Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (Tome 2p. 86-103).


CHAPITRE IX.


Si la vieille maison sombre qui se trouve près de la pelouse à Richmond est jamais hantée après ma mort, assurément ce sera par mon esprit. Oh ! combien de fois… combien de nuits… combien de jours… mon esprit inquiet a-t-il visité cette maison quand Estelle y demeurait ! Que mon corps fût n’importe où, mon âme errait, errait, errait sans cesse dans cette maison.

La dame chez laquelle on avait placé Estelle s’appelait Mrs Brandley ; elle était veuve et avait une fille de quelques années plus âgée qu’Estelle. La mère paraissait jeune et la fille vieille. Le teint de la mère était rosé, celui de la jeune fille était jaune. La mère donnait dans la frivolité, la fille dans la théologie. Elles étaient dans ce qu’on appelle une bonne position ; elles faisaient fréquemment des visites et recevaient un grand nombre de personnes. Je ne sais s’il subsistait entre ces dames et Estelle la moindre communauté de sentiments ; mais il était convenu qu’elles lui étaient nécessaires, et qu’elle leur était nécessaire. Mrs Brandley avait été l’amie de miss Havisham, avant l’époque où cette dernière s’était retirée du monde.

Dans la maison de Mrs Brandley, comme au dehors, je souffris toutes les espèces de torture de la part d’Estelle, et à tous les degrés inimaginables. La nature de mes relations avec elle, qui me mettait dans des termes de familiarité sans me mettre dans ceux de la faveur, contribuait à me rendre fou. Elle se servait de moi pour tourmenter ses autres admirateurs ; et elle usait de cette même familiarité, entre elle et moi, pour traiter avec un mépris incessant mon dévouement pour elle. Si j’avais été son secrétaire, son intendant, son frère de lait, un parent pauvre ; si j’avais été son plus jeune frère ou son futur mari, je n’aurais pu me croire plus loin de mes espérances que je l’étais, si près d’elle. Le privilège de l’appeler par son nom et de l’entendre m’appeler par le mien, devint dans plus d’une occasion une aggravation de mes tourments ; il rendait presque fous de dépit ses autres amants, mais je ne savais que trop qu’il me rendait presque fou moi-même.

Elle avait des admirateurs sans nombre ; sans doute ma jalousie voyait un admirateur dans chacun de ceux qui l’approchaient ; mais il y en avait encore beaucoup trop, sans compter ceux-là.

Je la voyais souvent à Richmond, j’entendais souvent parler d’elle en ville, et j’avais coutume de la promener souvent sur l’eau avec les Brandleys. Il y avait des pique-niques, des fêtes de jour, des spectacles, des opéras, des concerts, des soirées et toutes sortes de plaisirs, auxquels je l’accompagnais toujours, et qui étaient autant de douleurs pour moi. Jamais je n’eus une heure de bonheur dans sa société, et pourtant, pendant tout le temps que duraient les vingt-quatre heures, mon esprit se réjouissait du bonheur de rester avec elle jusqu’à la mort.

Pendant toute cette partie de notre existence, et elle dura, comme on le verra tout à l’heure, ce que je croyais alors être un long espace de temps, elle ne quitta pas ce ton froid qui dénotait que notre liaison nous était imposée ; par moments seulement il y avait un soudain adoucissement dans ses paroles, ainsi que dans ses manières, et elle semblait me plaindre.

« Pip !… Pip !… dit-elle un soir en s’adoucissant un peu, pendant que nous étions retirés dans l’embrasure d’une fenêtre de la maison de Richmond, ne voudrez-vous donc jamais vous tenir pour averti ?

— De quoi ?…

— De moi.

— Averti de ne pas me laisser attirer par vous, est-ce là ce que vous voulez dire, Estelle ?

