Les Grandes Flottilles

Revue des Deux Mondes3e période, tome 38 (p. 594-622).
LES
GRANDES FLOTTILLES


I.

J’ai osé remuer les cendres d’une question qui n’a guère jusqu’ici occupé les marins, mais qui, en revanche, a beaucoup occupé les érudits. Longtemps la vérité sur ce sujet brûlant se contenta de filtrer, comme une nappe d’eau inaperçue et discrète, entre deux couches d’argile; elle sourd aujourd’hui de tous les points du sol. Elle nous vient du midi, elle nous arrive du nord; on l’a entrevue au Canada; il ne lui restait plus qu’à sortir, dans son éclatante nudité, du puits de Samothrace.

Qui n’a entendu parler de la magnifique découverte de M. Champoiseau? Une statue de la Victoire, enfouie, depuis près de vingt-deux siècles, dans l’île sainte consacrée aux mystères des Cabires, a été, en 1863, extraite par des fouilles intelligentes des décombres qui la recouvraient; le musée des antiques s’empressa de lui ouvrir ses portes. Aujourd’hui c’est le piédestal de la noble mutilée qu’une ingénieuse restauration fait revivre, et, le croiriez-vous? par la plus heureuse des coïncidences, ce piédestal n’est rien moins que la représentation de la proue d’un navire de guerre contemporain du roi Ptolémée et du fils d’Antigone, Démétrius Poliorcèie. La date du monument se trouve attestée par des témoignages irréfragables. J’avais besoin que l’Académie des inscriptions et belles-lettres me le confirmât; sans son verdict, j’aurais pu m’y méprendre, tant la trière de Samothrace ressemble aux galères qui nous ont été si bien décrites en 1614 par le capitaine Pantero Pantera, cent ans plus tard par le capitaine Barras de la Penne. J’en avais d’ailleurs le pressentiment : il n’y a jamais eu qu’une marine à rames; les trans- formations successives, — ce que j’appellerais volontiers les quatre avatars de la galère, — n’ont porté que sur des détails insignifians. Voici, en effet, le tambouret, plate-forme presque à fleur d’eau qui précédait le taillemer et l’éperon; voici le joug de proue, sur lequel venait s’appuyer l’extrémité des apostis destinés à servir de support aux rames. Les baccalas qui soutiennent de distance en distance cette longue lisse sont également à leur place ; ils débordent des deux côtés le corps du navire. Remarquez enfin la rambade, château d’avant d’où les soldats repoussaient l’abordage; c’est sur la rambade que la victoire, en descendant du ciel, est venue s’abattre. Aucun détail ne manque ; le sculpteur n’a rien oublié de ce que le charpentier n’aurait point omis. Le joug se trouve assujetti par le subrejoug et par le sottefrein ; il ne bronchera pas; les courbes des bittes répondent de la solidité des pieds-droits de la rambade ; les cuisses du tambouret prolongent le trinquenin. Les anciens n’étaient point tenus de charpenter fortement leurs navires ; le jour où la galère dut porter des bombardes et plus tard, pour canons de coursie, des pièces de 48, il fallut songer à mettre la construction en mesure de résister aux secousses que chaque décharge allait lui imprimer. Il semble que l’architecture navale eût dû subir alors une métamorphose complète ; le type créé par Aminocles était si parfait, si bien approprié aux nécessités de la guerre, que nous le retrouvons sur les chantiers de Marseille en 1720, différant peu, dans ses lignes extérieures tout au moins, de ce que nous le montre, deux cent quatre-vingts ans avant Jésus-Christ, le piédestal de Samothrace.

Les érudits ont essayé, à diverses reprises, de recomposer dans son ensemble la trirème antique; ils ont surtout jouté de textes et de citations; mais nous, marins, qu’avons-nous à faire quand nous nous permettons de descendre à notre tour dans l’arène? Nous devons nous dire : Le problème à résoudre offre une analogie évidente avec ce grand mystère historique désigné dans les annales de la critique moderne sous le nom de « secret du masque de fer. » Ne convient-il pas dès lors d’emprunter à la nouvelle école les procédés dont nous la voyons user avec tant de succès et qui ont acquis en quelque sorte, dans cet ordre de recherches, force de loi? Commençons donc, suivant l’exemple qui nous est donné, par gratter le vieux badigeon ; des savans même, et des plus autorisés, nous viendront en aide. J’ai déjà cité l’opinion de M. Deslandes, opinion tout à fait opposée à l’idée de la superposition des rames : Vous plaît-il maintenant de savoir quel était, en 1782, le sentiment d’un illustre savant espagnol? «L’architecture navale, écrivait avec son incontestable compétence don Antonio de Capmany y de Monpalau, ne saurait s’accommoder de cette superposition. Il est toujours difficile d’interpréter exactement les expressions d’une langue morte. Lorsque Lucain, parlant du vaisseau de Brutus, nous dit :

Summis longe petit æquora remis,


je comprends qu’on soit tenté de traduire : « Les rames supérieures vont au loin frapper l’eau ; » mais s’il prend fantaisie à un autre traducteur d’écrire : « Voguant à toutes rames, Brutus se porte rapidement au large, » comment convaincrons-nous le nouvel interprète de contresens? Ce même Lucain ne paraît-il pas se ranger à l’avis de ceux qui ne veulent voir dans les prétendus rangs de rames que des files de rameurs, lorsqu’il décrit ainsi la flotte prête à livrer bataille dans le golfe de Marseille :

Validæque triremes,
Quasquo quater surgens extructi remigis ordo
Commovet.


Voilà qui devient assez clair, je pense : « Les quadrirèmes sont mues par quatre files de rameurs qui se lèvent à la fois. »

J’en prends tous mes lecteurs à témoin : ai-je jamais prétendu autre chose? Don Antonio de Capmany, par malheur, ne m’a pas plus tôt fourni ce texte triomphant qu’il fait durement sentir le mors à mon enthousiasme. « Le système qui veut entendre files de rameurs, au lieu de rangs de rames, dit-il, soulève aussi plus d’une objection. Supposez dix hommes par rame sur une décère, voilà une rangée de vingt rameurs à placer d’un bord du navire à l’autre, dans le sens de la largeur. Donnez à chaque rameur, pour qu’il puisse se mouvoir, un espace de 2 pieds ; la coursie, c’est-à-dire le couloir qui règne entre les bancs de tribord et les bancs de bâbord, en demandera bien 5 ou 6 ; la largeur de la galère se trouvera portée à 46 pieds environ entre les deux murailles. Cette largeur dépasserait celle d’un vaisseau de ligne. Quelles seraient alors les dimensions du pont sur les galères à douze, à quinze, à vingt rangs de rames ? Athénée nous apprend que le maître-bau des navires antiques était généralement le septième de leur longueur ; une galère de dix rangs aurait eu, par conséquent, 322 pieds de long. Nos galères modernes n’ont que 144 pieds, les vais-eaux de ligue 180, un peu plus, un peu moins. » — « On a édifié, ajoute sans reprendre haleine le désespérant sceptique, un troisième système sur les ruines des deux autres : imaginons trois ponts se partageant la longueur du vaisseau ; les rames seront rangées sur ces trois ponts comme elles le seraient sur les degrés d’un amphithéâtre, descendant graduellement de la poupe à la proue. Les degrés supérieurs seront occupés par les thranites, les zygites viendront s’asseoir au milieu, les thalamites prendront place à la proue, qui sera l’étage le moins élevé. Sur chaque pont devra se rencontrer le nombre de rames correspondant au rang de la galère. Une birèine aura six rames de chaque bord, — deux par étage, — une trirème neuf, — trois par étage, — une quadrirème douze, — quatre par étage. Ce système ne supporte pas mieux l’examen que les deux autres. Il suppose trop peu de rames à bord de la birème et de la trirème. Accordez quatre rameurs à chacune des rames de la trirème ; puisqu’elle n’a que neuf rames, — dix-huit des deux bords, — vous n’arriverez jamais qu’au chiffre de soixante-douze rameurs. Nous savons, à n’en pouvoir douter, que la trière antique garnissait ses bancs de cent cinquante hommes au moins. »

Des critiques, des doutes obstinés et pas de conclusion, voilà ce que nous offre une érudition que je serais tenté de croire sans rivale ! Au milieu de ce désarroi, m’apparaît tout à coup une lueur modeste, une clarté qui, j’aime à l’espérer, ne me conduira pas, comme un feu follet, dans quelque nouvelle fondrière. lime semble que cette fois je tiens la solution. Cette solution, c’est sur une terre jadis française, c’est au Canada qu’on l’a trouvée ; je voudrais en faire part à l’univers. Voici ce que m’écrit de Toronto M. le docteur Pearman : « Si les anciens ont paru représenter quelquefois leurs vaisseaux avec plusieurs étages de rames, il ne faut voir dans cette disposition qu’une erreur de perspective. Un peintre aura voulu montrer à la fois les deux côtés du navire et, dans cette intention, il aura élevé les rameurs de tribord au-dessus des rameurs de bâbord et vice-versa. Cette fausse conception est bien capable d’avoir égaré les écrivains, les sculpteurs, les numismates, et jusqu’aux autres peintres, qui se seront crus obligés à reproduire, de siècle en siècle, le type primitivement créé. Il n’y aurait point, du reste, lieu de s’étonner si, dans un grand vaisseau, sans cesser de ranger le nombre de rameurs désigné par l’appellation du navire sur un seul aviron, on avait jugé nécessaire de les asseoir sur des sièges dont l’élévation au-dessus du pont eût été en augmentant du bord du navire à l’intérieur. » Raisonnement fut-il jamais plus plausible ? J’ai cherché vainement, pour ma part, quel argument je pourrais lui opposer. Le mot de thranos, me suis-je dit, signifie. — j’en ai pour garans le Thesaurus linguæ græcæ de Henri Estienne et le Dictionnaire grec-français de M. Joseph Planche : « une selle, un siège, une chaise percée, et l’endroit où se tiennent les thranites. » Ne nous arrêtons pas à ce qui pourrait nous retenir encore dans les liens d’une opinion que nous ne demandons pas mieux que d’abandonner : Qu’importe que les deux célèbres hellénistes nous aient proposé, quelques lignes plus haut, de traduire le mot thranitès par cette périphrase : « Le rameur qui rame à la poupe? » Pour M. le docteur Pearman thranités n’a jamais voulu dire que « le rameur qui s’assied sur l’escabeau le plus élevé, — qui scamno altiore utitur. » — Vient ensuite le zygite. Ouvrons notre dictionnaire : « Zygos, joug; au figuré servitude. È hypo zygon : les femmes qui sont mariées. » M. Planche voit dans le zygite ce que j’y voyais moi-même : « le rameur assis au milieu de la galère. » Avec M. le docteur Pearman, le zygite devient le rameur intermédiaire, « celui qui tient par le milieu la poignée de l’aviron, — qui jugum fert medius. Ipso nomine se declarat. » — Rien, dans cette interprétation, ne saurait blesser mes idées de marin, je l’admets volontiers; passons. Reste le thalamite : celui-là ne nous embarrassera pas davantage : Thalamia, le trou par lequel passe la rame du vaisseau, — navis foramen per quod remus inseritur. De quel droit M. Corneille Schrevelius viendra-t-il maintenant appeler le thalamite remex infimi ordinis ? Ne risque-t-il pas d’induire M. Planche en erreur et de le solliciter à déserter la solution qu’il a jusqu’ici maintenue? M. Planche, en effet, après nous avoir représenté le thalamite comme « le rameur qui est vers la proue du bâtiment de bâbord, » — c’est évidemment la proue d’un bâtiment de bas bord que le savant helléniste aura voulu dire, — ajoute fort inutilement : « le rameur du dernier rang, » se mettant ainsi en contradiction apparente avec lui-même. Le système de M. le docteur Pearman, au contraire, se tient dans toutes ses parties ; vous n’y rencontrerez aucune incohérence. « Thalamos, nous dit-il, ni fallor, — si je ne me trompe, — vient de skalmos, comme thaptô dérive de skaptô, thôptô de skôptô, et skalmos, c’est le scaume, le tolet, la cheville posée sur le plat bord, — paxillus ad quem alligatur remus, — du verbe skallô, — fodio, sarrio, findo. — Par conséquent, le thalamite n’est autre que « le rameur assis le plus près du bord, — remex qui sedet ad paxillum. » — C’était aussi le sentiment de M. le contre-amiral Luigi Fincati.

