Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (Tome 2p. 326-343).


CHAPITRE XXVIII.


Maintenant que je restais livré tout à fait à moi-même, j’annonçai mon intention de quitter l’appartement du Temple aussitôt que mon bail serait terminé, et en attendant, de le sous-louer. Je mis aussitôt des écriteaux aux fenêtres, car j’étais endetté et je n’avais que très-peu d’argent. Je commençais même sérieusement à m’alarmer de l’état de mes affaires, je devrais dire plutôt que j’aurais dû m’alarmer, si j’avais eu assez d’énergie et de calme dans l’esprit pour voir clairement la vérité au-delà de l’impression du moment, et cette impression était que je tombais sérieusement malade. La dernière secousse que j’avais éprouvée avait retardé la maladie, mais n’avait pu la chasser complètement. Je voyais qu’elle me revenait maintenant ; en dehors de cela, je ne savais pas grand’chose, et je ne m’en inquiétais même pas.

Un jour ou deux je restai étendu sur le sofa ou sur le plancher, n’importe où, selon qu’il m’arrivait de me laisser tomber, la tête lourde, les jambes affaiblies, sans idée et sans force. Puis arriva une nuit qui me parut éternelle et peuplée d’inquiétudes et d’horreurs ; et quand le matin j’essayai de m’asseoir sur mon lit et de penser à mes rêves, je vis qu’il m’était impossible de le faire.

Étais-je réellement descendu dans la Cour du Jardin, au milieu du silence de la nuit, cherchant à tâtons le bateau que je supposais y être ? Étais-je revenu à moi deux ou trois fois sur l’escalier, avec grande terreur, ne sachant pas comment j’étais sorti de mon lit ? M’étais-je trouvé en train d’allumer la lampe, poursuivi par l’idée que Provis montait l’escalier et que les lumières étaient éteintes ? Avais-je été énervé d’une manière ou d’une autre, par les discours incohérents, le rire ou les gémissements de quelqu’un, et avais-je soupçonné en partie que ces sons venaient de moi-même ? Y avait-il eu une fournaise en fer placée dans un des coins noirs de la chambre, et une voix avait-elle crié sans cesse que miss Havisham y brûlait ? C’était là autant de choses que je me demandais et que j’essayais de m’expliquer en mettant un peu d’ordre dans mes idées tout en restant étendu sur mon lit. Mais il me semblait que la vapeur d’un four à chaux arrivait entre mes idées et moi et y mettait le désordre et la confusion ; c’est à travers cette vapeur qu’à la fin je vis deux hommes me regarder.

— Que voulez-vous ? demandai-je en tressaillant ; je ne vous connais pas.

— Mais, monsieur, répondit l’un d’eux en s’inclinant et en me touchant l’épaule, c’est une affaire qui sans doute sera bientôt arrangée, mais vous êtes arrêté.

— Pour quelle dette ?

— Pour cent vingt-trois livres, quinze shillings et six pence. C’est pour le compte du bijoutier, je crois.

— Que faut-il faire ?

— Le mieux serait de venir chez moi, dit l’homme ; je tiens une maison très-convenable. »

J’essayai de me lever et de m’habiller ; puis, quand je levai les yeux sur eux, je vis qu’ils se tenaient à quelque distance de mon lit et me regardaient. Je restai à ma place.

« Vous voyez mon état, dis-je, j’irais avec vous si je le pouvais ; mais, en vérité, j’en suis tout à fait incapable. Si vous m’enlevez d’ici, je crois que je mourrai en chemin. »

Peut-être répondirent-ils ou discutèrent-ils sur la situation ; autant qu’il m’en souvient, ils essayèrent de m’encourager à croire que j’étais moins mal que je ne pensais ; mais je ne sais pas ce qu’ils firent, si ce n’est qu’ils s’abstinrent de m’emmener.

