Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (Tome 1p. 216-237).


CHAPITRE XIX.


Le jour apporta une différence considérable dans ma manière d’envisager les choses et mon avenir en général, et l’éclaircit au point qu’il ne me semblait plus le même. Ce qui pesait surtout d’un grand poids sur mon esprit, c’était la réflexion qu’il y avait encore six jours entre le moment présent et celui de mon départ, car j’étais poursuivi par la crainte que, dans cet intervalle, il pouvait survenir quelque chose d’extraordinaire dans Londres, et qu’à mon arrivée je trouverais peut-être cette ville considérablement bouleversée, sinon complètement rasée.

Joe et Biddy me témoignaient beaucoup de sympathie et de contentement quand je parlais de notre prochaine séparation, mais ils n’en parlaient jamais les premiers. Après déjeuner, Joe alla chercher mon engagement d’apprentissage dans le petit salon ; nous le jetâmes au feu et je sentis que j’étais libre. Tout fraîchement émancipé, je m’en allai à l’église avec Joe, et je pensai que peut-être le ministre n’aurait pas lu ce qui concerne le riche et le royaume des cieux s’il avait su tout ce qui se passait.

Après notre dîner, je sortis seul avec l’intention d’en finir avec les marais et de leur faire mes adieux. En passant devant l’église je sentis, comme je l’avais déjà senti le matin une compassion sublime pour les pauvres créatures destinées à s’y rendre tous les dimanches de leur vie, puis enfin à être couchées obscurément sous ces humbles tertres verts. Je me promis de faire quelque chose pour elles, un jour ou l’autre, et je formai le projet d’octroyer un dîner composé de roastbeef, de plum-pudding, d’une pinte d’ale et d’un gallon de condescendance à chaque personne du village.

Si jusqu’alors j’avais souvent pensé avec un certain mélange de honte à ma liaison avec le fugitif que j’avais autrefois rencontré au milieu de ces tombes, quelles ne furent pas mes pensées ce jour-là, dans le lieu même qui me rappelait le misérable grelottant et déguenillé, avec son fer et sa marque de criminel ! Ma consolation était que cela était arrivé il y avait déjà longtemps ; qu’il avait sans doute été transporté bien loin ; qu’il était mort pour moi, et qu’après tout, il pouvait être véritablement mort pour tout le monde.

Pour moi, il n’y avait plus de tertres humides, plus de fossés, plus d’écluses, plus de bestiaux au pâturage ; ceux que je rencontrais me parurent, à leur démarche morne et triste, avoir pris un air plus respectueux, et il me sembla qu’ils retournaient leur tête pour voir, le plus longtemps possible, le possesseur d’aussi grandes espérances.

« Adieu, compagnons monotones de mon enfance, dès à présent, je ne pense qu’à Londres et à la grandeur, et non à la forge et à vous ! »

Je gagnai, en m’exaltant, la vieille Batterie ; je m’y couchai et m’endormis, en me demandant si miss Havisham me destinait à Estelle.

Quand je m’éveillai, je fus très-surpris de trouver Joe assis à côté de moi, et fumant sa pipe. Joe salua mon réveil d’un joyeux sourire et me dit :

« Comme c’est la dernière fois, monpetit Pip, j’ai pris sur moi de te suivre.

— Et j’en suis bien content, Joe.

— Merci, mon petit Pip.

— Tu peux être certain, Joe, dis-je quand nous nous fûmes serré les mains, que je ne t’oublierai jamais.

— Non, non, mon petit Pip ! dit Joe d’un air convaincu, j’en suis certain. Ah ! ah ! mon petit Pip, il suffit, Dieu merci, de se le bien fourrer dans la tête pour en être certain ; mais j’ai eu assez de mal à y arriver… Le changement a été si brusque, n’est-ce pas ? »

Quoi qu’il en soit, je n’étais pas des plus satisfaits de voir Joe si sûr de moi. J’aurais aimé à lui voir montrer quelque émotion, ou à l’entendre dire : « Cela te fait honneur, mon petit Pip, » ou bien quelque chose de semblable. Je ne fis donc aucune remarque à la première insinuation de Joe, me contentant de répondre à la seconde, que la nouvelle était en effet venue très-brusquement, mais que j’avais toujours souhaité devenir un monsieur, et que j’avais souvent songé à ce que je ferais si je le devenais.

« En vérité ! dit-il, tu y as pensé ?

— Il est bien dommage aujourd’hui, Joe, que tu n’aies pas un peu plus profité, quand nous apprenions nos leçons ici, n’est-ce pas ?