J’éprouve, je l’avoue, un grand soulagement à pouvoir me reposer enfin sur une solution. Qu’exige-t-on de moi ? Peu de chose au fond : que je consente à disposer les rameurs sur des gradins différens, quand j’en multiplierai le nombre jusqu’à dix ou douze, comme dans la décère par exemple. Cet échafaudage me trouble bien un peu et je ne crois pas qu’il fût impossible d’amener M. le docteur Pearman, qui me l’a suggéré, à laisser de côté un expédient superflu, pour se rallier avec moi à la description suivante : « On fait asseoir la chiourme sur 26 bancs d’un côté dans les galères senzilles, sur 25 de l’autre, parce qu’il faut laisser la place d’un banc à la cuisine — parlons correctement: au fougon. — On donne de 28 à 29 bancs aux patronnes, de 30 à 31 aux réales. Ces bancs ont à peu près 7 pieds de longueur. On ne les pose pas à angle droit sur la coursie; on les met de biais. L’extrémité qui porte contre la coursie va plus à poupe que l’extrémité qui porte contre le bord. Pour régler ce biais, il faut, après avoir marqué de chaque côté la place du premier scaume de poupe sur l’apostis, mesurer la distance qui doit exister entre ce premier scaume et le second, c’est-à-dire 3 pieds 10 pouces 6 lignes. La distance entre les scaumes est aussi la distance qui régnera entre les bancs. Les mortaises des bancs ont-elles été déjà marquées sur la coursie? Tirez une ligne droite de la première mortaise au second scaume et alignez votre premier banc sur cette direction; les autres bancs seront parallèles. On ne saurait apporter trop d’attention à bien prendre ici ses mesures ; l’erreur que l’on commettrait au début s’aggraverait beaucoup en se multipliant de la poupe à la proue ; les rames d’un banc en viendraient alors à toucher les forçats de l’autre et les estropieraient. »

Cette sage obliquité des bancs nous dispensera des gradins échelonnés; la décère de Décimus Brutus ne sera plus ainsi qu’une belle et bonne réale ; la trirème de Samothrace fut probablement une galère senzille. J’adresse ici mes félicitations et mes remerciements à M. le docteur Pearman ; il m’a rendu un véritable service : Rem acu tetigit. Je voudrais que ce fût aussi l’avis de mon excellent ami M. le contre-amiral de Pritzbuer; je crains, malheureusement, que le bas-relief du Parthénon, dont il a bien voulu m’envoyer une épreuve photographique, n’incline son esprit vers un autre sentier.

« On ne voit sur ce bas-relief, m’écrit l’amiral, qu’un seul rameur à chaque banc, mais il est incontestable que les avirons y sont par groupes de trois. Je pense que les deux autres hommes n’auront pas été représentais parce qu’ils se trouvaient en arrière-plan. Voilà donc trois avirons et trois rameurs par tranche, si je puis m’exprimer ainsi. Comment expliquer cette disposition? Je ferai remarquer avant tout que le bas-relief porte trois bordages longitudinaux assez grossièrement figurés sur le flanc de la trirème. Ces trois bordages sont pour moi trois lisses inégalement éloignées du bord et placées à peu de hauteur les unes au-dessus des autres. Maintenant je laisse mon imagination agir et je continue : « Les trois rameurs étaient assis sur des bancs à échelons ; ces bancs affectaient l’obliquité qui leur a été conservée dans les galères modernes ; chaque lisse recevait les tolets d’une rangée d’avirons. La lisse la plus extérieure servait aux rameurs placés en abord; la lisse intérieure aux rameurs les plus rapprochés de la coursie, la lisse intermédiaire aux rameurs assis entre les deux autres. Tous les avirons étaient parallèles et ceux qui reposaient sur la lisse extérieure n’avaient pas une longueur sensiblement plus grande que les avirons de la deuxième lisse, qui, eux-mêmes, différaient à peine par leurs dimensions des rames de la troisième lisse. L’obliquité du banc avait pour objet d’empêcher les hommes assis sur le gradin inférieur d’aller en voguant frapper les jambes de leurs camarades. En résumé, les trois rames ainsi groupées devaient se manœuvrer assez aisément, sans exiger une hauteur bien considérable de la galère au-dessus de l’eau ni une grande différence de longueur entre les avirons. Je serais heureux que mon explication obtînt votre suffrage; elle répond catégoriquement à votre question: Oui ! les rames de la trirème antique étaient superposées, mais d’une faible quantité et non pas comme nous les avons vues dans la trirème construite sur les chantiers d’Asnières. »

Je n’ai jamais été un grand dessinateur; j’ai même failli manquer mon entrée à l’école navale par suite de mon insuffisance notoire sur ce point; l’examinateur chargé du dessin, le célèbre M. Lemire, hésita longtemps à recevoir de mes mains le buste de Madone, ombré au crayon noir, que j’avais l’impudente audace de lui présenter. Cependant, si je me mettais en tête de reproduire le type d’un vaisseau de mon temps, je m’en acquitterais mieux que Phidias. Je l’ai sous les yeux ce croquis informe. Est-il possible qu’un aussi habile sculpteur ait osé transmettre pareille ébauche à la postérité! Quelle ignorance des lois de la perspective! Et ces bâtons grossiers qui sillonnent la coque du navire, il faut que nous les admettions pour des avirons ! Franchement, j’y reconnaîtrais aussi bien des baccalas ou des cols de latte. J’en reviens toujours, vous le voyez, à la galère moderne et à la fameuse rame di scaloccio, à cette rame longue et pesante sur laquelle le cardinal de Richelieu voulait qu’on rangeât au moins sept ou huit rameurs. La trirème antique telle que la restitue, d’après les ruines du Parthénon, mon ami, l’amiral de Pritzbuer, est bien de la famille de ces galères italiennes du moyen âge que Messer Crisioforo da Canale arme de trois avirons par banc, et dont M. L’amiral Fincati décrit avec tant de précision l’appareil de nage : » I filareti erano tre, distanti uno dall’ altro circa quanto i tre uomini sul banco ; i tre scalmi erano piantati sui tre filareti in modo da formare una linea egualmente obliqua che il banco, e ad esso parallela; i remi uscivano cosi da sotto alle impavesate in gruppi di tre remi ognuno, » Je goûte peu ce système, mais, après tout, en ce qui concerne la trirème, mon sacrifice est fait depuis longtemps ; je me suis soumis dès le début de mon travail sur la marine des anciens. La seule place d’armes dans laquelle je m’enferme, décidé à ne capituler que lorsque je serai tout à fait à bout d’argumens, c’est la quinquérème. J’invite M. le docteur Pearman à m’y suivre; la fortune ne couronnera peut-être pas nos efforts, nous pouvons du moins nous promettre les honneurs d’une belle défense.

Qu’elles devaient être imposantes et belles, ces réales de l’antiquité, avec leur palamante de soixante-un avirons et leurs avirons de 42 pieds, dont près de 30 pieds sortaient en dehors ! Pareille à un aigle aux ailes étendues, la galère senzille elle-même, — senzille de senzillo, en espagnol simple, ordinaire, — embrassait en largeur, quand elle avait dèfournelé ses rames, un espace de 77 pieds. Pour ranger une escadre en ligne, il fallait bien laisser entre deux navires l’intervalle qui leur était nécessaire pour tourner ; or la longueur de toute l’œuvre morte, y compris les ornemens de poupe et l’éperon, atteignait 170 pieds. Vous voyez d’ici ce que devait être le front de bataille d’une flotte composée de deux cents galères. Semblables flottes, à toutes les époques de l’histoire, ont sillonné les mers, mettant en mouvement de 40,000 à 80,000 hommes.

