G. Charpentier et Cie, éditeurs (p. 110-125).

XVI

Henriette Maréchal.

Le 14 décembre 1865, au plus fort de la bataille, à la veille de la sixième et dernière représentation d’Henriette Maréchal, la Librairie internationale mit en vente le texte de la pièce au front de laquelle les auteurs, agacés et nerveux, venaient d’écrire son histoire et d’envoyer fièrement l’hommage de leur reconnaissance à la princesse Mathilde qui avait arraché le manuscrit à la censure et à M. Édouard Thierry qui avait eu le courage de l’accueillir. Histoire curieuse et instructive dont nous tâcherons de suivre la trame en ajoutant le plus possible d’oublié et surtout d’inédit.

Terminé au mois de décembre 1863, le drame qui s’appelait alors Henriette tout court, fut porté à M. de Beaufort, directeur du Vaudeville. Il le refusa. Les auteurs qui venaient de publier Renée Mauperin, réempoignés par leur dix-huitième siècle et les pastels de Latour, sur lesquels ils travaillaient alors, reprirent le manuscrit et, sans y penser davantage, l’avaient jeté au fond d’un tiroir, quand, à un des lundis de la princesse Mathilde, M. de Girardin fit la lecture du Supplice d’une femme.

De là leur vint l’idée de faire connaître Henriette, dans ce salon de femmes distinguées, d’artistes et de lettrés. C’était un moyen de se rendre compte de la valeur de la pièce et peut-être un directeur de théâtre en entendrait-il parler dans des termes qui lui feraient désirer de la connaître. Le 7 avril 1865, M. Lockroy lut le manuscrit à la place des auteurs, trop impressionnables pour se donner toute une soirée en spectacle. Henriette fut jugée diversement, souleva les sympathies et les objections. Les auteurs rassurés et satisfaits de l’impression qu’ils avaient produite, écrivirent à M. Harmand qui venait de succéder à M. de Beaufort, dans la direction du Vaudeville, pour lui proposer la pièce.

En ce temps-là, M. Th. de Banville venait de faire recevoir, à la Comédie française, la petite pièce en vers qui a pour titre la Pomme. Il avait entendu la lecture d’Henriette. Frappé par la modernité de l’acte des masques, par les étincelles jaillissant du dialogue, par la franchise du jet dans l’œuvre entière, il parla d’elle, au foyer des artistes, le lendemain, avec son lyrisme et son enthousiasme habituels, devant le fin lettré qui était alors l’administrateur de la Comédie.

M. Éd. Thierry désira lire le manuscrit et M. Th. de Banville s’empressa d’écrire aux auteurs :

« Mardi, 11 avril 1865.
« Mes chers amis,

« Édouard Thierry (ceci est confidentiel) m’a exprimé un vif désir de connaître votre pièce. Il est un de vos ardents admirateurs ; il a dit du bien de vos livres dans les papiers imprimés, et, dans ce moment-ci même, ayant à monter une pièce dont l’action se passe sous le Directoire, il consulte et relit sans relâche votre Histoire de la Société française sous le Directoire.

« Je lui ai fait observer que votre talent, votre situation littéraire et la juste renommée acquise par vos longs efforts ne vous permettent pas de vouloir être refusés à un théâtre. Mais il le comprend aussi bien et mieux que moi. Aussi est-ce à un point de vue non officiel et absolument amical qu’il vous prie de faire connaître votre pièce à l’homme de lettres Édouard Thierry à qui elle inspire une vive curiosité. Pour votre gouverne, sachez bien, au pied de la lettre, que ce désir a été réellement et spontanément exprimé par Thierry, sans aucune provocation de ma part… »

MM. de Goncourt furent remercier M. Thierry, au Théâtre-français, et lui dire de ne pas se donner l’ennui de lire la pièce, qu’elle était impossible pour son théâtre. M. Thierry insista et elle lui fut envoyée ; mais, sur la promesse qu’on leur fit d’une lecture au Vaudeville, les auteurs durent bientôt redemander le manuscrit. M. Thierry a raconté plus tard, dans les numéros des 9 et 23 février 1885 du Moniteur universel, qu’il était alors un peu embarrassé pour alimenter le répertoire d’été de la Comédie. Les écrivains dramatiques en possession de la vogue, ne souffrent pas qu’on joue leurs pièces pendant la chaleur ; c’eût été une bonne fortune pour le théâtre que de découvrir alors un ouvrage d’auteurs nouveaux, sans exigences, se contentant de l’espoir des demi-recettes.