Ce qui n’était que trop certain, c’est que j’avais la fièvre, que j’étais anéanti, que je souffrais beaucoup, que je perdais souvent la raison, que le temps me semblait d’une longueur démesurée, que je confondais des existences impossibles avec la mienne propre, que j’étais une des briques de la muraille, et que je suppliais qu’on m’ôtât de la place gênante où l’on m’avait mis, que j’étais l’arbre d’acier d’une vaste machine, tournant avec fracas sur un abîme, et encore que j’implorais pour mon compte personnel qu’on arrêtât la machine, et qu’à coups de marteau on séparât la part que j’y avais. Que j’aie passé par ces phases de la maladie, je le sais, parce que je m’en souviens et qu’en quelque sorte je le savais au moment même. Que j’aie lutté avec des personnes réelles, croyant avoir affaire à des assassins, et que j’aie compris tout d’un coup qu’elles me voulaient du bien, après quoi je tombais épuisé dans leurs bras et les laissais me remettre au lit, je le savais aussi en revenant à la connaissance de moi-même. Mais, par-dessus tout, je savais que chez tous ceux qui m’avaient entouré pendant ma maladie, et que j’avais cru voir passer par toutes sortes de transformations, se dilater dans des proportions infinies, il y avait eu une tendance extraordinaire à prendre plus ou moins la ressemblance de Joe.

Après avoir passé le plus mauvais moment de ma maladie, je remarquai que, tandis que tous ses autres signes caractéristiques changeaient, ce seul trait ne changeait pas. Quiconque m’approchait, prenait l’apparence de Joe. J’ouvrais les yeux dans la nuit, et qui voyais-je dans le grand fauteuil, au chevet du lit ? Joe. J’ouvrais les yeux dans le jour, et, assis sur l’appui de la fenêtre, fumant sa pipe à l’ombre de la fenêtre ouverte, qui voyais-je encore ? Joe. Je demandais une boisson rafraîchissante, et quelle était la main chérie qui me la donnait ? Celle de Joe. Je retombais sur mon oreiller après avoir bu, et quel était le visage qui me regardait avec tant d’espoir et de tendresse, si ce n’est celui de Joe !

Enfin un jour je pris courage et je dis :

« Est-ce vous, Joe ? »

Et la chère et ancienne voix de chez nous répondit :

« Quel autre pourrait-ce être, mon vieux camarade ?

— Ô Joe ! vous me brisez le cœur ! Regardez-moi avec colère, Joe… Frappez-moi, Joe… Reprochez-moi mon ingratitude… ne soyez pas si bon pour moi… »

Car Joe venait de poser sa tête sur l’oreiller, à côté de la mienne, et de passer son bras autour de mon cou, dans la joie qu’il éprouvait de me voir le reconnaître.

« Mais, oui, mon cher Pip ! mon vieux camarade, dit Joe. Vous et moi, nous avons toujours été bons amis, et quand vous serez assez bien pour sortir faire un tour de promenade… ah ! quel plaisir !… »

Après quoi Joe se retira à la fenêtre et se tint le dos tourné vers moi, en train de s’essuyer les yeux ; et comme mon extrême faiblesse m’empêchait de me lever et d’aller à lui, je restai là, murmurant ces mots de repentir :

« Ô mon Dieu ! bénissez-le, bénissez cet excellent homme et ce bon chrétien ! »

Les yeux de Joe étaient rouges quand il se retourna ; mais je tenais sa main, et nous étions heureux tous les deux.

« Combien de temps, cher Joe ?

— Vous voulez dire, Pip, combien de temps a duré votre maladie, mon cher camarade ?

— Oui, Joe.

— Nous sommes à la fin de mai, demain c’est le 1er  juin.

— Êtes-vous resté ici tout le temps, cher Joe ?

— À peu près, mon vieux camarade.

