu’à admirer et à applaudir : répandu autour des tables d’échecs, il n’a ni le sang-froid, ni la persévérance nécessaires pour surveiller sérieusement la partie, de sorte qu’il ne sait rien de ce qui se passe sous ses yeux à deux mètres. Quant aux commissaires du jeu, leur position me paraît bien embarrassante ; si, au moment décisif où le joueur sans voir répète les coups joués sur le damier, des erreurs se commettent, il y a peu de commissaires qui élèvent la voix ; gâter le triomphe du joueur, troubler une fête où l’on est simple invité ne serait guère poli ; on laisse passer les erreurs en baissant la tête, un ami enthousiaste crie : « Bravo ! » et la foule innocente applaudit de bon cœur, en ayant l’illusion qu’elle a été témoin d’un prodige de mémoire.
On ne saurait évidemment appliquer le même jugement à toutes les représentations publiques ; il en est de frivoles, il en est de sérieuses ; ce qui est vrai des unes ne l’est pas des autres ; et nous laissons d’ailleurs de côté tous les grands joueurs sans voir qui, comme MM. Blackburne, Tschigorine, Goetz, Rosenthal, ont fait leurs preuves dans des tournois réguliers, sous l’œil vigilant de leurs rivaux ; mais, prenant la question en elle-même, au point de vue de la méthode scientifique, on peut dire que l’observateur scrupuleux ne saurait assez se méfier des représentations données pour l’amusement du public ; qu’il s’agisse des échecs ou de l’hypnotisme ou de tout autre chose, la représentation publique multiplie les chances d’erreur et rend les observations exactes bien difficiles.
Toute personne qui a assisté à une séance de jeu sans voir s’est demandé comment celui qui joue simultanément huit à dix parties peut emmagasiner tant de faits dans sa mémoire sans désordre et sans confusion. Plusieurs joueurs d’échecs, — et des plus fameux, — ont déjà pris la plume pour répondre à cette question ; et leur sentiment général paraît être que le jeu sans voir ne repose pas sur une faculté unique, mais sur un ensemble de facultés qui collaborent ensemble pour produire ce merveilleux résultat. Le joueur a besoin d’abord d’avoir une grande force physique et ensuite un grand pouvoir d’abstraction ; le joueur doit pouvoir s’abstraire du milieu extérieur et ne pas être troublé par le bruit des conversations ; quelques-uns sont si bien maîtres de leur pensée qu’ils sont capables, dit M. Taine, de faire des parties d’échecs en parcourant des rues fréquentées, — et même à cheval. Les autres qualités requises sont l’érudition, la mémoire et l’imagination. Nous ne pouvons pas songer à décrire en détail toutes ces qualités de l’esprit du joueur ; nous devons nous borner à l’essentiel : le jeu sans voir, que cela soit dit une fois pour toutes, suppose une mécanique mentale extrêmement compliquée ; nous n’en étudierons que deux ou trois rouages principaux.
Parlons d’abord de l’érudition. En lisant avec soin les lettres de nos correspondans, un fait nous a frappé. Presque tous s’accordent pour donner une importance majeure à une condition que nous n’avions pas prévue dans notre questionnaire ; et cette condition, c’est une grande pratique. Pour arriver à se passer de l’échiquier, nous a-t-on dit et répété dans tous les termes possibles, il faut avoir longuement pratiqué l’échiquier, il faut le connaître à fond ; un bon joueur sans voir est toujours un fort théoricien. « Si je puis me rappeler la position, nous dit M. Rosenthal dans un langage familier et clair, c’est parce que je connais les échecs comme chacun connaît son métier, comme vous-même connaissez vos appareils de psychologie. » M. Tolosa y Carreras, un de ceux qui m’ont le mieux fait comprendre la complexité de la question, insiste aussi sur la part de l’érudition et de l’exercice dans le jeu sans voir. Il cite cet exemple : « Un amateur à qui on viendrait d’apprendre les règles du jeu serait incapable de jouer sans échiquier, quelle que fût l’étendue de sa mémoire. »
En cherchant à nous faire une idée de l’avantage que peuvent présenter l’érudition et la longue pratique pour le jeu sans voir, nous sommes arrivés à reconnaître que ce qui permet de graver dans la mémoire une série de coups ou une position, c’est la faculté de donner à ces coups et à cette position une signification précise. Ce point est très important ; expliquons-le avec quelque détail.
Qu’un ignorant essaie de retenir une partie dont il entend annoncer les coups, — ou qu’il regarde directement ; quelle que soit la sûreté de sa mémoire, on peut être certain d’avance qu’il n’y parviendra pas ; à moins de passer des journées à se répéter les mots bizarres qui servent de notation aux coups, ou à faire repasser le tableau de l’échiquier devant ses yeux. C’est précisément parce qu’il ne comprendra pas le sens des coups qu’il aura tant de peine à les retenir ; il est dans la même situation d’esprit qu’un illettré qui voudrait se souvenir d’une ligne imprimée, de manière à reproduire fidèlement la forme de lettres qu’il ne comprend pas pour nous, il suffit de jeter un simple coup d’œil sur la ligne, et nous retenons toutes les lettres qui la composent. Pourquoi ? parce que nous comprenons le sens des mots, — les mots ne sont pas simplement des figures noires sur fond blanc, visibles pour nos yeux, mais encore des signes d’idées visibles pour notre esprit ; et la suggestion d’idées qu’ils provoquent sert à les retenir. C’est là un curieux paradoxe de la mémoire ; on allège le poids de sa charge en l’augmentant. Si je ne me trompe, cette comparaison des lettres et des mots rend un compte exact de ce qui se passe dans le jeu sans voir ; si le joueur peut retenir les coups joués dans cinq, dix parties, ce qui fait un total de plus de cinq cents coups, c’est parce qu’il a en même temps conscience des raisonnemens qui ont amené ces coups, et qu’il se rend compte de la genèse psychologique de la partie ; en un mot, c’est parce que, pour son esprit, la partie n’est pas simplement une lutte entre des poupées de bois, mais une lutte entre des idées.
Quelles idées ? demandera-t-on. Les idées que peuvent susciter les manœuvres des pièces ne sont-elles pas peu nombreuses et peu variées ? Les personnes qui n’ont pas approfondi le jeu d’échecs s’imagineront peut-être que les raisonnemens qu’il éveille sont courts et rudimentaires, et peuvent s’exprimer dans des phrases comme les suivantes : « Si je vais ici, je prends ; si je vais par là, je suis pris. » Ceux-là ne connaissent pas les ressources, nous dirons même la philosophie du jeu d’échecs, qui présente pour ses adeptes un attrait si vif, qu’il a, dit-on, le pouvoir de faire oublier toutes les douleurs. Écoutons parler quelques joueurs ; voyons comment ils décrivent une position, essayons de comprendre ce qu’ils ressentent.