M. Éd. Thierry crut trouver, dans Henriette, la pièce qu’il cherchait, et, bien résolu, s’il pouvait l’obtenir, à la mettre immédiatement à l’étude et à pousser les répétitions, il écrivit aux auteurs :

« Messieurs et chers confrères,

« … Je ne sais pas si le Vaudeville vous attend et si vous êtes en pourparlers avec lui ; ce que je sais, c’est que la pièce ne me semble pas plus impossible au Théâtre-français qu’au Vaudeville. Ce que le Théâtre-français retrancherait dans le premier acte, sera retranché partout ailleurs et avec les mêmes ciseaux : ceux de la commission d’examen. Le dénouement est brutal, je ne dis pas non, et le coup de pistolet est terrible ; mais il n’y a pas encore là d’impossibilité absolue. Au fond, je vois dans votre pièce, non pas précisément une pièce bien faite, mais un début très remarquable, et, pour ma part, je serais heureux de présenter au public cette première passe-d’armes de deux vrais et sincères talents qui gagnent leurs éperons au théâtre.

« Tout à vous,
« Édouard Thierry.
« 27 avril 1865. »

Cette lettre amena la scène racontée dans le Journal : « 8 mai (1865) — Nous sommes devant une table recouverte d’un tapis vert, où il y a un pupitre et de quoi boire, et nous avons, en face de nous, un tableau représentant la mort de Talma.

« Ils sont là dix, sérieux, impassibles, muets.

« Thierry se met à lire. Il lit le premier acte : le Bal de l’Opéra, dans le rire et au milieu de regards de sympathie adressés à notre fraternité. Puis il entame tout de suite le second acte et passe au troisième. En nos cervelles, pendant cette lecture, peu d’idées ; au fond de nous, une anxiété que nous essayons de refouler et de distraire, en nous appliquant à écouter notre pièce, les mots, le son de la voix de Thierry, le lecteur.

« Le sérieux a gagné les auditeurs, le sérieux fermé, cadenassé, qu’on cherche à interroger, à surprendre. C’est fini.

« Thierry nous a fait lever et nous mène dans son cabinet.

« Nous nous sommes assis dans ce cabinet… Les minutes sont éternelles. Nous entendons, à travers une des deux portes, qui seule est fermée, le bruit des voix, au milieu desquelles domine la voix de Got dont nous avons peur ; puis c’est un doux et successif petit bruit métallique de boules tombant dans du zinc.

« Mes yeux sont sur la pendule qui marque 3 heures 35 minutes. Je ne vois pas entrer Thierry, mais quelqu’un me serre les mains et j’entends une voix de caresse qui me dit : “Vous êtes reçus et bien reçus.”

« Là-dessus il commence à nous parler de la pièce, mais, au bout de deux minutes, nous lui demandons à nous sauver, à nous jeter dans une voiture découverte, à travers de l’air que nous couperons avec nos têtes sans chapeaux. »

La pièce, sous le nom d’Henriette, était donc reçue, non pas à l’unanimité, comme les auteurs l’ont dit dans la première édition de la brochure, mais par neuf boules blanches et deux rouges sur onze votants.

Au moment où l’on distribuait les rôles aux artistes, un incident vint compromettre l’entreprise ou au moins retarder la première répétition. M. Delaunay, pris d’un scrupule imprévu, refusa le rôle de Paul qui lui était destiné, sous prétexte que son âge ne se prêtait plus à la création d’un personnage aussi jeune.

M. Delaunay jouait pourtant, trois fois par semaine, le Perdican d’On ne badine pas avec l’amour ; il venait d’interpréter avec éclat le Damis de la Métromanie et le Menteur, ce tout jouvenceau de Poitiers, était son meilleur rôle. Sous son refus se dissimulait une prétention qui n’avait rien à faire avec l’art. M. Got venait de s’engager dans un procès contre la Comédie française. Me Cléry soutenait pour lui, devant le Tribunal de la Seine, que les têtes de la troupe faisaient seules la besogne et les recettes, que quelques sociétaires, toujours les mêmes, étaient constamment sur la brèche et que leurs appointements n’étaient pas en rapport avec les services qu’on leur demandait. Et M. Got, qui devait perdre son procès en première instance et en appel, demandait simplement la dissolution de la société appelée Comédie française.