L’équipement d’une galère était trop dispendieux pour qu’aucun négociant songeât à charger ses marchandises sur des navires qui avaient à peine une cale et qui n’employèrent jamais moins de cent cinquante rameurs. L’état ne pouvait donc compter que sur ses propres ressources quand il voulait rassembler une armée navale ; il n’y avait point de ce côté d’emprunt à faire au commerce. Les négocians d’Athènes n’auraient pas plus été en mesure de fournir à la république des trières que ne le seraient aujourd’hui les armateurs de Marseille ou du Havre d’apporter à nos flottes leur contingent de bâtimens cuirassés. Une loi rendue sur la motion de Thémistocle imposait au conseil des cinq cents le devoir de construire annuellement vingt trières. Le trésor public remettait chaque année à ce conseil les fonds nécessaires pour qu’il pût satisfaire au vœu de la loi. Malheureusement les lois ne tardent pas à tomber en désuétude lorsque les états eux-mêmes tombent en décadence. On en vint bientôt à considérer comme un acte de vertu civique le simple accomplissement du devoir ; des couronnes d’or furent décernées à des magistrats qui n’y pouvaient prétendre d’autre titre que de n’avoir pas éludé les obligations de leur charge. On alla plus loin ; la couronne d’or fut demandée pour des administrateurs qui n’avaient pas, dans tout le concours de leur exercice, construit un seul vaisseau. Qu’aurait dit Thémistocle s’il eût été témoin de cet abaissement ? « La faute n’en est point à notre zèle, disaient les membres du conseil négligent ; le chef de l’arsenal s’est enfui, emportant la caisse. » Que vous soyez innocens de ce malheur, la chose est possible, mais que vous osiez venir solliciter du peuple désarmé par votre incurie une récompense à laquelle ne se seraient point permis d’aspirer Cimon et Aristide, voilà ce qu’il est difficile de comprendre. Si l’état n’a plus de trières dans ses arsenaux, à quoi bon établir des liturgies? Que gagnerez-vous à remanier sans cesse les règlemens qui mettent à la charge d’une certaine classe, de la classe la plus riche et la plus imposée, l’équipement de navires qui n’existeront pas? Laissez vos généraux rédiger des traités de vénerie dans leur domaine de Scillonte; cela vaudra mieux que de leur confier des flottes insuffisantes. Ah! vous comptez sur les dons patriotiques! Vous croyez, comme le croira un jour M. Necker, que les largesses spontanées des hautes classes éveillées au sentiment des dangers publics suffiront pour réparer les tristes effets d’une longue insouciance? Ces choses-là ne se voient pas deux fois dans la vie d’un peuple. Quand l’Eubée était menacée, on a bien pu vous venir en aide; on aidera aussi le Sénat dans la première guerre punique; M. de Choiseul, lorsque ce grand ministre entreprendra de relever la fortune de la France. Il n’est guère de pays qui n’ait connu ces élans d’enthousiasme, mais l’enthousiasme n’a jamais été que la fleur d’une saison; il s’épanouit, se flétrit et meurt. Promettez tant qu’il vous plaira, pour exciter une émulation qui s’endort, d’inscrire dans le dème natal le nom de chacun de ces généreux donateurs; faites-les asseoir à un banquet solennel dans le Prytanée ; les offrandes volontaires n’en, viendront pas plus vite. L’ordre et la bonne gestion des deniers de l’État, la stricte exécution des lois de prévoyance, voilà ce qui peut seul effacer le souvenir des malheurs passés et prévenir les calamités futures. L’argent ne vous manque jamais pour vos fêtes; sont-ce les fêtes qui, au jour du danger, protégeront le peuple? Oh ! que Démosthène avait donc raison lorsqu’il s’écriait: « Quoi qu’ait fait le conseil, si vigilante qu’ait été son administration sur tous les autres points, du moment qu’il a négligé de construire des vaisseaux, ne lui accordez pas de récompense ! »

La galère était chose fragile et légère ; ne pouvant la faire forte, on la faisait autant que possible riche et belle. Puget lui-même ne dédaigna pas d’y appliquer ses soins. On ne renouvelait pas aussi souvent la sculpture des galères que le corps et, « pour éviter de ruiner l’état, » on se servait constamment des vieilles poupes. On dorait à fond les poupes des réales et des patronnes, on dorait aussi les ornemens de sculpture qui paraient les œuvres mortes de ces grandes galères ; on se contentait de dorer les reliefs aux galères particulières et d’en peindre le fond « de la couleur que souhaitait le capitaine. »

« Dorer les statues de Pallas » était déjà, au temps d’Aristophane, une menace de guerre; les voisins inquiets ne manquaient pas d’envoyer demander des explications. Qui donc se chargeait à cette époque de couvrir d’un métal si précieux et si rare des ornemens exposés à toutes les intempéries de la mer ? Était-ce le trésor de l’Acropole ? Le peuple d’Athènes trouvait un meilleur emploi à son argent. Les frais de dorure faisaient partie des frais d’équipement, on pouvait s’en fier sur ce point à l’amour-propre fastueux des capitaines. « Ah ! tu te distingues ! tu cherches à primer les autres triérarques ; il te plaît de parer ton navire, de répandre l’or à profusion sur ses sculptures extérieures ! A ton aise, mon ami, ne t’en prends qu’à toi si tu es obéré. » Ainsi s’exprimait jadis un envieux. N’avons-nous pas entendu, il y a quelque trente ans, ce langage ? Nous n’avons rien inventé, pas même nos passions et nos jalousies ; nous n’avons pas surtout inventé la galère. C’est là ce que je tenais à établir.

Docteur ! entre nous, je ne crois pas que ce soient des avirons ; je vous en ferai juge dès que je pourrai publier la photographie qui m’a été envoyée d’Athènes. Je viens de m’armer de la loupe : Des avirons, il y en a bien, mais une seule rangée, pas davantage ; le reste n’est qu’un treillis qui recouvre et qui sert à consolider la coque intérieure. Ne perdons pas courage ; il y aura encore de beaux jours pour ceux qui refusent de croire à la superposition des rames[1].

II.

Les bâtimens à rames, bien qu’ils aient tous incontestablement pour ancêtres les pentécontores et les trières, ont traversé quatre phases qui correspondent à des besoins différens. Au début, dans les premiers âges de l’histoire, ils n’étaient pas pontés ; plus tard, on les a revêtus d’une couverte; il était cependant encore possible de les tirer à terre; les quinquérèmes sont venues, il leur a fallu des ports ; l’invention de l’artillerie a exigé des plates-formes solides, des membrures résistantes, les constructeurs du XVIe siècle ont bâti la galère qui devait combattre à Lépante. Telles sont les quatre périodes qu’a parcourues, dans le court ou le long espace, comme il vous plaira de l’appeler, de deux mille ans l’art naval. Je propose d’en revenir aux temps les plus rapprochés du déluge, aux pentécontores, ou, si vous l’aimez mieux, aux péniches de Boulogne; il n’y a pas d’autre moyen de se mettre en mesure de débarquer et de rembarquer rapidement de l’infanterie. Le grand avantage de la péniche, je l’ai plus d’une fois fait sentir : tout rivage lui convient, le brisant la soulève et ne la submerge pas. Quand il le faudra, nous en construirons deux mille avec la promptitude que montrèrent avant nous Duillius, Scipion, César et Théodoric, en quarante-cinq jours. Il sera peut-être nécessaire de les remorquer; nous aurons pour cela une flottille à vapeur, — dût cette flottille n’être composée que de bateaux-torpilles; — nous voudrons aussi épargner aux péniches les périls d’un trop long voyage ; cent transports préparés à l’avance ou empruntés au commerce les prendront sur leur pont, les suspendront à leurs flancs. Les péniches, croyez-moi, ne nous causeront jamais autant d’embarras que nous en ont causé les chalands. Quant aux rameurs, ne vous en inquiétez pas; ce seront les soldats eux-mêmes. On leur apprend bien à nager en chambre ; pourquoi ne les dresserait-on pas à ramer sur le sable ? Le général romain faisait asseoir ses troupes dans l’ordre qu’elles auraient occupé à bord d’un vaisseau, se plaçait au centre et habituait les hastaires, aussi bien que les vélites, les princes et triaires, « à se jeter en arrière en amenant tous à la fois leurs mains vers leur poitrine, à se baisser ensuite en les reculant. » Attentifs aux signes de l’hortator, dociles comme un danseur au rythme cadencé du symphoniacus, les fils de Romulus furent bientôt en état d’en remontrer aux Carthaginois; les grenadiers de Boulogne, avant que le camp lût levé, étaient déjà de force à battre haut la main les écoliers d’Oxford. Ils auraient gagné à Woolwich toutes les régates. Les soldats français sont les recrues les plus souples qui soient au monde; on peut les plier à tous les métiers qu’on voudra. Je n’en citerai qu’un exemple ; je suis convaincu qu’on le trouvera concluant.

Un clipper américain, le Monarch of the sea, s’était engagé à ramener de Kamiesh en France un bataillon de chasseurs à pied, le bataillon du commandant Nicolas. Ce clipper audacieux comptait sur la remorque qui lui était promise; il possédait un cabestan à vapeur qui levait ses ancres; quel besoin avait-il de se munir d’un nombreux équipage? Tout alla bien ainsi jusqu’à Milo; le Prométhée, que commandait le capitaine Du Quilio, traînait victorieusement l’énorme clipper à travers l’archipel; à Milo, le remorqueur manqua de souffle. Il fallut s’arrêter; les avaries du Prométhée étaient graves et voilà tout un bataillon impatient de toucher la terre natale en détresse. Qui manœuvrerait les immenses voiles? On sait ce que sont les voiles d’un clipper; un vaisseau de ligne ne déploierait pas plus d’envergure. De plus, on se trouvait au cœur de l’hiver et je ne crois pas qu’on puisse rencontrer de conditions à la fois plus difficiles et plus laborieuses que celles d’une traversée d’hiver des mers du Levant en France. Le commandant Nicolas et le capitaine du Monarch eurent simultanément la même pensée, — une pensée américaine, — mais aussi une pensée bien digne de ce pays d’où sont partis jadis les découvreurs du Canada. Ils proposèrent aux chasseurs à pied de prendre la place des matelots qui manquaient. Les chasseurs acceptèrent et le cabestan à vapeur du Monarch of the sea leva l’ancre. Le voyage ne fut pas commode ; plus d’un soldat, quand il se balançait entre le ciel et l’eau sur la vergue, regretta, j’en suis sûr, le service cent fois moins périlleux des tranchées. Les côtes de France apparurent enfin à l’horizon et le glorieux bataillon compta dans ses annales un haut fait de plus.

Soldats de l’avenir, je ne veux rien vous demander de semblable. Nous ferons notre métier, faites le vôtre; seulement résignez-vous à le faire tout entier. Les sacs au fond de la péniche, les bras sur l’aviron, le fusil sous les bancs, dix jours de biscuit en bandoulière et, en avant, tout d’un trait à la plage! Je sais que vous avez généralement peu de penchant à vous confier à l’élément perfide. Le porte-aigle de la dixième légion avait-il donc le pied plus marin que vous? Les soldats de César, ces soldats qui venaient de conquérir la Gaule, hésitaient penchés sur le bord; ils mesuraient du regard la profondeur inquiétante de l’eau. Le porte-aigle, après avoir invoqué les dieux, s’élance à la mer. « Suivez-moi, compagnons, s’écrie-t-il, si vous ne voulez livrer l’aigle de la légion aux barbares! » On le suivit. Les Bretons poussent contre les légionnaires leurs chevaux; les premiers rangs des Romains, dans l’eau jusque dans la ceinture, ont une peine infinie à s’affermir sur le fond; ils redoublent d’efforts pour prendre pied sur la plage. César remplit de soldats les esquifs et les caïcqs des galères, — scaphas longarum navium et speculatoria navigia. — Il les envoie au secours des légionnaires qu’il voit près de plier. Les barbares sont refoulés, la plage est conquise; la fortune n’a pas osé faire défaut à César. La campagne eût été terminée en un jour si la cavalerie avait pu aborder dans l’île. Les vents contraires retinrent au port les vaisseaux à voiles sur lesquels on l’avait embarquée.