M. Goetz écrit : « Aussi bien dans la partie vue que dans la partie jouée sans voir, chaque position que je crée ou que je vois se former devant moi parle au-delà de mon raisonnement, à ma sensibilité, elle me fait une impression sui generis… Je la saisis comme le musicien saisit dans son ensemble un accord. » Plus loin, M. Goetz ajoute : « Je suis souvent porté à résumer dans une épithète générale le caractère d’une position. » Sur ma demande d’explications, relativement à ce mot d’épithète, il ajoute : « En fait d’épithète, il me serait aussi difficile de caractériser une partie qu’un morceau de musique. Cela vous a l’air simple, familier, ou bien original, excitant, suggestif, et l’on éprouve du plaisir à voir cela comme si l’on revoyait une ancienne connaissance ; mais aussitôt que vous tentez de préciser votre épithète, le charme s’évanouit, la chose s’épaissit, s’alourdit, et vos impressions s’effacent. »
C’est donc grâce à une foule de suggestions d’idées qu’elle éveille qu’une partie devient intéressante et se fixe dans le souvenir. Ajoutons un nouvel élément qui entre en ligne de compte, la personnalité de l’adversaire. Plusieurs joueurs dignes de foi, par exemple M. Arnous de Rivière, m’ont affirmé qu’à travers le jeu de leur adversaire, ils peuvent discerner sa nature et son tempérament. Il y a une façon de jouer qui est simple, franche, droite ; d’autres sont plus compliquées, plus entortillées, plus hypocrites. Il y a des modes d’attaque et de défense qui révèlent un esprit têtu ; d’autres ont de l’ironie, ou sont franchement comiques. Les auteurs compétens ont pu déterminer le caractère du jeu de chaque grand joueur. On dit de Cochrane, par exemple, que son jeu impétueux et aveugle rappelait la charge des mamelouks venant, à la bataille des Pyramides, se faire empaler, hommes et chevaux, sur les baïonnettes françaises ; comme contraste, on cite le style sévère et froid de Popert, et la finesse de M. Heydebrand von der Lasa. On connaît aussi l’ardeur et la fierté du jeu de La Bourdonnais, se mesurant avec la patience et la persévérance de M’Donnel, son adversaire habituel ; M. de Rivière dit qu’il y a la même différence entre le jeu noble et simple de Paul Morphy et le jeu savant, mais entortillé et tortueux de quelques joueurs modernes, qu’entre Raphaël et Quasimodo. S’il est vrai que le jeu reçoit avec ce degré de netteté l’empreinte de la personnalité du joueur, le joueur sans voir doit y trouver une aide puissante pour sa mémoire ; évidemment il sera d’autant plus facile de se rappeler une partie qu’elle présentera une physionomie plus distincte.
Cette physionomie change avec les temps comme avec les races. Les joueurs exercés et instruits reconnaissent, à la simple forme des combinaisons, les parties d’un autre temps ; celles de Philidor et de ses élèves, qui datent de la fin du siècle dernier, ont toutes un air de famille. Aujourd’hui, on joue aux échecs sur tous les points du globe, en Amérique, aux Indes, en Chine ; les milieux, les races, tout ce qui influe sur la nature des hommes influe aussi sur la nature du jeu ; il paraît même qu’on ne joue pas de la même façon en Angleterre et en Amérique. M. Arnous de Rivière, qui a bien saisi l’intérêt philosophique de ces questions, pense qu’on pourrait arriver à distinguer les parties anglaises et américaines, en opérant sur un grand nombre.
Mais laissons là ces considérations anecdotiques. Pour le grand joueur, ce ne sont pas des faits de cet ordre qui marquent d’un caractère spécial une partie ; ce caractère dépend du type même des combinaisons. Il faut savoir que l’art des échecs est aussi une science, et que l’on a écrit sur ce jeu plus de mille volumes d’analyses. Le plus célèbre de ces volumes est un gros manuel allemand, le Handbuch des Schachspiels, dans lequel se trouve analysé le genre d’attaque ou de défense qui caractérise chaque partie ; c’est le résumé d’un travail qui dure depuis plusieurs siècles : « l’ensemble de ce travail, nous écrit M. Goetz, s’appelle la théorie des débuts. La théorie enseigne, en deux mots, le développement rationnel de nos forces et l’exploitation des fautes ou erreurs de l’adversaire pendant la phase primordiale de la partie. Ces débuts se divisent en deux grandes catégories. Par une série de subdivisions, on arrive à classer dans sa mémoire de joueur tous les débuts qui sont reconnus bons, et les coups qui ne rentrent pas dans ces subdivisions sont classés ipso facto comme devant être inférieurs. Il n’est pas toujours certain que ces coups soient inférieurs ; on découvre encore aujourd’hui de nouvelles lignes et formations de combat, auxquelles personne n’avait songé ; tandis que d’autres façons de jouer, fort usitées dans le temps, tombent en désuétude. Mais on peut supposer, avec beaucoup de chance de tomber juste, qu’un coup qui sort des lignes tracées par la théorie est inférieur. Résumons : ou bien la partie se classe dans un département connu, ou bien elle s’en sépare à un moment donné ; similitude ou diversité, deux points de repère pour la mémoire. » Ajoutons que la plupart des débuts importans et bien caractérisés portent un nom ; on appelle gambit (de gambio, croc-en-jambe), un début où l’on sacrifie une pièce pour acquérir, en échange, une belle position ; le gambit Evans est celui où l’on sacrifie un pion ; le gambit Cunningham, où l’on sacrifie trois pions ; le gambit Muzio, où l’on sacrifie un cavalier, etc.
Ces différens débuts sont si familiers à un bon théoricien que, si on le met en présence d’une partie régulière, il pourra le plus souvent en indiquer le début, auquel il n’aura cependant pas assisté. La connaissance des débuts, ainsi que la connaissance de toutes les ressources de l’échiquier, en un mot une somme considérable d’érudition, voilà, d’après l’opinion des personnes compétentes, la condition primordiale du jeu sans voir.