— Ce que je veux dire ? Si vous ne savez pas ce que je veux dire, vous êtes aveugle. »

J’aurais pu répliquer que l’amour avait la réputation d’être aveugle ; mais par la raison que j’avais d’être toujours retenu, et ce n’était pas là la moindre de mes misères, par un sentiment qu’il n’était pas généreux à elle de m’imposer quand elle savait qu’elle ne pouvait se dispenser d’obéir à miss Havisham, je craignais toujours que cette certitude de sa part ne me plaçât d’une façon désavantageuse vis-à-vis de son orgueil et que je ne fusse cause d’une secrète rébellion dans son cœur.

« Dans tous les cas, dis-je, je n’ai reçu d’autre avertissement que celui-ci ; car vous-même m’avez écrit de me rendre près de vous.

— C’est vrai, » dit Estelle avec ce sourire indifférent et froid qui me glaçait toujours.

Après avoir regardé un instant au dehors dans le crépuscule, elle continua :

« Miss Havisham désire m’avoir une journée à Satis House ; vous pouvez m’y conduire et me ramener si vous le voulez. Elle préfèrerait que je ne voyageasse pas seule, et elle refuse de recevoir ma femme de chambre, car elle a horreur de s’entendre adresser la parole par de telles gens. Pouvez-vous me conduire ?

— Si je puis vous conduire, Estelle !…

— Vous le pouvez ?… Alors, ce sera pour après-demain, si vous le voulez bien ; vous payerez tous les frais de ma bourse. Voilà les conditions de votre voyage avec moi.

— Et je dois obéir ? » dis-je.

Ce fut la seule invitation que je reçus pour cette visite, de même que pour toutes les autres. Miss Havisham ne m’écrivait jamais, et je n’avais seulement jamais vu son écriture. Nous partîmes le surlendemain, et nous la trouvâmes dans la chambre où je l’avais vue la première fois. Il est inutile d’ajouter qu’il n’y avait aucun changement à Satis House.

Miss Havisham fut encore plus terriblement affectueuse avec Estelle qu’elle ne l’avait été la dernière fois que je les avais vues ensemble. Je dis le mot avec intention, car il y avait positivement quelque chose de terrible dans l’énergie de ses regards et de ses embrassements. Elle mangeait des yeux la beauté d’Estelle, elle mangeait ses paroles, elle mangeait ses gestes, elle mordait ses doigts tremblants, comme si elle eût dévoré la belle créature qu’elle avait élevée.

Puis d’Estelle, elle reportait les yeux sur moi avec un regard inquisiteur, qui semblait fouiller dans mon cœur et sonder ses blessures.

« Comment agit-elle avec vous, Pip ?… Comment agit-elle avec vous ?… » me demanda-t-elle encore avec son ton brusque et sec de sorcière, même en présence d’Estelle.

Quand, le soir, nous fûmes assis devant son feu brillant, elle fut encore plus pressante. Alors, tenant la main d’Estelle, passive sous son bras et serrée dans la sienne, elle lui arracha, à force de lui rappeler le contenu de ses lettres, les noms et les conditions des hommes qu’elle avait fascinés ; et tout en s’étendant sur ce sujet, avec l’ardeur d’un esprit malade et mortellement blessé, miss Havisham posa son autre main sur sa canne, appuya son menton dessus, et me dévisagea avec ses yeux pâles et brillants. C’était un véritable spectre.

Je vis par tout cela, tout malheureux que j’en étais, et malgré le sens amer de dépendance et même de dégradation que cela éveillait en moi, qu’Estelle était destinée à assouvir la vengeance de miss Havisham sur les hommes, et qu’elle ne me serait pas donnée avant qu’elle ne l’eût satisfaite pendant un certain temps. Je voyais en cela la raison pour laquelle elle m’avait été destinée d’avance. En l’envoyant pour séduire, tourmenter et faire le mal, miss Havisham avait la maligne assurance qu’elle était hors de l’atteinte de tous les admirateurs, et que tous ceux qui parieraient sur ce coup étaient sûrs de perdre. Je vis en cela que moi aussi j’étais tourmenté par une perversion d’ingénuité, quoique le prix me fût réservé. Je vis en cela la raison pour laquelle on me tenait à distance si longtemps, et la raison pour laquelle mon tuteur refusait de se compromettre par la connaissance formelle d’un tel plan. En un mot, je vis en cela miss Havisham telle que je l’avais vue la première fois, et telle que je la voyais devant mes yeux, et je vis en tout cela comme l’ombre de la sombre et malsaine maison dans laquelle sa vie était cachée au soleil.