— Je ne sais pas trop, répondit Joe, je suis si bête. Je ne connais que mon état, ç’a toujours été dommage que je sois si terriblement bête, mais ça n’est pas plus dommage aujourd’hui que ça ne l’était… il y a aujourd’hui un an… Qu’en dis-tu ? »

J’avais voulu dire qu’en me trouvant en position de faire quelque chose pour Joe, j’aurais été apte à remplir une position plus élevée. Il était si loin de comprendre mes intentions, que je songeai à en faire part de préférence à Biddy.

En conséquence, quand nous fûmes rentrés à la maison, et que nous eûmes pris notre thé, j’attirai Biddy dans notre petit jardin qui longe la ruelle, et après avoir stimulé ses esprits, en lui insinuant d’une manière générale que je ne l’oublierais jamais, je lui dis que j’avais une faveur à lui demander.

« Et cette faveur, Biddy, dis-je, c’est que tu ne laisseras jamais échapper l’occasion de pousser Joe un tant soit peu.

— Le pousser, comment et à quoi ? demanda Biddy en ouvrant de grands yeux.

— Joe est un brave et digne garçon ; je pense même que c’est le plus brave et le plus digne garçon qui ait jamais vécu ; mais il est un peu en retard dans certaines choses ; par exemple, Biddy, dans son instruction et dans ses manières. »

Bien que j’eusse regardé Biddy en parlant, et bien qu’elle ouvrît des yeux énormes quand j’eus parlé, elle ne me regarda pas.

« Oh ! ses manières ! est-ce que ses manières ne sont pas convenables ? demanda Biddy en cueillant une feuille de cassis.

— Ma chère Biddy, elles conviennent parfaitement ici…

— Oh ! elles sont très-bien ici, interrompit Biddy en regardant avec attention la feuille qu’elle tenait à la main.

— Écoute-moi jusqu’au bout : si je devais faire arriver Joe à une position plus élevée, comme j’espère bien le faire, lorsque je serai parvenu moi-même, on n’aurait pas pour lui les égards qu’il mérite.

— Et ne penses-tu pas qu’il le sache ? » demanda Biddy.

C’était là une question bien embarrassante, car je n’y avais jamais songé, et je m’écriai sèchement :

« Biddy ! que veux-tu dire ? »

Biddy mit en pièces la feuille qu’elle tenait dans sa main, et, depuis, je me suis toujours souvenu de cette soirée, passée dans notre petit jardin, toutes les fois que je sentais l’odeur du cassis. Puis elle dit :

« N’as-tu jamais songé qu’il pourrait être fier ?

— Fier !… répétai-je avec une inflexion pleine de dédain.

— Oh ! il y a bien des sortes de fierté, dit Biddy en me regardant en face et en secouant la tête. L’orgueil n’est pas toujours de la même espèce.

— Qu’est-ce que tu veux donc dire ?

— Non, il n’est pas toujours de la même espèce, Joe est peut-être trop fier pour abandonner une situation qu’il est apte à remplir, et qu’il remplit parfaitement. À dire vrai, je pense que c’est comme cela, bien qu’il puisse paraître hardi de m’entendre parler ainsi, car tu dois le connaître beaucoup mieux que moi.

— Allons, Biddy, je ne m’attendais pas à cela de ta part, et j’en éprouve bien du chagrin… Tu es envieuse et jalouse, Biddy, tu es vexée de mon changement de fortune, et tu ne peux le dissimuler.

— Si tu as le cœur de penser cela, repartit Biddy, dis-le, dis-le et redis-le, si tu as le cœur de le penser !

— Si tu as le cœur d’être ainsi, Biddy, dis-je avec un ton de supériorité, ne le rejette pas sur moi. Je suis vraiment fâché de voir… d’être témoin de pareils sentiments… c’est un des mauvais côtés de la nature humaine. J’avais l’intention de te prier de profiter de toutes les occasions que tu pourrais avoir, après mon départ, de rendre Joe plus convenable, mais après ce qui vient de se passer, je ne te demande plus rien. Je suis extrêmement peiné de te voir ainsi, Biddy, répétai-je, c’est… c’est un des vilains côtés de la nature humaine.

— Que tu me blâmes ou que tu m’approuves, repartit Biddy, tu peux compter que je ferai tout ce qui sera en mon pouvoir, et, quelle que soit l’opinion que tu emportes de moi, elle n’altèrera en rien le souvenir que je garderai de toi. Cependant, un monsieur comme tu vas l’être ne devrait pas être injuste, » dit Biddy en détournant la tête.

Je redis encore une fois avec chaleur que c’était un des vilains côtés de la nature humaine. Je me trompais dans l’application de mon raisonnement, mais plus tard, les circonstances m’ont prouvé sa justesse, et je m’éloignai de Biddy, en continuant d’avancer dans la petite allée, et Biddy rentra dans la maison. Je sortis par la porte du jardin, et j’errai au hasard jusqu’à l’heure du souper, songeant combien il était étrange et malheureux que la seconde nuit de ma brillante fortune fût aussi solitaire et triste que la première.