— Car comme je le dis à Biddy quand la nouvelle de votre maladie nous fut apportée par une lettre venue par la poste ; il a été longtemps seul ; il est maintenant probablement marié, quoique mal récompensé des pas et des démarches qu’il a faites. Mais la richesse n’a jamais été un but pour lui, et le mariage fut toujours le plus grand désir de son cœur…

— Il est bien doux de vous entendre, Joe ! mais je vous interromps dans ce que vous disiez à Biddy…

— C’est que, voyez-vous, vous pouviez être au milieu d’étrangers, et comme vous et moi avons toujours été amis, une visite dans un pareil moment pouvait ne pas vous être désagréable, et voici les paroles de Biddy :

« Allez le trouver sans perdre de temps. » Voilà, dit Joe, en prenant un air grave, quelles furent les paroles de Biddy. Allez le trouver, a dit Biddy, sans perdre de temps. En un mot, je ne vous tromperais pas beaucoup, ajouta Joe après quelques moments de réflexion, si je vous assurais que les paroles véridiques de cette jeune femme furent : « sans perdre une seule minute de temps. »

Ici, Joe s’arrêta court, et m’apprit qu’il ne fallait me parler qu’avec une grande modération, et que je devais prendre un peu de nourriture à des intervalles fréquents, que j’y fusse ou non disposé, et que je devais me soumettre à ses ordres. Je lui baisai donc la main, et me tins tranquille pendant qu’il s’occupait à rédiger une lettre à Biddy, dans laquelle il lui envoyait mes amitiés.

Évidemment, Biddy avait appris à écrire à Joe. Dans l’état de faiblesse où je me trouvais, couché dans mon lit et le regardant, cela me fit encore pleurer de plaisir, de voir avec quel orgueil il se mit à écrire sa lettre. Mon lit, privé de ses rideaux, avait été transporté, moi dedans, dans le salon, comme la pièce la plus vaste et la mieux aérée ; on avait retiré le tapis, et la chambre était maintenue, nuit et jour, fraîche et salubre. Joe était assis devant mon bureau, relégué dans un coin, et encombré de petites bouteilles, et il était occupé à son grand travail. Il commença d’abord par choisir une plume sur le porte-plume, qu’il mania comme si c’était un coffre à gros outils ; puis il releva ses manches, comme s’il allait manœuvrer un levier ou un marteau de forge. Avant de commencer, il se mit en position, c’est-à-dire qu’il s’appuya solidement sur la table avec son coude gauche, et tint sa jambe droite bien en arrière ; et quand il commença, il fit des gros jambages, en descendant si lentement qu’on aurait pu croire qu’il leur donnait six pieds de longueur, tandis qu’à chacun des déliés qu’il faisait en remontant, j’entendais sa plume cracher énormément. Il avait la singulière idée que l’encrier était du côté où il n’était pas, et trempait constamment sa plume dans l’espace, paraissant très-satisfait du résultat. Il commit quelques lourdes fautes d’orthographe, mais, en somme, il s’acquitta très-bien de tout, et quand il eut signé son nom, et qu’avec ses deux doigts, il eut transporté un pâté final du papier sur le sommet de sa tête, il plana en quelque sorte sur la table pour juger de l’effet de son œuvre de points de vue différents, avec une satisfaction sans bornes.

Pour ne pas contrarier Joe en parlant trop, je me serais tu, même si j’avais été capable de parler beaucoup. Je remis donc au lendemain pour lui parler de miss Havisham. Il secoua la tête, quand je lui demandai si elle était rétablie :

« Elle est morte, Joe ?

— Mais c’est que, mon vieux camarade, dit Joe, d’un ton de reproche et pour y arriver, par degrés, je n’aurais pas voulu dire cela ; car ce n’est pas peu de chose à dire, mais elle n’est pas…

— … Vivante, Joe ?

— Ça c’est plus près de la vérité, dit Joe ; elle n’est pas vivante.

— A-t-elle souffert beaucoup, Joe ?

— Après que vous êtes tombé malade, environ ce que vous pourriez appeler une semaine.

— Cher Joe, avez-vous entendu dire ce qu’est devenue sa fortune ?