Les bougies qui éclairaient cette chambre étaient placées dans les branches de candélabres fixées au mur ; elles étaient très-élevées et brûlaient avec cette tristesse calme d’une lumière artificielle, dans un air rarement renouvelé. En regardant la pâle lueur qu’elles répandaient, en voyant la pendule arrêtée et les vêtements de noces de miss Havisham flétris, épars sur la table et à terre ; en voyant l’horrible figure de miss Havisham, avec son ombre fantastique, que le feu projetait agrandie sur le mur et sur le plafond, je reconnus en toute chose la confirmation de l’explication à laquelle mon esprit s’était arrêté, répétée de mille manières et retombant sur moi. Mes pensées pénétrèrent dans la grande chambre, de l’autre côté du palier, où la table était servie ; et je vis la même explication écrite dans les toiles d’araignée amoncelées sur tout, dans la marche des araignées sur la nappe, dans les traces des souris qui rentraient, leurs petits cœurs tout en émoi, derrière les panneaux, et dans les groupes des insectes sur le plancher, aussi bien que dans leur manière d’avancer ou de s’arrêter.

Il arriva, à l’occasion de cette visite, que quelques mots piquants s’élevèrent entre Estelle et miss Havisham. C’était la première fois que je voyais une discussion entre elles.

Nous étions assis près du feu, comme je l’ai dit tout à l’heure. Miss Havisham tenait encore le bras d’Estelle passé sous le sien, et elle serrait encore la main d’Estelle dans la sienne, quand Estelle essaya peu à peu de se dégager. Elle avait montré plus d’une fois une impatience hautaine, et avait plutôt enduré cette furieuse affection qu’elle ne l’avait acceptée ou rendue.

« Comment ! dit miss Havisham en jetant sur elle ses yeux étincelants, vous êtes fatiguée de moi ?

— Je ne suis qu’un peu fatiguée de moi-même, répondit Estelle en dégageant son bras, et en s’approchant de la grande cheminée, où elle resta les yeux fixés sur le feu.

— Dites la vérité, ingrate que vous êtes ! s’écria miss Havisham en frappant avec colère le plancher de sa canne ; vous êtes fatiguée de moi ! »

Estelle, avec un grand calme, leva les yeux sur elle, puis elle les rabaissa sur le feu ; son corps gracieux et son charmant visage exprimaient une froide impassibilité devant la colère de l’autre, qui était presque cruelle.

« Cœur de pierre ! s’écria miss Havisham, cœur froid !… froid !…

— Quoi !… dit Estelle en conservant son attitude d’indifférence pendant qu’elle s’appuyait contre la cheminée, et en ne remuant que les yeux, vous me reprochez d’être froide ?… vous !…

— Ne l’êtes-vous pas ? repartit fièrement miss Havisham.

— Vous devriez savoir, dit Estelle, que je suis ce que vous m’avez faite ; prenez-en toutes les louanges et tout le blâme ; prenez-en tout le succès et tout l’insuccès : en un mot, prenez-moi.

— Oh ! regardez-là ! regardez-là !… s’écria miss Havisham avec amertume ; regardez-là ! si dure, si ingrate, dans la maison même où elle a été élevée… où je l’ai pressée sur cette poitrine brisée, alors qu’elle saignait encore, et où je lui ai prodigué des années de tendresse !

— Du moins je n’ai pas pris part au contrat, dit Estelle, car si je savais marcher et parler quand on le fit, c’était tout ce que je pouvais faire. Mais que voulez-vous dire ? Vous avez été très-bonne pour moi, et je vous dois tout… Que voudriez-vous ?