M. Delaunay n’était pas engagé dans l’affaire, mais il partageait les sentiments de son camarade. Avec moins de franchise et sous forme d’inertie, il tentait d’entraver la marche du théâtre. Il se savait, au reste, depuis l’injustice qui avait amené le départ de M. Worms pour la Russie, le seul amoureux de la troupe ; peut-être aussi n’espérait-il pas tirer du rôle de Paul de Bréville un grand profit personnel.

M. Éd. Thierry, après des instances inutiles, fit un coup de maître et rafraîchit le teint de M. Delaunay en déterrant, au Théâtre de Bordeaux, un jeune comédien nommé Delessart, élégant, de bonne façon, d’une diction louable, auquel il ne manquait qu’un peu de chaleur et de flamme pour créer, avec toutes les chances de succès, le rôle contre lequel boudait M. Delaunay. La déconfiture du Théâtre de Bordeaux fit libre le jeune artiste au moment même où la Comédie avait besoin de ses services.

La presse, elle aussi, s’était mêlée de l’affaire, et tout le monde était unanime pour rappeler à M. Delaunay que ses minauderies n’avaient pas de raison. Ses grands chefs de file, Baron et Firmin, avaient joué les jeunes premiers jusqu’à soixante ans. Néron, dans Britannicus, n’a-t-il pas vingt ans ? Il a été néanmoins une des dernières et des plus admirables créations de Talma. Au théâtre, l’âge réel de l’acteur n’a qu’une importance secondaire ; les attitudes de la jeunesse, les gestes, la démarche, les variations de la physionomie et les inflexions de la voix, auxquelles M. Delaunay était passé maître, lui avaient créé une jeunesse qui faisait suffisamment illusion sur la scène.

Ces raisonnements à côté de la vraie raison, mais surtout l’arrivée à Paris de M. Delessart, tout prêt à prendre sa place, avaient convaincu M. Delaunay. Il renonça à mettre M. Loyal et les exempts en campagne et abandonna le prétexte qui lui avait fait refuser le rôle.

Les répétitions commencèrent. Mme Arnould-Plessy devait remplir le rôle de Mme Maréchal, rôle plein d’écueils d’une femme d’âge canonique qui reçoit à l’improviste d’un blondin une déclaration de désir ressemblant fort à celle que Chérubin fait à Marceline. Bressant, avec sa tenue, sa mesure et sa verve, était le type rêvé du Monsieur en habit noir, Got faisait le raisonneur et Mme Victoria Henriette. C’était un ensemble fort remarquable et les auteurs, pour leur début au théâtre, allaient être défendus par une élite d’artistes telle qu’il est fort rare d’en rencontrer.[1]

Le comité, en recevant Henriette, comptait bien que la censure, qui fonctionnait alors avec vigilance, rognerait les ailes aux propos les plus impertinents et les plus osés de la scène du bal. Aussi n’avait-il pas demandé de suppressions ou d’adoucissements, afin de laisser aux censeurs l’odieux des coupures. Mais il se produisit un fait sur lequel on n’avait pas compté. La princesse Mathilde n’avait été pour rien dans la réception de l’ouvrage, mais, la pièce reçue, elle intervint auprès du maréchal Vaillant, alors ministre des Beaux-arts, et elle obtint de lui la promesse qu’il musèlerait les censeurs. Le 2 décembre, le censeur Planté apposait, par ordre, son visa sur le manuscrit et autorisait la représentation.

L’administrateur de la Comédie française se réjouit médiocrement de cette faveur. Il avait une trop grande expérience du théâtre pour ne pas prévoir que « paillasse en deuil, tourneur de mâts de cocagne en chambre, abonné de la Revue des Deux Mondes, » mots bien inoffensifs en soi, lancés à pleine balle à travers une salle nerveuse, sont faits pour amener immanquablement des protestations et des sifflets. Mais le comité avait implicitement accepté la scène des masques, comme toutes les autres, en recevant la pièce sans observation et l’orage s’amoncela sans que personne l’eût prévenu.