M. le docteur Tarrasch nous décrit en termes frappans ce qui se passe dans son esprit quand il joue sans l’échiquier. On saisit là sur le vif tout le travail psychologique qui accompagne le mouvement des pièces : « J’entends le rapporteur annoncer par exemple : — Partie quatre, roi à la case de la dame. » En ce moment, rien autre ne se montre dans mon esprit qu’un grand chaos. Je ne sais pas même de quelle partie il est question, ni quelle peut être la signification ou la portée du coup annoncé. J’entends seulement l’expression du coup fait par mon adversaire. Je commence alors par me demander quelle est cette partie quatre. « Ah ! c’est ce gambit du cavalier, dans lequel la partie adverse s’est défendue d’après les règles jusqu’au moment où elle fit le coup extraordinaire du pion du fou de la dame un pas, par lequel du reste elle se procura une bonne position. Par bonheur, cependant, bientôt après mon adversaire commit la faute de permettre que je fisse le sacrifice du fou à la deuxième case du fou de son roi. Maintenant il n’a pas pris mon fou, mais il a joué le roi à la case de la dame, comme il me l’annonce. » Ainsi, ajoute le même correspondant, « une bonne partie d’échecs peut être racontée comme une série de faits liés les uns aux autres. » Et cela est si vrai, pouvons-nous ajouter, que lorsque des joueurs ont bien voulu, au laboratoire, nous réciter par cœur quelques parties anciennement jouées, — de préférence des parties gagnées, car on retient mieux les parties gagnées, — nous avons constaté qu’ils oubliaient plus facilement les coups isolés, ne se rattachant pas au reste ; ils retenaient l’ensemble des coups faits sous l’influence d’une idée directrice, comme on retient un ensemble de raisonnemens bien liés.
Bref, le joueur arrive à retenir une partie en gravant dans sa mémoire non-seulement le spectacle changeant du mouvement des pièces, mais encore les idées, les raisonnemens et les désirs qui ont accompagné ces manœuvres et les souvenirs stratégiques qu’elles éveillent.
À ce point de vue, on peut dire avec M. Goetz que la mémoire déployée dans le jeu sans voir est avant tout une mémoire de raisonnemens et de calculs ; quand on revient à une position, c’est le souvenir du raisonnement qu’on a fait qui met sur la voie du coup joué ; on se rappelle, non qu’on a déplacé son roi dans tel sens, mais qu’à un moment donné, on a eu tel projet d’attaque et de défense, et que par conséquent on a déplacé son roi ; le coup n’est qu’une conclusion d’un acte de pensée, et c’est en retrouvant sa pensée première qu’on retrouve le coup qui l’a manifestée. Il n’y a guère d’exception à cette règle que pour certains coups de l’adversaire ; souvent, dans une partie, l’adversaire fait un coup qui étonne, parce qu’on ne l’a pas prévu et qu’on n’en comprend pas le but ; alors il peut arriver que ce coup même, avec le sentiment d’étonnement qui en a accompagné l’annonce, se grave dans la mémoire ; mais c’est assez rare.
Ainsi chaque partie se retient d’autant mieux qu’elle représente un ensemble d’idées mieux définies. Cette explication convient non-seulement au souvenir d’une partie isolée, mais à celui de plusieurs parties simultanées ; pour empêcher leur confusion, une seule condition est suffisante, c’est qu’on donne à chacune d’elles une physionomie aussi différente que possible ; plus elles sont bien individualisées, moins on aura chance de les confondre. N’est-ce pas une vérité de bon sens ? Plusieurs joueurs nous ont fait part des procédés par lesquels ils réussissent à éviter toute confusion ; ils s’arrangent pour orienter différemment chaque partie ; en termes plus précis, ils donnent à chaque partie ce qu’on appelle une « ouverture » différente, ce qui leur est d’autant plus facile qu’ils jouent les premiers. Pour distinguer les six parties qu’il mène à l’aveugle, le joueur habile essaiera par exemple de faire de la première un Lopez, de la seconde un gambit Evans, et ainsi de suite, et il associera le nom de chacune au numéro de l’échiquier ; chacune ayant dès lors sa physionomie propre, — et c’est toujours là que nous en revenons, — il ne sera pas plus difficile de distinguer la partie numéro 1 de la partie numéro 2, qu’il n’est difficile pour l’œil de distinguer le rouge du jaune ; cela n’a rien de commun. La vraie difficulté ne commence que du moment où deux parties présentent des positions presque identiques ; je ne sais pas si on pourrait jouer sans voir huit « siciliennes. »
Puisqu’une partie d’échecs a pour le fort joueur un sens aussi défini qu’une page de roman ou de poésie, on comprend qu’il existe beaucoup de joueurs qui trouvent du plaisir à apprendre par cœur des parties célèbres, et les montrent à droite et à gauche pour faire preuve d’érudition. Ce petit exercice est aussi facile que de réciter une pièce de vers ; la succession logique des coups les enchaîne dans la mémoire, comme la cadence des vers. Beaucoup d’érudits peuvent reconstituer sur l’échiquier au moins une douzaine de parties célèbres. À plus forte raison se souvient-on mieux de celles qu’on a jouées soi-même. Il est incontestable que les joueurs d’échecs de bonne force se rappellent pendant fort longtemps des parties jouées en voyant ou sans voir, surtout si elles offrent une combinaison remarquable ou curieuse. Quand M. Preti père voulut publier les parties de Paul Morphy, il en réunit un certain nombre et les soumit à l’auteur. Celui-ci lui répondit : « Vous n’avez pas telles et telles parties que j’ai jouées contre telles et telles personnes. Écrivez, je vais vous les dicter. » Et sans échiquier, il dicta huit à dix parties jouées huit mois auparavant. Il serait assez difficile au joueur sans voir de dire exactement ce que sa mémoire contient. Quand une partie a quelque mérite, celui qui l’a faite la montre souvent à ses amis sur l’échiquier, et de cette façon rafraîchit ses souvenirs. Mais d’une manière générale, on peut affirmer que toute série de coups qui offre quelque intérêt reste longtemps dans la mémoire.