— Votre affection, répliqua l’autre.

— Vous l’avez.

— Je ne l’ai pas, dit miss Havisham.

— Ma mère adoptive, répliqua Estelle sans perdre la grâce aisée de son attitude, sans élever la voix comme faisait l’autre, sans céder jamais ni à la tendresse, ni à la colère ; ma mère adoptive, je vous ai dit que je vous dois tout… Tout ce que je possède est à vous, tout ce que vous m’avez donné, vous pouvez le reprendre. Au delà je n’ai rien, et si vous me demandez de vous rendre ce que vous ne m’avez jamais donné, mon devoir et ma reconnaissance ne peuvent faire l’impossible.

— Ne lui ai-je jamais donné d’affection ? s’écria miss Havisham en se tournant vers moi avec fureur. Ne lui ai-je jamais donné une affection brûlante, pleine de jalousie en tout temps, et de douleur cuisante, quand elle me parle ainsi ! Qu’elle dise que je suis folle !… qu’elle dise que je suis folle…

— Pourquoi vous appellerai-je folle, repartit Estelle, moi plus que les autres ? Est-il quelqu’un au monde qui sache vos projets à moitié aussi bien que moi ?… est-il quelqu’un au monde qui sache à moitié aussi bien que moi quelle mémoire nette vous avez ?… Moi qui suis restée au même foyer, sur ce petit tabouret qui est encore à côté de vous, à apprendre vos leçons et à lire dans vos yeux, quand votre visage m’étonnait et m’effrayait.

— Leçons et moments bientôt oubliés !… gémit miss Havisham, leçons et moments bien oubliés !…

— Non pas oubliés, repartit Estelle, non pas oubliés, mais recueillis dans ma mémoire… Quand m’avez-vous trouvée sourde à vos enseignements ? quand m’avez-vous trouvée inattentive à vos leçons ?… quand m’avez-vous vue laisser pénétrer ici, dit-elle, en appuyant la main sur son cœur, quelque chose que vous en aviez exclu ?… Soyez juste envers moi.

— Si fière !… si fière !… gémit miss Havisham en rejetant ses cheveux gris à l’aide de ses deux mains.

— Qui m’a appris à être fière ? répondit Estelle, qui me vantait quand j’apprenais ma leçon ?…

— Si dure !… si dure !… gémit miss Havisham avec le même mouvement.

— Qui m’a appris à être dure ? repartit Estelle ; qui me comblait d’éloges quand j’apprenais ma leçon ?…

— Mais être fière et dure envers moi !… cria miss Havisham en étendant ses bras, Estelle !… Estelle !… Estelle !… être fière et dure envers moi !… »

Estelle la considéra pendant un moment avec une sorte d’étonnement calme, mais sans être autrement troublée. Quand ce moment fut passé, elle reporta ses yeux sur le feu.

« Je ne puis comprendre, dit-elle en levant les yeux après un silence, pourquoi vous êtes si peu raisonnable quand je viens vous voir après une aussi longue séparation. Je n’ai jamais oublié vos malheurs et leurs causes ; je ne vous ai jamais été infidèle, ni à vos enseignements non plus ; je n’ai jamais montré de faiblesse dont je puisse me repentir.

— Serait-ce donc de la faiblesse que de me rendre mon amour ? s’écria miss Havisham ; mais oui… oui… elle l’appellerait ainsi !

— Je commence à comprendre, dit Estelle comme en se parlant à elle-même, après une seconde minute d’étonnement calme, et à deviner presque comment cela s’est fait : si vous eussiez élevé votre fille adoptive, dans la sombre retraite de cet appartement, sans jamais lui laisser voir qu’il existait quelque chose comme la lumière du soleil, à laquelle elle n’avait jamais vu une seule fois votre visage ; si vous eussiez fait cela et qu’ensuite, dans un but quelconque, vous eussiez voulu lui faire comprendre la lumière et tout ce qui s’y rattache, vous eussiez été désappointée et mécontente… »

Miss Havisham, sa tête dans sa main, faisait entendre des gémissements étouffés et se balançait sur sa chaise, mais ne faisait pas de réponse.