Mais le matin éclaircit encore une fois ma vue et mes idées. J’étendis ma clémence sur Biddy, et nous abandonnâmes ce sujet. Ayant endossé mes meilleurs habits, je me rendis à la ville d’aussi bon matin que je pouvais espérer trouver les boutiques ouvertes, et je me présentai chez M. Trabb, le tailleur. Ce personnage était à déjeuner dans son arrière-boutique ; il ne jugea pas à propos de venir à moi, mais il me fit venir à lui.

« Eh bien, s’écria M. Trabb, comme quelqu’un qui fait une bonne rencontre ; comment allez-vous, et que puis-je faire pour vous ? »

M. Trabb avait coupé en trois tranches son petit pain chaud et avait fait trois lits sur lesquels il avait étendu du beurre frais, puis il les avait superposés les uns sur les autres. C’était un bienheureux vieux garçon. Sa fenêtre donnait sur un bienheureux petit verger, et il y avait un bienheureux coffre scellé dans le mur, à côté de la cheminée, et je ne doutais pas qu’une grande partie de sa fortune n’y fût enfermée dans des sacs.

« M. Trabb, dis-je, c’est une chose désagréable à annoncer, parce que cela peut paraître de la forfanterie, mais il m’est survenu une fortune magnifique. »

Un changement s’opéra dans toute la personne de M. Trabb. Il oublia ses tartines de beurre, quitta la table et essuya ses doigts sur la nappe en s’écriant :

« Que Dieu ait pitié de mon âme ! »

— Je vais chez mon tuteur, à Londres, dis-je en tirant de ma poche et comme par hasard quelques guinées sur lesquelles je jetai complaisamment les yeux, et je désirerais me procurer un habillement fashionable. Je vais vous payer, ajoutai-je, craignant qu’il ne voulût me faire mes vêtements neufs que contre argent comptant.

— Mon cher monsieur, dit M. Trabb en s’inclinant respectueusement et en prenant la liberté de s’emparer de mes bras et de me faire toucher les deux coudes l’un contre l’autre, ne me faites pas l’injure de me parler de la sorte. Me risquerai-je à vous féliciter ? Me ferez-vous l’honneur de passer dans ma boutique ? »

Le garçon de M. Trabb était bien le garçon le plus effronté de tout le pays. Quand j’étais entré, il était en train de balayer la boutique ; il avait égayé ses labeurs en balayant sur moi ; il balayait encore quand j’y revins, accompagné de M. Trabb, et il cognait le manche du balai contre tous les coins et tous les obstacles possibles, pour exprimer, je ne le comprenais que trop bien, que l’égalité existait entre lui et n’importe quel forgeron, mort ou vif.

« Cessez ce bruit, dit M. Trabb avec une grande sévérité, ou je vous casse la tête ! Faites-moi la faveur de vous asseoir, monsieur. Voyez ceci, dit-il en prenant une pièce d’étoffe ; et, la déployant, il la drapa au-dessus du comptoir, en larges plis, afin de me faire admirer son lustre, c’est un article charmant. Je crois pouvoir vous le recommander, parce qu’il est réellement extra-supérieur ! Mais je vais vous en faire voir d’autres. Donnez-moi le numéro 4 ! » cria-t-il au garçon, en lui lançant une paire d’yeux des plus sévères, car il prévoyait que le mauvais sujet allait me heurter avec le numéro 4, ou me faire quelque autre signe de familiarité.

M. Trabb ne quitta pas des yeux le garçon, jusqu’à ce qu’il eût déposé le numéro 4 sur la table qui se trouvait à une distance convenable. Alors, il lui ordonna d’apporter le numéro 5 et le numéro 8.

« Et surtout plus de vos farces, dit M. Trabb, ou vous vous en repentirez, mauvais garnement, tout le restant de vos jours. »

M. Trabb se pencha ensuite sur le numéro 4, et avec un ton confidentiel et respectueux tout à la fois, il me le recommanda comme un article d’été fort en vogue parmi la Nobility et la Gentry, article qu’il considérait comme un honneur de pouvoir livrer à ses compatriotes, si toutefois il lui était permis de se dire mon compatriote.