À ce propos, qu’on me permette une courte comparaison entre les joueurs d’échecs, et les calculateurs prodiges, comme M. Inaudi, dont j’ai étudié ici même les curieux exercices. J’ai montré comment ce jeune calculateur a été amené à adopter cette singulière profession qui consiste à retenir chaque jour plus de deux cents chiffres ; c’est la ration quotidienne de sa mémoire, et voilà plus de dix ans que cette mémoire subit sans défaillances un pareil entraînement. Combien de chiffres M. Inaudi a-t-il retenus, jour par jour, depuis sa naissance ? Certainement, près d’un million. Et combien lui en est-il resté ? Je lui ai posé la question, un jour, à l’improviste, en vue d’une conférence que M. Charcot m’a demandé de faire à la Salpêtrière sur la physiologie de la mémoire. M. Inaudi, ce jour-là, n’a guère pu citer que trois cents chiffres, provenant de la veille et de l’avant-veille ; tout le reste avait disparu. Je ne doute pas que M. Inaudi, averti d’avance et faisant un effort de volonté, aurait pu en rassembler un plus grand nombre. Toujours est-il que sa mémoire présente un caractère transitoire ; c’est celle de l’écolier qui apprend très vite, pour un examen, et l’examen passé, oublie tout ; c’est aussi celle de l’avocat, qui s’assimile avec rapidité, pour une affaire, des détails techniques, et ne se souvient de rien après les plaidoiries. Le caractère éphémère de ces souvenirs paraît tenir à ce qu’ils portent sur de simples sensations. Il en est bien ainsi pour M. Inaudi ; les chiffres qu’il cherche à retenir sont sans signification et sans intérêt ; ce sont des sensations pour son oreille, rien de plus ; ils sont assemblés sans raison ; ils représentent le hasard, le chaos, l’incompréhensible, c’est pour ce motif qu’ils ne se fixent pas profondément dans la mémoire ; de même, l’écolier qui apprend vite oublie vite parce qu’il apprend sans comprendre et ne cherche à emmagasiner que le bruit des mots et non leur sens. Le joueur d’échecs emploie une mémoire toute différente, moins rapide peut-être, mais plus durable ; ce n’est pas une mémoire des sensations, c’est une mémoire des idées.
Nous venons de comprendre comment un joueur arrive à ne pas perdre le souvenir des coups joués, et à posséder avec une grande sûreté l’historique d’une partie quelconque, si bien qu’il peut la réciter sans faute, depuis le commencement jusqu’à la fin. Cette faculté de récapitulation est nécessaire au jeu sans voir, mais n’est pas suffisante ; un joueur ne doit pas seulement être capable de parcourir dans sa mémoire l’ordre successif des coups, il faut encore qu’il se représente l’échiquier et la position des pièces tels qu’ils sont au moment où il va jouer, et qu’il ait par conséquent une vision simultanée et dans l’espace.
Dans les comptes rendus que les journaux d’échecs publient, les coups sont indiqués par leurs noms ; puis, quand la position devient intéressante ou compliquée, on met sous les yeux du lecteur un diagramme qui lui permet d’avoir une vue d’ensemble de la partie ; le diagramme montre aux yeux les relations respectives des pièces, en un mot la position. C’est un diagramme de ce genre qu’un joueur sans voir doit savoir retenir dans son souvenir ou construire avec son imagination, avant de risquer un coup nouveau. Il faut qu’il ait la perception simultanée des pièces capables d’agir les unes sur les autres et voie leurs rapports ; sans cela, il ferait ses combinaisons au hasard. En d’autres termes, il faut que, ne voyant pas l’échiquier par les yeux du corps, il le voie par les yeux de l’esprit.
M. Tarrasch m’écrit à ce sujet : « Pour me représenter la position, je la tiens présente à mon esprit comme un objet plastique. Je me figure l’échiquier très distinctement, et pour ne pas entraver la vue intérieure par des sensations visuelles, je ferme les yeux. Ensuite, je garnis l’échiquier de ses pièces. La première de ces opérations, c’est-à-dire la représentation de l’échiquier, est ce qu’il y a de plus essentiel. Quand on est arrivé à pouvoir, l’œil fermé, voir nettement l’échiquier, il n’y a plus de difficulté à se représenter aussi les pièces, d’abord dans leur position primitive, qui est familière à tout joueur. Maintenant la partie commence. Supposons que c’est moi qui fasse le premier coup. Je le vois immédiatement s’exécuter sur l’échiquier qui est distinctement présent à mon esprit. L’image que j’ai devant moi est un peu changée par ce coup ; je cherche à la retenir dans sa condition ainsi transformée. L’adversaire répond de son côté, et modifie de nouveau l’image, dont je retiens de suite la nouvelle forme, comme la plaque du photographe reçoit l’impression de l’objet éclairé. »
Nous avons tenu à mettre sous les yeux du lecteur cette description vivante, parce qu’elle fait bien connaître ce qui se passe dans l’esprit du joueur. Du reste, l’opinion commune est que la mémoire visuelle sert de base au jeu d’échecs, et cette opinion paraît partagée par beaucoup de joueurs ; les uns parlent de mémoire visuelle, les autres d’imagination ; mais vraisemblablement ils accordent à ces deux mots un sens analogue, et leur pensée est que, pour combiner les coups sans échiquier, il faut avoir l’image visuelle, la photographie mentale de la manière dont les pièces sont posées.
Ont-ils raison ? On ne peut répondre ni par oui, ni par non, car dans les deux cas la réponse serait incomplète et inexacte. La question est beaucoup plus compliquée qu’on ne l’a dit. En ce qui me concerne, j’ai cru au début de mes recherches que la mémoire visuelle est le seul procédé du joueur sans voir, et que cette explication est simple et définitive. Les nombreuses observations que j’ai recueillies m’ont amené à une conclusion bien différente ; je crois que le jeu à l’aveugle repose sur une alliance de deux mémoires, la mémoire visuelle et la mémoire verbale. Parlons d’abord de cette dernière.
La psychologie moderne s’est beaucoup occupée de la mémoire verbale, et elle a bien montré l’importance du mot dans notre vie intellectuelle. On sait que nous possédons tous un langage intérieur, qui accompagne fidèlement la plupart des actes de notre pensée, les précise et les achève. Chaque fois que nous faisons avec intérêt et avec conscience un raisonnement, une voix s’élève en nous qui formule ce raisonnement en mots, en phrases ; de même, chaque fois que notre attention se fixe sur un objet intéressant, pour nous rendre compte de sa couleur, de son contour ou de ses usages, notre langage intérieur s’éveille, et cherche à définir par des mots la sensation éprouvée. En présence d’une belle étoffe de soie rouge, qui ravit notre œil, nous nous surprenons parfois à penser au nom de la nuance, et à nous la décrire, comme si nous avions un entretien avec nous-même. Il y a des personnes chez lesquelles l’entretien se fait à haute voix, et tout le monde a entendu dans la rue ces passans solitaires qui gesticulent, et s’arrêtent parfois sur le trottoir pour dire avec un geste violent : « Jamais je n’y consentirai ! » Leur langage intérieur devient externe : ils crient ce que nous pensons à voix basse. Toutes nos opérations psychiques, de quelque nature qu’elles soient, sont accompagnées de langage ; et par conséquent, lorsqu’on cherche à se rappeler un souvenir quelconque, un tableau qu’on a vu, une émotion qu’on a éprouvée, ou une décision qu’on a prise, ce souvenir peut nous revenir sous deux formes distinctes, en sensation ou en mot. Cela est vrai pour les échecs comme pour tous les objets susceptibles d’être analysés par le langage. Chaque pièce du jeu ayant un nom, et chaque case de l’échiquier ayant également un nom, on peut, pour se représenter une pièce ou une case, choisir entre deux procédés : l’image visuelle et le nom.