« Ou, dit Estelle, ce qui eût été plus naturel, si vous lui eussiez appris, dès que vous avez vu poindre son intelligence, avec votre extrême énergie et votre puissance, qu’il existait quelque chose comme la lumière, mais que cette chose devait être son ennemie, sa destructrice, et qu’elle devait toujours se détourner d’elle, car puisqu’elle vous avait flétrie elle ne manquerait pas de la flétrir aussi… si vous eussiez fait cela, et qu’après, dans un but quelconque, vous eussiez voulu l’exposer naturellement à la lumière et qu’elle n’eût pu la supporter, vous eussiez été désappointée et mécontente ?… »

Miss Havisham écoutait ou semblait écouter, car je ne pouvais voir son visage ; mais elle ne fit pas encore de réponse.

« Ainsi, dit Estelle, il faut me prendre telle qu’on m’a faite… Les qualités ne sont pas les miennes et les défauts ne sont pas davantage les miens, mais les deux réunis font un ensemble qui est moi. »

Miss Havisham gisait sur le plancher, je sais à peine comment, au milieu des débris fanés de ses habits de fiancée qui le jonchaient. Je profitai de ce moment — j’en avais cherché un dès le début — pour quitter l’appartement, après avoir recommandé par un geste à Estelle de prendre soin de miss Havisham. Quand je sortis, Estelle était encore debout devant la grande cheminée, exactement comme elle était restée pendant toute cette scène.

Les cheveux de miss Havisham étaient épars sur le plancher, parmi les restes de ses vêtements de mariée. C’était un spectacle navrant à contempler.

Aussi est-ce le cœur oppressé que je marchai pendant une heure et plus à la lueur des étoiles, dans la cour, dans la brasserie et dans le jardin en ruines. Quand à la fin j’eus le courage de revenir dans la chambre, je trouvai Estelle assise aux genoux de miss Havisham, faisant quelques points à l’un de ces vieux objets de toilette qui tombaient en pièces, et qui m’ont souvent rappelé depuis les guenilles fanées des vieilles bannières que j’ai vues pendues dans les cathédrales. Ensuite, Estelle et moi nous jouâmes aux cartes comme autrefois ; seulement, nous étions forts maintenant, et nous jouions aux jeux français. La soirée se passa ainsi, et je gagnai mon lit.

Je couchai dans le bâtiment séparé, de l’autre côté de la cour. C’était la première fois que je couchais à Satis House, et le sommeil refusa de venir me visiter. Mille fois je vis miss Havisham. Elle était tantôt d’un côté de mon oreiller, tantôt de l’autre, au pied du lit, à la tête, derrière la porte entr’ouverte du cabinet de toilette, dans le cabinet de toilette, dans la chambre au-dessus, dans la chambre au-dessous… partout. À la fin, quand la nuit lente à passer, atteignit deux heures, je sentis que je ne pouvais plus absolument supporter de rester couché en ce lieu, et qu’il valait mieux me lever. Je me levai donc, je m’habillai, et, traversant la cour, je passai par le long couloir en pierres, avec l’intention de gagner la cour extérieure et de m’y promener pour tâcher de soulager mon esprit. Mais je ne fus pas plutôt dans le couloir que j’éteignis ma lumière, car je vis miss Havisham s’y promener comme un fantôme, en faisant entendre un faible cri. Je la suivis à distance, et je la vis monter l’escalier. Elle tenait à la main une chandelle qu’elle avait sans doute prise dans l’un des candélabres de sa chambre. C’était vraiment fantastique à contempler à la lumière. Étant resté au bas de l’escalier, je sentais l’air renfermé de la salle du festin, sans pouvoir voir miss Havisham ouvrir la porte, et je l’entendais marcher là, puis retourner à sa chambre, et revenir dans la première pièce sans jamais cesser son petit cri. Un moment après, j’essayai dans l’obscurité de sortir ou de retourner sur mes pas, mais je ne pus faire ni l’un ni l’autre, jusqu’à ce que quelques rayons de lumière pénétrant à l’intérieur me permissent de voir où je posais les mains. Pendant tout le temps que je mis à descendre l’escalier, j’entendais ses pas, je voyais la lumière passer au-dessus, et j’entendais sans cesse son petit cri.