Cependant on s’intéressait, en haut lieu, au sujet de la pièce, et le 29 novembre, les Goncourt écrivaient sur leur journal : « Thierry nous montre une lettre de Camille Doucet dans laquelle le ministre Rouher et le maréchal Vaillant nous font l’honneur d’avoir cherché, trouvé un dénouement à notre pièce. Rouher veut que la fille soit seulement blessée et qu’il reste l’espérance d’un mariage avec l’amant de sa mère. Le maréchal Vaillant en a trouvé un autre, à peu près du même goût. Heureusement qu’il n’y tient pas, et, comme militaire, il n’est pas trop opposé au coup de pistolet du dénouement. »

Elles sont bien curieuses les observations que les Goncourt, nouveaux dans le métier de metteurs en scène, faisaient de leurs fauteuils, à chaque répétition : « 10 novembre (1865) — Ce qui nous frappe surtout, c’est le long ânonnement que les acteurs mettent à dire. Ils commencent à répéter, à réciter un peu comme des enfants. On sent le besoin qu’ils ont d’être serinés, montés, chauffés. Ils tâtonnent l’intonation, ils manquent le geste. À tout moment ils font des contresens à l’encontre de ce que vous avez écrit. Et comme ils vous semblent longs à entrer dans la peau de votre rôle !

« Il faut excepter pourtant Mme Plessy ; elle seule a l’intelligence véritablement littéraire. Du premier coup elle comprend et elle rend. Elle a eu immédiatement le sentiment des choses observées, des choses vraies du rôle de Mme Maréchal. Elle a mis le doigt sur tous les cris du cœur, en disant : “C’est étonnant, les hommes ; je ne sais pas où ils nous prennent cela ?” Et, chez elle, c’est une compréhension si vive que la traduction est immédiate, intelligente toujours, quelquefois sublime… Le seul défaut de Mme Plessy est son instantanéité d’intuition qui ne s’arrête et ne se fixe pas. Elle comprend si vite qu’elle comprend chaque jour quelque chose de nouveau. C’est ainsi qu’elle a joué toute notre pièce de répétitions en répétitions et morceau par morceau, d’une manière supérieure ; mais elle n’était supérieure, chaque jour, qu’à un endroit où elle ne l’était plus le lendemain. »

Donc, la première représentation fut annoncée le 5 décembre et on pouvait lire sur les murs de Paris l’affiche ci-contre.

Henriette Maréchal est un drame en trois actes, en prose. Le sujet n’est pas neuf : c’est la trinité de l’adultère mille fois traînée au pilori du théâtre. L’originalité de la pièce, qui fut encore accentuée par la mise en scène, réside dans la tentative de fantaisie moderne, d’improvisation pittoresque engageant l’action au foyer de l’Opéra, rue Le Peletier, une nuit de carnaval, dans la cohue et les criailleries des titis, des chicards et des débardeurs qui se bombardent de coq-à-l’âne et de lazzis, à travers l’atmosphère excitante, et sur les airs convulsifs d’un orchestre frénétique. C’est du Gavarni mis en scène, avec ses costumes et des rehauts d’esprit au vitriol.

Entre un quadrille et un galop, à un moment d’accalmie, une femme éteinte sous un domino noir, sort d’une loge. Un très jeune homme qu’un frère d’expérience a conduit là pour la première fois et dont le cœur sursaute dans sa poitrine à l’approche d’une femme, accoste le masque noir et, sans préambule, lui offre à souper. Repoussé du geste, sentant qu’il a fait fausse route, le chérubin humilié risque une déclaration à la fois tremblante et enflammée, met aux pieds de l’inconnue sans visage son cœur qui déborde de poésie, et module, avec une effronterie lyrique, ses aspirations vagues et curieuses vers l’éternel féminin. Un passant, à moitié ivre, interrompt le soupirant et lance à la femme quelques mots goguenards qui la font fuir. Paul de Bréville arrête l’insolent ; ils échangent leurs cartes et ils se battent le lendemain.