« M’apporterez-vous les numéros 5 et 8, vagabond ! dit alors M. Trabb ; apportez-les de suite, ou je vais vous jeter à la porte et les aller chercher moi-même ! »

Avec l’assistance de M. Trabb, je choisis les étoffes nécessaires pour confectionner un habillement complet, et je rentrai dans l’arrière-boutique pour me faire prendre mesure ; car, bien que M. Trabb eût déjà ma mesure, et qu’il s’en fût contenté jusque là, il me dit, en manière d’excuse, qu’elle ne pouvait plus convenir dans les circonstances actuelles, que c’était même de toute impossibilité. Ainsi donc, M. Trabb me mesura et calcula dans l’arrière-boutique comme si j’eusse été une propriété et lui le plus habile des géomètres ; il se donna tant de peine, que j’emportai la conviction que la plus ample facture ne pourrait le dédommager suffisamment. Quand il eut fini et qu’il fut convenu qu’il enverrait le tout chez M. Pumblechook, le jeudi soir, il dit en tenant sa main sur la serrure de l’arrière-boutique :

« Je sais bien, monsieur, que les élégants de Londres ne peuvent en général protéger le commerce local ; mais si vous vouliez venir me voir de temps en temps, en qualité de compatriote, je vous en serais on ne peut plus reconnaissant. Je vous souhaite le bonjour, monsieur, bien obligé !… La porte ! »

Ce dernier mot était à l’adresse du garçon, qui ne se doutait pas le moins du monde de ce que cela signifiait ; mais je le vis se troubler et défaillir pendant que son maître m’époussetait avec ses mains, tout en me reconduisant. Ma première expérience de l’immense pouvoir de l’argent fut qu’il avait moralement renversé le garçon du tailleur Trabb.

Après de mémorable événement, je me rendis chez le chapelier, chez le cordonnier et chez le bonnetier, tout en me disant que j’étais comme le chien de la mère Hubbart, dont l’équipement réclamait les soins de plusieurs genres de commerce. J’allai aussi au bureau de la diligence retenir ma place pour le samedi matin. Il n’était pas nécessaire d’expliquer partout qu’il m’était survenu une magnifique fortune, mais toutes les fois que je disais quelque chose à ce sujet, les boutiquiers cessaient aussitôt de regarder avec distraction par la fenêtre donnant sur la Grande-Rue, et concentraient sur moi toute leur attention. Quand j’eus commandé tout ce dont j’avais besoin, je me rendis chez Pumblechook, et en approchant de sa maison, je l’aperçus debout sur le pas de la porte.

Il m’attendait avec une grande impatience ; il était sorti de grand matin dans sa chaise, et il était venu à la forge et avait appris la grande nouvelle : il avait préparé une collation dans la fameuse salle de Barnwell, et il avait ordonné à son garçon de se tenir sous les armes dans le corridor, lorsque ma personne sacrée passerait.

« Mon cher ami, dit M. Pumblechook en me prenant les deux mains, quand nous nous trouvâmes assis devant la collation, je vous félicite de votre bonne fortune ; elle est on ne peut plus méritée… oui… bien… méritée !… »

Ceci venait à point, et je crus que c’était de sa part une manière convenable de s’exprimer.

« Penser, dit M. Pumblechook, après m’avoir considéré avec admiration pendant quelques instants, que j’aurai été l’humble instrument de ce qui arrive, est pour moi une belle récompense ! »

Je priai M. Pumblechook de se rappeler que rien ne devait jamais être dit, ni même jamais insinué sur ce point.

« Mon jeune et cher ami, dit M. Pumblechook, si toutefois vous voulez bien me permettre de vous donner encore ce nom… »

Je murmurai assez bas :

« Certainement… »

Là-dessus, M. Pumblechook me prit de nouveau les deux mains, et communiqua à son gilet un mouvement qui aurait pu passer pour de l’émotion, s’il se fût produit moins bas.

« Mon jeune et cher ami, comptez que, pendant votre absence je ferai tout mon possible pour que Joseph ne l’oublie pas ; Joseph !… ajouta M. Pumblechook d’un ton de compassion ; Joseph ! Joseph !… »

Là-dessus il secoua la tête en se frappant le front, pour exprimer sans doute le peu de confiance qu’il avait en Joseph.

« Mais, mon jeune et cher ami, continua M. Pumblechook, vous devez avoir faim, vous devez être épuisé ; asseyez-vous. Voici un poulet que j’ai fait venir du Cochon bleu. Voici une langue qui m’a été envoyée du Cochon bleu, et puis une ou deux petites choses qui viennent également du Cochon bleu. J’espère que vous voudrez bien y faire honneur. Mais, reprit-il tout à coup, en se levant immédiatement après s’être assis, est-ce bien vrai ? Ai-je donc réellement devant les yeux celui que j’ai fait jouer si souvent dans son heureuse enfance !… Permettez-moi, permettez… »

Ce « permettez » voulait dire : « Permettez-moi de vous serrer les mains. » J’y consentis. Il me serra donc les mains avec tendresse, puis il se rassit.