Avant notre départ, le lendemain, il ne fut plus question du différend qui s’était élevé entre elle et Estelle, et il n’en fut plus jamais question dans aucune autre occasion. Il y eut cependant quatre occasions semblables, si je m’en souviens bien. Je n’ai jamais non plus remarqué le moindre changement dans les manières de miss Havisham vis-à-vis d’Estelle, si ce n’est qu’il y avait quelque chose comme de la crainte mêlée à sa tendresse emportée.

Il m’est impossible de tourner cette première page de ma vie, sans y mettre le nom de Bentley Drummle ; sans cela, c’est avec joie que je n’en parlerais pas.

En une certaine occasion, le club des Pinsons était réuni en grand nombre ; les bons sentiments roulaient comme de coutume, c’est-à-dire que personne ne s’accordait ; le pinson-président rappelait le Bocage à l’ordre. Drummle n’avait pas encore porté de toast à une dame, ainsi que le voulait la constitution de la société, et c’était le tour de cette brute ce jour-là. Il m’avait semblé le voir me narguer de son vilain rire, pendant que les carafes circulaient ; comme il n’y avait aucune sympathie entre nous, cela pouvait bien être et ne m’étonnait pas : mais quelle fut ma surprise et mon indignation quand il invita la compagnie à porter un toast à Estelle !

« Estelle, qui ? dis-je.

— Qu’est-ce que cela vous fait ? repartit Drummle.

— Estelle, d’où ? dis-je. Vous êtes obligé de le dire. »

Et, de fait, il était obligé de le dire, en sa qualité de Pinson.

« De Richmond, messieurs, dit Drummle, et c’est une beauté sans égale.

— Est-ce qu’il sait ce que c’est qu’une beauté sans égale, ce misérable idiot ? dis-je à l’oreille d’Herbert.

— Je connais cette dame, dit Herbert par-dessus la table, quand on eut fait honneur au toast.

— Vraiment ? dit Drummle

— Et moi aussi, ajoutai-je avec un visage écarlate

— Vraiment ? dit Drummle, ô Seigneur ! »

C’était la seule réplique, à l’exception du bruit des verres et des assiettes que cette épaisse créature était capable de faire, mais j’en fus tout aussi irrité que si elle eût été pétrie d’esprit. Je me levai aussitôt de ma place, et dis que je ne pouvais m’empêcher de regarder comme une impudence de la part de l’honorable « pinson de venir devant le Bocage, » — nous nous servions fréquemment de cette expression, « venir devant le Bocage » comme d’une tournure parlementaire convenable ; — devant le Bocage, proposer la santé d’une dame sur le compte de laquelle il ne savait rien du tout. Là-dessus, M. Drummle se leva et demanda ce que je voulais dire par ces paroles. Ce à quoi je répondis, sans plus d’explications, que sans doute il savait où l’on me trouvait.

Si après cela il était possible, dans un pays chrétien, de se passer de sang, était une question sur laquelle les pinsons n’étaient pas d’accord. Le débat devint même si vif, qu’au moins six des plus honorables membres dirent à six autres, pendant la discussion, que sans doute ils savaient où on les trouvait. Cependant il fut décidé à la fin, le Bocage était une cour d’honneur, que si M. Drummle apportait le plus léger certificat de la dame, constatant qu’il avait l’honneur de la connaître, M. Pip exprimerait ses regrets comme gentleman et comme pinson, de s’être laissé emporter à une ardeur qui… On convint que la pièce devait être produite le lendemain, dans la crainte que notre honneur se refroidît pendant le délai ; et, le lendemain, Drummle arriva avec un petit mot poli de la main d’Estelle, dans lequel elle avouait qu’elle avait eu l’honneur de danser plusieurs fois avec lui. Cela ne me laissait d’autre ressource que de regretter de m’être laissé emporter par une ardeur qui… et surtout de répudier comme insoutenable l’idée qu’on pouvait me trouver quelque part. Drummle et moi, nous restâmes à nous regarder l’un l’autre, sans rien dire pendant l’heure que dura la contestation dans laquelle le Bocage était engagé. Finalement, on déclara que la motion tendant à la reprise du bon accord était votée à une immense majorité.