Les chevaux, vous le voyez bien, sont toujours le grand impedimentum. Ah! si l’on pouvait leur apprendre à traverser les détroits à la nage! mais il n’y faut pas songer. Occupons-nous donc sans relâche de trouver le moyen de les transporter. Je vous ai parlé à ce sujet de la pirogue double, car je voudrais un moyen de transport qui fût à la fois un moyen de débarquement. Je ne me dissimule pas tout ce que le problème a de délicat. Je ne vous propose pourtant que de débarquer des chevaux; si je vous demandais de mettre à terre des éléphans! Le roi Pyrrhus fut le premier, je crois, qui fit franchir à ces animaux gigantesques un bras de mer; les Carthaginois, après lui, en inondèrent la Sicile. Serez-vous moins entreprenans que des Épirotes, moins ingénieux que des soldats de Carthaâge?

Je ne sais pas encore si je travaille pour la bataille de Dorking ou pour la bataille de Kœnigsberg; peu m’importe, je travaille surtout pour l’amour de l’art. Quand chacun s’agite à Corinthe, c’est bien le moins que moi aussi, je roule mon tonneau. Les rivages de l’Angleterre seront peut-être un jour menacés; ce que je puis garantir sans être un grand prophète, c’est qu’ils ne le seront jamais par nous. Les temps sont bien changés, depuis l’époque où l’empereur Napoléon Ier voulait interdire l’accès du continent aux produits d’outre-Manche. « Voyait-on un concombre, un levraut, un cochon de lait, une gousse d’ail, un grain de sel, tout cela était de Mégare, tout cela était aussitôt saisi et vendu. » Habitans de Mégare, nos marchés aujourd’hui vous sont ouverts; vous en connaissez l’importance, nous avons le droit, en échange, de compter sur votre amitié; vous auriez bien tort de douter de la nôtre. Je serais vraiment un grand coupable si, pour avoir la satisfaction de faire prévaloir mes idées, je m’exposais à mettre en péril la paix du monde. J’appartiens à un pays qui s’est assez rassasié de gloire et qui a fini par apprendre à ses dépens, par un cruel retour de fortune, que la gloire d’un peuple est toujours faite du deuil et de l’humiliation des autres. Si je me permets un rêve, c’est un rêve de sécurité. J’ai peut-être en trop haute estime les forces militaires qui, de tous côtés, nous entourent; pardonnez-moi, en faveur du motif, cette obsession. Le discours de mon vaillant ami, le vice-amiral Bouët-Willaumez, discours qui, en 1870, fit tressaillir d’une émotion unanime le sénat, me revient souvent en mémoire. Je me dis alors : Profitons-nous bien des conditions exceptionnelles que nous devons à la configuration de notre territoire? La marine ne peut-elle concourir autrement qu’en prenant la place d’une armée absente, à la défense nationale? Lui est-il interdit de revenir au rôle qu’elle a joué autrefois? La chose vaut assurément la peine qu’on y pense.

On m’a fait très judicieusement observer qu’il ne suffisait pas « de mettre les petits bateaux dans les grands, » que, si l’esprit militaire venait jamais à s’affaiblir parmi nous, le feu grégeois lui-même et les siphons d’airain de l’empereur Léon ne nous sauveraient pas. Je le reconnais et je serais heureux de pouvoir trouver à ce sujet encore quelque bon conseil à donner. Il y a pourtant quelque inconvénient à s’imaginer que, parce qu’on se connaît en cothurnes, on pourra impunément porter sa critique sur d’autres objets. Je n’aime pas beaucoup à sortir de ma spécialité. Préserver les mœurs d’une nation des effets presque inévitables d’un croissant bien-être est le devoir du législateur; ce n’est pas celui de l’officier de marine. Vous insistez? Quel exemple chercherai-je dans l’histoire qui me puisse inspirer le courage de vous satisfaire? Démosthène a été, dans son temps, le capitaine de pavillon du stratège Céphisodote, comme j’ai été, dans le mien, le chef d’état-major de l’amiral Bruat. Néanmoins Démosthène est beaucoup plus connu pour son talent admirable d’orateur que pour la capacité dont il fit preuve en sa qualité de triérarque. Je lui céderai volontiers la parole; il ne faudra que quelques mots à son éloquence pour rendre, cent fois mieux que je ne pourrais le faire, toute ma pensée. Que murmure donc cet illustre ennemi de Philippe? « Je te demande, ô ciel, toutes tes faveurs; je te demande principalement des grands hommes. » Oui, Seigneur! cette fois encore le patriote, justement ému, a raison: protégez notre industrie, jetez un regard propice sur nos récoltes, ramenez nos flottes marchandes au port, mais surtout, si vous nous aimez, donnez-nous des grands hommes! Les grands hommes naissent presque toujours des grands souvenirs; ne faisons-nous pas trop bon marché des nôtres? Il faut y prendre garde; la victoire pourrait nous garder rancune si elle nous voyait nous obstiner ainsi à vouloir « arracher à son piédestal » le dieu de la guerre. Je disais que la cavalerie de César, portée par des vaisseaux ronds, avait été fort mal à propos retenue au port. Quand un changement favorable permit à ces vaisseaux de traverser le canal, ils furent accueillis, en vue des blanches falaises de la Grande-Bretagne, par une violente tempête. Les uns furent remportés vers les côtes de la Gaule, d’autres poussés à l’ouest, du côté des Sorlingues. Ceux-là jetèrent l’ancre; la mer ne leur permit pas de rester longtemps au mouillage. Assaillis par les vagues, il durent couper leurs câbles et reprendre le large par une nuit orageuse.

L’année suivante, César revient à son entreprise. Pour cette seconde expédition, ses préparatifs sont mieux faits. Il ne veut plus confier ses chevaux et ses bagages à des navires incapables de se mouvoir à la rame ; les vaisseaux de haut bord sont bons pour le commerce, ils ne conviennent pas à des opérations de guerre. Toute une flotte est construite dans le court espace d’un hiver, — vingt-huit vaisseaux longs et six cents actuaires. La Gaule a fourni le fer et le bois; les voiles et les agrès sont venus d’Espagne. L’Espagne est déjà la patrie du chanvre. Qu’était l’actuaire? Un vaisseau de charge, mais un vaisseau de charge bas de bord. La trirème antique n’a jamais élevé ses avirons de plus de 2 pieds 1/2 au-dessus de l’eau; la galère du XVIe siècle n’exhaussera que d’un pied le support de ses lourdes rames. Le caractère essentiel du bâtiment à rames consiste dans l’abaissement de toute l’œuvre morte. Nos chaloupes de vaisseau ont déjà une hauteur de plat-bord exagérée; voilà pourquoi elles marchent si mal. César, je le répète, a commandé des vaisseaux de transport qui pussent à la fois naviguer à la voile et ne plus être arrêtés par le calme : — has omnes actuarias imperat fieri. — Comment s’y prendra-t-il pour obtenir ce double résultat? Il abaissera sans hésiter les plats-bords: — quam ad rem multum humililas adjuvat. — Cinq légions, — vingt-cinq mille hommes au moins, — et deux mille chevaux tra- versent le canal dans une nuit. Entraîné par la marée, le convoi s’est trop rapproché de la mer du Nord ; l’erreur est à peine reconnue que César donne l’ordre d’armer les avirons. Il n’entend pas prendre terre sur un autre point que celui qui lui a procuré l’année précédente un débarquement facile. Légionnaires, cavaliers, tous ont saisi la rame. Pendant près de six heures, les vaisseaux de transport rivalisent de vitesse avec les galères : — longarum navium cursum adœquarunt. — Dans sa première campagne, César avait opéré une descente de vive force; cette fois, il ne rencontre aucune opposition. C’est ainsi que je prétends débarquer. La flottille servirait de peu et je la croirais en vérité compromise, s’il fallait la lancer avec tous ses soldats sous le feu de l’artillerie. Faire taire le canon amené sur la plage, les navires cuirassés le pourront toujours; il suffira que la profondeur de l’eau leur permette de s’approcher à 1 ou 2 milles du rivage. Les chaloupes canonnières suppléeraient au besoin les vaisseaux; mais qu’il est plus habile, qu’il est plus profitable d’aller jeter ses troupes sur un point où elles ne sont pas attendues! Ne dût-on jamais aborder, qu’il y aurait encore intérêt à se montrer en forces sur la côte ennemie ! On peut finir par ruiner une armée sans lui tirer un seul coup de fusil, pourvu qu’on sache la contraindre à marcher. J’irai même plus loin : je soutiens qu’une flottille convenablement équipée exerce déjà du port où on la rassemble une action stratégique de la plus extrême importance.