« Voici du vin, dit M. Pumblechook. Buvons… rendons grâces à la fortune. Puisse-t-elle toujours choisir ses favoris avec autant de discernement ! Et pourtant je ne puis, continua-t-il en se levant de nouveau ; non, je ne puis croire que j’aie devant les yeux celui qui… et boire à la santé de celui que… sans lui exprimer de nouveau combien… ; mais, permettez, permettez-moi… »

Je lui dis que je permettais tout ce qu’il voulait. Il me donna une seconde poignée de main, vida son verre et le retourna sens dessus dessous. Je fis comme lui, et si je m’étais retourné moi-même, au lieu de retourner mon verre, le vin ne se serait pas porté plus directement à mon cerveau.

M. Pumblechook me servit l’aile gauche du poulet et la meilleure tranche de la langue ; il ne s’agissait plus ici des débris innommés du porc, et je puis dire que, comparativement, il ne prit aucun soin de lui-même.

« Ah ! pauvre volaille ! pauvre volaille ! tu ne pensais guère, dit M. Pumblechook en apostrophant le poulet sur son plat, quand tu n’étais encore qu’un jeune poussin, tu ne pensais guère à l’honneur qui t’était réservé ; tu n’espérais pas être un jour servie sur cette table et sous cet humble toit à celui qui… Appelez cela de la faiblesse si vous voulez, dit M. Pumblechook en se levant, mais permettez… permettez !… »

Je commençais à trouver qu’il était inutile de répéter sans cesse la formule qui l’autorisait. Il le comprit, et agit en conséquence. Mais comment put-il me serrer si souvent les mains sans se blesser avec mon couteau ? Je n’en sais vraiment rien.

« Et votre sœur, continua-t-il, après qu’il eût mangé quelques bouchées sans se déranger ; votre sœur qui a eu l’honneur de vous élever à la main, il est bien triste de penser qu’elle n’est plus capable de comprendre ni d’apprécier tout l’honneur… permettez !… »

Voyant qu’il allait encore s’élancer sur moi, je l’arrêtai.

« Nous allons boire à sa santé ! dis-je.

— Ah ! s’écria M. Pumblechook en se laissant retomber sur sa chaise, complètement foudroyé d’admiration, voilà comment vous savez reconnaître, monsieur, — je ne sais pas à qui « monsieur » s’adressait, car il n’y avait personne avec nous, et cependant ce ne pouvait être à moi — c’est ainsi que vous savez reconnaître les bons procédés, monsieur… toujours bon et toujours généreux. Une personne vulgaire, dit le servile Pumblechook en reposant son verre sans y avoir goûté et en le reprenant en toute hâte, pourrait me reprocher de dire toujours la même chose, mais permettez !… permettez !… »

Quand il eut fini, il reprit sa place et but à la santé de ma sœur.

« Ne nous aveuglons pas, dit M. Pumblechook, son caractère n’était pas exempt de défauts, mais il faut espérer que ses intentions étaient bonnes. »

À ce moment, je commençai à remarquer que sa face devenait rouge. Quant à moi, je sentais ma figure me cuire comme si elle eût été plongée dans du vin.

J’avertis M. Pumblechook que j’avais donné ordre qu’on apportât mes nouveaux habits chez lui. Il s’étonna que j’eusse bien voulu le distinguer et l’honorer à ce point. Je lui fis part de mon désir d’éviter l’indiscrète curiosité du village. Il m’accabla alors de louanges et me porta incontinent aux cieux. Il n’y avait, à l’entendre, absolument que lui qui fût digne de ma confiance, et, en un mot, il me suppliait de la lui continuer. Il me demanda tendrement si je me souvenais des jeux de mon enfance et du temps où nous nous amusions à compter, et comment nous étions allés ensemble pour contracter mon engagement d’apprentissage, et combien il avait toujours été l’idéal de mon imagination et l’ami de mon choix. Aurai-je bu dix fois autant de verres de vin que j’en avais bu, j’aurais toujours pu comprendre qu’il n’avait jamais été tel qu’il le disait dans ses relations avec moi, et du fond de mon cœur j’aurais protesté contre cette idée. Cependant je me souviens que je restai convaincu après tout cela que je m’étais grandement trompé sur son compte, et qu’en somme, il était un bon, jovial et sensible compagnon.