Notre intention est de montrer comment ces deux mémoires collaborent, souvent à l’insu du joueur, qui a surtout conscience de l’image visuelle et se doute moins des services que lui rend son langage intérieur. Nous allons voir comment les mots peuvent remplir les lacunes de la vision mentale et masquer ses défaillances.
Tout d’abord il est à remarquer que la représentation visuelle de l’échiquier, telle que peut se la donner le joueur sans voir pendant une séance, n’est point le résultat d’un acte de mémoire ; c’est une création de son esprit, un acte de son imagination ; le joueur construit l’image visuelle, et il le fait au moyen de renseignemens qu’on lui annonce à haute voix ; il traduit en termes visuels les notions qui lui sont fournies par l’audition ; à mesure qu’on lui apprend un coup nouveau, il change un peu son image visuelle, ainsi que M. Tarrasch nous l’a si bien décrit, et cette traduction est parfois difficile, par exemple, pour les mouvemens du cavalier, qui sont plus compliqués que ceux des autres pièces. Cette faculté de reconstruire l’échiquier par l’imagination visuelle est, d’après de bons juges, la plus nécessaire pour le jeu à l’aveugle : — « Je ne regarde pas, dit M. Tarrasch, la mémoire comme la condition indispensable, mais plutôt la faculté imaginative. Tout joueur possède assez de mémoire pour se rappeler l’historique d’une partie. Mais ce n’est pas le premier venu qui peut mettre les pièces en rapport convenable dans une bonne représentation visuelle. »
Le souvenir auditif des coups annoncés, une fois la traduction faite, n’a-t-il plus aucune utilité et peut-il disparaître sans inconvénient ? Tous les joueurs disent clairement le contraire ; ils remarquent que l’image visuelle est toujours vacillante et incertaine ; la position des pièces dans cette image n’a pas de précision rigoureuse ; de temps en temps, le joueur a des doutes sur l’exactitude de son cliché photographique ; par exemple, comme dit M. Schallopp, il ne sait pas au juste si une ligne diagonale est libre, ou si quelque petit pion ne s’y est pas glissé ; il fait alors un appel à la mémoire verbale, c’est-à-dire qu’il récapitule rapidement dans sa tête, sous la forme de mots, toute la série de coups joués, en suivant l’ordre où ils ont été annoncés, pour vérifier son image visuelle, la préciser et même la corriger, si c’est nécessaire. Ce besoin de récapituler devient d’autant plus impérieux pour certains joueurs qu’ils font un plus grand nombre de parties simultanées. M. Tolosa nous écrit une remarque bien intéressante : — « Lorsque je joue une seule partie sans voir, la position m’apparaît tout de suite, à chaque coup, comme un tableau ; récemment j’ai essayé de jouer trois parties sans voir. Eh bien, lorsque je voulais retrouver la position de l’échiquier n° 3, il fallait toujours récapituler les coups précédens ; je prononçais leurs noms à voix basse, et cette récapitulation verbale évoquait dans mon esprit l’image visuelle de la position. »
Le langage intérieur fournit également à l’imagination visuelle un secours efficace pour la représentation mentale de l’échiquier vide. L’échiquier est composé de soixante-quatre cases alternativement blanches et noires, dont chacune a un nom spécial ; c’est un tableau que le joueur sans voir a dans la tête, comme un bon capitaine qui doit connaître à fond toutes les ressources du terrain sur lequel il livre bataille. A priori, on peut supposer que la représentation de l’échiquier est affaire de mémoire visuelle et que seule la mémoire visuelle peut le reproduire exactement. On se tromperait. J’ai fait sur plusieurs joueurs, et M. Preti a répété sur d’autres une expérience bien simple : on les prie de dire la couleur d’une case nommée au hasard. La plupart, on pourrait même dire tous, quoiqu’ils possèdent l’image visuelle de l’échiquier vide, ne perçoivent pas d’une manière directe la couleur de la case indiquée ; ils sont obligés de raisonner et d’employer des procédés détournés de mnémotechnie, qui prouvent l’intervention du langage intérieur. On ne saurait croire à la variété de ces procédés ; chacun a le sien ; quelques-uns de ces procédés sont volontaires, d’autres inconsciens. Citons quelques exemples : M. Taubenhaus, qui voit mentalement l’échiquier pendant le jeu, ne peut cependant nommer la couleur des cases qu’après le petit raisonnement suivant qu’il exécute très vite : « Les colonnes TD, FD, R et CR, en partant des blancs, ont en noir leurs cases impaires et en blanc leurs cases paires ; c’est le contraire pour les autres colonnes. » M. Tolosa y Carreras a associé inconsciemment, par suite d’une longue pratique, la couleur de chaque case avec son nom. M. Janowski a pris la peine d’apprendre par cœur la couleur des cases, suivant la notation algébrique ou allemande ; il répond instantanément que telle case est noire, telle autre blanche ; il sait cela comme la table de multiplication ; mais si on le questionne suivant la notation française, qu’il comprend, il répond tout de travers. M. Sittenteld a un procédé mnémotechnique comme M. Taubenhaus : « Dans la notation allemande, la première colonne à gauche des blancs est la colonne a, la deuxième s’appelle b, puis vient c, etc. ; or toutes les cases paires des colonnes a, c, e, g sont blanches. » M. Goetz ne voit pas davantage la couleur de la case qu’on lui nomme ; cependant il répond instantanément, parce que son esprit a établi une corrélation entre la case indiquée et les pièces qui peuvent l’occuper ; ainsi 5 CR des blancs est la case où le FD blanc cloue le CR adverse, elle est noire ; 5 TR et 4 TD sont les cases où la dame blanche fait échec au R noir, elles sont blanches ; 5 R, le CR blanc y va en deux coups, elle est noire ; la grande habitude qu’il a de l’échiquier lui permet de faire ces raisonnemens très rapidement. Ajoutons que MM. Rosenthal et Blackburne, de leur aveu, ne voient pas plus que les autres joueurs la couleur des cases dans leur image visuelle.
Il faut avoir tous les faits de ce genre, et beaucoup d’autres que nous passons sous silence, présens à l’esprit, pour apprécier la valeur de la mémoire visuelle dans le jeu sans voir ; cette mémoire, on peut la comparer à une lumière qui éclaire l’échiquier intérieur de celui qui joue à l’aveugle ; lumière, ou plutôt lueur pâle et vacillante, qui s’éteindrait bien vite si elle n’était pas entretenue par toutes les autres ressources de l’esprit du joueur.