— Mais, mon vieux camarade, dit Joe, il me semble qu’elle avait disposé de la plus grande partie, c’est-à-dire qu’elle l’avait transmise à miss Estelle ; mais elle avait écrit de sa main un petit codicille, un jour ou deux avant l’accident, par lequel elle laissait une froide somme de quatre mille livres à M. Mathieu Pocket. Et pourquoi supposez-vous, par-dessus toutes les autres raisons, Pip, qu’elle lui ait laissé ces froides quatre mille livres ? À cause du rapport de Pip sur ledit Mathieu. Biddy m’a dit que c’était écrit comme ça, dit Joe en répétant la formule légale : « Rapport de Pip sur ledit Mathieu. » Quatre froides mille livres, Pip ! »

Je n’ai jamais pu découvrir sur quoi Joe fondait la température qu’il attribuait à ces quatre mille livres ; mais cela lui paraissait augmenter la somme, et il éprouvait un plaisir manifeste à répéter qu’elles étaient froides.

Cette nouvelle me causa une grande joie : elle mettait le sceau sur le seul bien que j’eusse jamais fait. Je demandai à Joe s’il avait entendu dire que quelques-uns des autres parents eussent eu des legs.

« Miss Sarah, dit Joe, a vingt-cinq livres par an pour acheter des pilules, parce qu’elle est bilieuse ; miss Georgiana a eu vingt livres.

— Mistress… Comment appelez-vous ces bêtes sauvages qui ont des bosses sur le dos, mon vieux camarade ?

Camels ?[1] » dis-je en me demandant à quoi il pouvait vouloir en venir.

Joe fit un signe.

« Mistress Camels. »

Je sus bientôt qu’il voulait parler de Camille. Elle a eu vingt livres pour acheter des veilleuses pour ranimer ses esprits quand elle se réveille la nuit.

L’exactitude de ces rapports était suffisamment évidente pour me donner une grande confiance dans les informations de Joe.

« Et maintenant, dit Joe, vous n’êtes pas encore assez fort, mon vieux camarade, pour ramasser plus d’une pelletée additionnelle de nouvelles aujourd’hui. Le vieil Orlick s’est introduit avec effraction dans une maison habitée.

— Chez qui ? dis-je.

— Non… mais je vous avoue que ses manières sont devenues très-bruyantes, dit Joe en forme d’excuses. Cependant la maison d’un Anglais est son château, et les châteaux ne doivent pas être forcés, excepté en temps de guerre ; et quels qu’aient été ses défauts, il était bon marchand de blé et de graines.

— C’est donc la maison de Pumblechook qui a été forcée ?

— C’est elle, Pip, dit Joe, et on a pris son tiroir, et on a pris sa caisse, et on a bu son vin, et on a mangé ses provisions, et on l’a souffleté, et on lui a tiré le nez, et on l’a attaché à son bois de lit, et on lui a donné une douzaine de coups de poing, et on lui a rempli la bouche de graines pour l’empêcher de crier ; mais il a reconnu Orlick, et Orlick est dans la prison du comté. »

Peu à peu nous pûmes causer sans restriction. Je recouvrais mes forces lentement, mais je les recouvrais, et Joe restait avec moi, et il me semblait que j’étais encore le petit Pip.

Car la tendresse de Joe était si admirablement proportionnée à mes besoins, que j’étais comme un enfant entre ses mains. Il lui arrivait de s’asseoir près de moi, et de me parler avec son ancienne confiance, son ancienne simplicité, et son ancienne protection paternelle, de sorte que j’étais tenté de croire que toute ma vie, depuis le temps où j’avais vécu dans la vieille cuisine, était une invention de la fièvre qui était partie. Il faisait tout pour moi, excepté le ménage, pour lequel il avait pris une femme très-convenable, après avoir réglé le compte de l’autre, le jour même de son arrivée.