Petit à petit, il prit une telle confiance en moi, qu’il en vint à me demander avis sur ses propres affaires. Il me confia qu’il se présentait une excellente occasion d’accaparer et de monopoliser le commerce du blé et des grains, et que s’il pouvait agrandir son établissement, il réaliserait toute une fortune ; mais qu’une seule chose lui manquait pour ce magnifique projet, et que cette chose était la plus importante de toutes ; qu’en un mot, c’étaient les capitaux, mais qu’il lui semblait, à lui, Pumblechook, que si ces capitaux étaient versés dans l’affaire par un associé anonyme, lequel associé anonyme n’aurait autre chose à faire qu’à entrer et à examiner les livres toutes les fois que cela lui plairait, et à venir deux fois l’an prendre sa part des bénéfices, à raison de 50 pour 100 ; qu’il lui semblait donc, répéta-t-il, que c’était là une excellente proposition à faire à un jeune homme intelligent et possesseur d’une certaine fortune, et qu’elle devait mériter son attention. Il voulait savoir ce que j’en pensais, car il avait la plus grande confiance dans mon opinion. Je lui répondis :

« Attendez un peu. »

L’étendue et la clairvoyance contenues dans cette manière de voir le frappèrent tellement, qu’il ne me demanda plus la permission de me serrer les mains ; mais il m’assura qu’il devait le faire autrement. Il me les serra en effet de nouveau.

Nous vidâmes la bouteille, et M. Pumblechook s’engagea à vingt reprises différentes à avoir l’œil sur Joseph, je ne sais pas quel œil, et à me rendre des services aussi efficaces que constants, je ne sais pas quels services. Il m’avoua pour la première fois de sa vie, après en avoir merveilleusement gardé le secret, qu’il avait toujours dit, en parlant de moi :

« Ce garçon n’est pas un garçon ordinaire, et croyez-moi, son avenir ne sera pas celui de tout le monde. »

Il ajouta avec des larmes dans son sourire, que c’était une chose bien singulière à penser aujourd’hui. Et moi je dis comme lui. Enfin je me trouvai en plein air, avec la vague persuasion qu’il y avait certainement quelque chose de changé dans la marche du soleil, et j’arrivai à moitié endormi à la barrière, sans seulement m’être douté que je m’étais mis en route.

Là, je fus réveillé par M. Pumblechook, qui m’appelait. Il était bien loin dans la rue, et me faisait des signes expressifs de m’arrêter. Je m’arrêtai donc, et il arriva tout essoufflé.

« Non, mon cher ami, dit-il, quand il eût recouvré assez d’haleine pour parler ; non, je ne puis faire autrement… Je ne laisserai pas échapper cette occasion de recevoir encore une marque de votre amitié. Permettez à un vieil ami qui veut votre bien… permettez… »

Nous échangeâmes pour la centième fois une poignée de mains, et il ordonna avec la plus grande indignation à un jeune charretier qui était sur la route de me faire place et de s’ôter de mon chemin. Il me donna alors sa bénédiction et continua à me faire signe en agitant sa main, jusqu’à ce que j’eusse disparu au tournant de la route. Je me jetai dans un champ, et je fis un long somme sous une haie, avant de rentrer à la maison.

Je n’avais qu’un maigre bagage à emporter avec moi à Londres ; car bien peu, du peu que je possédais, pouvait convenir à ma nouvelle position. Je commençai néanmoins à tout empaqueter dans l’après-dînée. J’emballai follement jusqu’aux objets dont je savais avoir besoin le lendemain matin, me figurant qu’il n’y avait pas un moment à perdre.

Le mardi, le mercredi, le jeudi passèrent, et le vendredi matin je me rendis chez M. Pumblechook, où je devais mettre mes nouveaux habits avant d’aller rendre visite à miss Havisham. M. Pumblechook m’abandonna sa propre chambre pour m’habiller. On y avait mis des serviettes toutes blanches pour la circonstance. Il va sans dire que mes habits neufs me procurèrent du désappointement. Il est vraisemblable que depuis qu’on porte des habits, tout vêtement neuf et impatiemment attendu n’a jamais répondu de tout point aux espérances de celui pour lequel il a été fait. Mais après avoir porté les miens pendant environ une demi-heure, et avoir pris une infinité de postures devant la glace exiguë de M. Pumblechook, en faisant d’incroyables efforts pour voir mes jambes, ils me parurent aller mieux. Comme c’était jour de marché à la ville voisine, située à environ dix milles, M. Pumblechook n’était pas chez lui. Je ne lui avais pas précisé le jour de mon départ, et il était probable que je n’échangerais plus de poignées de mains avec lui avant de partir. Tout cela était pour le mieux, et je sortis dans mon nouveau costume, honteux d’avoir à passer devant le garçon de boutique et soupçonnant, après tout, que je n’étais pas plus à mon avantage personnel que Joe dans ses habits des dimanches. Je fis un grand détour pour me rendre chez miss Havisham, et j’eus beaucoup de peine pour sonner à la porte, à cause de la roideur de mes doigts, renfermés dans des gants trop étroits. Sarah Pocket vint m’ouvrir. Elle recula littéralement en me voyant si changé ; son visage de coquille de noix passa instantanément du brun au vert et du vert au jaune.

« Toi !… fit-elle !… toi, bon Dieu !… que veux-tu ?