Une dernière question nous reste à examiner. Qu’est-ce au juste que cette mémoire visuelle dont se servent les joueurs ? De quelle étoffe est-elle faite ? À quoi ressemble-t-elle ? Nous venons de voir qu’elle représente souvent d’une manière confuse et inexacte la position ; dans les cas où elle est exacte et précise, comment la représente-t-elle ? Peut-on dire qu’elle est une répétition des sensations reçues par l’œil quand on regarde un échiquier pendant le combat ? La vision mentale du joueur ressemble-t-elle à la vision réelle comme une copie, comme une peinture exacte, comme une photographie en couleur ?
On l’a cru. Pendant longtemps, le seul document qui existait dans la science était l’observation publiée par M. Taine. M. Taine écrivait au sujet de la mémoire visuelle des joueurs : — « Il est clair qu’à chaque coup la figure de l’échiquier tout entière avec l’ordonnance des diverses pièces leur est présente, comme dans un miroir intérieur, sans quoi ils ne pourraient prévoir les suites probables du coup qu’ils viennent de subir et du coup qu’ils vont commander. » — Parlant de l’ami dont il a pris l’observation, M. Taine ajoutait : — « Il voit la pièce, la case et la couleur exactement telles que le tourneur les a faites, c’est-à-dire qu’il voit l’échiquier qui est devant son adversaire, ou tout au moins qu’il en a une représentation exacte et non pas celle d’un autre échiquier. »
Cette observation, comme nous avons eu l’occasion de le montrer à M. Taine, notre éminent maître, n’a point une portée générale ; elle n’est pas vraie de tous les joueurs ; et si l’on veut se rendre un compte exact de leur façon de procéder, il faut établir entre eux plusieurs catégories.
La première catégorie comprend des joueurs, en général simples amateurs, dont les explications sont conformes à celles de M. Taine. Ces joueurs nous apprennent qu’ils se représentent l’échiquier exactement comme s’ils le voyaient, avec tous ses détails ; souvent, avant de commencer la partie, ils regardent avec attention l’échiquier et les pièces ; ils retiennent de la sorte une véritable photographie mentale dans laquelle l’échiquier apparaît nettement avec ses cases blanches et noires, et toutes les pièces se présentent avec leur couleur et leur forme caractéristiques. Quelques joueurs qui usent de ce procédé se représentent l’échiquier particulier dont ils se servent habituellement ; s’ils emploient des figures du type Régence ou du type Staunton, ce sont ces figures qu’ils retrouvent dans leur imagination ; bien plus, ils peuvent porter à ce point l’individualisation de leur image mentale qu’ils perçoivent jusqu’aux particularités, aux défauts et aux ébréchures de leur jeu. M. Place, un amateur, se représente constamment un petit damier de voyage avec sa charnière. Un général russe, M. Schabelsky, qui est devenu aveugle depuis quelques années et joue aux échecs, continue à se représenter la forme des dernières pièces dont il se soit servi quand il voyait encore.
En rendant compte de leurs impressions, ces joueurs se laissent parfois aller à une exagération de langage dont il ne faut pas être dupe. Volontiers ils comparent la vision mentale qu’ils ont de l’échiquier à une vision réelle ; nous doutons fort que le parallèle soit juste ; l’image visuelle diffère de la réalité ; elle en diffère comme un portrait diffère d’une photographie, par l’effacement semi-volontaire de détails sans importance ; la plus belle mémoire visuelle ne retient pas les choses telles qu’elles sont pour l’œil, mais opère un choix intelligent qui dépend du but que l’on se propose en évoquant un souvenir.
M. Taine en a fait la remarque à propos du jeu d’échecs. Regardons un moment un échiquier et ses pièces en position : que de détails insignifians nous apercevons ! La forme bizarre des ombres portées, la réflexion de la lumière sur le damier, et une foule d’autres choses qu’il n’est nullement nécessaire de se rappeler pour jouer sans voir, parce que ce sont des accidens. Quand on presse de questions le joueur, même celui qui se vante de copier dans son imagination le spectacle des yeux, on n’a pas de peine à se convaincre que cette copie n’est point servile, mais intelligente, et repose sur un choix ; ainsi le joueur ne voit pas mentalement l’ombre des pièces pendant qu’il joue. C’est un premier degré d’abstraction.
Dans notre seconde catégorie de joueurs, l’abstraction prend une plus grande importance ; la représentation de l’échiquier reste visuelle ; le joueur a conscience de le voir mentalement ; mais il remarque en même temps que cette vision mentale n’a point la netteté de la vision réelle ; c’est une vision un peu dégradée et diffuse. Les couleurs cessent d’être franches ; ce n’est plus du blanc et du noir, c’est un gris nuancé, plus clair pour les pièces d’un camp, plus sombre pour le camp adverse. Même atténuation pour la couleur des cases. « L’échiquier, nous dit M. Sittenfeld, ressemble dans ma vision mentale à un transparent grisâtre, présentant des points plus ou moins foncés. »
De même, les bords de l’échiquier s’effacent. La forme des pièces devient également confuse. Cette forme reste encore perceptible dans l’imagination ; c’est bien par la forme que le joueur reconnaît le fou et le distingue par exemple du roi ; mais il n’arrive pas à attraper un contour net, bien dessiné. Le plus souvent la perception de la forme est remplacée par celle de la grandeur de la pièce. M. Fritz dit que la forme des pièces n’est point visible dans sa représentation mentale ; les diverses pièces diffèrent par leur taille, le pion est plus petit que le cavalier, et celui-ci plus petit que la reine. M. Cunnock, essayant de fixer avec précision l’apparence mentale des pièces, m’écrit que le roi est pour lui un cylindre surmonté d’une couronne, que la reine est un cylindre surmonté d’une tête plate, et ainsi de suite. Ce sont encore des formes, mais bien simplifiées. Quelques-uns de nos correspondans, en nous décrivant avec le plus grand soin ce genre de vision mentale, qui est le leur, le considèrent comme défectueux et pensent que les erreurs de leur jeu proviennent de leur impuissance à imaginer clairement la couleur et la forme des pièces. Certainement, ils commettent ici une erreur. Cette vision mentale particulière n’est pas toujours et nécessairement d’un caractère inférieur, et nous pouvons en donner une preuve péremptoire, c’est que des joueurs qui, comme M. Fritz, jouent jusqu’à treize parties sans voir, n’usent pas d’une autre vision mentale ; ils ne perçoivent nettement ni forme ni couleur.