« Je vous assure, Pip, disait-il souvent, pour expliquer cette liberté de sa part, que je l’ai trouvée en train de percer, comme un tonneau de bière, le lit de plume du lit inoccupé, et occupée à mettre les plumes dans un panier pour aller les vendre. Elle aurait ensuite percé le vôtre, et elle l’aurait vidé, vous dessus, et elle aurait emporté le charbon peu à peu dans la soupière et dans le plat aux légumes, et le vin et les liqueurs dans vos bottes à la Wellington. »

Nous attendions avec impatience le jour où je sortirais pour faire une promenade, comme nous avions attendu autrefois le jour où je devais entrer en apprentissage ; et quand ce jour arriva, et qu’on eût fait venir une voiture découverte, Joe m’enveloppa, me prit dans ses bras, me descendit et me mit dans la voiture, comme si j’étais encore la pauvre créature débile sur laquelle il avait si abondamment répandu les richesses de sa grande nature.

Joe monta à côté de moi, et nous nous dirigeâmes ensemble vers la campagne, où la végétation était déjà luxuriante, et où l’air était tout rempli des douces senteurs du printemps. C’était un dimanche. En contemplant la belle nature qui m’entourait, je pensais combien elle était embellie et changée, et combien les petites fleurs des champs avaient poussé, et combien les voix des oiseaux avaient pris de force pendant les jours et pendant les nuits, sous le soleil et sous les étoiles, pendant que j’étais resté fiévreux et brûlant sur mon lit et le souvenir d’avoir été brûlant et fiévreux vint tout à coup troubler le calme que je goûtais. Mais, quand j’entendis les cloches du dimanche, et que je regardai avec plus d’attention les splendeurs étalées autour de moi, je sentis que je n’étais pas assez reconnaissant, et que j’étais encore trop faible pour éprouver même ce sentiment, et j’appuyai ma tête sur l’épaule de Joe, comme je l’avais appuyée autrefois, quand il me conduisait à la foire ou n’importe où, et que mes impressions étaient trop fortes pour mes jeunes sens.

Après un moment je devins plus calme, et nous causâmes comme nous avions coutume de causer autrefois, couchés sur l’herbe de la vieille batterie. Il n’y avait pas le moindre changement en Joe. Ce qu’il avait été à mes yeux alors, il l’était exactement à mes yeux aujourd’hui : aussi simplement fidèle et aussi simplement droit.

Quand nous rentrâmes, et qu’il me prit et me porta si facilement à travers la cour et l’escalier, je pensai à cette soirée de Noël, si fertile en événements, où il m’avait porté à travers les marais. Nous n’avions pas encore fait la moindre allusion à mon changement de fortune, et j’ignorais aussi ce qu’il savait de ma vie dans ces derniers temps. Je doutais tant de moi-même en ce moment, et j’avais une telle confiance en lui, que je ne savais pas si je devais lui en parler, quand il ne le faisait pas.

« Avez-vous appris, Joe, lui demandai-je ce soir-là, après mûre considération, pendant qu’il fumait sa pipe à la fenêtre, avez-vous appris qui était mon protecteur ?

— J’ai entendu dire quelque chose, répondit Joe, comme si ce n’était pas miss Havisham, mon vieux camarade.

— Vous a-t-on dit qui c’était, Joe ?

— Mais j’ai entendu dire quelque chose comme si c’était la personne qui avait envoyé la personne qui vous a donné les bank-notes aux Trois jolis bateliers, Pip.

— C’était bien cela, en effet.

— C’est surprenant ! dit Joe du ton le plus placide du monde.

— Avez-vous entendu dire qu’il était mort, Joe ? demandai-je ensuite avec une défiance croissante.

— Qui ?… Celui qui vous a envoyé les bank-notes, Pip ?…

— Oui.

— Je pense, dit Joe, après avoir réfléchi longtemps, et en regardant d’une manière évasive l’appui de la fenêtre, que j’ai entendu dire d’une manière ou d’une autre qu’il lui était arrivé quelque chose comme cela.