La pièce, dès le second acte, abandonne le tremplin de la parade et l’agitation tapageuse où elle est née pour rentrer dans l’ordre tempéré des comédies de mœurs. Paul blessé a été recueilli dans une maison inconnue. Presque guéri, il est venu porter à son hôtesse ses remercîments et prendre congé, quand, à un indice futile, il devine en elle la femme pour laquelle il s’est battu, dont il n’a pas vu le visage mais qui est demeurée logée dans ses rêves. Après quinze jours d’incubation, l’amour éclate. Les quarante ans de Mme Maréchal ne lui ôtent pas son prestige. C’est une personne de vertu renfermée et branlante qui, comme la maîtresse de Henri Mauperin, Mme Barjot, se sent assoiffée par les ivresses et par les passions dont la curiosité et le désir ont couvé toujours en elle, sous son existence régulière. L’heure est fatale. Mme Maréchal sent que son sexe lui échappe et va lui fermer à jamais les arcanes de l’amour. Elle commence par railler doucement la sentimentalité du jeune homme. L’honnêteté de la femme dégèle au contact de la lave que Paul insinue dans son oreille. Elle le repousse néanmoins ; mais, dans un grand geste de désespoir, la blessure mal fermée se rouvre et il s’affaisse, évanoui, sur un canapé. Effrayée, hors d’elle-même, Mme Maréchal cède à une aimantation irrésistible. Sur le front blêmi du jeune homme elle jette furtivement un baiser. Nous relayons ici à la première étape de l’adultère.

On entre, au troisième acte, dans une atmosphère d’épouvante. Tout le monde, excepté le mari, soupçonne la liaison des deux amants. Elle n’est même plus un secret pour la pauvre Henriette qui s’était mise, elle aussi, à aimer le beau jeune homme recueilli dans la maison. La jeune fille pleure son amour blessé. En vain, le frère de Paul, mentor maladroit qui a déjà causé tant de mal, vient-il supplier Mme Maréchal de prendre garde. Sa passion arrive à l’affolement quand elle apprend qu’elle a sa fille pour rivale. La pauvre femme éperdue veut renoncer à son amour, ne jamais revoir son complice. Mais Paul, la nuit venue, pénètre chez elle par la route accoutumée. Le mari, inquiété depuis quelque temps par de vagues indices, a vu un homme entrer furtivement dans sa maison. Il charge un pistolet, pénètre de force dans la chambre de sa femme et, à travers l’obscurité, il tire sur la forme blanche qui se dresse devant lui. C’est Henriette. Elle tombe et, pour sauver l’honneur de sa mère, se dévoue doublement, crie, par un pieux mensonge : « C’était mon amant, à moi ! »

Telle est cette pièce, plus violente que hardie, intéressante surtout par la recherche d’art qu’elle renferme. Le cadre tire l’œil plus que la peinture.

À partir du jour où Henriette avait été lue dans le salon de la princesse Mathilde, les journaux en avaient publié des analyses incomplètes et elle était devenue vaguement la proie du public. Peu de temps après, quand on sut, au quartier latin, que le Théâtre-fran-çais montait cette pièce, on attribua, avec assez de vraisemblance, sa réception à l’influence de la princesse. Les groupes bruyants des politiciens de brasserie et des étudiants tapageurs qui s’étaient bien amusés à l’étranglement de Gaëtana, exécutée aussi pour des raisons politiques, trouvèrent l’occasion congruente pour recommencer le tapage. Il faut dire qu’un bouillonnement d’opposition, énergiquement refoulé jusque-là, semblait soulever, à cette époque, la France tout entière. Au quartier latin, il se manifestait avec plus de violence qu’ailleurs. En dehors des griefs plus sérieux qu’ils dirigeaient contre l’Empire, les étudiants n’étaient pas encore revenus du mécontentement que leur avaient causé la suppression de la pépinière du Luxembourg et la mutilation de la fontaine Médicis. Les prétendus embellissements s’étaient produits en même temps que les mesures d’exclusion prises par le Conseil académique contre les étudiants qui avaient été faire parade, au Congrès de Liège, de doctrines matérialistes. L’école de Droit et l’école de Médecine étaient fermées. La réception de M. Prévost-Paradol à l’Académie avait attisé les esprits. On venait d’apprendre que la volonté expresse de l’Empereur avait arrêté Malheur aux vaincus, une pièce de Th. Barrière que répétait l’Odéon. Le vent de la révolte soufflait ; une manifestation était dans l’air quand on annonça la première représentation d’Henriette Maréchal.