Une troisième catégorie de joueurs paraît encore plus habile dans l’art de l’abstraction ; leurs images visuelles se dépouillent de tous les caractères matériels et concrets que nous avons notés ; ils conservent le sentiment de voir la position quand ils tournent le dos à l’échiquier ; mais cette vision intellectuelle diffère énormément de la vision réelle. D’abord toute couleur disparaît, le joueur cesse de distinguer par leur couleur les pièces des deux camps. Il sait qu’une pièce lui appartient, non parce qu’il s’aperçoit, dans sa vision mentale, qu’elle est blanche, mais parce qu’il a le sentiment qu’il peut en disposer. « Les figures ne sont ni blanches ni noires, dit M. Anosoff, elles se divisent en figures hostiles et figures alliées. » Quant à la silhouette des pièces, elle n’est plus perçue ; et, en tout cas, ce n’est pas à leur forme que le joueur les distingue. « La forme des pièces et leur couleur n’importent point, nous dit M. Arnous de Rivière ; dans le jeu sans voir, les principaux élémens qui servent aux combinaisons sont la ligne de direction que doit suivre la pièce et le chiffre de la case où la pièce doit s’arrêter ; le joueur sans voir se donne, dans son esprit, la représentation de lignes mobiles qui s’entre-croisent ; c’est de la géométrie de situation. » Même opinion a été recueillie de la bouche même de M. Blackburne. M. Goetz, de son côté, écrit : « Si, en jouant sans voir, je pouvais distinguer devant mon œil intérieur toute la partie aussi clairement que si elle tombait sous mes yeux, je dédaignerais ce moyen, qui n’est pas dans l’esprit de la chose… qui n’est qu’une solution de parade. » Sur nos demandes directes, M. Goetz a bien voulu revenir sur quelques-unes de ses affirmations et les préciser. Il peut, s’il le désire, nous apprend-il, visualiser une partie, c’est-à-dire se représenter l’échiquier comme s’il le voyait ; c’est ce qu’il a fait au laboratoire de la Sorbonne, où il a joué sans voir contre M. Beaunis. Quand il joue simultanément six à huit parties, il abandonne ce moyen, qui ne lui est d’aucun secours, et qui n’aurait d’autre effet que de le fatiguer. Il ne se représente donc ni la forme des pièces ni leur couleur. « Je peux toujours dire, m’écrit-il encore, si j’avais les blancs ou les noirs, parce que la position des pièces est asymétrique. Il en résulte que l’un des joueurs a son roi dans la moitié droite de l’échiquier, tandis que l’autre a le sien dans la moitié gauche. En dehors de cela, je ne vois aucune différence. » Voilà pour la couleur. M. Goetz n’est pas moins explicite sur la perception des formes. « Quant aux pièces, je ne vois pas leurs formes, mais pas du tout ; je joue mes parties tantôt avec des pièces forme Régence, tantôt avec des pièces anglaises dites forme Staunton. Or il me serait impossible de dire si je vois des formes Staunton ou des formes Régence en jouant sans voir. Je ne vois que la portée, l’action des pièces. Ainsi, par exemple, la tour marche en ligne droite. Une tour postée quelque part me fait l’effet que doit faire à l’artilleur son canon dont il devine plutôt qu’il ne voit l’emplacement derrière un rempart. C’est l’action, la portée du canon qu’il doit envisager. Ainsi, un fou n’est pas pour mon œil intérieur une pièce tournée plus ou moins baroquement, c’est une force oblique. »
M. Percy Howel écrit aussi que les pièces n’ont point de forme dans sa mémoire : il les reconnaît par leurs mouvemens possibles ; il voit un peu moins bien les mouvemens réciproques de l’ensemble des pièces. Un élève distingué du laboratoire de la Sorbonne, M. Victor Henri, s’est essayé à jouer sans voir une partie qu’il a menée jusqu’à la fin ; ses impressions ressemblent un peu à celles de M. Goetz ; pendant le jeu, il voit nettement les cases, il ne se représente à aucun degré les pièces ; il sait qu’elles occupent une certaine position et il ne pense pas à leur forme, mais à leur portée, et surtout à leur nom. Le mot devient, dans ce cas, le substitut de l’image. M. Moriau, joueur distingué, à qui je dois une foule de renseignemens, s’exprime aussi dans des termes analogues. Si je cite encore ce témoignage, c’est pour montrer comment peuvent s’accorder des personnes différentes sur un point aussi délicat. M. Moriau remarque qu’un joueur qui analyse profondément une position devant l’échiquier regarde les pièces vaguement sans en percevoir la forme et la couleur ; et notre correspondant ajoute que ce qui est vrai de la perception l’est également de la mémoire.
M. Tarrasch développe la même idée : « En jouant devant l’échiquier, un novice peut seul voir en détail l’échiquier et la forme particulière des pièces, parce qu’il ne saisit pas leur signification intrinsèque. Au contraire, l’amateur dont les pensées sont absorbées par les combinaisons du jeu ne voit pas une pièce de bois à tête de cheval, mais une pièce qui possède la marche particulière du cavalier, et qui équivaut à peu près à trois pions, qui, pour le moment, est peut-être mal placée au bord de l’échiquier, ou qui est sur le point de faire une attaque décisive, ou que l’adversaire menace de clouer sur place, etc. Enfin, il ne voit pas une poupée de bois, il n’en voit pas la matière, il voit la valeur de la pièce comme cavalier. Plus la pensée s’engage dans les combinaisons, moins les yeux s’aperçoivent de la matière de l’échiquier et de ses pièces. L’attention tout entière du joueur se concentre intérieurement en lui-même, et son regard, qui tombe encore instinctivement sur les accessoires extérieurs, ne se rend pas compte de leur nature. Voici quelques exemples à l’appui. Je ne saurais dire si les échiquiers employés lors du dernier tournoi à Dresde (en 1892) étaient en bois ou en carton, mais je sais par cœur presque toutes les parties que j’y ai faites. Bien plus ; si à Dresde même, et au moment où je quittais ma table de jeu, quelqu’un m’avait demandé sur quelle espèce d’échiquier j’avais joué la dernière partie, j’aurais été incapable de répondre. Voici un autre exemple. La dame blanche des échecs dont je me sers à la maison a perdu sa pointe, et ma femme la colle à sa place seulement de temps en temps avec de la cire d’Espagne. Après la partie, je ne saurais dire si la pièce avait, cette fois-ci, sa pointe ou non.