— Avez-vous appris quelque chose de sa vie, Joe ?

— Rien de particulier, Pip.

— S’il vous plaisait d’en apprendre, Joe…, commençai-je à dire, quand Joe se leva et vint à mon sofa.

— Voyez-vous, Pip, mon vieux camarade, dit-il, nous sommes toujours les meilleurs amis, n’est-ce pas, Pip ? »

J’étais gêné pour lui répondre.

« Très-bien, alors, dit Joe, comme si j’avais répondu, tout est pour le mieux, c’est convenu ; pourquoi entrer dans des explications qui, entre deux personnes comme nous, sont des sujets inutiles ? Il y a assez de sujets entre deux hommes comme nous, sans les sujets inutiles ! Dieu ! pensez à votre pauvre sœur et à ses colères, et ne vous souvenez-vous plus de son bâton ?

— Si fait, je m’en souviens, Joe.

— Voyez-vous, Pip, mon vieux camarade, dit Joe, je faisais tout ce que je pouvais pour mettre une séparation entre vous et le bâton ; mais mon pouvoir n’était pas toujours égal à mes intentions, car lorsque votre pauvre sœur avait dans la tête l’idée de tomber sur vous, il était assez dans son habitude favorite de tomber sur moi, si je faisais de l’opposition, et de retomber ensuite encore plus lourdement sur vous ; j’ai souvent remarqué cela. Ce n’est pas en tiraillant la barbe d’un homme, ni en le secouant deux ou trois fois (ce dont votre sœur ne se privait pas) qu’on empêche un homme de se mettre entre un pauvre petit enfant et un châtiment ; mais quand ce pauvre petit enfant n’en est que plus sévèrement châtié, parce qu’on a secoué l’autre et tiré sa barbe, alors cet homme se dit naturellement à lui-même : « Où est le bien que tu as voulu faire ? Je t’avoue, se dit l’homme, que je vois le mal, mais que je ne vois pas le bien, je m’en rapporte à vous, monsieur, pour m’en montrer le bien. »

— L’homme dit cela ? observai-je, en voyant que Joe attendait ma réponse.

— Oui, l’homme dit cela, reprit Joe. Et a-t-il raison, cet homme, de dire cela ?

— Cher Joe, il a toujours raison.

— Bien, mon vieux camarade, dit Joe ; alors je m’en rapporte à vos paroles. S’il a toujours raison (quoiqu’en général il ait plutôt tort), il a raison quand il dit ceci : – Supposant que lorsque vous gardiez quelque petite affaire pour vous seul, alors que vous étiez petit, vous la gardiez parce que vous saviez que le pouvoir de Gargery à tenir le bâton à distance n’était pas égal à ses intentions. Donc, qu’il n’en soit plus question entre gens comme nous, et ne laissons pas échapper de remarques sur des sujets inutiles. Biddy s’est donné bien de la peine avant mon départ (car cela a été horriblement dur à me faire comprendre) pour que je visse clair dans tout ceci, et que, voyant clair, je lui donne un coup d’épaule. Ces deux choses, étant convenues, un ami véritable vous dit : N’allez à l’encontre de rien ; mangez votre souper, buvez votre eau rougie, et allez-vous mettre entre vos draps. »

La délicatesse avec laquelle Joe débita ce discours et le tact charmant et la bonté avec laquelle Biddy, dans sa finesse de femme, m’avait deviné si vite et l’avait préparé à comprendre tout cela, firent une profonde impression sur mon esprit. Mais Joe connaissait-il combien j’étais pauvre, et comment mes grandes espérances s’étaient toutes dissipées au soleil comme le brouillard de nos marais, c’est ce que j’ignorais.