« Une bonne ruse, dit Xénophon, c’est d’avoir l’air d’armer une flotte et puis d’attaquer par terre, ou bien, de feindre une attaque par terre et d’entreprendre par mer. » C’est ainsi que la cavalerie athénienne, commandée par Gryllus, trompa Épaminondas qui l’attendait dans la vallée de Némée. Cette cavalerie prit passage sur des navires de transport et alla débarquer en Laconie; Épaminondas la rencontra, pour sa perte, dans les champs de Mantinée. Démosthène n’avait probablement pas oublié cette adroite manœuvre, quand il s’écriait : « Voulez-vous tenir Philippe en échec? équipez pour la moitié de nos cavaliers des vaisseaux-écuries! »

Qu’avaient appris à Germanicus trois campagnes douteuses ? Que, dans un pays détendu par des bois et par des marais, il est malaisé, sinon impossible, de protéger une longue file de bagages; que les soldats peuvent s’user sur les routes plus vite encore que dans les combats; qu’il n’est point enfin de réserve si large de bêtes de somme qui ne s’épuise à traîner, à travers des sentiers boueux, d’interminables convois. Si l’on possède, au contraire, une flottille, si cette flottille est en mesure de remonter les fleuves, fantassins, cavaliers, tous arrivent sans fatigue au point de départ des opérations. Voilà bien ce qu’on serait en droit d’appeler « un chemin de fer qui marche. »

Je me suis souvent demandé pourquoi on ne remontait plus les fleuves : est-ce par crainte de l’artillerie? Mais les balistes, — missœ e tormentis hastœ, — les catapultes, les frondes étaient aussi une artillerie névrobalistique ; elles avaient bien leur efficacité sur ces arènes étroites bordées souvent de si près par les deux rives. Ont-elles empêché les Normands, au IXe siècle, de brûler Rouen et l’abbaye de Jumièges, de surprendre Blois et Amboise, Cantorbéry, Rochester et Londres, de remonter la Loire jusqu’à Tours, la Garonne jusqu’à Toulouse, le Guadalquivir jusqu’à Séville, la Seine jusqu’à Paris, la Charente jusqu’à Saintes, de réduire Tarbes en cendres, de piller Orléans, Bordeaux et Périgueux? Germanicus, longtemps avant ces pirates scandinaves, avait remonté deux des grandes rivières de l’Allemagne : la Meuse et l’Ems. Il fit construire, avec la rapidité qu’on y mettait alors, mille vaisseaux. C’est toujours par milliers de barques qu’il convient, en pareille occurrence, d’opérer. Gardez-vous bien de vouloir polir votre œuvre; l’important est de faire vite et de faire léger. Il y a cent à parier que nos fantassins ne prendront pas la peine de retrancher, comme les Grecs, leurs vaisseaux; ils suivront plutôt l’exemple de Cortez, ils les brûleront. Cela les dispensera d’aller chercher au loin du combustible. Des mille vaisseaux de Germanicus, les uns étaient courts, — brèves, — affinés des deux bouts, — angusta puppi proraque; — larges au milieu, — lato utero; — les autres se contentèrent d’être des bateaux plats, des bateaux sans quille, tels qu’il est bon d’en avoir pour accoster le bord, — planœ carinis, ut sine noxa sederent. — On leur donna deux gouvernails, le premier à l’avant, le second à l’arrière. Excellente précaution, que nous n’aurons pas besoin cependant d’imiter : un aviron de queue se transporte aisément de la poupe à la proue de la péniche. Est-ce tout? Non, Germanicus veut avoir encore des. vaisseaux à couverte, sorte de ponts flottans dont il se servira pour porter d’abord, pour débarquer ensuite avec facilité ses chevaux et ses catapultes. Ces vaisseaux pontés, — pontibus stratœ, — marcheront à la voile et à la rame. Nous les connaissons; ce sont des actuaires, — velis habiles, citœ remis. — La flottille se rassemble à l’île des Bataves, vaste alluvion qu’enveloppent le Wahal et la Meuse. Par le canal de Drusus, par les lacs, sans s’exposer à un trop long trajet maritime, elle gagne l’Océan; la voilà réunie à l’embouchure de l’Ems. Ruyter aussi y est venu à cette embouchure, il ne s’y est pas arrêté. L’Ems ne lui a pas fourni un point de débarquement pour l’invasion, le magnifique estuaire lui a procuré un refuge. Emporté de Bergen par la tempête à travers la mer du Nord, sans l’Ems il était perdu. Tacite reproche à Germanicus d’avoir débarqué ses troupes sur la rive gauche du fleuve, quand il les pouvait descendre sur la rive droite, en remontant plus haut. Germanicus se fût ainsi épargné la peine de jeter des ponts et n’eût pas perdu à ce travail plusieurs jours. Sans doute! Mais si les rameurs se lassèrent de refouler le courant, si les pilotes s’égarèrent dans le lit de la rivière, quel parti restait-il à prendre? Tout n’est pas dit quand on s’est engagé dans un fleuve; il faut encore en avoir sondé les détours, étudié les rapides; il faut même, ce qui n’est pas si facile qu’on pense, savoir y manœuvrer. Qu’il me soit permis de faire à ce sujet une remarque : la navigation hauturière nous apprend à trouver le chemin de la Chine ou de l’Australie; elle laissera ses meilleurs adeptes embarrassés si on les transporte brusquement sur le Rhône.

L’Ems franchi, le Weser passé, Germanicus n’avait plus qu’à combattre, et quels ennemis! « Des barbares sans casque, sans cuirasse, couverts par des boucliers d’osier, dont les armes offensives, à paît quelques lances placées au premier rang, ne se composaient que de méchans javelots et d’épieux durcis au feu. » La victoire n’hésita pas un instant ; elle fut aussi complète que possible et ne coûta presque rien aux Romains. Jusqu’à la nuit, les vainqueurs s’acharnèrent au carnage. Germanicus lui-même y excitait ses soldats. « Frappez, leur criait-il, pas de prisonniers! Nous ne verrons la fin de cette guerre que lorsqu’il n’y aura plus de nation germaine! » Ce n’était pas par ce massacre impitoyable qu’on pouvait sauver Rome ; il eût mieux valu continuer d’apprendre le latin à Hermann, — pleraque latino sermone interjaciebat, — vous aurez bien vite absorbé un peuple, si vous savez le décider à échanger sa langue pour la vôtre.

Tout l’été les légions occupèrent le pays. Quand vint le moment de prendre les quartiers d’hiver, Germanicus embarqua la majeure partie de ses troupes et redescendit l’Ems sur la flottille. Un coup de vent de sud-ouest se déclare à la suite d’un violent orage; la flottille n’était pas préparée à cette épreuve. Des bateaux, pour la plupart non pontés, ne sont pas faits pour tenir la cape. Chacun cède au vent; en un instant la flottille est dispersée. Germanicus aborda chez les Chauques. Il avait lieu de croire son armée engloutie ; dans les premiers momens, son désespoir ne connut pas de bornes; mais bientôt la marée lui ramena une partie des navires. Les uns n’avaient plus que quelques rames, les autres se traînaient sous des vêtemens arborés en guise de voiles ; un certain nombre venaient à la remorque de vaisseaux moins endommagés. En somme il ne paraît pas que beaucoup de soldats aient péri. Dès qu’on put, avec les navires qui avaient rejoint et qu’on s’empressa de réparer à faux frais, visiter les îles environnantes, on les trouva remplies de naufragés ; il en revint même des côtes de la Grande-Bretagne. L’émotion fut plus grande que le désastre. Tacite en a fait un tableau; les tableaux sont la gloire des grands écrivains et l’embarras de l’impartiale histoire. Ce qu’on ne peut mettre en doute, c’est que les Germains, à la nouvelle de la catastrophe, se hâtèrent de courir aux armes et que Germanicus, loin d’être sans armée, put faire marcher sur-le-champ contre eux 30,000 hommes de pied et 3,000 chevaux, pendant qu’il s’avançait lui-même avec de plus grandes forces contre les Marses. Les barbares ne s’y trompèrent pas: « Les Romains, disent-ils, ont perdu leur flotte; leurs soldats n’en paraissent que plus nombreux. »


III.

Je suis loin de vouloir dissimuler les dangers réservés à quiconque affronte les colères de Neptune. Je dirai cependant, — et personne sur ce point ne me désavouera, — que les dangers de la mer sont fort atténués quand on opère dans des parages devenus par une longue pratique familiers aux chefs et aux équipages. Ce serait une grande faute, à mon sens, que de ne pas chercher par tous les moyens possibles l’occasion d’agrandir le cercle étroit dans lequel la routine des vieilles stations nous maintient. La politique, avec ses ombrages, entravera-t-elle toujours notre éducation de marins ? Si j’avais à recommencer ma carrière, je voudrais aller demander à quelque bateau de commerce ce que me refuseraient probablement encore les vaisseaux de l’état. Collingwood nous étonne quand il nous entretient des appréhensions que lui cause la navigation de l’archipel grec ; les navigateurs de la Méditerranée seraient bien autrement empruntés le jour où il leur faudrait agir dans des mers où les brumes, les courans, les côtes à demi noyées conduisent les plus expérimentés à tant de faux pas.

La vaillante et savante jeunesse qui monte aujourd’hui nos vaisseaux cuirassés n’a pas assisté aux premiers essais que fît en 1825 la restauration pour suppléer par l’appel d’une portion da contingent annuel à l’insuffisance de notre inscription maritime. Il y eut alors de violens débats, des doutes opiniâtres d’un côté, de l’autre des espérances que j’appellerais outrées, si ceux qui les exprimaient ne se fussent appliqués à les justifier par la plus méritoire ferveur. Deux officiers d’un rare mérite, MM. le contre-amiral de Mackau et le capitaine de frégate Lalande furent au nombre des partisans de l’idée nouvelle qui se signalèrent par l’enthousiasme avec lequel ils se mirent à l’œuvre. Les équipages de ligne devaient, suivant eux, procurer à nos flottes un recrutement sans limites et des corps de débarquement sans rivaux. On fit entrer dans ces compagnies la proportion de matelots qui parut nécessaire pour leur donner en face de la tempête quelque consistance, puis on leur distribua le casque de cuir bouilli, le sac de peau avec ses bretelles, la giberne, les bas boutonnés et un fusil marqué au numéro de chaque homme. L’équipement, complet pour la descente, ne convenait guère lorsqu’il s’agissait de se répandre sur les vergues. « Nous leur ferons serrer les voiles le sac au dos, » disaient les fanatiques. Tout alla bien en rade ; il fallut en rabattre dès qu’on essaya sérieusement de la mer. Dans la Méditerranée cependant le succès fut complet : le rigoureux hiver de l’année 1831 et le blocus plus d’une fois interrompu de l’Escaut portèrent un coup mortel à la confiance qui faisait chaque jour des prosélytes.

Notre admirable personnel, dans lequel on a continué d’associer les marins de terre ferme et les marins de profession, est né de ces équipages de ligne. On a perfectionné l’organisation ; en réalité on n’en a pas changé la base. J’ai connu un officier russe, M. Pephani, qui avait bravement fait son devoir dans les tranchées de Sébastopol et qui ne pouvait cependant se résigner à porter le col militaire. « Soldatzki! » répétait-il sans cesse avec une sourde et persévérante irritation. L’esprit du soldat a du bon même à bord; seulement il faut que le soldat s’amarine. Comment s’y prendre pour transformer en quelques semaines ce Kherséen ? C’est ainsi que Thucydide se permet d’appeler les Acarnanes embarqués comme suprême ressource sur la flotte athénienne ; mon maître d’équipage à bord de la Comète leur eût infligé le nom de figurans. Comment s’y prendre ? Allez le demander au capitaine Bouvet.