— Je vais partir pour Londres, miss Pocket, dis-je, et je désirerais vivement faire mes adieux à miss Havisham. »

Sans doute on ne m’attendait pas, car elle me laissa enfermé dans la cour, pendant qu’elle allait voir si je devais être introduit. Elle revint peu après et me fit monter, sans cesser de me regarder durant tout le trajet.

Miss Havisham prenait de l’exercice dans la chambre à la longue table. Elle s’appuyait comme toujours sur sa béquille. La chambre était éclairée, comme précédemment par une chandelle. Au bruit que nous fîmes en entrant, elle s’arrêta pour se retourner. Elle se trouvait justement en face du gâteau moisi des fiançailles.

« Vous pouvez rester, Sarah, dit-elle. Eh ! bien, Pip ?

— Je pars pour Londres demain matin, miss Havisham. »

J’étais on ne peut plus circonspect sur ce que je devais dire.

« Et j’ai cru bien faire en venant prendre congé de vous.

— C’est très-bien, Pip, dit-elle en décrivant un cercle autour de moi avec sa canne, comme si elle était la fée bienfaisante qui avait changé mon sort, et qui eût voulu mettre la dernière main à son œuvre.

— Il m’est arrivé une bien bonne fortune depuis la dernière fois que je vous ai vue, miss Havisham, murmurai-je, et j’en suis bien reconnaissant, miss Havisham !

— Là ! là ! dit-elle, en tournant les yeux avec délices vers l’envieuse et désappointée Sarah, j’ai vu M. Jaggers, j’ai appris cela, Pip. Ainsi donc tu pars demain ?

— Oui, miss Havisham.

— Et tu es adopté par une personne riche ?

— Oui, miss Havisham.

— Une personne qu’on ne nomme pas ?

— Non, miss Havisham.

— Et M. Jaggers est ton tuteur ?

— Oui, miss Havisham. »

Elle se complaisait dans ces questions et ces réponses, tant était vive sa joie en voyant le désappointement jaloux de Sarah Pocket.

« Eh bien ! continua-t-elle, tu as à présent une carrière ouverte devant toi. Sois sage, mérite ce qu’on fait pour toi, et profite des conseils de M. Jaggers. »

Elle fixait les yeux tantôt sur moi, tantôt sur Sarah, et la figure que faisait Sarah amenait sur son visage ridé un cruel sourire.

« Adieu, Pip, tu garderas toujours le nom de Pip, tu entends bien !

— Oui, miss Havisham.

— Adieu, Pip. »

Elle étendit la main ; je tombai à genoux, je la saisis et la portai à mes lèvres. Je n’avais pas prévu comment je devais la quitter, et l’idée d’agir ainsi me vint tout naturellement au moment voulu. Elle lança sur Sarah un regard de triomphe, et je laissai ma bienfaitrice les deux mains posées sur sa canne, debout au milieu de cette chambre tristement éclairée, à côté du gâteau moisi des fiançailles, que ses toiles d’araignées dérobaient à la vue.

Sarah Pocket me conduisit jusqu’à la porte, comme si j’eusse été un fantôme qu’elle eût souhaité voir dehors. Elle ne pouvait revenir du changement qui s’était opéré en moi, et elle en était tout à fait confondue. Je lui dis :

« Adieu, miss Pocket. »

Elle se contenta de me regarder fixement, et paraissait trop préoccupée pour se douter que je lui avais parlé. Une fois hors de la maison, je me rendis, avec toute la célérité possible, chez Pumblechook. J’ôtai mes habits neufs, j’en fis un paquet, et je revins à la maison, vêtu de mes habits ordinaires, beaucoup plus à mon aise, à vrai dire, quoique j’eusse un paquet à porter.

Et maintenant, ces six jours qui devaient s’écouler si lentement, étaient passés, et bien rapidement encore, et le lendemain me regardait en face bien plus fixement que je n’osais le regarder. À mesure que les six soirées s’étaient d’abord réduites à cinq, puis à quatre, puis à trois, enfin à deux, je me plaisais de plus en plus dans la société de Joe et de Biddy. Le dernier soir, je mis mes nouveaux vêtements pour leur faire plaisir, et je restai dans ma splendeur jusqu’à l’heure du coucher. Nous eûmes pour cette occasion un souper chaud, orné de l’inévitable volaille rôtie, et pour terminer nous bûmes un peu de liqueur. Nous étions tous très-abattus, et nous essayions vainement de paraître de joyeuse humeur.

Je devais quitter notre village à cinq heures du matin, portant avec moi mon petit portemanteau. J’avais dit à Joe que je voulais partir seul. Mon but, je le crois et je le crains, était, en agissant ainsi, d’éviter le contraste choquant qui se serait produit entre Joe et moi, si nous avions été ensemble jusqu’à la diligence. J’avais tout fait pour me persuader que l’égoïsme était étranger à ces arrangements, mais une fois rentré dans ma petite chambre, où j’allais dormir pour la dernière fois, je fus bien forcé d’admettre qu’il en était autrement. J’eus un instant l’idée de descendre pour prier Joe de vouloir bien m’accompagner le lendemain matin, mais je n’en fis rien.