J’en parle ici légèrement, mais ce ne fut pas une petite affaire pour moi, car je ne puis exprimer exactement quelle peine je ressentis en pensant qu’Estelle montrât la moindre faveur à un individu si méprisable, si lourd, si maladroit, si stupide et si inférieur. À l’heure qu’il est, je crois pouvoir attribuer à quelque pur sentiment de générosité et de désintéressement, qui se mêlait à mon amour pour elle, d’avoir pu endurer l’idée qu’elle s’appuyait sur cet animal. Sans doute, j’aurais souffert de n’importe quelle préférence, mais un objet plus digne m’aurait causé une autre espèce de tristesse et un degré de chagrin différent.

Il me fut facile de découvrir, et je découvris bientôt que Drummle avait commencé ses assiduités auprès d’elle, et qu’elle lui avait permis d’agir ainsi. Pendant un certain temps, il fut toujours à sa poursuite, et lui et moi, nous nous rencontrions chaque jour, et il s’obstinait d’une façon stupide, et Estelle le retenait, soit en l’encourageant, soit en le décourageant, tantôt le flattant presque, tantôt le méprisant ouvertement, quelquefois ayant l’air de le connaître très-bien, d’autres fois se souvenant à peine qui il était.

L’araignée, comme l’appelait M. Jaggers, était accoutumée à attendre, et elle avait la patience de sa race. Ajoutez à cela qu’il avait une confiance stupide dans son argent et dans la haute position de sa famille qui, quelquefois, lui était d’un grand secours, en lui tenant lieu de concentration et de but déterminé. Ainsi l’araignée, tout en épiant de près Estelle, épiait plusieurs insectes plus brillants, et souvent elle se détortillait et tombait à propos sur une autre proie.

À un certain bal, à Richmond, il y avait alors des bals presque partout, où Estelle avait éclipsé toutes les autres beautés, cet absurde Drummle s’attacha tellement à elle, et avec tant de tolérance de sa part, que je résolus d’en dire quelques mots à Estelle. Je saisis la première occasion qui se présenta. Ce fut pendant qu’elle attendait Mrs Brandley pour s’en aller. Elle était assise seule au milieu des fleurs, prête à partir. J’étais avec elle, car presque toujours je les conduisais dans ces réunions, et je les ramenais jusque chez elles.

« Êtes-vous fatiguée, Estelle ?

— Assez, Pip.

— Vous devez l’être.

— Dites plutôt que je ne devrais pas l’être, car j’ai à écrire ma lettre pour Satis House avant de me coucher.

— Pour en revenir à votre triomphe de ce soir, dis-je, c’est assurément un très-pauvre triomphe, Estelle.

— Que voulez-vous dire ?… Je ne sais pas s’il y a eu quelque triomphe ce soir.

— Estelle, dis-je, jetez les yeux sur cet individu qui nous regarde dans le coin là-bas.

— Pourquoi le regarderais-je ? répondit Estelle en fixant les yeux sur moi au lieu de le regarder. Qu’y a-t-il dans cet individu du coin là-bas, pour me servir de vos paroles, que j’aie besoin de voir ?

— En effet, c’est justement la question que je voulais vous faire, car il a voltigé autour de vous pendant toute la soirée.

— Les papillons de nuit et toutes sortes de vilaines bêtes, répondit Estelle en jetant un regard de son côté, voltigent autour d’une chandelle allumée : la chandelle peut-elle l’empêcher ?