La république de 1792 et l’empire avaient reçu de la monarchie française une réserve de marins que l’on peut comparer sous plus d’un rapport au trésor qui s’était lentement accumulé dans la ruche d’Athènes. Cette réserve, les proscriptions et les entreprises mal conçues l’eurent bientôt épuisée. Ce fut alors que l’empereur, dont l’imagination féconde n’était jamais à bout de ressources, eut l’idée, puisqu’il n’avait plus de marins, d’armer ses flottes avec des soldats. L’amiral Decrès, par son ordre, institua les équipages de haut bord, équipages qui devaient plus tard, dans une certaine mesure, servir de modèle aux équipages de ligne. Si, au lieu d’avoir pour ministre un homme de grande valeur et d’infiniment d’esprit, mais d’un esprit sceptique, l’empereur eût trouvé pour le seconder la foi ardente d’un Ducos ou d’un Seignelay, nul doute que l’organisation, si audacieuse qu’elle parût, au premier abord, n’eût porté d’autres fruits. J’ai promis d’en fournir la preuve ; la chose me sera facile ; cette preuve, je l’ai sous la main; je la rencontre dans un livre dont je ne saurais trop recommander la lecture à nos officiers. Les héros n’écrivent pas souvent; quand ils écrivent, ils font passer leur âme dans les pages qu’ils nous lèguent. Après la Retraite des dix mille, je ne connais pas d’ouvrage plus attachant, plus vivant, plus vrai dans toutes ses parties que: le Précis des campagnes de l’amiral Pierre Bouvet.

Vers la fin de l’année 1812, la frégate de 44 canons l’Aréthuse fut armée à Nantes par le capitaine Bouvet avec le quatrième équipage de haut bord. La majeure partie de cet équipage était composée de conscrits de la dernière levée « chétifs au physique et mal disposés au moral. » Il y a longtemps qu’on l’a dit: Tant vaut l’homme, tant vaut la terre. Le capitaine Bouvet avait déjà combattu cinq frégates anglaises. « Trois de ces cinq frégates avaient amené leur pavillon, deux s’étaient détruites, toutes ne succombèrent qu’à la dernière extrémité et après avoir subi d’énormes pertes, quoique s’étant toujours présentées au combat en forces supérieures. » Quel usage allait faire le vaillant commandant de son équipage de conscrits? Ce n’étaient plus là les jeunes volontaires de l’île de France, briguant à l’envi l’honneur de s’embarquer sur les frégates que leur envoyait la métropole. Assailli de prières, de supplications, de réclamations, de la part des amis, des parens, des protecteurs de ces malheureuses recrues, Bouvet se voyait, à chaque instant, détourné de ses travaux « pour faire tête à leurs clameurs. » A les entendre, les protégés de chacun méritaient leur congé. Pour couper court à tant d’importunités, le capitaine de l’Aréthuse lève l’ancre, descend au bas de la rivière et interdit la communication avec la terre. « Quand mes jeunes gens, dit-il, virent que c’était bien définitivement qu’ils allaient faire campagne, ils ouvrirent l’oreille aux encouragemens que je leur donnais et laissèrent guérir les plaies que beaucoup d’entre eux s’étaient faites pour se faire envoyer au dépôt. J’obtins d’abord de la résignation, dans la suite du dévoûment. » Le dévoûment même ne donne pas le pied marin. Bouvet va s’établir dans les parages de la Vigie dite les Cinq Grosses Têtes; les croiseurs anglais ne viendront plus l’y chercher. Ce prétendu écueil, que nous nous sommes enfin décidés à faire disparaître de nos cartes et qui n’a probablement jamais été qu’un essaim de glaces flottantes rencontré dans la brame par quelque capitaine ahuri, était alors l’effroi des navigateurs. Bouvet ne pouvait choisir endroit moins fréquenté, parage plus sujet aux coups de vent et à la grosse mer. Il y passe un mois tout entier. Quand il se porte vers Madère et vers les Canaries, l’équipage de l’Aréthuse est devenu méconnaissable: l’œil même de son père, l’amiral Decrès, s’y tromperait. Les pourceaux de Béotie sont mieux que des sangliers, on les prendrait pour des marsouins. Toute trace de mélancolie a disparu ; de nombreuses prises ont déjà été faites, « des idées d’émulation et de lucre commencent à germer parmi cette jeunesse que le succès enhardit tous les jours. » Le 6 février 1813, ce ne sont plus des navires de commerce qu’il s’agit de poursuivre : le moment est venu de se mesurer avec une frégate anglaise. Prendre une frégate anglaise! — il me semble que j’entends encore mon père, — ce fut pour toute une génération de marins l’idéal de la gloire; la bataille d’Austerlitz n’était rien auprès d’un pareil triomphe. La chose, à vrai dire, n’arrivait pas souvent, on l’eût vue se répéter davantage, si nous avions eu ce que Démosthène souhaitait à son pays, — beaucoup de Bouvets.

L’Amelia court sur l’Aréthuse à toutes voiles. J’ai connu deux des officiers qui prirent part à cet engagement : la première volée tirée par la frégate française tomba tout entière à l’eau. Ce fut ainsi que nous débutâmes, malgré nos excellens canonniers, devant Sébastopol et devant Kinburn. Bouvet, le front calme, descend dans la batterie. « Encore une volée comme celle-là, mes enfans, dit-il à ses jeunes conscrits qui voyaient le feu pour la première fois et qui, naturellement, devaient consulter d’un air un peu anxieux son regard, encore une volée aussi bien pointée, et la frégate anglaise est à nous ! » À quoi eussent servi des reproches, des recommandations indignées de mieux viser ? Le capitaine, qui, en pareille occasion, injurie son équipage est un capitaine qui perd la tête. Bouvet est satisfait ; il n’en songe pas moins à trouver le moyen de rectifier son tir. Comment y parviendra-t-il ? me demanderez-vous : il élonge l’Amelia bord à bord et maintient, pendant près de deux heures, le combat vergue à vergue. D’un navire à l’autre, les canonniers s’arrachaient les écouvillons.

Bouvet, qui, suivant l’expression d’un de ses officiers, « commandait comme on cause », contemplait en souriant cette lutte acharnée ; il n’avait plus à craindre que ses boulets tombassent à la mer. Debout sur l’écoutille du gaillard d’arrière, il gardait près de lui, pour transmettre ses ordres, un enseigne de vaisseau, le jeune Danycan. Tout à coup Danycan saisit brusquement le bras de son capitaine. C’est de l’enseigne lui-même, devenu capitaine à son tour, que je tiens ces détails. Bouvet le regarde, froidement étonné. Danycan, dans son émotion, ne profère pas une parole, mais sa main étendue montre au sabord de la frégate ennemie la gueule d’une caronade braquée sur le groupe qui lui fait face. Le chef de pièce s’est baissé et souffle sur la mèche du boutefeu ; il va la poser sur la lumière. Bouvet hausse les épaules : « Le coup ne partira pas, » dit-il, et en effet le coup ne part pas ; la pièce était mal chargée. Le capitaine Danycan fut toujours un homme simple et sans emphase : quand il racontait cette journée, ses traits s’illuminaient, son œil, d’ordinaire terne et à demi éteint, jetait des étincelles ; l’enthousiasme des vieux jours renaissait dans sa voix. Quel culte il conservait pour son ancien chef ! Un an plus tard il était fait prisonnier, revenant de croisière sur la frégate la Sultane. Les Anglais bloquaient alors l’entrée de Saint-Malo, car ils pensaient que le capitaine Bouvet y viendrait aborder, et c’était lui surtout qu’ils tenaient à conduire à Londres. Le calme avait interrompu le combat de l’Aréthuse et de l’Amelia ; de folles bouffées de vent séparèrent les deux adversaires. L’impression produite en Angleterre n’en resta pas moins tout à notre avantage. Voici de quelle façon s’exprimait le Times, interprète fidèle des sentimens d’un grand peuple. « Ce combat a duré trois heures et demie pendant un calme plat ; les deux frégates se touchaient presque. C’est le combat le plus sanglant qui ait jamais été livré par une seule frégate sans être suivi d’un résultat décisif. La perte en tués ou blessés à bord de l’Amelia est évaluée à 147 hommes, y compris le capitaine et tous les officiers. Depuis longtemps nous n’avions pas vu, de la part des Français, cette persévérance et ces efforts. » Après un pareil aveu, il devenait indispensable de procurer une éclatante revanche à l’amour-propre national. Voilà pourquoi tous les ports de la Manche et du golfe de Gascogne, le port de Saint-Malo en particulier, étaient surveillés de près. Quand la Sultane, après un long combat de nuit, fut obligée d’amener son pavillon, les Anglais se méprirent ; ils crurent avoir capturé l’Aréthuse, puisque c’était l’Aréthuse qu’ils attendaient. Les lauriers du capitaine Bouvet empêchaient la marine anglaise de dormir. Le lieutenant chargé d’amariner la Sultane fut reçu à la coupée du gaillard d’arrière par un enseigne de vaisseau, et cet enseigne était encore celui dont la caronade de l’Amelia n’avait pas voulu. Au moment où l’officier anglais ouvrait la main pour saisir l’épée que Danycan lui tendait, — le capitaine et la plupart des officiers de la frégate étaient alors couchés au poste des blessés, — il ne put retenir un cri de triomphe. « Eh ! bien, dit-il, oubliant pour un instant le flegme britannique, nous le tenons donc enfin, ce fameux capitaine Bouvet. » Danycan était accablé. Quand il entendit prononcer ce nom, il releva la tête : « Si le capitaine Bouvet nous eût commandés, vous ne seriez pas ici ! » Ce fut sa seule observation et sa seule vengeance ; en quelques mots, il avait gâté la joie des Anglais. Bouvet, en effet, ne fut pas seulement un capitaine illustre, il fut aussi constamment un capitaine heureux. Comme le roi aux échecs, on ne le prenait pas.

Combien d’heures ai-je passées, suspendu aux récits de l’amiral Roussin, le second de Bouvet à bord de la Minerve ! Cloué sur son fauteuil par de cruelles souffrances, l’illustre amiral n’avait plus qu’une distraction, — il recommençait en pensée ses campagnes. C’est à lui que je dois d’avoir pu suivre la Minerve et l’Iphigénie sur le terrain où ces deux frégates, successivement commandées par le capitaine Pierre Bouvet, s’illustrèrent. Fut-il jamais bonne fortune égale à la mienne : recueillir de la bouche du héros du Tage les hauts faits accomplis dans les mers de l’Inde ! On comprendra aisément que je ne me lassais pas d’écouter. Ma mémoire est encore remplie de tous les épisodes qui signalèrent ces émouvantes croisières, émouvantes pour nous, mais non pas pour le capitaine Bouvet. Le propre de cet homme de mer qui rencontrera difficilement des émules était avant tout de ne s’émouvoir de rien, nil admirari.