Toute la nuit, je vis des diligences qui, toutes, se rendaient en tout autre endroit qu’à Londres ; elles étaient attelées, tantôt de chiens, tantôt de chats, tantôt de cochons, tantôt d’hommes, mais nulle part je ne voyais la moindre trace de chevaux. Je rêvai de voyages manqués et fantastiques, jusqu’au point du jour, moment où les oiseaux commencèrent à chanter. Alors je me levai, et m’étant habillé à demi, je m’assis à la croisée pour jouir une dernière fois de la vue, et là je me rendormis.

Biddy s’était levée de grand matin pour me préparer à déjeuner. Bien que je ne dormisse pas une heure à la fenêtre, je sentis la fumée du feu de la cuisine, lorsque je m’éveillai, et j’eus l’idée terrible que l’après-midi devait être avancée. Quand j’eus entendu pendant longtemps le bruit des tasses, et que je pensai que tout était prêt, je me fis violence pour descendre, et malgré tout je restais là. Je passai mon temps à dessangler mon portemanteau, à l’ouvrir et à le fermer alternativement, jusqu’au moment où Biddy me cria de descendre et qu’il était déjà tard.

Je déjeunai précipitamment et sans appétit, après quoi je me levais de table, en disant avec une sorte de gaieté forcée :

« Allons, je suppose qu’il est l’heure de partir. »

Alors j’embrassai ma sœur, qui riait en agitant la tête dans son fauteuil comme d’habitude ; j’embrassai Biddy, et je jetai mes bras autour du cou de Joe. Je pris ensuite mon petit portemanteau et je partis. Bientôt j’entendis du bruit, et je regardai derrière moi : je vis Joe qui jetait un vieux soulier[1]. Je m’arrêtai pour agiter mon chapeau, et le bon Joe agitait son bras vigoureux au-dessus de sa tête, en criant de toutes ses forces :

« Hourra ! »

Quant à Biddy, elle cachait sa tête dans son tablier.

Je m’éloignai d’un bon pas, pensant en moi-même qu’il était plus facile de partir que je ne l’avais supposé, et en réfléchissant à l’effet qu’auraient produit les vieux souliers jetés après la diligence en présence de toute la Grande-Rue. Je me mis à siffler, comme si cela ne me faisait rien de partir ; mais le village était tranquille et silencieux, et les légères vapeurs du matin se levaient solennellement comme si elles eussent voulu me laisser apercevoir l’univers tout entier. J’avais été si petit et si innocent dans ces lieux ; au delà, tout était si nouveau et si grand pour moi, que bientôt, en poussant un gros soupir, je me mis à fondre en larmes. C’était près du poteau indicateur qui se trouve au bout du village, et j’y appuyai ma main en disant :

« Adieu, ô mon cher, mon bien cher ami ! »

Nous ne devrions jamais avoir honte de nos larmes, car c’est une pluie qui disperse la poussière, qui recouvre nos cœurs endurcis. Je me trouvai bien mieux quand j’eus pleuré : j’étais plus chagrin, je comprenais mieux mon ingratitude ; en un mot, j’étais meilleur. Si j’avais pleuré plus tôt, j’aurais dit à Joe de m’accompagner.

Ces larmes m’émurent à un tel point, qu’elles recommencèrent à couler à plusieurs reprises pendant mon paisible voyage, et que de la voiture, apercevant encore au loin la ville, je délibérais, le cœur gonflé, si je ne descendrais pas au prochain relais, et si je ne retournerais pas à la maison pour y faire des adieux plus tendres. On changea de chevaux, et je n’avais encore rien résolu ; cependant, je me consolai en pensant que je pourrais descendre et retourner au relais suivant, lorsque nous repartîmes. Pendant que mon esprit était ainsi occupé, je m’imaginais voir, dans un homme qui suivait la même route que nous, l’exacte ressemblance de Joe, et mon cœur battait avec force, comme s’il eût été possible que ce fût lui.

Nous relayâmes encore, puis encore, enfin il fut trop tard et nous étions trop loin pour que je continuasse à penser à retourner sur mes pas. Le brouillard s’était entièrement et solennellement levé, et le monde s’étendait devant moi.


FIN DE LA PREMIÈRE PÉRIODE DES ESPÉRANCES DE PIP.

  1. Habitude anglaise. Au moment du départ d’une personne aimée, on jette un vieux soulier en l’air, dans la direction que va prendre cette personne, comme souhait de bon voyage et d’heureux retour.