— Non, dis-je ; mais Estelle ne peut-elle l’empêcher, elle ?…

— Eh bien, dit-elle en riant, après un moment, peut-être… oui… comme vous voudrez…

— Mais, Estelle, laissez-moi parler. Cela me rend malheureux de vous voir encourager un homme aussi généralement méprisé que Drummle… Vous savez qu’il est méprisé ?

— Eh bien ? dit-elle.

— Vous savez qu’il est commun au dedans comme au dehors ; que c’est un individu d’un mauvais caractère, bas et stupide.

— Eh bien ? dit-elle.

— Vous savez qu’il n’a d’autre recommandation que son argent et une ridicule lignée d’ancêtres insignifiants, n’est-ce pas ?

— Eh bien ? » dit-elle encore.

Et chaque fois qu’elle disait ce mot, elle ouvrait ses jolis yeux plus grands.

Afin de vaincre la difficulté et de me débarrasser de ce monosyllabe, je m’en emparai et dis avec chaleur :

« Eh bien ! cela me rend malheureux. »

En ce moment, si j’avais pu croire qu’elle favorisât Drummle avec l’idée de me rendre malheureux, moi, j’aurais eu le cœur moins navré ; mais, selon sa manière habituelle, elle me mit si entièrement hors de la question, que je ne pouvais rien croire de la sorte.

« Pip, dit Estelle en promenant ses yeux autour de la chambre, ne vous effrayez pas de cet effet sur vous, cela peut avoir le même effet sur d’autres, et peut-être faut-il que ce soit ainsi, cela ne vaut pas la peine de discuter.

— Oui, dis-je, parce que je ne peux pas supporter qu’on dise : Elle répand ses grâces et ses charmes sur un rustre, le plus vil de tous.

— Je puis bien le supporter, moi, dit Estelle.

— Oh ! ne soyez pas si fière, Estelle et si inflexible.

— Il m’appelle fière et inflexible, dit Estelle en ouvrant ses mains, et il me reproche de m’abaisser pour un rustre !

— Sans doute vous le faites ! dis-je un peu vivement ; car je vous ai vue lui adresser des regards et des sourires, ce soir même, comme jamais vous ne m’en adressez à moi.

— Voulez-vous donc, dit Estelle, en se tournant tout à coup avec un regard fixe et sérieux, sinon fâché, que je vous trompe et que je vous tende des pièges !

— Le trompez-vous et lui tendez-vous des pièges, Estelle ?

— Oui, à lui et à beaucoup d’autres, à tous, excepté à vous. Voici Mrs Brandley, je n’en dirai pas davantage… »

. . . . . . . . . . . . . . . . . .

Et maintenant que j’ai rempli ce chapitre du sujet qui remplissait aussi mon cœur et le fait souffrir encore, je passe à l’événement qui me menaçait depuis longtemps, événement qui avait commencé à se préparer avant que je susse qu’il y avait une Estelle au monde, et dans les jours où son intelligence de baby commençait à être faussée par les principes destructifs de miss Havisham.

Dans le conte oriental, la lourde dalle qui doit un jour tomber sur le trône dans l’enivrement de la victoire, est lentement extraite de la carrière ; le souterrain que doit traverser la corde pour amener ce gros bloc à sa place est lentement creusé à travers plusieurs lieues de roc ; la pierre est lentement soulevée et fixée à la voûte ; la corde y est passée et tirée lentement à travers la voie creusée jusqu’au grand anneau de fer. Tout est prêt après des peines infinies, et, l’heure arrivée, le sultan est éveillé dans le silence de la nuit, et la hache aiguisée qui doit séparer la corde du grand anneau de fer est dans sa main, il en frappe un coup, la corde est coupée, s’en va au loin, et la voûte tombe. De même pour moi : tout ce qui de près ou de loin devait concourir au dénoûment inévitable, avait été accompli. En un instant le coup fut frappé, et le faîte de mes belles illusions s’écroula sur moi !


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