Une autre chose en Joe que je ne pouvais comprendre, mais qui me peinait beaucoup, était celle-ci : à mesure que je devenais plus fort et mieux portant, Joe se montrait moins à l’aise avec moi. Pendant que j’étais faible et dans son entière dépendance, le cher homme s’était laissé aller à ses anciennes habitudes et m’avait donné tous les noms d’autrefois : « cher petit Pip ; mon vieux camarade, » qui alors étaient une délicieuse musique à mes oreilles. Moi aussi, je m’étais laissé aller à nos anciennes manières, heureux et reconnaissant de ce qu’il me laissait faire ; mais imperceptiblement, à mesure que j’y tenais davantage, Joe y tenait moins, et il commença à s’en déshabituer ; tout en m’en étonnant d’abord, j’arrivai bientôt à comprendre que la cause était en moi, et que la faute en était toute à moi.

Ah ! n’avais-je donné à Joe aucune raison de douter de ma constance et de penser que, dans la prospérité, je deviendrais froid avec lui, et que je le repousserais ! N’avais-je donné au cœur innocent de Joe aucun motif de sentir instinctivement, qu’à mesure que je reprenais des forces, son pouvoir sur moi s’affaiblirait, et qu’il ferait mieux de me lâcher à temps, et de me laisser aller avant que je ne m’affranchisse moi-même ?

C’était en allant promener dans les jardins du Temple, pour la troisième ou quatrième fois, appuyé sur le bras de Joe, que je vis bien clairement le changement qui s’était opéré en lui. Nous nous étions assis sous la chaude lumière du soleil, regardant la rivière, et il m’arriva de dire au moment où nous nous levions :

« Voyez, Joe, je puis très-bien marcher maintenant ; vous allez me voir rentrer seul.

— Il ne faudrait pas vous forcer pour cela, Pip, dit Joe ; mais je serais heureux de vous en voir capable, monsieur. »

Le dernier mot me choqua. Pourtant, comment me plaindre ? Je n’allai pas plus loin que la grille du jardin ; alors je prétendis être plus faible que je ne l’étais réellement, et je demandai à Joe de me donner le bras. Joe me le donna, mais il était pensif.

De mon côté, j’étais pensif aussi, car comment arrêter ce changement naissant en Joe ? C’était une grande perplexité pour mes pensées déchirées de remords, que j’eusse honte de lui dire exactement dans quel état je me trouvais et où j’en étais arrivé, je ne cherche pas à le cacher ; mais j’espère que les motifs de mon hésitation n’étaient pas tout à fait indignes. Il aurait voulu m’aider à sortir de tous ces petits tracas ; je le savais, et je savais qu’il ne devait pas m’aider, et que je ne devais pas souffrir qu’il m’aidât.

Ce fut une triste soirée pour tous deux ; mais, avant d’aller nous coucher, j’avais résolu d’attendre jusqu’au lendemain. Le lendemain était un dimanche, je commencerais une nouvelle vie avec la nouvelle semaine. Le lundi matin, je parlerais à Joe de son changement, je mettrais de côté ce dernier vestige de réserve, je lui dirais ce que j’avais dans la pensée (ce second point n’était pas encore tout à fait résolu), et pourquoi je ne m’étais pas décidé à aller retrouver Herbert, et alors la confiance de Joe serait reconquise pour toujours. À mesure que je me rassérénais, Joe se rassérénait aussi, et il me sembla qu’il avait pris aussi sympathiquement une résolution.

Nous passâmes tranquillement la journée du dimanche, et nous gagnâmes la campagne en voiture, pour nous promener à pied dans les champs.

« Je remercie le ciel d’avoir été malade, Joe, dis-je.

— Cher vieux Pip, mon vieux camarade ; vous en êtes maintenant presque revenu, monsieur.

— Ç’a été un temps mémorable pour moi, Joe.

— Comme pour moi, monsieur, répondit Joe.

— Nous avons passé ensemble un temps que je n’oublierai jamais, Joe. Il y a eu des jours, je le sais, que j’ai oubliés pendant un certain temps, mais jamais je n’oublierai ceux-ci.