« Au jeu ordinaire, on n’aperçoit donc pas les objets, ou du moins on ne les voit que très imparfaitement. Comment les apercevrait-on en jouant sans voir ? Je puis seulement dire que je me représente l’échiquier assez petit, à peu près de la grandeur d’un diagramme (c’est-à-dire de huit centimètres de largeur), pour mieux embrasser la totalité, et pour faire passer le regard mental plus vite d’une case à une autre. Je ne vois pas les cases distinctement noires et blanches, mais seulement claires et foncées. Pour la couleur des pièces, la différence est encore beaucoup moins marquée. Elles se montrent à moi plutôt comme ennemies ou alliées. La forme des pièces ne m’apparaît qu’indistinctement ; je considère principalement leur faculté d’action. »
Si les joueurs que nous venons de citer se servent de la mémoire visuelle, il faut bien reconnaître que cette mémoire diffère profondément de celle d’un peintre ; ce n’est pas une mémoire pittoresque, c’est-à-dire concrète, c’est une mémoire visuelle abstraite, à laquelle on peut donner, suivant une suggestion de M. Charcot, le nom de mémoire géométrique.
Quelques joueurs, portant à un degré plus élevé encore ce travail d’abstraction, perdent le sentiment de voir mentalement l’échiquier ; ce fait est rare, tout à fait exceptionnel, et en somme assez difficile à comprendre ; nous n’en avons trouvé que deux exemples authentiques, M. David Forsyth et M. Rosenthal. M. Rosenthal nous écrit que, pendant le jeu sans voir, il ne voit ni l’échiquier ni les pièces : « Je ne procède point par vision, mais par calcul mathématique raisonné. Il y a des joueurs qui jouent par vision ; leur jeu est incertain, et ils perdent la majorité des parties. » Au laboratoire de la Sorbonne, M. Rosenthal a développé oralement sa manière de voir et l’a appuyée de quelques expériences directes. En définitive, il reconnaît qu’il voit peut-être mentalement la position, mais d’une manière extrêmement vague, comme on voit les magasins d’une rue connue que l’on traverse l’esprit préoccupé, ou les rayons d’un placard qu’on ouvre pour chercher un objet. Même image est choisie par M. Blackburne, qui compare la vision mentale d’un échiquier à celle qu’il peut se donner de sa chambre à coucher. M. Forsyth emploie aussi une comparaison familière. « Quand une personne, nous dit-il, a longtemps vécu dans une maison, elle en connaît bien toutes les pièces, les cabinets, les couloirs, les étages, et elle peut facilement se transporter partout sans voir ; un joueur d’échecs n’a pas plus de difficulté à transporter son esprit d’une case dans l’autre et à savoir les cases qu’il traverse et celles dont il approche. »
Au fond, ces dernières descriptions concordent, malgré la différence des termes employés, et des tendances d’esprit ; on comprend ce que veulent dire les joueurs d’échecs quand ils affirment qu’ils n’ont pas une représentation visuelle nette de l’échiquier. Leur mémoire ne fait que répéter leurs perceptions ordinaires. En jouant devant l’échiquier, ils ne songent pas à regarder curieusement la forme et la couleur des pièces ; ils n’en ont qu’une perception semi-consciente ; de même, quand nous ouvrons notre piano pour jouer, nous ne regardons pas avec attention les touches, et quand nous prenons notre fusil pour aller à la chasse, nous ne songeons pas à examiner les détails de la crosse ; notre œil, familiarisé avec certains objets, n’en prend que ce qui lui est nécessaire ; utilitaires avant tout, nous percevons dans l’objet les détails nécessaires à l’usage que nous en faisons ; ce sont des objets simplifiés, des schèmes d’objets, des espèces de fantômes que nous percevons ; c’est de cette manière abrégée que nous percevons les pièces de notre appartement, et souvent aussi les personnes qui vivent avec nous. MM. Rosenthal, Blackburne et Forsyth emploient donc une comparaison très heureuse, quand ils disent qu’ils voient l’échiquier du même regard vague avec lequel on voit son appartement ou sa rue ; l’attention est orientée de la même façon, pour saisir les élémens essentiels et négliger le reste. La mémoire visuelle qui suit ces perceptions abstraites est abstraite aussi. Le joueur regarde mentalement l’échiquier comme il a l’habitude de le regarder avec ses yeux ouverts, c’est-à-dire en négligeant tous les élémens qui ne sont pas nécessaires aux combinaisons de pièces. Tout cela est simple, clair, logique ; et l’on comprend que les joueurs exercés laissent aux simples amateurs la vision concrète de l’échiquier, vision inutile et naïve, pour ne pas dire plus. Il est certain que, d’une manière générale, ce sont les forts joueurs qui usent de la mémoire abstraite.
Ceci nous rappelle une particularité bien intéressante que M. Galton a rencontrée au cours de sa remarquable enquête sur les images mentales[2]. M. Galton demandait aux personnes si, quand elles cherchent à se représenter un objet quelconque, par exemple l’aspect d’un déjeuner servi, elles en ont une vue intérieure comparable dans quelque mesure à une vision réelle. Ce sont, paraît-il, les femmes et les enfans qui ont le mieux compris la question ; les personnes habituées à l’analyse intellectuelle, et particulièrement les savans, ont rarement de « belles images visuelles pleines de couleurs ; » ils font plutôt usage d’images visuelles abstraites qui diffèrent profondément des sensations de l’œil. On peut en conclure que ces images abstraites résultent d’un perfectionnement intellectuel, et sont en quelque sorte plus élevées en dignité que les images visuelles concrètes.
Je m’arrête ; il faut mettre un terme à cette analyse ; du reste, toute analyse reste superficielle ; on a beau fouiller les choses et les examiner à la loupe, on ne peut pas arriver à rendre exactement la complexité de l’activité intellectuelle. Il y a de tout dans le jeu sans voir, de la force de concentration, de l’érudition, de la mémoire, de la vision intérieure, sans compter la faculté de calculer, la patience, le sang-froid, et bien d’autres facultés encore ; si l’on pouvait regarder ce qui se passe dans la tête d’un joueur, on y verrait s’agiter tout un monde de sensations, d’images, de mouvemens et de passions, un fourmillement infini d’états de conscience, auprès duquel nos descriptions les plus attentives ne sont que des schèmes d’une simplicité grossière.
- ↑ Nous empruntons quelques-uns des détails qui suivent à un article de M. Bird dans le Chess Magazine ; les autres renseignemens nous ont été fournis en partie par MM. Goetz et Preti. Pour avoir un historique plus complet, il faut lire un article tout récent et très bien informé de {{M.|Béligne dans la Revue encyclopédique du 1er avril 1893.
- ↑ Inquiries into human faculty, p. 83.