La frégate croisait dans le canal de Mozambique : aux premières lueurs de l’aube, le lieutenant Roussin, — c’est toujours au lieutenant en pied, au second, qu’échoit le quart du jour, — croit remarquer, parle bossoir de tribord de la Minerve, des taches noires. Ces taches peu à peu se multiplient et grossissent. « Sans doute, se dit Roussin, ce sont des pirogues de Sakalaves en route pour quelque expédition de guerre. » Il se penche sur le bastingage pour mieux voir et soudain une forte odeur de goëmon lui est apportée par la brise. « La barre au vent ! toute au vent ! s’écrie-il, nous sommes sur la basse Juive. » On évita le récif par miracle. Quand le virement de bord lof pour lof est achevé, Roussin descend dans la chambre du commandant. Le capitaine Bouvet dormait d’un sommeil profond. « Nous l’avons échappé belle, lui dit en l’éveillant le lieutenant légèrement ému ; quelques minutes de plus, nous donnions sur les roches. — Et où sont les roches maintenant ? Derrière nous, n’est-ce pas ? vous avez de plus l’avantage de savoir, à n’en pouvoir douter, où vous êtes ; continuez donc votre route et laissez-moi dormir ! » Telle fut l’unique réponse de ce capitaine dont le navire venait d’échapper par une circonstance providentielle au naufrage. Éviter les émotions inutiles, les drames qui plaisent tant aux imaginations faibles, voilà ce qui constitue à un très haut degré la véritable dignité du commandement. Bouvet, soyez-en certains, était vigilant ; s’il ne l’eût point été, il ne mériterait pas le nom de marin ; seulement il savait, comme tous les hommes qui ont longtemps pratiqué notre métier, qu’il est des occurrences où l’activité humaine se trouve en quelque sorte désarmée. Il n’y a plus alors qu’un parti à prendre : « Il faut laisser courir. » N’oublions pas, quand nous avons fait tout ce que nous suggère notre expérience, ce fortifiant précepte.

En 1815, Bouvet remplissait une mission pacifique ; est-il donc en marine de mission qui mérite réellement ce nom ? Quand l’ennemi n’est plus là, il reste la tempête, ou, ce qui était jadis plus que la tempête à craindre, le calme. La frégate la Flore, escortant onze navires de charge, allait chercher à Anvers 2, 000 tonneaux de mâture, part inégale et plus que modeste qui nous était faite dans les immenses approvisionnemens d’un arsenal créé par nos soins. Il y avait longtemps que nos vaisseaux, presque toujours bloqués, ne fréquentaient plus les mers du Nord. Pour s’y diriger, Bouvet ne possédait que des cartes où maint banc de sable, constamment transporté de l’ouest à l’est ou de l’est à l’ouest, n’était plus à sa place. Le calme survient, la Flore reste à la merci des courans. Bientôt la sonde accuse une diminution sensible et graduelle du fond. Que faire ? Pas un souffle de brise pour retourner au large. Mouiller ? On est déjà en plein jusant ; une heure encore et la mer aura baissé de plusieurs pieds ; la frégate, si elle s’arrêtait, courrait le risque de demeurer à sec. « Faites rentrer les sondeurs ! » La frégate continue de dériver. Si elle est destinée à s’échouer, ne le saura-t-on pas assez tôt ? Chacun fait silence, tous les yeux sont fixés sur le capitaine. Lui, toujours impassible, toujours indifférent en apparence à ce qui préoccupe si vivement les autres, il attend simplement que le temps s’écoule. « C’est bien, dit-il enfin, le banc maintenant doit être franchi. Sondez ! » L’amiral Lalande admirait beaucoup ce trait de sang-froid, et l’amiral Lalande, en fait de sang-froid, de sang-froid souriant surtout, était un connaisseur.

Aucun suffrage n’a manqué au capitaine Bouvet ; il a eu ceux de ses élèves, il a obtenu, — ce qui est bien autrement rare, — ceux de ses rivaux. « Salut, vainqueur ! gloire immortelle à vous et aux braves que vous commandez ! » Qui s’exprimait ainsi ? Le vainqueur du Grand-Port, le futur commandant du blocus de Cadix et de l’expédition d’Alger, l’amiral dont la marine entière vénère encore aujourd’hui la mémoire et dont le nom est si dignement porté, le chevaleresque amiral Duperré. La postérité a ratifié le cri échappé du cœur de ce « grand soldat sincère ; » le nom de Bouvet a sa place marquée entre ceux de Duguay-Trouin et de Jean Bart.


IV.

On ne fait ni des Bouvets, ni des Duperrés à coup d’ordonnances ; néanmoins, les ordonnances, quand elles sont bien digérées, n’y peuvent nuire. S’il dépendait de moi, il est une spécialité, parmi toutes les spécialités qui se partagent le temps de nos officiers, dont on tiendrait grand compte : je veux parler de cette spécialité qui ne porte encore aucun nom et qui n’est le domaine ni du canonnier, ni du fusilier, ni du torpilleur. Quis custodiet custodes ? Qui conduira tous ces terribles destructeurs au feu ? Je ne me contenterais pas à cet égard d’une vague notoriété. J’aimerais à savoir où l’officier qui se dit marin et manœuvrier a fait ses preuves, quelles mers il a parcourues, de quels parages périlleux il est devenu pratique, dans quels ports il serait capable de conduire une escadre. Un brevet sur ce point ne gâterait rien. C’est une admirable invention que ces brevets délivrés, après un sérieux examen, à nos matelots, — brevet de canonnage, brevet de timonerie, brevet de manœuvre, — il y en a pour tout. Ne nous arrêtons pas dans cette voie ; distribuons aussi leurs parchemins à nos officiers. Noblesse oblige.

Ah ! vous prétendez connaître plusieurs langues étrangères ! La chose est inscrite de votre propre main à votre dossier. Avancez un peu : voici des juges ! Parlez-vous l’allemand, le danois, le suédois, le hollandais, le grec moderne, le malais, le chinois, le russe ? Non ! Vous parlez tous « l’anglais et l’espagnol. » Il était inutile d’ajouter l’italien ; quel est l’officier provençal qui ne soit en mesure d’aborder couramment la lecture du Tasse et de Dante ? Eh bien, engagez, soutenez avec les membres du jury une conversation. Le titre d’interprète que vous ambitionnez est à ce prix, et, sachez-le, si vous l’obtenez, le conseil d’amirauté ne laissera point d’y prêter quelque attention. Il vous saura plus de gré encore de lui offrir la connaissance de langues qui sont restées pour notre marine lettre close, de ces langues du Nord dont l’étude est devenue plus que jamais féconde, car partout on travaille et partout on publie des documens du plus haut intérêt. Seulement, je vous en préviens, il ne suffit pas de traduire, il faut aussi parler et parler couramment. Sans cela, des éloges, mais pas de brevet !

J’ai assisté de près au travail d’inspection du général autrichien qui commandait en 1858 à Raguse. Il est impossible de mettre plus d’application à l’appréciation des diverses aptitudes de chaque officier. Je ne fais pas un plan de reconstitution du corps ; je n’en aurais pas le droit et je n’en ai pas le goût. Je jette seulement à la volée les idées que le temps chez moi a mûries ; il n’en germerait que quelques-unes, — les meilleures, j’espère, — que je croirais encore n’avoir pas inutilement occupé mes loisirs.

Je pressens à merveille l’accueil peu chaleureux que la marine prépare à mes projets de flottille ; j’aurais tort de me faire sur ce point la moindre illusion. La marine n’a jamais cessé de nourrir l’appréhension secrète qu’on la voulût réduire à ne plus être que « le train des équipages maritimes. » Toutes ces opérations de débarquement la touchent peu ; cela ne regarde en somme que les soldats. Quel honneur, quel profit en pouvons-nous attendre ? Nous n’y gagnerions que la sécurité et le relèvement de la patrie, qu’en vérité je nous trouverais amplement récompensés. Mais que la marine se rassure ! Son rôle, si elle sait le comprendre, restera de beaucoup le plus considérable. C’est aux flottes de haut-bord qu’il appartient de réaliser ce que l’Angleterre seule s’est trouvée jusqu’ici en mesure d’accomplir : l’occupation de la mer. La flottille n’agira jamais qu’à l’abri de ce rempart. Quand on a trois frontières à garder et une puissance telle que la puissance britannique en face, on ne s’amuse pas à caresser des rêves de suprématie maritime. Nous ne devons pas cependant nous contenter d’une marine qu’on puisse se flatter d’enfermer, sans un immense déploiement de forces, dans ses ports. Notre alliance n’en sera que plus prisée quand on saura bien qu’elle n’est pas le timide aveu de notre faiblesse. Il est difficile de chiffrer les capacités, à peu pi es impossible de pressentir avant l’événement les caractères. Le capitaine Bouvet, tant qu’il ne fut que lieutenant de vaisseau, fit peu parler de lui ; sans l’amitié du général Decaën, gouverneur de l’île de France, il eût couru le risque de demeurer toute sa vie obscur. Le premier commandement qui lui fut donné le révéla. J’ai l’intime confiance que, parmi les officiers qui passent aujourd’hui inaperçus, il en est plus d’un sur lequel on pourrait compter pour soutenir, en cas de guerre sérieuse, l’honneur de nos armes. Je prie seulement le ciel de ne jamais mettre le courage de nos héros inconnus à l’épreuve, si ce courage devait s’exercer contre un peuple qui n’aura pas de sitôt la fantaisie de nous réclamer les provinces que, dans nos jours de grandeur, nos rois lui ont reprises.

« Toute guerre européenne, disait-on, il y a quelques années, est une guerre civile. » La chose est encore vraie en ce qui concerne la France et l’Angleterre. Je crois donc qu’il peut m’être permis de raisonner en dehors de l’hypothèse invraisemblable d’un pareil conflit. La mer est à nous, puisque l’Angleterre n’a aucun intérêt à y entraver notre action.