— Pip, dit Joe paraissant un peu ému et troublé, il y a eu quelques bons moments, et, cher monsieur, ce qui a été entre nous, a été. »

Le soir, quand je fus au lit, Joe vint dans ma chambre, comme il y était venu pendant tout le temps de ma convalescence. Il me demanda si j’étais sûr d’être aussi bien portant que le matin.

« Oui, cher Joe, parfaitement.

— Et vous vous sentez toujours plus fort, mon vieux camarade ?

— Oui, cher Joe, toujours. »

Joe mit sur la couverture, à l’endroit de mon épaule, sa large et bonne main, et dit d’une voix qui me sembla étouffée :

« Bonsoir ! »

Quand je me levai le lendemain matin, reposé et plus fort, j’avais pris la pleine résolution de tout dire à Joe sans délai. Je voulais lui parler avant déjeuner. Je m’habillai aussitôt pour me rendre dans sa chambre et le surprendre ; car c’était le premier jour que je me levais matin. Je fus à sa chambre. Il n’y était pas. Non seulement il n’y était pas, mais sa malle n’y était pas non plus.

Je gagnai aussitôt la table où le déjeuner était servi, j’y trouvai une lettre. Voici les quelques mots qu’elle contenait :

« Ne voulant pas être importun, je suis parti ; car vous voilà bien rétabli, mon cher Pip, et vous serez beaucoup mieux sans

« JO. »
« P. S. Toujours les meilleurs amis. »

Inclus dans la lettre, je trouvai un reçu du montant de la dette et des frais pour lesquels j’avais été arrêté. Jusqu’à ce moment, j’avais supposé que mon créancier avait arrêté ou au moins suspendu ses poursuites pour me permettre de me rétablir complètement. Je n’avais jamais songé que Joe eût payé la somme ; mais Joe l’avait payée, et le reçu était à son nom.

Que me restait-il à faire maintenant, si ce n’est de le suivre à la chère vieille forge, et là de m’ouvrir à lui, de lui montrer mon repentir, et de soulager mon esprit et mon cœur d’un second point réservé, qui planait sur ma pensée ?

Mon idée était d’aller à Biddy, de lui montrer combien je revenais humble et repentant, de lui dire comment j’avais perdu tout ce que j’avais autrefois espéré, de lui rappeler mes anciennes confidences dans les premiers temps où je m’étais trouvé malheureux puis de lui dire enfin :

« Biddy, je crois que tu m’aimais bien autrefois, alors même que mon cœur vagabond s’écartait de toi. Si tu peux m’aimer seulement la moitié de ce que tu m’aimais autrefois ; si tu peux me prendre avec toutes mes fautes et toutes les désillusions qui sont tombées sur ma tête, et si tu peux me recevoir comme un enfant auquel on pardonne (et vraiment je suis bien chagrin, Biddy, et j’ai bien besoin d’une voix douce et d’une main consolatrice), j’espère être maintenant un peu plus digne de toi que je ne l’étais alors, pas beaucoup : mais un peu. Biddy, c’est à toi de dire si je travaillerais à la forge avec Joe, ou si j’essayerai une occupation différente dans ce pays, ou si nous irons dans quelque ville lointaine, où m’attend une situation que je n’ai point acceptée quand on me l’a offerte, car je voulais auparavant connaître ta réponse. Et maintenant, Biddy, si tu peux me dire que tu m’accompagneras en ce monde, tu en feras assurément un meilleur monde pour moi, et de moi un meilleur homme pour lui, et je ferai tous mes efforts pour en faire un meilleur monde pour toi. »

Tel était mon projet. Après trois jours de plus de convalescence, je partis pour notre vieil endroit, afin de le mettre à exécution. Tout ce qu’il me reste à dire, c’est comment j’y réussis.


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  1. Camels veut dire chameaux, et en anglais Camels et Camille ayant à peu près la même consonance : il y a là un jeu de mots absolument impossible à rendre.