Les préoccupations littéraires qui vinrent se mêler aux passions plus violentes n’existaient pas le premier soir. La personnalité des auteurs, fort peu connue à cette époque, était visée pour ce seul fait qu’on les recevait dans un salon bonapartiste. Au reste les victimes étaient singulièrement choisies. Les Goncourt se tenaient à l’écart de la politique ; ils n’avaient jamais rien demandé à l’Empire, et, si vraiment leur pièce, entrée au Théâtre-français par la libre volonté du Comité, avait échappé aux griffes de la censure par l’influence de la princesse Mathilde, ce n’était là qu’un fait, d’un caractère libéral, qui n’avait pas fait siffler la Dame aux Camélias, rendue à M. Dumas fils par M. de Morny et le Fils de Giboyer dont l’Empereur lui-même avait levé l’interdit.

Mais les républicains d’alors se souciaient fort peu d’avoir raison ; ils voulaient créer une agitation et faire du bruit. La censure, tant honnie, tant vilipendée jusque-là, dut être bien étonnée de se voir défendue, d’office, par ses adversaires ordinaires, simplement parce qu’elle paraissait avoir été obligée de céder à l’influence d’une princesse. M. Henri Rochefort qui préludait alors, dans des articles très drôles du Figaro, aux coups de lanterne dont il allait assommer l’Empire, était, cela va de soi, du parti des révoltés : « La censure n’a le droit d’interdire une pièce que si elle est choquante pour les mœurs ou dangereuse pour la sécurité publique. La comédie de MM. de Goncourt est immorale ou elle ne l’est pas… Si elle l’est, les hautes protections servent donc à faire représenter des œuvres dissolvantes et corruptrices ! » Et M. Rochefort ajoutait, en parlant des auteurs : « Ils avaient pour réussir un procédé élémentaire, c’était d’agir comme tout le monde… Ils ont signé leur déchéance le jour où ils ont mis une haute protection dans l’affaire. »

Une partie du public croyait donc à une intervention incessante de la princesse Mathilde. On exagérait son rôle ; on sifflait, par un sentiment mal défini d’opposition. Là était le motif, et non ailleurs. L’argument mis en avant que la dignité du Théâtre-français était compromise par l’acte du bal ne tient pas debout. Pourquoi se refuser à rendre un des aspects les plus pittoresques de la vie parisienne et ne pas admettre, rue Richelieu, les masques du dix-neuvième siècle sur cette scène même où les matassins des Fâcheux et la cérémonie du Malade, avec les apothicaires armés de toutes pièces, ne semblent pas déplacés ? Au reste, pour endormir les préventions les plus inquiètes, les auteurs avaient pris Théophile Gautier pour parrain. Il avait écrit, pour eux, une façon de prologue en vers, étincelant, qui fut dit, dans un costume de Pierrette, par Mlle Ponsin, avec une verve et une bonne humeur qui eussent dû désarmer les plus sévères. Le poète annonçait les invectives de la bande des masques dans les vers bien sonnants que voici. Ils ont une vague apparence d’être un acte de contrition du théâtre :

« … Nous autres, par malheur, nous sommes des modernes,
Et chacun nous a vus, sous le gaz des lanternes,
Au coin du boulevard, en quête d’Évohé,
Criant à pleins poumons : « Ohé, c’te tête, ohé ! »
Pierrettes et pierrots, débardeurs, débardeuses
Aux gestes provocants, aux poses hasardeuses,
Dans l’espoir d’un souper que le hasard paîra,
Entrer, comme une trombe, au bal de l’Opéra.
Pardon, si nous voilà dans cette noble enceinte,
Grisés de paradoxe, intoxiqués d’absinthe,
Près des masques sacrés, nous, pantins convulsifs :
Aux grands ennuis il faut des plaisirs excessifs,
Et notre hilarité furieuse et fantasque,
En bottes de gendarme, un plumeau sur le casque,
Donnant à la Folie un tam-tam pour grelot,
Aux rondes du Sabbat, oppose son galop.
… Or donc, excusez-nous d’être de notre temps,
Nous autres qui serons des types dans cent ans.
Pendant que la parade à la porte se joue,
Le drame sérieux se prépare et se noue,

Et quand on aura vu l’album de Gavarni,
L’action surgira terrible…
(Un masque l’entraînant)
As-tu fini ! »

  1. Dans la première distribution Bressant remplissait le rôle de Pierre de Bréville et Got celui du Monsieur en habit noir. Ils firent échange. On trouva aussi des difficultés du côté de Mme Plessis. Elle se décida avec un joli mot : « C’est le premier rôle de maman que je joue. — Après ça, elle est si coupable ! »