Nous serions aveugles si nous ne discernions pas, après tous les exemples que l’antiquité nous met sous les yeux, le parti qu’une nation alerte et guerrière doit tirer, un jour ou l’autre, de cette possession. Quelque grands que soient jamais les dangers qui nous menacent, n’allons pas nous imaginer que la marine n’est qu’un luxe, qu’il est maint autre boulevard à restaurer avant celui-là. Ce serait une fatale erreur. La marine n’est un luxe que pour les états qui ne savent pas s’en servir. J’envelopperais ma pensée de bien autres voiles si je ne gardais au fond du cœur l’espérance que tant de précautions demeureront superflues ; je l’expose au grand jour parce que j’ai la conviction qu’en dépit des nuages qui sans cesse s’accumulent, les choses finiront par tourner beaucoup mieux qu’on n’aurait lieu peut-être aujourd’hui de le craindre. Quand le monde mettra bas les armes, je serai le premier à licencier ma flottille. En attendant cet heureux moment, je chante avec Pindare : Hydôr mén ariston. Il n’y a rien de meilleur que l’eau ; c’est sur l’eau qu’il faut nous défendre.

On m’a fait l’honneur de m’écrire d’un pays étranger que j’ai tout lieu de croire éminemment sympathique au nôtre, pour me demander si je considérais comme indispensable de confier le département de la marine à un ministre choisi dans le corps même des officiers de vaisseau. Je ne mets assurément pas en doute que M. Thiers M. Rouher, M. de Cavour ou M. de Bismarck n’eussent pu être d’excellens ministres de la marine. Portée à ce degré, la puissance de travail s’applique à tout ; il y aurait d’ailleurs un immense avantage à confier la direction de la flotte à celui qui dispose en maître des finances et de la politique. Ce fut là ce qui fit la force de Colbert, presque autant que son merveilleux génie ; mais, en dehors de ces grandes supériorités, je pense que nous avons un sérieux intérêt à écarter de nos affaires des ingérences étrangères. La discipline en sera plus facile et meilleure ; on la pratiquera comme une habitude. Chaque fois qu’on m’a posé cette alternative : La marine doit-elle être une administration ou une armée? J’ai répondu avec la conviction la plus absolue et la plus complète : La marine doit être une escadre. Placez donc un amiral à sa tête. Seulement, si vous m’en croyez, donnez à cet amiral ce qu’il trouve, quand il prend la mer, un grand état-major.

Nous possédons un admirable établissement hydrographique; c’est à tort que nous donnons à cet établissement le nom de dépôt. La marine ne s’est assuré le secours d’aucune institution qui soit l’analogue du dépôt de la guerre. Le cabinet seul du ministre concentre les renseignemens, élabore les plans de campagne. Je préférerais à ce cabinet, qui n’est point à l’abri des fluctuations de la politique, un grand état-major stable, je serais presque tenté de dire : inamovible. Je voudrais surtout exempter cet état-major du soin encombrant des affaires courantes pour le laisser tout entier à sa tâche de classement et de méditation. C’est à lui que je confierais le dépouillement et l’analyse raisonnée des documens qui vont s’engloutir souvent sans profit dans nos archives. Les journaux de bord en particulier sont aujourd’hui tellement succincts, tellement insignifians qu’on n’a guère l’idée de les consulter. Le jour où l’on saurait que ces journaux doivent être, au retour de campagne, expédiés au dépôt pour y devenir l’objet d’une investigation sérieuse et d’un rapport au ministre, il n’est point douteux que la rédaction n’en fût subitement améliorée. D’incalculables richesses s’accumuleraient ainsi dans ce fonds commun ; les préparatifs, en cas d’expédition, en seraient plus prompts, mieux proportionnés au but qu’on voudrait atteindre. Sur l’hygiène à suivre, sur les précautions à prendre, sur la saison à choisir, sur la nature même des navires et des équipages à employer, on aurait des données précises. Si éclairé, si laborieux, si intelligent qu’on le suppose, le cabinet d’un ministre n’aura jamais le calme et le loisir d’un établissement fixe dont le labeur n’a pas à craindre de brusque interruption. Le cabinet d’un ministre aura de plus, me dira-t-on, le secret. C’est possible, après tout; mais vous l’avouerai-je? le secret, je n’en ai nul souci ; je ne l’ai jamais vu servir qu’à entraver les préparatifs.

Nous voilà bien loin de la trière antique; je ne tarderai pas à y revenir, puisque cette trière est devenue un tremplin d’où je puis m’élancer jusqu’aux questions modernes, u Ce sont là des digressions, dit le bon Plutarque dans la traduction de M. Talbot, mais comme elles n’excèdent pas la mesure, peut-être les gens difficiles eux-mêmes ne nous en sauront pas mauvais gré. »

E. Jurien de La Gravière.
  1. Je ne veux placer sous le boisseau aucune des pièces d’un procès qui me parait marcher vers une prochaine issue. J’ai déjà fait connaître le premier aperçu que m’adressait M. le contre-amiral de Pritzbuer. Voici la nouvelle lettre et les développemens plus complets qui me sont apportés par le dernier courrier du Levant :
    Pirée, 7 février 1880.
    Donc vous n’êtes pas convaincu, ni moi non plus, d’une façon absolue du moins. Cependant je crois que la trière construite comme j’ai eu la hardiesse de l’imaginer, peut marcher, et je suis sûr que celle d’Asnières en est parfaitement incapable. Cela tient surtout à ce que dans la première les avirons ne sont pas très sensiblement inégaux, tandis qu’il en est tout autrement dans la seconde. Ce qui me gêne le plus, c’est l’appellation de quinquérèmes, décirèmes, etc, donnée à des galères plus fortes. Il me faut, en effet, imaginer, pour rester dans le même système, un très grand nombre de gradins et de lisses, et je dois avouer que le buisson d’avirons qui en serait la conséquence m’effraie un peu.
    Quant à mon nom que votre bienveillance voudrait insérer dans les pièces de ce grand procès, je vous le livre bien volontiers ; mais je dois vous dire, en toute humilité, que mon aide de camp Ponty, que vous connaissez de longue date, a tout au moins autant de droits que son chef de passer à la postérité sous votre égide. C’est lui qui a déniché la photographie en question, et je crois ne pouvoir mieux faire que de vous envoyer, ci-jointe, une note que je lui ai demandée. Chose assez curieuse : ce n’est pas moi qui lui ai imposé ma manière de voir, et ce n’est pas lui non plus qui a fixé mes idées. L’inspection de la trirème nous a conduits à des conclusions identiques.De Pritzbuer.
    Opinion de M. Merlaux-Ponty.
    Si j’ai bien compris la description que donne l’amiral Fiocati de la trirème du moyen âge, analogue à la trirème antique, les rameurs étaient disposés par groupes de trois, assis sur des bancs horizontaux, mais obliques au plan longitudinal. Chaque rameur manœuvrait sa rame, celle-ci prenant son point d’appui sur un tolet fixé à une lisse extérieure ; il y avait trois lisses servant respectivement de point d’appui, aux rames des rameurs d’en abord, puis des rameurs intermédiaires et enfin des rameurs d’en dedans. Les rames étaient inégales, mais différaient de quantités assez faibles, et la ligne réunissant les tolets d’un même groupe était parallèle à celle des bancs. Les lisses étaient séparées par un espace égal à celui qui séparait les rameurs assis sur les mêmes bancs.
    L’amiral Jurien, tout en réservant son opinion définitive, semble croire que chaque groupe de trois rameurs assis sur un banc horizontal oblique au plan longitudinal, manœuvrait une seule rame.
    Sans vouloir entrer dans une discussion approfondie, examinons la trirème dite du Parthenon et voyons quelles conclusions on peut tirer de cet examen, si on admet que, toute grossière qu’elle soit, cette ébauche a été sculptée par un homme ayant vu une trirème.
    Le bas-relief semble donner raison à l’amiral Fincati contre l’amiral Jurien. Les rames sont bien par groupes de trois ; ce qui revient à dire que chaque rameur avait sa rame.
    Les rames reposent bien sur trois lisses. Ces lisses sont situées les unes au-dessus des autres. Un seul rameur paraît et le rapprochement du rameur suivant ne semble pas permettre que trois rameurs assis sur un même banc oblique aient pu trouver place pour manœuvrer la rame supérieure et les deux rames qui paraissent au-dessous.
    Le bas-relief nous donne donc : le nombre de rames, la position des lisses et la position du premier rameur ; reste à savoir où se trouvaient les deux autres :
    Étaient-ils, comme le croit l’amiral Fincati, sur un banc oblique horizontal ?
    La considération du rapprochement des deux rameurs successifs d’en abord semble déjà s’y opposer.
    De plus, les lisses étant les unes au-dessus des autres, si les rameurs sont sur un banc horizontal, l’inclinaison des trois poignées d’aviron est forcément très inégale et alors comment admettre que ces trois rameurs aient pu manœuvrer avec ensemble, ayant des mouvemens si différens à exécuter ? Enfin une troisième considération vient encore s’opposer à l’hypothèse du banc horizontal ; c’est celle qui résulte de l’inégalité constatée des rames.
    Les rameurs étant sur un banc horizontal et les lisses placées les unes au-dessus des autres inégalement distantes du bord, de deux choses l’une : ou les rames sont égales, et alors le rameur d’en abord appuie sa rame sur la lisse extérieure, ou, si ce rameur a pour point d’appui la lisse intérieure, les rames ont forcément des différences bien plus grandes que celles qui sont accusées par les chiffres donnés. Mais dans tous les cas elles ne peuvent avoir les petites différences (1 pied et demi et 1 pied) signalées. Pour ces trois raisons, le banc horizontal oblique ne semble pas pouvoir s’adapter à la trirème du Parthénon et aux longueurs de rames conservées.
    Si on remarque dans le bas-relief que les rames sont superposées, que la distance entre les lisses est moins grande que la hauteur du buste d’un homme, ne semble-t-il pas que la seule disposition que la trirème du Parthénon paraît permettre, soit celle-ci :
    Une rame par rameur. Les rames par groupes de trois. Les trois rames superposées (pas dans le même plan vertical). Un banc oblique par rapport au plan longitudinal, mais incliné par rapport au plan horizontal, ou bien mieux, ce banc en cascade, si je puis m’exprimer ainsi, formant trois sièges dont l’écartement en hauteur serait égal à l’écartement vertical des lisses, et leur distance, mesurée sur le plan horizontal, égale à l’écartement horizontal de ces mêmes lisses ; la direction générale de ces trois sièges étant, en projection horizontale, le banc oblique de l’amiral Fincati dirigé de l’avant vers l’arrière.
    Une pareille disposition satisferait, croyons-nous, à la trirème du Parthénon ; elle satisferait aussi aux conditions qui ressortent de la description de l’amiral Fincati, notamment à la condition résultant d’une inégalité, mais d’une inégalité assez faible dans la longueur des avirons.